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« My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word to make you hear, to make you feel—it is, before all, to make you see. That—and no more, and it is everything. If I succeed, you shall find there according to your deserts: encouragement, consolation, fear, charm—all you demand—and, perhaps, also that glimpse of truth for which you have forgotten to ask. »

Joseph Conrad, « Préface », The Nigger of the “Narcissus”

1. Introduction

Le Disparu de Salonique, publié en 2005, est le deuxième roman d’Aliette Armel, auteure et critique au Magazine littéraire.[1] André Le Coz, le narrateur et personnage principal, embarque le 3 octobre 1915 pour le Front d’Orient, une copie du Nègre du Narcisse de Conrad enfouie dans son bagage. Anticipant, comme dans son roman préféré, une grande aventure dans un lieu exotique, Le Coz découvre plutôt un espace hostile où il doit rapidement faire face aux réalités de la guerre. Alors que le roman de Conrad présente la solidarité d’un équipage hétéroclite, Le Coz se trouve dans un endroit où tout est, littéralement, balkanisé ; les divers peuples qui occupent ces lieux coexistent sans avoir de véritable contact. Tandis que les soldats français risquent leur vie sur le Front d’Orient, Le Coz se rend compte que leur sacrifice paraît être méprisé, voire oublié, par la France.

Salonique est une ville portuaire en Grèce qui, durant la Première Guerre mondiale, est devenue une base d’opérations pour les forces alliées dans le but d’ouvrir un deuxième front. La France a déployé environ 500 000 soldats au Front d’Orient, mais le travail de l’armée d’Orient demeure un aspect peu connu de la Première Guerre mondiale pour la plupart des Français. Le Disparu de Salonique raconte donc un épisode obscur dans l’histoire de la Première Guerre mondiale, épisode cher à l’auteure, car son grand-père, Pierre Le Goff, y a participé, ayant traversé les Balkans entre 1915 et 1917 avec l’Armée d’Orient. Dans un entretien, Armel explique que son grand-père se taisait sur ses expériences, mais qu’elle a trouvé des centaines de photos des Balkans dans une armoire alors qu’elle aidait son père à vider sa maison en Bretagne. De format divers, les photographies portaient, au verso, des noms de lieux (Dupire : 2).[2] Inspirée par ces images évocatrices, Armel a effectué un voyage en Macédoine, sur les traces de son grand-père, afin de reconstituer ce qu’il avait vécu pendant la guerre.[3] Le livre qui en résulte s’inspire largement des faits de la vie réelle de Pierre Le Goff. Il est illustré de 25 photos. Comme Le Goff, le narrateur et personnage principal, André Le Coz, est infirmier puis médecin dans l’armée d’Orient. Par contre, Armel a inventé plusieurs épisodes, notamment un cas d’espionnage révélé à la fin du livre ; une aventure amoureuse entre Le Coz et une infirmière écossaise — Frances — qu’il a rencontrée aux Balkans ; et le fait que le vieux Le Coz est en train de rédiger ses mémoires afin de raconter « sa » guerre à son petit-fils Julien, un jeune homme préoccupé par les événements contemporains en Algérie.

Nous entamerons notre analyse du Disparu de Salonique en considérant le statut générique du texte en tant que récit de guerre et « roman-photo ». La thématique de l’espace est fort pertinente pour le récit de guerre, et le côté « documentaire » de ce genre de récit encourage une expérimentation générique qui produit des ouvrages hybrides ; dans ce cas, un roman qui combine texte et photographies. C’est ainsi que nous considérerons le rapport texte/image et son impact sur l’acte de lecture. Nous étudierons ensuite l’espace dans Le Disparu de Salonique sous deux optiques, examinant en premier lieu « la photographie de l’espace » et en deuxième lieu « l’espace de la photographie ».

2. Le récit de guerre moderne et le « roman-photo »

Armel, dans la dédicace du livre, souligne l’hybridité générique de son roman, qualifiant son texte d’un « travail de mémoire et d’imaginaire ». Cette phrase fait écho à une constatation de Dominique Viart et Bruno Vercier, qui soutiennent que les récits de la Première Guerre mondiale se rapprochent souvent des « biographies fictives par où une fiction de l’autre tente d’en saisir la vérité, selon le jeu de la projection imaginaire et critique » (141). Le souci de la vérité ressort très clairement en lisant la page de remerciements au début du Disparu de Salonique, où l’auteur exprime sa reconnaissance envers les « soldats de l’armée d’Orient » qui ont « laissé des écrits publiés » dont elle a « utilisé certaines anecdotes » (DS : 6). De même, Armel évoque explicitement la thèse de doctorat de Francine Roussanne-Saint-Ramond, ouvrage consulté pour des détails historiques sur la campagne d’Orient (DS : 6). Viart et Vercier remarquent une tendance chez les auteurs de romans basés sur les événements de la Première Guerre mondiale de « s’appuyer sur des “documents” : lettres, photographies, objets restitués aux veuves », et notent que ces documents « aident à débusquer une vérité masquée, déformée ou tue par les institutions politiques ou militaires » (138). Or, de tels récits font aussi « acte de littérature, si la littérature est ce qui donne à voir, à éprouver une expérience étrangère » (141).

Pour sa part, Armel a non seulement incorporé dans Le Disparu de Salonique des anecdotes tirées de vraies biographies, elle a aussi choisi d’illustrer son roman de 25 photographies en noir et blanc, prises par son grand-père. Ces photos ont généré le récit. En les incluant, elle partage avec le lecteur sa découverte des Balkans à l’époque de la Grande Guerre. Alors que Conrad, dans la préface au Nègre du Narcisse, vante le pouvoir de la parole pour nous « faire voir » des vérités oubliées et que Viart et Vercier soulignent le côté littéraire du récit de guerre qui s’appuie sur des documents pour « donner à voir » un épisode historique peu connu, Armel y ajoute le pouvoir de l’image visuelle afin de reconstituer l’expérience des soldats français sur le Front d’Orient. Les photos reproduites dans le texte montrent, de façon concrète, l’espace géographique décrit par le texte. [4]

Dans son livre Poétique du récit de guerre, Jean Kaempfer élabore trois caractéristiques des romans de guerre qui nous aideront à mieux comprendre la structure narrative et la représentation de l’espace dans Le Disparu de Salonique. En premier lieu, les récits de guerre modernes font preuve d’une « stricte restriction du point de vue » et « épousent délibérément la perspective d’un personnage dépassé par les événements » (9). Tel est le cas du roman d’Armel, dont la narration à la première personne limite la perspective à celle d’André Le Coz qui apprendra la portée des événements qu’il a vécus mais bien après la guerre. Kaempfer souligne aussi l’importance du dialogisme et de l’intertextualité dans la construction du récit de guerre moderne qui quitte « son confinement subjectif » en le dépolissant « pour légitimer la singularité dont il se réclame, les impostures narratives dont il se démarque […] et dont il périme, du coup les prétentions. Pas de récit de guerre sans guerre de récits » (11).

Tout au long du Disparu de Salonique, Le Coz compare ses expériences à celles des personnages de Conrad. Il évoque aussi une histoire souvent racontée par sa mère, celle du cuirassé Le Bouvet, dont la perte en mars 1915 lors de la bataille des Dardanelles a provoqué un changement de stratégie chez les Alliés, en faveur d’un débarquement terrestre pour ouvrir le Front d’Orient. Le Coz juxtapose ainsi ses propres expériences à un récit plein d’héroïsme et de sacrifice. Comme le note Kaempfer, le récit personnel de guerre cherche à se distinguer des récit officiels :

Articles de journaux patriotards, formules creuses du commandement, oraisons funèbres prononcées sur les tombes des soldats — autant d’occasions où le mensonge s’étale et tient le haut du pavé. Aussi le roman de 14-18 se fait-il dialogique : la description authentique de la guerre y voisine avec la farce de ses représentations convenues.

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Un des traits proposés par Kaempfer est particulièrement pertinent pour notre analyse du Disparu de Salonique. Il s’agit de ce qu’il définit comme un trait « thématique », concernant la représentation de l’espace dans le récit de guerre moderne qui met en scène « un univers déshumanisé » où le soldat vit « dans un monde renversé » (Kaempfer : 9). Il précise que :

Son corps est humilié par les automatismes réflexes de la peur, par l’ignominie des blessures et de la mort sans gloire, dont les cadavres, alentour, lui rappellent sans cesse le risque. Les agressions burlesques de la vermine, celles, débilitantes, du froid, de la fatigue, de l’eau, de la boue précarisent son existence. Son espace familier nie l’espace humain ordinaire. Il est l’agent d’une contre-culture, qui rend le monde organisé des humains — paysages agricoles, villages — au désordre et au chaos.

9

Dans Le Disparu de Salonique, la description de l’espace est en fait ambiguë dès le départ. Il ne s’agit pas des tranchées du nord de la France, où le monde familier devient étranger mais d’un espace lointain et, à première vue, hostile, qui intimide les soldats français.

Pour ses descriptions de l’espace, Armel s’inspire de la thèse de Roussanne-Saint-Ramond, qui soutient que : « Ce territoire est perçu comme ingrat au niveau des paysages les plus souvent dépourvus d’arbres et jugés hostiles et sans charme. Les affrontements se passent dans des cadres de montagnes et de marécages » (1998 : 27). Armel cherche ainsi à reconstituer un espace et des conditions peu connus par le public français. En fait, au Front d’Orient, les conditions de vie sont déplorables, et les troupes souffrent du paludisme. À la différence de la guerre des tranchées, la guerre ici se déroule plutôt dans une série d’escarmouches, parfois intenses, mais rarement continues. Le ravitaillement n’étant pas bien assuré, les soldats français, qui attendent parfois des semaines avant d’être envoyés sur le champ de bataille, passent leur temps à cultiver des potagers pour augmenter leurs rations. La presse française ne s’attarde pas alors à répandre le sobriquet proposé par le Président Clémenceau, appelant ces troupes « les jardiniers de Salonique » (Roussanne-Saint-Ramond 2000 : 349).

Roussanne-Saint-Ramond décrit le débarquement des soldats français à Salonique comme suit :

La ville se détache de son environnement par son dynamisme et son activité. Les impressions des hommes sont favorables depuis le bateau, mais, lors de leur descente à terre, ils sont souvent déçus : architecture disparate, odeurs jugées agressives. Le centre-ville, autour du port, peut se comparer à une ville européenne, tandis que les quartiers dits « musulmans », situés sur les pentes, présentent un caractère plus conforme aux attentes.

Rousanne-Saint-Ramond 1998 : 28

En effet, la région entre Salonique et le sud de la Macédoine a toujours été au carrefour de plusieurs cultures et de religions. À l’époque de la Grande Guerre, s’y côtoient, entre autres, des chrétiens grecs et slaves, des musulmans de l’Empire ottoman, des Juifs et même des Roms nomades. Nous pouvons imaginer le désarroi des jeunes soldats français face à ce mélange de peuples, de cultures, de langues, de religions et de traditions. Or, selon Roussanne-Saint-Ramond, « [l]es soldats français voient dans ce territoire un espace maudit, éternel lieu de rencontre et d’affrontement entre des peuples, marqué par des guerres incessantes où personne ne gagne jamais, et sur lequel aucune civilisation ne peut » (2000 : 303-04). Armel, tout en captant le caractère hostile de l’espace balkanique, réussit pourtant à doter cet espace d’un certain espoir, car elle dépeint également le courage des peuples autochtones face à ces conditions difficiles. Lors de son séjour aux Balkans, Pierre Le Goff a photographié non seulement ses camarades et les campements français, mais aussi les peuples qu’il a rencontrés. Le Disparu de Salonique s’inspire ainsi d’une collection photographique d’un véritable intérêt historique et ethnographique.[5] L’inclusion des photos reproduites dans le texte nous donne ainsi à voir, de façon concrète, un lieu lointain et une culture hétérogène à l’époque mouvementée de la Première Guerre mondiale.

Alexandre Prstojevic, dans son livre intitulé Le Roman face à l’histoire, constate une « métamorphose de la forme romanesque » dont plusieurs traits peuvent s’appliquer au Disparu de Salonique. En particulier, Prstojevic commente « la vision de l’Histoire » promue par les auteurs à l’étude (Claude Simon et Danilo Kis) qui :

[…] découvre une réflexion sur les modalités de la représentation du réel historique, de l’incorporation du matériau documentaire dans le texte fictionnel et du commerce que le roman entretient avec le réel et, ce faisant, se redéfinit ou se régénère en tant que genre.

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Prstojevic soutient que Simon et Kis « élaborent leurs romans à partir du principe de mélange de registres » car ils « insèrent, dans le récit purement fictionnel, des documents authentiques » ; le récit de guerre devient ainsi :

[…] composite car constitué d’un côté de l’archive, de la chronique, du document, qui se présentent comme « marques d’historicité » par excellence, car incorporés dans le texte dans leur forme originelle ou très peu travaillée, et de l’autre côté du récit purement fictionnel dans lequel le narrateur-auteur tente de « faire parler » le document.

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À notre sens, Le Disparu de Salonique appartient à cette tradition du récit de guerre composite, en particulier à cause de l’intégration des photographies dans le texte. À part typifier le récit de guerre moderne dans sa structure et ses préoccupations thématiques, Le Disparu de Salonique témoigne aussi d’une certaine métamorphose du roman, car ce texte hybride se situe dans la tradition d’un sous-genre romanesque de plus en plus répandu : le « roman-photo ».

Jean Arrouye, dans un article qui fait l’état présent de la production de romans-photos, repère une bonne vingtaine de textes littéraires français illustrés de photographies qui ont paru depuis le milieu du vingtième siècle. Après avoir noté la proportion des photographies par rapport au nombre de pages, Arrouye constate la « multiplicité de fonctions que peut exercer la photographie dans ses rapports avec un texte ». Parmi les diverses fonctions proposées, ciblons celle « d’embrayeur de mémoire », de « documentaire » ou de « dépôt de mémoire » (70-71), car ces fonctions appuient le but du récit de guerre qui cherche à communiquer la vérité d’un événement historique. Même si les romans-photos commencent à se répandre, Chloé Conant nous rappelle pourtant que « les oeuvres photolittéraires » sont toujours « relativement peu nombreuses » et peuvent déconcerter le lecteur (79). Selon Conant, la question générique prime, car le roman-photo joue avec les frontières « entre la fiction et la réalité, entre le fictionnel et le factuel » en incorporant des photos dans un ouvrage de fiction (76).

La présence des photographies dans un texte littéraire peut aussi avoir un impact sur l’acte de lecture. Danièle Méaux suggère que, face à un tel livre, le lecteur :

[…] commence donc souvent par se livrer à un feuillettement rapide, qui autorise des arrêts aléatoires, des retours sur le déjà perçu ou des bonds dans l’inconnu ; avant la décision d’entamer une lecture ordonnée, et peut-être d’ailleurs aussi après.

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Pour sa part, Andrea Oberhuber soutient que le lecteur de roman-photo se trouve dans un « état de mobilité, d’équilibre acrobatique, où il cherche à “éclairer” le texte par l’image et vice versa en faisant de fréquents allers-retours des deux côtés de la frontière » (5). Quant à la représentation de l’espace et la concrétisation de l’univers fictif, Méaux affirme que le texte et l’image « réunis dans l’espace du livre, travaillent souvent ensemble à faire exister, dans l’esprit du lecteur, un monde » ; il s’agit en fait d’un « monde complexe dont la construction s’appuie sur la prise en compte des possibilités de chaque médium » (15). Selon Oberhuber, le lecteur devient alors un « lecteur/spectateur » qui finit par « voir le texte et lire l’image » (6).

Comme l’explique Daniel Grojnowski dans son livre Usages de la photographie :

Lorsqu’une photographie “illustre” un récit, elle le rend visible (lustrare : éclairer), c’est-à-dire concrètement perceptible. En assurant la présence matérielle du référent, elle complique l’intelligibilité du texte et fait naître des émotions. Ce qui n’empêche pas le référent d’être subtilement trompeur, du fait qu’elle suggère autre chose que ce qu’elle donne à regarder.

Grojnowski 2011 : 95

Le présent travail se propose donc d’étudier l’espace dans Le Disparu de Salonique sous deux optiques. En premier lieu, nous considérerons la « photographie de l’espace », examinant le rapport entre l’espace représenté et la description verbale de l’espace. Les photos qu’Armel inclut dans le roman sont soit des paysages (où figurent parfois des soldats français) soit des portraits des peuples balkaniques. Elles ont donc une fonction mimétique et ethnographique, servant à concrétiser les descriptions textuelles de l’espace. C’est ce que Grojnowski appelle la « fonction ordinaire » de l’image photographique reproduite dans un texte romanesque :

Les photographies apportent des informations d’atmosphère ou de décor qui inscrivent les événements dans un cadre concret, transférant le lisible sur le plan du visible et celui-ci sur le plan sensoriel de l’expérience du corps.

95

Il suggère pourtant que l’image photographique pourrait remplir une autre fonction littéraire, assez peu fréquente : celle d’apporter « un élément nécessaire pour comprendre le déroulement de l’aventure » (95). C’est ainsi que nous aborderons en deuxième lieu « l’espace de la photographie », considérant le choix de photos à inclure dans le texte, la distribution des clichés à travers le récit, et la création d’un autre espace textuel, un espace iconique qui s’ajoute à l’espace verbal du récit. Or, nous verrons que les photos, dans Le Disparu de Salonique, ont précisément une fonction narrative car ces photos de l’espace et des peuples fournissent souvent des éléments importants de l’intrigue. Autrement dit, elles signalent « autre chose » que ce qu’elles semblent représenter. Nous nous pencherons ainsi sur l’interaction complexe entre texte et image, entre la description verbale de l’espace et sa représentation visuelle dans les photos, et nous démontrerons que les péripéties sont souvent inscrites dans l’espace des photos avant d’être annoncées par le texte.

Finalement, nous verrons que l’inclusion d’images photographiques a des implications pour le rôle du lecteur dans la concrétisation du texte littéraire. Comme le note Oberhuber, le lecteur/spectateur :

[…] a un rôle de participant à jouer dans les oeuvres, il doit y entrer, s’affranchir des limites du textuel et visuel, faire exister l’un à côté de l’autre, concevoir l’un dans l’autre, admettre l’un en conflit de l’autre. Dans cette logique, le lecteur/spectateur s’engage à son tour dans un dialogue avec les deux moyens d’expressions constitutifs du livre ou de l’oeuvre d’art au sein desquels sont déjà tissés des rapports entre les mots et les images.

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Dans le cas du Disparu de Salonique, Armel mise sur le rapport entre texte et image pour réserver une place à la contribution du lecteur dans l’actualisation de l’univers fictif.

3. La photographie de l’espace

Abordons maintenant « la photographie de l’espace » en considérant le rapport entre l’espace décrit par le texte et l’espace représenté dans les photos. Beaucoup de photos ont une fonction purement mimétique ou référentielle : elles aident le lecteur à imaginer les endroits où se trouve le narrateur et surtout à imaginer les conditions de vie des soldats. La première photo reproduite dans le récit proprement dit représente un navire et un quai, et se trouve dans le chapitre où le narrateur décrit son départ pour le Front de Salonique. La qualité douteuse et l’uniformité grise du cliché nous laisse à peine apercevoir la silhouette du navire (DS : 19) et préfigure la déception du narrateur face à ce voyage vers l’inconnu. Le Coz signale qu’il a toujours rêvé d’une telle aventure : « j’ai toujours senti l’appel de la mer, le désir de me confronter avec l’océan, au milieu de ce groupe d’hommes hors du commun que constitue un équipage. Un livre m’avait permis d’approcher de cette vie. Le Nègre du Narcisse de Joseph Conrad » (DS : 20). Or, la réalité de cette expérience s’avère être loin de son image littéraire. Le Coz se retrouve dans un « espace encombré par des cordages, des chaînes en métal, des filins, des caissons » et il remarque qu’« [u]ne odeur lourde et écoeurante de graisse se mêlait à celle piquante de l’iode, senteur caractéristique des quais sur lesquels je rêvais de connaître les moments exaltants de l’appareillage. Il tardait à venir » (DS : 23). Tout au long du texte, les photos serviront ainsi à souligner l’hostilité de l’espace décrit.

À peu près un tiers des photographies représentent des lieux : des panoramas de villes (DS : 249), des campements des troupes françaises (DS : 89), des plaines et des marécages traversés par les troupes (DS : 39, 119, 164). La deuxième photo surgit dans un chapitre qui se déroule en 1957, quand la mère du narrateur retrouve un paquet de photos que son fils lui avait envoyées durant la guerre. Alors que la narration évoque l’espace de la maison de retraite où vit la vieille Mme Le Coz, cette photo montre des troupes françaises, montées à cheval, en train de traverser une rivière (DS : 39). En fait, le narrateur remarque encore une fois une odeur associée à un espace particulier, celle des hôpitaux, et cette odeur va faciliter une sorte de retour proustien dans le temps :

Cette senteur de vieux se mêle à l’effluve des produits acides ou alcoolisés. Malgré ma longue fréquentation des hôpitaux, ces émanations suscitent toujours en moi les mêmes évocations : maladie, péril de morts, mais aussi matériels et personnels expérimentés, espoir de guérison. Lorsque j’étais au front, ces odeurs marquaient le retour vers des équipements efficaces et de vrais lits pour les malades.

DS : 32

Au milieu de ce chapitre ancré en 1957, l’odeur de cet espace institutionnel le transporte au Front de Salonique, et la photo souligne ce retour imaginaire à cet espace lointain, en le représentant de façon concrète.

Au fur et à mesure que le récit avance, photos et descriptions textuelles contribuent à faire le portrait d’un espace hostile. Par exemple, une photo de tentes minables, à peine à la hauteur de la taille d’un homme, accompagne cette description verbale :

Des tentes, abris caractéristiques des armées en campagne, étaient regroupées, îlots perdus dans cet espace sans arbres. […] La lumière s’appauvrissait, devenait brumeuse. Tout se confondait dans un gris uniforme, du ciel jusqu’à l’amas de cailloux tenant lieu de terre à ce terrain vague encombré de détritus. Le pittoresque avait laissé place au sinistre.

DS : 88-89

Encore une fois, le narrateur se trouve loin de l’aventure littéraire dont il rêvait. Une autre photo (DS : 119) montre un campement militaire tout à fait primitif (wagons tirés par le bétail), alors que le texte décrit une « plaine caillouteuse et sablonneuse » où les transports « se faisaient à dos d’ânes et de mulets, les rares chevaux étant réservés aux officiers » (DS : 119). Sur deux autres clichés figurent un terrain montagneux, couvert de neige (DS : 152), et puis une colonne de soldats traversant un terrain toujours enneigé, à pied (DS : 164). Dans les deux photos, les seules constructions ont l’air primitives ; on arrive à peine à distinguer une sorte d’abri sans murs au fond de la deuxième photo.

Ces premières photos et descriptions donnent l’impression d’une désolation totale : un pays inhospitalier qui ne projette nullement l’exotisme oriental dont rêvaient les troupes françaises avant leur arrivée.[6] Leur expérience dans la plaine de la Macédoine est aussi contrastée avec celles des troupes dans les Dardanelles, ce territoire au carrefour des civilisations antiques et d’un héritage culturel riche où « des officiers employaient leur énergie à recueillir des morceaux de sarcophages, de vases antiques et de statuettes brisées depuis des millénaires, à faire des mesures et à réunir les éléments d’une communication récemment présentée à l’académie des Inscriptions et Belles Lettres » (DS : 117). La Macédoine, par contre, semble être un endroit sauvage ou les habitants mènent une vie brute. Leur misérable existence est sans cesse déchirée par la guerre, mais ils font preuve d’un courage admirable. Dans une ekphrasis d’une photo qui n’est pas reproduite dans le texte, Le Coz décrit une image « où un homme couvert du petit chapeau rond des Turcs passait une pierre à une femme vêtue d’une robe noire, la tête couverte devant un mur de pierres déjà assemblées jusqu’à mi-hauteur », pour laquelle il précise : « C’était à Kenali, un village de paysans turcs, à la frontière entre la Grèce et la Serbie. Ils avaient un sacré courage. Ils se précipitaient pour remettre pierre sur pierre après chaque combat. J’ai photographié le même couple à deux fois, à un mois de distance. Ils accomplissaient les mêmes gestes, pour remonter les mêmes murs de leur maison une nouvelle fois détruite » (DS : 109). Dans Le Disparu de Salonique, les descriptions de l’espace, les photos reproduites dans le texte et les ekphrasis de photos in absentia mettent en valeur l’expérience à la fois des soldats français et des peuples autochtones face à des conditions de vie déplorables et loin de l’image exotique que pourrait évoquer le nom du « Front d’Orient ».

À part décrire les conditions de guerre, Le Disparu de Salonique cherche aussi à capter la possibilité d’un avenir en paix. Le chapitre intitulé « Une infirmière écossaise à Florina », où Le Coz raconte sa liaison avec Frances, contient quatre photos : plus que n’importe quel autre chapitre. Ce chapitre fournit presque une sorte de pause dans le récit de la guerre, « le retour à une certaine forme de civilisation », selon Le Coz (DS : 257). Alors que les montagnes autour de la ville représentent « une menace, le lieu des combats meurtriers d’où redescendaient les blessés, les hommes aux pieds gelés, les malades aux poumons détruits par l’humidité et le froid » (DS : 259), Florina est un abri tranquille. Les descriptions textuelles évoquent la beauté de la ville et le mélange de cultures qui la caractérise : « le panorama de la vallée verdoyante parcourue par les méandres de la Sakuleva et les toits rouges des maisons à plusieurs étages dominés par les tours blanches des mosquées » (DS : 249). Cette phrase se trouve à la même page qu’une photo de la vallée. Quelques pages plus loin nous voyons une photo des femmes en train de faire le linge dans une rivière que le narrateur décrit comme suit :

Cette eau vive et légère, mêlée d’herbes et de feuilles, sautant sur les pierres et glissant sur les mousses, ne charriait pas le tragique, évitait le drame : pendant les mois passés à Florina, je n’ai jamais entendu parler de noyés.

DS : 258

Florina a été successivement sous le contrôle des Serbes et des Turcs avant d’être accordée à la Grèce en 1913. Cela se reflète dans l’espace qui est « dominé par trois minarets, même si, désormais, les cloches d’église envahissaient l’espace sonore de l’aurore au coucher du soleil ». Le narrateur remarque que la « cohabitation entre communautés se faisait sur le mode de l’indifférence » (DS : 259). Le lecteur repère facilement les minarets dans la première photo de la ville (DS : 249). Les deux autres photos dans ce chapitre rendent également visible le mélange culturel de la ville, car elles montrent trois femmes voilées dans la rue (DS : 260), puis « une caravane de chameaux » en train de traverser les « anciennes marges de l’Empire ottoman » (DS : 261 ; photo : 262). Les représentations verbales et visuelles de cet espace hétérogène semblent fournir un certain espoir : le mélange de cultures peut être un simple fait de vie, et non une source de conflit.

Le narrateur souligne aussi son désir de contextualiser ses expériences ; son récit n’est pas uniquement une histoire de guerre :

J’avais été embarqué vers Salonique porté par le sentiment exaltant d’une grande aventure, soutenu par l’image littéraire de Conrad. J’avais vécu mon séjour comme une dure campagne militaire, mais aussi comme une initiation : l’apprentissage de la photographie, de la médecine, et même de l’amour au milieu des populations étrangères dont l’observation me passionnait. Je n’avais pas connu de péripéties dignes des romans d’espionnage, mais j’avais une histoire à raconter.

DS : 47

Cette histoire digne d’être racontée comprend également celle des peuples balkaniques et les photos et descriptions textuelles ont une forte qualité ethnographique. Quand il retrouve ses photos, le narrateur a peur de n’y voir que des images de guerre, mais il se rend compte que les photos montrent également la vie quotidienne des autochtones :

Je pensais replonger dans des événements sombres et violents, me confronter avec les ruines et les morts. Certes, ils sont présents, avec de sombres marécages, un village bombardé, un corps déchiqueté entre les rochers, des montagnes où les combats font rage, des mouvements de troupes autour de ponts et de chemins de fer. Mais la plupart des images sont paisibles : assis devant leur maison, des villageois poursuivent leur travail de charron ou de fileuse ; le visage des hommes soignés dans les ambulances exprime l’apaisement des malades pris en charge avec efficacité et compassion ; des enfants chantent et dansent pour la fête du printemps ; des femmes transforment les bords d’une rivière en lavoir ; des artisans martèlent du cuivre dans leur échoppe ouverte sur la rue ; des soldats font la fête au bord des tranchées et à proximité des cratères creusés par les obus lâchés par les zeppelins allemands.

DS : 42-43

C’est ainsi que le lecteur découvre des images de jeunes enfants (DS : 45 ; 240), d’une boutique de ferblanterie (DS : 102) et des femmes en train de tisser la laine (DS : 140 ; 207). Une photo de trois jeunes filles souriantes (DS : 45), la seule en format pleine page, est suivie d’une observation au sujet de l’humanité essentielle de ces gens, souvent oubliée au profit d’une compréhension superficielle de l’exotisme et/ou du barbarisme des peuples balkaniques. Le Coz se souvient que c’est Frances qui l’a encouragé à prendre ces photos, notant :

[Elle] m’avait ordonné, plus que suggéré, de prendre en photo ces hommes et ces femmes anonymes qui s’obstinaient à sourire dans l’environnement lunaire où ils étaient parqués : la photographie était pour elle une forme de reconnaissance de la dignité de ces êtres humains.

DS : 46

La description de l’espace signale la nature inhospitalière des environs et souligne la ténacité des peuples balkaniques face aux conditions ardues. En fait, les dernières photos reproduites dans le texte insistent sur le fait que, malgré la guerre, la vie continue. Nous apprenons qu’un groupe d’hommes cherche à traverser la ligne du combat afin de se rendre à un mariage dans un village voisin. Le Coz les accompagne pour photographier la cérémonie. Les deux photos dans ce chapitre nous montrent des femmes en train de danser dans un grand cercle (DS : 305), puis un groupe d’hommes et de femmes, assis par terre pour se reposer, tout le monde en train de sourire et d’échanger des propos (DS : 308).

La représentation visuelle et verbale de l’espace dans Le Disparu de Salonique est ainsi double. D’une part, nous avons un espace hostile (gris, enneigé, brumeux, sinistre), déchiré par la guerre. D’autre part, nous avons un espace paisible (vallées verdoyantes, rivières fraîches), un lieu de rencontres culturelles ou divers peuples chrétiens, musulmans, et juifs réussissent à se créer une vie. La description de l’espace ainsi que sa représentation visuelle dans les photos servent donc à (ré)informer la façon dont le lecteur imagine ce lieu et ces peuples lointains et l’encourage à (re)penser l’expérience des soldats français lors de cette période obscure au front d’Orient durant la Grande Guerre.

4. L’espace de la photographie

Considérons maintenant la question de l’espace de la photographie dans ce texte littéraire. Des quelque 400 clichés pris par son grand-père, Armel en a fait le tri, choisissant 25 photos à inclure dans son texte. La première photo reproduite ne fait pas partie du récit proprement dit, mais figure plutôt tout au début du texte, à la même page que la dédicace. Il s’agit d’une composition intéressante : une rue à l’architecture européenne, avec un homme en train de traverser le champ visuel de l’appareil. Il semble porter un chapeau en feutre. Son visage étant dans l’ombre, il est difficile de distinguer précisément ses traits. C’est la seule photo accompagnée d’une indication du lieu et de la date où elle a été prise : « Salonique, rue Egnatia, octobre 1915 ». En bas de cette page, Armel fournit également une explication quant au sujet et à l’origine des photos reproduites dans le texte, notant : « Les photographies reproduites dans cet ouvrage ont été prises par mon grand-père, Pierre Le Goff, infirmier puis médecin dans l’armée d’Orient d’octobre 1915 à mai 1917 ». Cette première photo sert donc à introduire le principe d’interaction entre texte et image qui se trouve à la base de ce roman. La photo concrétise l’espace lointain et signale, même avant le début du récit, le mélange culturel auquel le lecteur fera face, car dans le fond du cliché, nous apercevons un petit détail intéressant : la tour d’un minaret. Au premier plan, l’homme au visage flou : un canevas sur lequel le lecteur peut librement projeter des traits et imaginer une quelconque identité.

Cette possibilité de projeter une identité sur le sujet photographique revient plus tard dans le texte, devant une photo qui montre un brancardier (il porte un brassard d’infirmier à la croix rouge) accroupi à côté d’une vieille femme en train de filer (DS : 207). Le lecteur est, bien sûr, tenté d’imaginer qu’il s’agit véritablement d’André Le Coz ou, au moins, de Pierre Le Goff. Dans un entretien, Armel analyse le cadrage de cette photo, notant que son grand-père arrivait à produire des compositions photographiques intéressantes (Pierre Le Goff). On pourrait alors en déduire que Le Goff ne figure pas dans cette photo : il s’agit plutôt d’un de ses camarades. Le lecteur pourrait par contre toujours imaginer que la photo représente Le Coz/Le Goff. Or, selon Grojnowski,

L’image dans le récit constitue un espace d’interactions diffuses. Cette interpénétration est effective mais aléatoire, mal gouvernée par l’auteur. Choisir d’illustrer un récit de photographies, c’est opter pour le libre jeu des accommodations, des repérages et des constructions, qui sont le fait de chaque lecteur.

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Les photos reproduites dans Le Disparu de Salonique créent ainsi un espace textuel autre que celui du récit même ; à l’espace verbal s’ajoute l’espace iconographique, espace sur lequel le lecteur est libre d’imposer sa propre interprétation. Comme nous le verrons, c’est l’interaction complexe entre l’espace textuel et l’espace de la photographie qui déterminera l’actualisation du texte par le lecteur.

Les 24 photos qui parsèment le récit du Disparu de Salonique sont de qualité variable. Parfois, nous pouvons à peine en discerner le sujet, parfois, il apparaît clairement. La plupart du temps, les photos occupent un tiers de l’espace de la page, soit en haut soit en bas. Seulement deux photos apparaissent en format plus large: une photo d’un groupe d’enfants en format pleine page (DS : 45) et une photo d’un soldat français devant un vautour, qui occupe les trois quarts d’une page (DS : 122). Le roman se divise en 25 chapitres, mais les clichés ne sont pas distribués de façon équilibrée à travers le texte. Vers le début du texte, on trouve des chapitres contenant une seule photo. Ce n’est qu’au milieu du texte, lors d’un chapitre crucial, « La Mort du vautour », que pourtant ni le narrateur ni le lecteur n’imaginent être un moment décisif dans l’intrigue, que nous commençons à voir des chapitres avec de multiples photos. Comme nous l’avons déjà noté, le chapitre ayant le plus grand nombre de clichés (quatre), c’est celui où Le Coz raconte son séjour à Florina avec Frances. Il semble vouloir nous dépeindre la scène de son bonheur en incluant plus de photographies. Nous arrivons ainsi à mieux imaginer, à mieux concrétiser, le lieu qui pour lui est sans doute le plus important de son histoire.

Un autre chapitre, intitulé « Cérémonies funéraires », est doté de trois photos. Dans ce cas, nous arrivons mal, en lisant le chapitre, à saisir l’importance de ces multiples images de rites funéraires. Ce n’est que dans l’avant dernier chapitre que le narrateur, et le lecteur aussi, apprend que Frances, qui a toujours encouragé Le Coz dans sa pratique photographique, travaillait en fait dans le contre-espionnage. Les enterrements étant les rassemblements les plus fréquents à Florina, ces événements étaient des moments propices pour placer des bombes ou pour créer « des incidents sources de vengeance » (DS : 337). Frances s’est très vite rendu compte de l’intérêt de pouvoir tracer les mouvements des habitants lors de ces enterrements. Quand il rencontre le fils de Frances, ce dernier explique à Le Coz :

À son instigation, tu t’es mis à fréquenter les cérémonies funèbres, et par recoupements, tes clichés ont permis de découvrir une femme qui se cachait dernière des voiles aux enterrements turcs et se montrait très active auprès du pope lors des rituels orthodoxes.

DS : 337

Les photographies de Le Coz jouent ainsi un rôle dans le projet de contre-espionnage mené par Frances, et c’est pour cette raison que nous retrouvons tant d’images dans le chapitre en question. Ce n’était pas par intérêt culturel, mais pour avoir des photos pour essayer d’identifier la coupable, que Frances a encouragé Le Coz à prendre ces photos.

Une autre photo, dans un chapitre intitulé « La Mort du vautour » a une fonction narrative identique. Il s’agit d’une image d’un vautour perché sur un canon, devant un soldat français (DS : 122). Le Coz décrit longuement cette scène, moins à cause du vautour qu’à cause de l’attitude de l’homme qui le regarde. En fait, le narrateur est surtout attiré par un détail de la composition : les doigts tendus du soldat. Cela lui rappelle son frère cadet, qui traînait toujours après lui et qui faisait souvent le même geste. Contempler cette scène amène le narrateur à examiner son rapport avec son frère, et il fait remarquer : « Depuis sa naissance, sa vie essayait régulièrement d’effacer la mienne » (DS : 124). Ce sentiment de disparition au sein de la famille se répète dans le chapitre suivant, quand sa mère, répondant à une question à propos de son fils, avoue ne pas savoir où il est durant la guerre. Au village, on croit qu’elle veut dire qu’il a disparu, autrement dit, qu’il est mort. La mère, qui ne veut pas expliquer le malentendu, écrit donc au narrateur pour lui dire que sa disparition convient en fait très bien à ses parents. Ils n’ont plus honte d’avoir un fils au front d’Orient, mais profitent de la pitié des autres à cause de leur « Disparu de Salonique » ; en plus, ils ne craignent plus le départ à la guerre du frère cadet qui n’osera pas, dans de telles circonstances, se porter volontaire avant d’être appelé. À partir de la description de la photo du vautour, le narrateur nous fournit en fait une explication du titre du texte.

À la fin du livre, nous apprenons que cette photo a une signification tout autre. Frances et un officier français, Julien de Villiers, avaient remarqué que, quand le vautour encerclait le campement des Français, l’ennemi arrivait à mieux le cibler. Autrement dit, le vautour était en fait apprivoisé, et servait à régler les obus. Lorsque le narrateur prend la photo du vautour, De Villiers tire sur l’oiseau. C’est à partir de ce moment que lui et Frances commencent à travailler ensemble dans le contre-espionnage. La photo du vautour ainsi que celles des rites funéraires ont donc une fonction narrative importante : l’espace de la photographie contient des péripéties du récit qui ne sont pas encore annoncées dans le texte verbal. Arrivé au dernier chapitre, le lecteur est ainsi amené à retourner dans le texte, à regarder ces photos d’un oeil neuf, sachant qu’elles montrent « autre chose » que leur sujet apparent.

L’inclusion des photos dans Le Disparu de Salonique a donc un profond effet sur l’acte de lecture. La présence matérielle des photos de la Grèce et de la Macédoine durant la Première Guerre mondiale sert à faciliter le voyage imaginaire du lecteur. Comme l’explique Grojnowski :

La photographie atteste qu’au-delà de son champ, le monde continue d’exister, que la portion qu’elle représente témoigne de l’univers tout entier. Par la relation entre le champ et le hors-champ, elle implique les lecteurs-spectateurs bien plus que la « vérité » de son référent. Car le hors-champ annihile la distance spatiale et temporelle qui les sépare de la scène représentée. Par lui, s’accomplit la traversée des frontières qui permet au lecteur de s’introduire dans la fiction. Non seulement le hors-champ assure ce lien, mais il joue le rôle de médiateur entre des lieux et des époques qui ne peuvent communiquer. Il aménage le passage de là-bas/jadis ou naguère à ici/maintenant. Il dote la photographie d’une temporalité que le regard chaque fois actualise : non pas achronique, mais à tout moment présente.

2011 : 99

Ce hors-champ des photos reproduites dans Le Disparu de Salonique évoque ainsi un contexte historico-géographique réel qui existait et qui existe toujours dans une sorte d’éternel présent. Les photos donnent à voir les lieux lointains et aident le lecteur à actualiser l’espace décrit dans le récit. En même temps, les photos contiennent des éléments importants de l’intrigue : un vautour qui est l’arme secrète de l’ennemi, une femme qui cherche à déstabiliser la paix fragile de la région. Nous voyons ainsi la façon dont les photos remplissent des fonctions mimétique, ethnographique, et narrative dans Le Disparu de Salonique.

5. (Re)construire l’espace

Dans un entretien, Armel a expliqué pourquoi elle a effectué un voyage en Macédoine avant de commencer la rédaction du Disparu de Salonique :

Parfois, je n’écris que des choses que j’ai vues, éprouvées, senties, même si c’est dans une forme imaginaire. C’est pour ça que j’ai besoin d’aller sur les lieux où je situe mes histoires : pour essayer d’éprouver les choses telles qu’elles ont été ou telle qu’elles sont. Je suis persuadée que les événements laissent des traces dans le paysage, là où ils se sont déroulés même quand tout a été détruit : la Macédoine est une région qui se prête remarquablement à ce genre d’exercice.

Dupire 2005 : 4

Pour Armel, l’expérience de l’espace réel, concret, est donc cruciale à la création de l’univers fictif. En incluant les photographies dans son récit, elle fait voyager son lecteur. Grâce aux photos, le lecteur peut avoir une expérience concrète et sensorielle (visuelle), et ainsi participer avec Armel à la reconstruction de cet espace lointain et de cette période historique méconnue.

Afin de mieux cerner cette complicité entre auteur et lecteur, nous souhaitons, en guise de conclusion, commenter une dernière photo : celle qui se trouve dans un chapitre intitulé « La Mort de Julien de Villiers ». Engagés dans des batailles féroces avec l’armée bulgare, les Français voient pour la première fois les atrocités de guerre commises contre la population civile. Dans un village, ils retrouvent des enfants meurtris, des femmes violées et massacrées. Le Coz et le lieutenant de Villiers entrent dans une maison où ils voient une femme gisant par terre. Quand Le Coz annonce qu’elle est trop gravement atteinte pour être transportée, le lieutenant se penche sur la femme et, sous le regard horrifié du narrateur, il l’étrangle. Tout de suite après, en quittant la maison, De Villiers est lui-même abattu, toujours devant Le Coz. Traumatisé, le narrateur erre dans les rues avant d’entrer dans les ruines d’une église. La description spatiale fournie par le texte est essentielle pour déchiffrer la photo à la page suivante, car on arrive mal à saisir le sujet de la photo. Il s’agit en fait d’une chapelle :

L’édifice avait été frappé par un obus, la coupole s’était effondrée et les murs étaient détruits jusqu’à la mi-hauteur. Ceux qui restaient debout étaient couverts de fresques, mais elles paraissaient presque effacées par la poussière qui en estompait les couleurs.

DS : 242

Le narrateur ajoute : « Je n’avais pas la consolation de la foi. J’avais été fasciné par le mal, le désir de tuer. En emportant celui qui avait commis devant moi ce crime, la mort avait exclu toute possibilité de rachat. Elle avait mis fin à tout » (DS : 242-43). Ne sachant quoi d’autre faire, il passe son appareil photo à un camarade et lui demande de le prendre en photo dans les ruines de l’église. Quand il termine la rédaction de ses mémoires, c’est cette photo que le narrateur affiche sur le dessus du paquet à donner à son petit-fils. C’est cette photo de lui-même dans l’église en ruines qui saisit le mieux son désarroi face à la guerre et la mort : « L’image demeure », dit-il, « étonnamment droit et presque bien cadrée, fixant cet instant et les questions dont il est porteur » (DS : 243). Or, c’est le seul endroit du texte où l’image reproduite ne s’accorde pas avec la description spatiale fournie par le texte, car, effectivement, personne ne figure dans cette photographie. Tout au long du livre, le narrateur, en se remémorant son passé, retrouve le sentiment d’être perdu dans un lieu lointain, oublié par sa famille et par son pays. Cet effacement se reflète justement dans son absence de la seule photo qui est censée le représenter. En revanche, une phrase répétée au début et à la fin du livre cherche à affirmer sa vie : « Je ne suis pas mort à Salonique », le narrateur annonce-t-il pour commencer et boucler son récit. Une analyse de cette photo de l’église montre les astuces d’Armel, qui réussit admirablement à impliquer le lecteur dans l’actualisation de l’univers fictif. Confronté à l’écart entre la description verbale de l’espace et la représentation visuelle de l’espace, le lecteur est amené à participer activement à la concrétisation du texte, à (re)construire l’espace de l’église en ruine et à y imaginer André le Coz. Armel donne ainsi au lecteur la possibilité de ressusciter le narrateur : à faire paraître, ne serait-ce que dans l’espace de l’imaginaire, le disparu de Salonique.