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Le colloque international Dance Heritage : Crossing Academia and Physicality (NOFOD 2004), organisé par Nordic forum for dance research (NOFOD) du 15 au 18 avril 2004 à Reykjavik, a réuni des chercheurs qui travaillent sur la transmission des traditions, et qui analysent des archives historiques sur la danse entendue comme activité artistique ou sociale. D’une communication à l’autre, les archives sont décrites comme des outils intégrés dans des dispositifs créatifs, par lesquels une danse est créée sur les traces d’une danse du passé. Les archives historiques sont ainsi utilisées avec une valeur courante pour des raisons artistiques, intellectuelles ou pédagogiques : elles prennent de nouveaux sens en relation avec des corps du présent qui en font des matières pour penser de nouvelles créations.

En 2007, le Centre national de la danse (CND) à Pantin a organisé, en collaboration avec les associations des États-Unis Congress on Research in Dance (CORD) et Society of Dance History Scholars (SDHS), le colloque international Repenser pratique et théorie (CND/CORD/SDHS 2007) du 21 au 24 juin à Paris. Parmi les 300 communications, plusieurs conférenciers interagissaient par leur corps avec des traces iconographiques ou écrites. Les archives devenaient des éléments d’installations de la conférence. La salle de symposium devenait une scène. Les conférences étaient enregistrées pour en faire de nouveaux documents archivistiques. Des chorégraphies étaient présentées le soir : elles étaient des recréations de danses anciennes. Leur programmation pendant le colloque mêlait une intention patrimoniale à la volonté artistique initiale. Les dimensions de la recherche, de la création et de l’exploitation d’archives se rencontraient ainsi dans des projets singuliers.

Pendant ces deux colloques, pour parler de danse, il fallait envisager ce qui reste d’une danse, ses archives. Les chercheurs les employaient dans des conférences dansées, ils se mettaient en relation avec ces documents à travers une performance, dans l’intention de montrer que le lien avec le passé de la danse est essentiellement corporel, et de nouvelles danses en naissaient pour le montrer.

Dans les théâtres lyriques, des chorégraphies sont programmées depuis le XIXe siècle, alors que la danse s’est affranchie des autres arts et qu’elle est devenue un art scénique autonome, et non plus des séquences dansées intégrées dans les opéras et les drames. Au sein de ces institutions, les compagnies de danse travaillent sur des « répertoires ». Le répertoire est un ensemble de chorégraphies ayant différents auteurs. La compagnie fait de ces chorégraphies sa spécialité et les danse périodiquement. Les théâtres gardent les documents et les matériaux (costumes, décors, photographies, captations, notations chorégraphiques) qui permettront la recréation des spectacles par la compagnie. Travailler sur un répertoire est possible si la mémoire des danseurs et des créateurs est aidée par des archives. La bibliothèque-musée de l’Opéra Garnier[3] à Paris, par exemple, conserve un trésor important de l’histoire de la danse théâtrale, et des archives ont été progressivement accumulées concernant les chorégraphies qui y ont été créées. Ces fonds nous racontent quels genres chorégraphiques étaient programmés, quels artistes et autres professionnels y ont participé. Ils sont aussi importants pour étudier le milieu social noble et celui de la haute bourgeoisie, dans lesquels les traditions chorégraphiques occidentales ont été générées.

L’Opéra Garnier et les deux colloques cités précédemment sont des exemples de la relation étroite entre la production d’archives et la création en danse. Dans cet article, nous explorerons cette relation. La danse théâtrale sera principalement analysée : elle englobe dans sa définition des chorégraphies qui sont créées dans des théâtres de tradition occidentale par des équipes professionnelles. Nous commencerons par décrire la manière dont une danse est transmise, dans un contexte créatif ou pédagogique : une danse passe d’un danseur à un autre par imitation et grâce au support de la mémoire corporelle, ainsi qu’avec l’aide de différents outils visuels et écrits qui composent souvent les archives artistiques du projet. En parallèle, les compagnies de danse produisent des archives administratives, qui permettent l’organisation de la production, de la communication et de la diffusion d’une création. Nous déterminerons la nature des archives du milieu de la danse en lien avec les actions de transmission et de diffusion. Ensuite, certaines institutions francophones seront introduites : elles ont le mandat de préserver les archives du milieu de la danse. À travers ces exemples, la production d’archives en danse pose une réflexion sur l’importance du facteur humain dans le traitement des documents, et sur le fait que l’intention des producteurs, artistes et archivistes inclut une idée d’exploitation en lien avec les publics, en laissant les archives ouvertes à une modification de valeur, et donc aussi de leur forme en fonction des nouveaux usages créatifs.

Transmettre une danse

La création d’une chorégraphie se passe essentiellement dans les salles de répétition et sur scène. L’équipe artistique est composée des chorégraphes, des danseurs et des autres interprètes (musiciens, comédiens, etc.), des créateurs, des éclairages, des musiques, des accessoires, des costumes et des décors. L’équipe artistique est soutenue par une équipe technique, qui aide à la réalisation factuelle de la représentation (installation lumière et son, montage du décor, organisation de la régie, logistique, etc.).

Une chorégraphie se construit en général sur deux niveaux : la conception des séquences de mouvement ; leur création sur une scène aménagée, sonorisée et éclairée. Dans les deux cas, des mémoires sont fixées pour permettre de représenter le spectacle plusieurs fois.

La composition dansée est faite de l’étude et de l’expérimentation de mouvements. Des gestes sont choisis, sont essayés selon certaines dynamiques, par les différents corps des danseurs dans des actions en solo ou en groupe. Des séquences de danse sont construites en lien avec une musique, d’autres dans le silence. Les gestes prennent un sens dans une chorégraphie lorsqu’on choisit leurs qualités d’exécution (durée, placement, forme du geste, effort, rythme et relation avec les autres gestes et les autres corps).

Les chorégraphes et les danseurs communiquent par leur corps et par leur voix durant les répétitions. Ils se construisent une mémoire corporelle et mentale à mesure que les mouvements sont choisis et fixés dans une composition. Cette mémoire est la principale matière sur laquelle ils se basent pour continuer à reprendre la chorégraphie en tournée. Pour qu’elle soit efficace dans le temps, d’autres mémoires, tracées sur différents supports, sont conçues :

  • des notes dramaturgiques et techniques sont écrites par les participants à la création, sur papier ou sur l’ordinateur, en utilisant un langage personnel, mélange de mots et d’images. Chaque créateur, chaque interprète et chaque technicien annotent et commentent les éléments essentiels, selon sa spécialité, leur permettant de se repérer à chaque moment de la préparation scénique et à chaque scène du spectacle ;

  • les captations vidéo permettent de revoir les danses, pendant leur création et pendant leur représentation, en partie ou dans leur intégralité. D’autres enregistrements vidéo intéressants sont les entretiens avec les chorégraphes et les danseurs, qui décrivent leur travail avant ou après la fin du processus de création ;

  • les photographies présentent la scène, des mouvements, des détails corporels ou des accessoires de manière figée ;

  • à travers la préservation des costumes, des décors et des accessoires, l’espace scénique est conservé dans ses caractéristiques matérielles et esthétiques.

Les captations, les photographies et les notes des professionnels sont des outils importants pour retravailler une chorégraphie, surtout si sa reprise a lieu bien après la première représentation. Les accessoires, les décors et les costumes fournissent les repères spatiaux et temporels pour retrouver des gestes qui étaient exécutés en lien avec eux.

Ces ensembles d’objets et de documents composent les archives artistiques d’une chorégraphie. Ils ont un usage courant, celui de permettre la reproduction d’une danse. La danse en elle-même n’est pas conservable. Une danse, théâtrale ou sociale, est un instant où le corps danse. La danse disparaît avec cet instant. Les différentes mémoires des créateurs et des danseurs et leurs archives réactualisent la danse dans un autre temps.

Dans le milieu professionnel de la danse, les chorégraphies qui sont présentées longtemps sont rares : en moyenne, une chorégraphie l’est une dizaine de fois ou moins. Même si une chorégraphie n’est présentée que deux fois, mais à intervalle d’un mois, les archives artistiques courantes seront utiles pour réactiver la mémoire. Les chorégraphes qui ont construit une carrière et qui font des tournées avec leurs spectacles développent différentes manières pour que cette réactivation se passe de manière efficace. Par exemple, si une chorégraphie est reprise une centaine de fois, mais sur plusieurs années, les interprètes peuvent changer, et il faut organiser des répétitions où le chorégraphe transmet la partition dansée aux nouveaux danseurs, avec ou sans l’aide des premiers interprètes. Les compagnies qui bâtissent un répertoire se préoccupent de la préservation des éléments utiles pour rejouer une représentation, mais aussi de la présence de professionnels qui sauvegardent dans leur corps la mémoire des oeuvres et la transmettent. Par exemple, deux figures importantes sont celles du répétiteur et du notateur. Le répétiteur transmet les phrases dansées d’une chorégraphie de répertoire au groupe de danseurs. Il ne crée pas une danse, mais la transmet après avoir compris ses caractéristiques élaborées avec le chorégraphe. Le notateur est un spécialiste d’une notation chorégraphique, qui est un langage de paroles et d’images conçu avec l’intention de transcrire les pas et les séquences d’une danse. Souvent, les chorégraphies des artistes contemporains reconnus sont notées pendant qu’elles sont créées, permettant ainsi de construire aussitôt un outil efficace de transmission.

Le processus de transmission (Gaudreau, Lafontaine et Latulippe 2002) sert à étayer l’enseignement dans les écoles de danse, et sert d’outil de création et de répétition. Il est aussi à la base de recherches universitaires qui essaient de cerner le rapport entre le mouvement éphémère et sa mémoire. Les chorégraphes, les notateurs et les répétiteurs travaillent une transmission dans le cadre « performatif » d’une recréation. La recréation est la reconstruction d’une danse ancienne, dans un nouveau présent, à travers les traces qui ont été conservées.

Après sa première apparition, un mouvement doit être rappelé pour être exécuté une deuxième fois. Le souvenir d’un mouvement porte l’oubli potentiel d’une partie de ses qualités physiques et dynamiques. En effet, le corps d’une personne se modifie à chaque instant et une danse, comme toute expression corporelle, ne pourra jamais être répétée de manière identique. Les archives artistiques sont des traces indirectes des danses d’une chorégraphie, parce qu’elles ne conservent pas le corps, mais uniquement ses images filmiques et photographiques, et ses traductions et interprétations par des symboles et des écritures.

Dans un certain sens, une reprise chorégraphique d’une danse qui a été créée récemment peut être conçue comme une recréation, et plus le temps aura passé depuis la première représentation, plus cette chorégraphie deviendra une nouvelle création.

La transmission d’une danse se déroule par un processus « performatif », dans le sens où des mémoires se concrétisent dans une nouvelle représentation dansée en lien avec le nouveau contexte de travail (le groupe d’interprètes, l’organisation des répétitions, etc.). La « performativité » (Scarpulla 2015) indique l’agencement qui se crée autour de l’action dans un certain contexte. Elle a en son centre l’action, et non l’intention de son producteur. La qualité « performative » d’une action se trouve dans les échanges provoqués par elle, entre l’intention de qui l’a déclenchée, les réactions éventuellement provoquées, et les intentions qui vont modifier son sens[4].

La notion de « performativité » souligne l’aspect dénotatif d’une action. Lorsqu’elle a été exécutée, l’intention dont elle naît se modifie dans la rencontre avec un contexte, l’action se revêt alors des expériences qui agissent avec et sur elle. Le contexte social est entendu comme une alchimie de choix individuels et de réactions à ces choix, il se « performe » et il est « performé ». Par exemple, nous créons une danse. Ses premières compositions et caractéristiques sont décidées par nous. Mais lorsque cette danse apparaît dans différents temps historiques, (demain, dans dix ou cinquante ans), dans différents espaces (une salle de répétition, une scène, une place ou sur un trottoir), et dans différents milieux (une école de danse, un centre d’archives, dans une petite ville africaine), nous ne pouvons pas prévoir la manière dont elle sera reçue. Sa nature appartient désormais à l’échange social qui l’investit, et qui la recréera à travers les interprétations d’autrui.

Linda J. Tomko est parmi les chercheurs qui intègrent le paradigme performatif dans les études en danse (Tomko 2005). Elle distingue le fait de danser (l’action tracée dans un contexte artistique) de l’interprétation historique. Elle souligne les liens et les réactions conceptuelles et créatives entre les attentes et les commentaires du milieu et l’intention chorégraphique d’un artiste. Dans chaque recréation d’une danse, l’intention qui l’a générée est désormais transformée par les attentes du contexte social et artistique. Un ballet historique comme Le Lac des Cygnes est né de Marius Petipa, créateur des danses, et de Pyotr Tchaïkovski, créateur des musiques, et sa partition narrative et dansée est documentée par des archives. Cependant il s’est désormais multiplié dans une infinité de variations, plusieurs chorégraphies existant partout dans le monde, et les mémoires utilisées pour les recréations se mêlent à des choix artistiques des compagnies qui décident de le monter aujourd’hui. Même si un chorégraphe décide de monter ce ballet dans sa forme originale, son entreprise sera vaine. Le monde qui a conçu Le Lac des Cygnes n’existe plus, les danseurs ont aujourd’hui un autre corps, et la danse théâtrale se déploie dans un autre monde professionnel et à travers d’autres techniques et d’autres réglementations.

Plus le temps passe, plus une danse ressurgira recréée. Le processus de transmission des danses est une expérience tenant en compte la « performativité » des mémoires : un document deviendra alors une trace d’une chorégraphie et se chargera d’une nouvelle valeur à l’occasion de toute nouvelle reprise.

Les notations du mouvement

Un système de notation est un langage pour la transcription du corps en mouvement. La transcription a pour objectif de tenir compte de toutes les qualités d’un mouvement. Ce langage est composé par des dessins, des symboles, des graphiques, des notes et des descriptions. Le mouvement est analysé dans son développement dans l’espace et dans le temps, dans sa dynamique. Les notations anciennes et modernes sont produites sur un support papier. Les nouvelles notations sont développées avec l’aide de logiciels.

Dans les archives d’une chorégraphie, les notations possèdent une place singulière, parce qu’elles sont les seules qui tentent de reproduire le corps dans l’acte même de danser. L’expérience de la notation est « performative ». Une phrase dansée est traduite dans un autre langage, selon la pratique objective d’un notateur-répétiteur, mais qui se nuance d’un certain degré d’interprétation personnelle de la manière dont un geste est incorporé. Cette notation servira à ce que la phrase dansée soit transmise à un autre groupe de danseurs. La traduction d’une danse en langage de notation, puis la transmission de celui-ci à un autre corps, provoquera toujours une variation dans la reprise de la composition gestuelle d’origine.

La recherche d’un système sémiotique pour figurer et écrire le corps qui danse possède une longue tradition en occident. Dès la Renaissance, les maîtres de ballet italiens des familles nobles reproduisent par leurs traités les danses sociales qu’ils enseignent. À travers le langage écrit et dessiné, ils veulent expliquer la danse, son importance au sein des traditions de la cour. Dans la deuxième partie du XVIe siècle, Thoinot Arbeau diffuse un premier système de notation des danses sociales, l’Orchésographie. Depuis, différents systèmes ont surgi dans les nations européennes. L’un des plus étudiés aujourd’hui est la notation Feuillet, qui prend le nom de Raoul Auger Feuillet. Lui aussi maître de ballet, il publie au début du XVIIe siècle Chorégraphie, ou l’art de décrire la danse, manuel où plusieurs danses professionnelles et sociales de l’époque sont décrites, par un langage qui mêle partition musicale, dessin figuratif, dessin symbolique et normes écrites. Le travail de Feuillet développe la théorisation de la danse en genres distincts qu’un autre maître de ballet, Pierre Beauchamp, avait commencée au sein de l’Académie royale de danse, fondée par Louis XIV en 1661.

D’un siècle à l’autre, la notation du mouvement se complexifie, en essayant de traduire toujours plus de caractéristiques propres au corps humain et à son expression gestuelle. Dans la première partie du XXe siècle, Rudolf Laban crée en Allemagne la notation qui porte son nom, et qui est la plus diffusée de nos jours, avec la variation produite par son élève Rudolf Benesh en Angleterre. Plusieurs notateurs qui collaborent avec des compagnies professionnelles sont formés à ces langages. Les notations Laban et Benesh ont la principale particularité de pouvoir être utilisées pour la transcription de tout mouvement, et non pas seulement le mouvement chorégraphique, et en tenant compte de l’ensemble des qualités physiques, dynamiques et relationnelles du corps.

Les notations du mouvement sont toujours plus analytiques, ouvrant la recherche en danse à d’autres pratiques et habitudes corporelles. En conséquence, les processus de transmission modifient les mémoires qu’ils contribuent à créer. La transmission porte en elle une question, à savoir quelles mémoires conserver et de quelle manière. Par exemple, dans les deux dernières décennies, la notation et la transmission changent avec la diffusion des logiciels de capture des mouvements. Les danseurs interagissent avec des ordinateurs par des systèmes de saisie (optique, magnétique ou mécanique) des mouvements, qui sont traduits, enregistrés et analysés par un logiciel. Ces outils de notation permettent une visualisation graphique et virtuelle des danseurs, dépassant en précision et en richesse des informations les notations citées ci-dessus. Les chorégraphes se font nombreux à s’intéresser aux dialogues entre la danse et les nouvelles technologies, parce que ces logiciels sont plus « performatifs » que les outils classiques de notation : à travers les ordinateurs, les phrases dansées sont étudiées, morcelées et recomposées dans une courte durée, dans une ouverture à une expérimentation continuelle ; les danseurs interviennent dans ces recherches chorégraphiques lorsqu’une phrase a été créée par une synthèse virtuelle. Dans leur usage courant, une partie des traces d’une création (captations, photographies) deviendront alors obsolètes, remplacées par les traces numériques.

L’exploitation des archives historiques en danse[5]

Si dans leur usage courant les archives artistiques sont créées pour permettre la transmission d’une chorégraphie, des archives historiques sont aussi conçues et gérées au sein d’un projet d’exploitation.

Par exemple, la Fondation Jean-Pierre Perrault[6] et Les Carnets Bagouet ont été fondés pour diffuser et valoriser les répertoires des chorégraphes Jean-Pierre Perrault et Dominique Bagouet. La Fondation Jean-Pierre Perrault est située à Montréal, et les archives de Jean-Pierre Perrault sont conservées à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Une partie des ensembles filmiques sont diffusées sur Numéridanse, un site Web dédié à la diffusion des danses chorégraphiques[7]. La Fondation a comme but de mettre en valeur les travaux de Jean-Pierre Perrault, décédé en 2002. Elle a été fondée par des collaborateurs et des danseurs du chorégraphe, qui portent dans leur corps des mémoires de son répertoire, et en même temps organisent des activités pédagogiques, de recherche, de création, qui sont de nouveaux usages du répertoire Perrault. Parmi leurs dernières initiatives :

  • une exposition virtuelle[8] de présentation des archives de Jean-Pierre Perrault, créée en collaboration avec BAnQ ;

  • des stages pour danseurs professionnels sur des matériaux du répertoire ;

  • des séminaires ouverts à différents publics pour faire connaître par la pratique le travail du chorégraphe ;

  • des cours sur la transmission des techniques de travail de Perrault, dans le but d’en faire des matériaux d’enseignement général de la danse et de la chorégraphie.

Ces projets sont des exploitations des traces et des mémoires du répertoire. L’exposition virtuelle est un projet de valorisation d’archives, mais aussi une narration de la danse chorégraphique contemporaine à travers les oeuvres de Perrault. La Fondation est devenue Institut de la danse en 2013 : le changement d’appellation explicite la modification des mémoires du répertoire de Perrault, qui deviennent la base pour la théorisation de ses savoirs et techniques dans le but de former les prochaines générations chorégraphiques au Québec et à l’international.

Après le décès en 1992 du chorégraphe français Dominique Bagouet, les danseurs qui l’avaient accompagné dans son projet artistique ont décidé de poursuivre ensemble leur carrière, en concevant une préservation et une diffusion du répertoire de Bagouet. Ils ont alors fondé l’association Les Carnets Bagouet. Avec ce nom, ils rendaient hommage à Dominique Bagouet et inscrivaient leur travail dans la prolongation de celui du chorégraphe. Le nom Carnets Bagouet indique ainsi que chacun des neuf membres fondateurs s’identifie avec son passé de danseur et en construit une mémoire en participant au projet de l’association. Comme pour la Fondation Jean-Pierre Perrault, l’intention des Carnets de sauvegarder et de diffuser le répertoire est aussi une nécessité du fait de la popularité de ces répertoires au sein du milieu professionnel. Les collaborateurs de Bagouet ont choisi de gérer les traces de ses oeuvres pour que les chorégraphies ne soient pas reprises par de multiples compagnies qui en auraient fait une recréation constante, provoquant ainsi une transformation et un oubli des mémoires originales du travail de Bagouet. Les Carnets travaillent alors à un programme pédagogique de diffusion des techniques de Bagouet, et acceptent de remonter des pièces en collaboration avec des compagnies et des théâtres, qui ajoutent ces chorégraphies à leur répertoire, mais à travers une transmission gérée par les Carnets. Dans un premier temps, les Carnets Bagouet ont diffusé le répertoire par la recréation et les tournées des chorégraphies. Dans un deuxième temps, ils ont finalisé la gestion des archives, qui sont conservées à l’Institut des Mémoires des écritures contemporaines (IMEC), situé à la médiathèque du Centre national de la danse, et sur le site Web du Fonds d’Archives Numériques en Danse[9] (FANA). Aujourd’hui, après vingt ans d’activité, la conservation des savoirs à la base du travail de Bagouet s’est élargie à un projet de théorisation pour l’enseignement général de la danse et de la chorégraphie.

L’archivage des traces chorégraphiques s’ajoute à d’autres actions de sauvegarde d’un répertoire. Ces traces foisonnent dans les décisions prises par les collaborateurs des chorégraphes disparus, mais aussi par la recréation des danses, dans de nouveaux dispositifs artistiques et dans des actions pédagogiques. Et aujourd’hui, à travers l’exploitation des archives Dominique Bagouet, sont en train d’être produites des archives des Carnets Bagouet. L’archivage et la transmission des danses produisent de nouvelles oeuvres, et de nouvelles mémoires, qui doivent elles aussi être archivées et exploitées, dans une expérience toujours vivante d’actualisation du passé.

Les traces qui restent d’un parcours professionnel en danse s’éloignent toujours plus de sa réalité concrète et vont prendre place dans une histoire collective, faite d’interprétations et d’interactions avec des publics. Ces traces perdent la singularité du chorégraphe dont elles sont les empreintes, et s’enrichissent d’une nouvelle singularité, générée par la performativité des échanges entre les gardiens et diffuseurs des mémoires et les publics qui sont ciblés. Ces archives sont des traces de l’action des personnes qui ont décidé de faire vivre ces parcours chorégraphiques, mais aussi du milieu professionnel, qui reconnaît l’importance de ces chorégraphes dans ses traditions. L’exploitation des archives dans une recréation artistique montre alors que dans le fait même de transmettre une mémoire, cette mémoire se modifie lors des interactions multiples, et les archives elles-mêmes, par leur morphologie, sont plus enracinées dans cet échange que dans une intention initiale de conserver un patrimoine par ces archives. Les nouvelles créations et valorisations faisant résonner les archives avec des publics, il en résulte de nouvelles traces représentant ces interactions qui s’ajoutent à celles déjà archivées.

Nous avons commencé à nous intéresser à la danse en 1998, lorsque les chorégraphies de Dominique Bagouet étaient présentées en France et en Italie, à travers les recréations des Carnets Bagouet. Nous avons appris à aimer le travail de Bagouet par celui des Carnets. Et quand nous avons étudié les versions chorégraphiées par Bagouet à travers leur captation, nous ne les avons pas reconnues. Oui, ce sont les mêmes danses que celles des Carnets, mais elles ne sont pas identiques. En outre, la vidéo ne permet pas d’apprécier une danse comme le fait de la voir en direct sur scène. Nous avons aimé le répertoire de Dominique Bagouet dans sa recréation, par les chorégraphies signées des Carnets Bagouet. La recréation se fonde sur le choix de donner de la valeur à l’archivage de certaines traces, sans permettre d’assister sur le plateau aux danses portées par ces traces (elles sont définitivement perdues), mais en concevant des danses qui sont de nouvelles émanations des mémoires conservées.

Diffuser la danse

En réponse à un questionnaire sur les archives et les arts, François Deneulin, directeur artistique et administrateur de la compagnie de danse Lanabel en France, a surtout parlé des documents administratifs produits par sa compagnie[10]. Ces documents sont la preuve de l’existence de la compagnie et de ses actions de production, de communication et de diffusion de spectacles. Ce sont les documents légaux, les contrats d’embauches, les dossiers de demande de subventions, les contrats de vente d’un spectacle (pour un certain nombre de dates), les dossiers de presse (les articles écrits sur la compagnie et ses représentations), les dossiers de communication (les documents de présentation d’un projet), la correspondance, les procès-verbaux des réunions du conseil d’administration, etc. On peut y ajouter aussi les photographies et les captations, qui prennent alors une valeur dans un projet de communication. Les fiches techniques et des notes de régie sont aussi ajoutées aux dossiers de communication, pour que les théâtres qui achètent le spectacle soient informés des caractéristiques techniques. Les archives administratives ont, comme les archives artistiques, un usage courant. Toutes les actions menées par une compagnie sont accompagnées par la production d’un document qui les authentifie.

Les sites Web des compagnies sont de bons moyens de diffusion de leurs archives. Ils sont conçus pour présenter le projet aux salles programmatrices, aux journalistes et aux publics. Ils accueillent la présentation générale de la compagnie, la présentation de chaque production, l’actualité des activités. Les documents d’archives sont utilisés pour raconter les chorégraphies et leurs créateurs par des photos, par des textes, par des extraits vidéo. On peut se rendre compte de la richesse des archives administratives en allant sur le site Web de la compagnie Lanabel[11]. Sur la page d’accueil, on trouve chaque chorégraphie représentée par une photo. En cliquant sur une photo, on entre dans son dossier de diffusion, composé de vidéos, de dossiers PDF, de photographies. Les documents peuvent aussi être visionnés par type, en cliquant, sur les onglets « vidéos » ou « photographies », ou par chronologie, en allant sur la page des actualités ou sur celle des archives.

Selon le logiciel utilisé, avec ou sans la collaboration d’informaticiens, les informations se transforment en diaporamas interactifs, ou offrent différentes modalités de lecture. Sur un site Web, les archives administratives et artistiques possèdent trois fonctions : elles sont des traces de la chorégraphie et de son processus de création ; elles ont un objectif de promotion ; elles deviennent des prolongements créatifs de la chorégraphie.

Les traces chorégraphiques

Les documents d’archives sont des traces de la chorégraphie dans un dispositif de diffusion et de promotion. Si nous utilisons souvent la notion de trace, c’est parce qu’elle nourrit l’information de trois caractéristiques : une trace porte un contenu, elle porte aussi sa traçabilité (la manière dont elle a été créée et sur quel support) et dans sa traçabilité, elle témoigne des contextes d’usage qui la légitiment. L’historien Carlo Ginzburg a développé plusieurs analyses des documents comme « traces », en expliquant qu’ils portent en eux des « espions », des indices qui font interagir l’historien du présent avec différentes réalités où le document a été conservé d’une certaine manière et avec un certain but. Ginzburg énonce d’abord sa problématique, puis on suit le document dans une mise en abyme de ses différentes réalités, qui s’ouvrent dès qu’il est attiré par une source. À la fin de l’article, Ginzburg propose une résolution de sa problématique, tout en laissant ouverte la réflexion sur d’autres interprétations[12]. Dans ce texte, Ginzburg aborde la vérité concrète d’une source historique et ses multiples interprétations, vraies ou fausses, spéculatives ou mythologiques, relatives à un contexte ou à une approche méthodologique. La notion de trace porte en elle l’usage que l’on fait du document, et donc la modification de la mémoire qu’elle représente.

La trace comme objet de promotion

Les sites Web sont composés de traces qui représentent un chorégraphe et sa compagnie dans le monde entier. Et dans un site Web, selon sa structure, ces traces se modifient selon l’usage que l’on en fait. Chaque internaute décidera de la manière d’explorer les informations.

Des documents d’archives ont été choisis plutôt que d’autres pour présenter des projets et ont été mis en ligne. Ils sont devenus des accessoires de diffusion. Dans le milieu artistique, et donc aussi en danse, le besoin de laisser une trace est dû à la nécessité de reconnaissance pour un artiste. Une danse existe si des spectateurs l’ont vue, si des journalistes ont écrit sur elle, et si des institutions donnent de l’argent à l’artiste pour travailler. Une partie du temps professionnel d’un artiste se passe dans la recherche d’aide à la création. L’artiste allié à un bon administrateur a beaucoup plus de chances de construire une carrière. L’artiste vivant de son génie est un mythe. Les documents administratifs sont donc la preuve de l’existence socio-économique d’une compagnie, le fait qu’elle est une structure juridique, avec un bureau, un siège légal. Le projet artistique d’une compagnie s’identifie ainsi avec une entité sociale.

Les artistes sont à la recherche d’une reconnaissance publique pendant toute leur carrière. S’ils cessent leur production de spectacles, ils pourront peut-être décider de poursuivre leur recherche de reconnaissance par la construction d’une mémoire de leur passage dans le milieu, et alors leurs archives courantes seront gérées de manière historique.

La trace comme prolongement de la création chorégraphique

Sur le Web, la fonction de présentation d’une chorégraphie et celle de promotion de ses traces sont toujours accompagnées par une troisième : la création d’univers où la chorégraphie résonne.

Dans le site Web de la compagnie Lanadel, les photographies sont des traces qui possèdent une valeur artistique. Par exemple, la compagnie a créé en 2009 RAW.A.R., une chorégraphie sur les états de violence dans nos sociétés. Les photographies présentées dans le dossier de diffusion de leur site ont été prises par François Deneulin pendant les répétitions. M. Deneulin possède une culture en histoire de l’art et en arts plastiques, et il conçoit l’installation performative des chorégraphies, pendant qu’Annabelle Bonnéry, codirectrice de la compagnie, est la chorégraphe. M. Deneulin n’est pas photographe professionnel et il a produit ces photos pour les usages de transmission et de diffusion. Ses photographies, fort belles, nous racontent les thématiques traitées par la chorégraphie d’une autre manière que par les danses. Les corps sont arrêtés, suspendus dans des jeux de force et de poids. Les danseurs semblent des statues sculptées en mouvement, travaillées dans une lumière mate et claire, argentée. Pour le spectateur qui a assisté à la chorégraphie, les photographies évoquent certaines scènes. Pour qui les regarde comme première source du spectacle, il ne verra pas les danses, mais il pourra se faire une idée de l’enjeu corporel qu’il trouvera dans la chorégraphie. Les photographies de RAW.A.R. sont une variation artistique sur le même thème que les danses. Elles ont dépassé leur usage promotionnel, et sont des oeuvres d’art autonomes.

La production d’archives courantes ou historiques sur une oeuvre d’art porte toujours la possibilité de concevoir de nouvelles créations. Les archives sont en constante relation avec l’art, et donc avec des processus de création. Ses producteurs et ses publics le sont aussi. La recréation n’est pas présente que dans la reconstruction d’une chorégraphie à travers l’exploitation de mémoires. Elle est présente dans les activités pédagogiques, parce que, comme dans la transmission des savoirs techniques de Jean-Pierre Perrault et de Dominique Bagouet, la création de nouvelles oeuvres est au coeur des enseignements en danse ; certains cours se terminent d’ailleurs avec la création d’essais dansés. La recréation est présente enfin dans la production de traces de diffusion : les photographies ou les vidéos sur des danses peuvent devenir de nouvelles créations ; et le site Web peut être conçu en offrant une marge de création à ses utilisateurs. Dans la conception d’archives en danse, comme en d’autres domaines, laisser une marge de mouvement dans leur gestion offrirait une possibilité de création, et permettrait que les mémoires préservées vivent toujours en relation avec les publics présents, imprévisibles et singuliers.

Les archives historiques

Nous avons rencontré les archives de la danse théâtrale en salle de consultation. Nous cherchions des documents à travers des outils de recherche, puis nous complétions une demande de consultation ou réservions les documents pour une certaine date. Nous suivions les normes de protection matérielle des documents, les mêmes dont nous nous assurions qu’elles soient suivies lorsque nous nous sommes trouvé à travailler dans ces salles d’archives. Les archives historiques sont devenues une passion. Leur consultation nous interrogeait sur les réglementations en vigueur, même si nous étions conscient que sans contrôle, leur préservation ne serait pas possible.

Lorsque nous avons commencé à collaborer avec des compagnies de danse, nous avons découvert leurs archives courantes, et nous avons participé aussi à leur exploitation. Nous avons pris conscience du potentiel créatif de leur utilisation, potentiel absent dans la conservation d’archives dans une institution. Mais comment permettre un usage souple des archives historiques, avec un personnel réduit et les moyens actuels ? En outre, les archives historiques ne sont pas une conception répandue en danse. Les recherches d’aide à la production et à la création de spectacles remplissent la journée d’une compagnie[13]. La gestion des archives courantes est donc beaucoup plus répandue en danse que celle des archives historiques. La manière d’envisager des traces pour des besoins de transmission ou de diffusion pourra peut-être influencer la construction d’un patrimoine historique, tout en gardant une possibilité de création au sein d’un dispositif de gestion.

La production d’archives historiques se situe entre deux extrêmes : d’un côté, l’intérêt personnel d’un individu pour l’histoire et les archives, de l’autre, la gestion institutionnelle des archives.

À propos du premier extrême, les chorégraphes français Françoise et Dominique Dupuy ont développé leur intérêt pour les mémoires de la danse par passion, mais aussi par nécessité. Ils ont dépassé les quatre-vingts ans et sont les derniers d’une génération de chorégraphes qui a bâti la danse théâtrale en France depuis les années 1960. Ils portent en eux la mémoire de cette génération, dont on a plusieurs traces, plusieurs mémoires, mais pas de travail systématique de conservation. Encore en activité, les Dupuy ont produit des archives, des événements chorégraphiés sur l’histoire de la danse contemporaine en France et sur les mémoires corporelles, donné des conférences, écrit des publications, fondé des écoles et des centres de recherche. Les Dupuy construisent une préservation, et racontent ainsi leur histoire de la danse. La nécessité de représenter une génération disparue est accompagnée par le pouvoir de choisir la manière de raconter cette histoire.

À l’autre extrême, depuis une quinzaine d’années, la Bibliothèque Nationale de France (BNF), structure la centralisation du contrôle de la production d’archives dans les institutions qui sont spécialisées dans la conservation des patrimoines français des arts. Si, de manière traditionnelle, les Archives nationales ont un rôle de guide dans l’organisation légale et réglementaire de la gestion des fonds publics et privés, cependant au cours des dernières années, les institutions nationales de documentation et d’archives ont organisé des partenariats pour recenser les fonds de chaque art, incluant la danse. Cela signifie que des centres d’archives reçoivent de l’argent pour effectuer des mandats d’archivage et de gestion générale de leurs collections. Si un gouvernement s’intéresse aux questions de mémoire et au développement de la gestion de collections et d’archives, celle-ci pourra se développer de manière planifiée.

Trois institutions seront maintenant citées. Elles ont dans leur mandat la réflexion et le développement du patrimoine chorégraphique. Elles se situent entre les deux extrêmes : personnel d’un côté, institutionnel de l’autre.

La bibliothèque de la danse Vincent-Warren

La bibliothèque Vincent-Warren[14] est spécialisée dans la gestion des collections documentaires et d’archives. Elle a été fondée au sein de l’École supérieure de ballet du Québec à Montréal. Dès les années 1960, la fondation d’une bibliothèque nationale de la danse en collaboration avec l’école était envisagée. Lorsqu’il quitte la scène en 1979, le danseur Vincent Warren est embauché par l’école comme enseignant et théoricien. Warren est un collectionneur, passionné d’histoire et des traditions de la danse. À côté de l’enseignement, il s’engage à concrétiser cette idée de bibliothèque, en accroissant les collections existantes et en organisant un centre de documentation. Warren a été conservateur jusqu’en 2008, et il continue à collaborer avec la bibliothécaire actuelle, Marie-Josée Lecours, qui a été formée par lui, et avec la technicienne en documentation Chloé Bélanger St-Germain. La bibliothèque accueille aujourd’hui des fonds d’archives, traite et conserve des traces des activités actuelles de l’école et est abonnée à la plupart des revues de plusieurs pays. Elle accueille des chercheurs, des étudiants professionnels et amateurs de l’école et d’autres institutions. La salle de consultation est aussi un lieu de passage de danseurs adolescents ou enfants, qui attendent le commencement d’un cours. On y trouve donc aussi quelques livres et bandes dessinées sur la danse, placés de manière à être rapidement consultés par cette clientèle.

La bibliothèque de l’École supérieure de ballet du Québec a son origine dans la passion documentaire et historique de Vincent Warren, ainsi que dans la volonté des dirigeants de l’école, qui ont décidé d’investir dans la création d’un centre de documentation. En 2010, l’École rend hommage à Warren, en donnant son nom à la bibliothèque, qui est désormais organisée selon les normes et les réglementations en vigueur de la bibliothéconomie et de l’archivistique. Sur les documents conservés, il serait intéressant de trouver les indices démontrant leur appartenance à une collection privée, celle de Warren, et de tracer ensuite leur transformation identitaire progressive en un patrimoine accessible au public. On verrait ainsi la manière dont les documents restent des traces d’une histoire, tout en continuant à changer de place sociale.

Le Centre national de la danse et sa médiathèque

Le Centre national de la danse (CND) est né en 1999 et a comme mission l’accompagnement et le développement de la création contemporaine en danse. Il a été pensé sur les bases des Archives internationales de la danse (AID), fondées à Paris en 1932 par Rolf de Maré, après la fin des activités des Ballets suédois. Les AID organisaient la sauvegarde des traditions passées et présentes de l’art de la danse, avec la collecte d’archives, la constitution d’une bibliothèque et d’un musée, et avec l’organisation de projets de valorisation (conférences et expositions). Ils publiaient aussi une revue jusqu’en 1935, et les archives ont continué leurs activités jusqu’au début des années 1950, sous la houlette du critique et conservateur Pierre Tugal, qui sera l’un des premiers archivistes contemporains à être reconnu pour sa spécialité en danse. Projet innovateur pour l’époque, singulier dans le fait de porter les archives dans son appellation pour résumer plusieurs activités patrimoniales, les AID ont aussi été reconnues pour la conception de l’un des premiers concours en danse contemporaine. À leur fermeture, les archives ont été confiées à l’Opéra de Paris, puis à la BNF.

Le Centre national de la danse propose des studios pour les répétitions, des aides à la création et à la recherche, un recensement des institutions et des compagnies, des consultants sur des sujets juridiques. Chaque année, la programmation de créations, de formations et de séminaires est axée sur certaines thématiques qui ont acquis un intérêt national (identité, populaire/élitaire, les publics, les héritages, danse et politique, etc.). La mémoire, l’écriture de la danse, la transmission sont des discours privilégiés. L’ouverture d’une médiathèque[15] fait partie de ses premiers mandats. Elle compte une riche collection de publications livresques et DVD, une salle de consultation et des fonds d’archives anciens et contemporains. Les inventaires et les instruments de recherche produits par l’équipe d’archivistes et de documentalistes sont des outils qui ont été étudiés dans une théorisation archivistique spécifique à la danse.

Dans le numéro de la revue ministérielle Culture et Recherche dédié aux archives, on trouve un article sur le mandat archivistique et patrimonial du Centre national de la danse (Sebillotte 2014). On y parle de ses missions dans l’organisation d’un dialogue entre la création en danse et la collecte de traces de son passé. On distingue les fonds d’archives de patrimoines anciens, qui sont traités de manière plus classique, et les fonds d’artistes contemporains, qui s’intéressent à la forme et au contenu des traces que prendra leur représentation après leur mort. Au début des années 2000, les Centres chorégraphiques nationaux, lieux de production et de diffusion de la danse, ont changé dans leur quasi-totalité leurs équipes de direction. Les chorégraphes issus de ces centres ont alors contacté la médiathèque du Centre national de la danse pour laisser une partie des traces de leur parcours. Ces chorégraphes poursuivront donc un travail de création tout en pensant à construire une narration de leur passé. Toujours dans l’article de Culture et Recherche, des projets de valorisation sont cités, qui mêlent le genre documentaire à « l’installation performative ». Ce sont des premières tentatives de création artistique qui racontent les fonds du CND, en se questionnant sur l’accès du public à ces richesses. Claire Rousier, directrice de la médiathèque et du pôle recherche, puis ses successeurs ont organisé des conférences internationales et réalisé des projets en lien avec des projets universitaires. Des notateurs et des spécialistes de danses anciennes ont été invités pour des projets de recréation.

L’article cité ci-dessus, comme les autres issus de la même publication, est aussi représentatif de l’intérêt national pour les mémoires patrimoniales. Les articles ne sont pas toujours structurés sur la réalité des activités de ces institutions archivistiques. On souligne l’ouverture à l’ère numérique, aux réseaux sociaux et au développement d’une dimension poétique pour valoriser leurs fonds. Mais souvent, ce sont des mandats politiques qui n’ont pas encore été réalisés concrètement. Le Centre national de la danse naît, contrairement à la bibliothèque de la danse Vincent-Warren, d’un projet ministériel, et donc l’équipe de la gestion des archives applique des directives qui respectent une démarche politique gouvernementale plus générale. Cela implique que la gestion des archives prend de l’importance dans ce qu’elle peut fournir à un programme politique et à la tradition nationale qu’elle diffuse, et que les archives historiques et les priorités dans les différents mandats du service se définissent à travers ce programme.

Le site Web de la Médiathèque du CND est en train de s’enrichir rapidement d’une importante production de documents numériques. La salle de consultation joue un rôle important, non mentionné par l’article, un rôle peut-être trop classique pour qu’on en parle. En effet, le CND est localisé en banlieue parisienne, dans la ville de Pantin. La production d’un art élitaire côtoie un environnement populaire. Une partie du public de la médiathèque, mais aussi des activités pédagogiques construites en collaboration avec les écoles des quartiers limitrophes, est constituée par des habitants, des jeunes surtout, qui trouvent dans la médiathèque un lieu tranquille pour lire ou clavarder, s’asseoir et ne rien faire, mais aussi attraper un livre sur la danse ou consulter un DVD. La médiathèque a la particularité, par sa localisation, mais aussi par la singularité de sa spécialité, d’attirer des publics inattendus. À côté des captations de spectacle, on trouve sur les étagères plusieurs films commerciaux de danse, et la danse, en elle-même, ouvre à des imaginaires variés, qui ne sont pas encore pris en compte dans les archives qui sont conservées. La salle de consultation et le sujet de la danse permettent alors une rencontre culturelle qui peut dépasser les attentes politiques immédiates.

Le Musée de la danse

Le Musée de la danse[16], Centre chorégraphique national de la danse de Rennes et de Bretagne, possède un mandat complémentaire à celui du Centre national de la danse. L’exploitation d’archives ne soutient pas ici l’accompagnement à la création d’artistes contemporains. La création en danse se développe dans le but même de réfléchir sur la mémoire, sur la production d’archives, et donc sur le « faire trace ». Les Centres chorégraphiques nationaux (CCN) ont été fondés dans plusieurs villes françaises depuis les années 1980, à l’initiative du gouvernement français. Ils sont des lieux de création, de pédagogie, de recherche, surtout pour la danse professionnelle, mais aussi pour la danse amateur. Le chorégraphe Boris Charmatz, élu directeur artistique du Centre chorégraphique de Rennes et Bretagne en 2009, a imaginé l’audacieux projet du Musée de la danse, qui ne s’est pas fixé de mandats en muséologie ou en archivistique. Le Musée de la danse se structure sur un dialogue continuel entre création, production de mémoire et recréation. On y retrouve des chorégraphies, des expositions, des activités pédagogiques, des activités de recherches, dans le but de tracer des mémoires qui deviendront tout de suite après de nouveaux projets de création. Au sein du Musée de la danse s’est développé, par exemple, en collaboration avec les collectivités territoriales, le Pôle de ressources pour l’éducation artistique et culturelle (PREAC). La production d’outils pédagogiques et artistiques est pensée dans leur exploitation pour des expérimentations effectuées via une interprétation de chaque ressource par des danseurs contemporains.

Le Musée de la danse a réuni progressivement des chorégraphes qui sont intéressés par le rapport entre création en danse et exploitation des traces d’un passé. Le processus de recréation devient toujours plus répandu, et au sein du Musée de la danse, il s’élargit dans les possibilités artistiques qu’il peut ouvrir : directement liée aux mémoires exploitées, elle quitte le domaine des archives et des danses anciennes pour devenir une manière de penser la danse par l’incorporation d’un geste, qui sera enregistré aussi sur d’autres supports, et l’absence du premier corps qui danse renverra à la redéfinition du geste à travers ses traces et non à travers la danse même. Ce processus est actualisé avec une mise en doute des notions de patrimoine et d’héritage, et la modification continuelle des histoires d’une tradition dansée. Inspiré par la philosophie française postmoderne, issu de projets institutionnels sur le devoir de mémoire français, le Musée de la danse doit encore faire ses preuves : pour l’instant, les intéressantes initiatives artistiques sont en même temps définies par de nouveaux concepts qui voudraient modifier la manière de théoriser la mémoire entre passé et présent. Ces initiatives restent des chorégraphies et des performances qui font dialoguer la danse d’aujourd’hui avec des mondes passés, comme dans d’autres époques et dans d’autres institutions. Le CCN de Bretagne doit finir de trouver un cadre théorique nouveau pour cette notion de musée, à laquelle renvoie l’idée de patrimoine qu’il voudrait critiquer et que, pour l’instant, son projet légitime sous un label national.

Un document est concrètement son information et son support matériel. Dès qu’il passe dans les mains d’utilisateurs, il est une trace, et en même temps devient obsolète en lui-même, dans son existence factuelle. Le document modifie sa valeur au travers des intentions externes qui l’investissent dans un projet. Cela est évident dans le projet du Musée de la danse. La vie présente dans le corps qui danse est la seule vivante aujourd’hui. Elle est donc la seule mise en valeur dans l’exploitation de traces d’un passé. Le sens des traces est alors retravaillé par des incorporations, hors de tout contexte historique préalable. Déracinées, elles sont exploitées de manière infinie, elles sont un patrimoine à l’identité changeante.

Le processus d’analyse de traces historiques de Carlo Ginzburg souligne l’interprétation personnelle à la base de toute spéculation scientifique ou historique, même si une spéculation prend forme dans une théorie objective. Le Musée de la danse et le Centre national de la danse sont influencés par une volonté nationale de construire un patrimoine. Ce sont deux possibilités de faire dialoguer le présent avec les archives historiques, mais de nouveau, ces documents deviennent objectivement des traces résonnantes dans les mains de conservateurs et d’artistes. À la bibliothèque de la danse à Montréal, on trouve un cas singulier : la construction d’un patrimoine de la danse a été initiée par le projet personnel d’un collectionneur-danseur, Vincent Warren. L’intention du producteur est donc déclarée dans le premier usage des traces, alors qu’elle ne l’est pas dans l’usage institutionnel. Les archives historiques sont des productions institutionnelles et des productions personnelles, des traces qui ouvrent à des possibilités d’exploitation infinies dans leur dialogue avec des utilisateurs d’aujourd’hui.

Conclusions

Les archives d’une danse existeront toujours plus qu’une danse. À travers les époques, elles auront toujours plus d’importance qu’une danse en elle-même. La danse disparaît, le document reste. Mais un document perd toute sa signification factuelle, parce qu’il sera interprété à chaque nouvelle gestion. Les processus de recréation expliquent cette distance qui s’instaure entre une danse, ses mémoires, et ses reprises par d’autres corps et dans d’autres contextes. La recréation chorégraphique suggère la nécessité de danser avec des traces du passé, la nécessité de continuer à créer des danses autour des archives, pour que ces archives ne restent pas emprisonnées dans une forme matérielle qui a très peu à voir avec la forme corporelle. La nature de la danse influence celle de ses archives, qui restent des entités performatives dans leur actualisation courante dans des recréations.

Nous entrons dans une salle de consultation et nous sommes fasciné par les documents qui retracent une danse. Mais ce n’est pas le document lui-même qui fascine, mais, dans sa forme, dans sa matérialité et dans son contenu, c’est l’imaginaire dansé qui se présente à nous pendant que le document est traité, pendant qu’une multitude d’hypothèses, de questions et de fictions remplacent les oublis portés par cette trace. Le document évoque une danse, mais cette danse n’existe pas, pas même dans ce document. Ce document n’évoque pas une danse, mais une possibilité de danser, qui a généré une danse, et ensuite la conservation d’un document sur cette danse. La production d’archives en danse doit donc prévoir une réactualisation d’une danse, parce que ce qu’il importe de conserver, ce n’est pas le document, mais la possibilité d’en faire quelque chose aujourd’hui.

La danse et ses archives sont entourées par une potentialité de nouvelles interprétations et de nouvelles créations, qui leur donnent une vie corporelle. La plupart des exemples proposés sont donc ceux d’une gestion d’archives faite au sein d’instituts qui ont aussi des mandats de création et de pédagogie. Les archives de la danse sont traitées et conservées dans une possibilité d’exploitation immédiate en relation avec des compagnies qui travaillent dans les locaux de ces institutions. C’est aussi pour cela que la Fondation Jean-Pierre Perrault et les Carnets Bagouet ont choisi de construire des archives en même temps que leur exploitation.

Dans des écoles et des centres de recherche et de création, des compagnies exercent leurs activités de création en lien avec des archives courantes, mais elles peuvent s’intéresser à la production d’archives historiques. Les deux entités archivistiques, pour l’instant séparées, sont en train de s’intégrer en un seul projet dans les institutions citées.

Dans des centres de danse, les archives entrent en contact avec différents publics, qui peuvent aussi être attirés par la consultation d’archives, si elle est prévue. Et la nature même d’une médiathèque, comme lieu de lecture et d’étude, attire aussi des publics qui ne sont pas ciblés par la production des archives. Les enfants-danseurs de la bibliothèque Vincent-Warren et les habitants de Pantin sont des publics inattendus, qui doivent être pensés, observés et attendus, parce que ce qu’ils peuvent apporter à l’exploitation des traces n’est pas prévisible.

En parallèle, l’édification d’institutions nationales, qui s’intéressent à la construction et à la diffusion d’un patrimoine, rend évident que les archives sont aussi constituées par des enjeux politiques, et surtout par des pouvoirs de dire. Des actions de transmission et de diffusion sont possibles si on peut se donner des moyens, et attirer une reconnaissance. Des archives exploitées au Centre national de la danse auront certes un plus ample retentissement que des archives présentées par un chorégraphe dans une petite compagnie de danse de province, sans l’aide d’aucun centre d’archives. Mais les personnes à qui le projet archivistique donne la parole en dit aussi beaucoup sur ce projet : si on regarde la liste des archives conservées au Centre national de la danse, on verra que les fonds conservés sont ceux d’artistes et de pédagogues. Cela pourrait sembler évident, mais cela compose aussi un patrimoine basé sur une hiérarchisation des mémoires avec au premier plan celles des artistes, et non pas celles des équipes techniques ou administratives, par exemple. Le pouvoir de dire est au coeur de chaque production d’un document. Le fait même de produire un document donne une valeur à une action et à l’intention de son producteur. Le fait même de produire des archives d’artistes au sein d’un centre d’archives montre la construction d’une structure hiérarchique dans la production d’un spectacle, qui n’a rien à voir avec le fait de garder la trace de qui crée, mais avec le fait de quels choix ont été faits, d’un point de vue culturel, pour transmettre un tri de traces et d’histoires aux générations futures[17].

Pour conclure, l’échange créatif qui s’instaure entre la création chorégraphique et la production d’archives souligne aussi l’importance du facteur humain dans la gestion des documents. La réactivation de traces par de nouveaux danseurs influence la manière de traiter des documents pour qu’ils restent disponibles à une nouvelle utilisation. Les documents sont traités par des personnes dans tous les centres de gestion de documents et d’archives. Le document est entouré par des corps. Le facteur humain est toujours présent à chaque instant, et singularise la manière d’agir de chaque professionnel. L’échange entre un corps et un document possède toujours une marge d’imprévisibilité. Prendre conscience de cette marge, spécifique au facteur humain, fait prendre conscience de la dose créative de cette imprévisibilité et du fait que les documents ne peuvent pas être traités par eux-mêmes, mais toujours dans une ouverture à de nouveaux utilisateurs qui réactivent leur valeur.