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Lorsque j’ai commencé à faire de la recherche dans le Nord du Yucatan au début des années 1970, les plantations de henequen (aussi connu sous le nom de sisal) s’étendaient à perte de vue. Aujourd’hui, il ne reste de ces anciennes plantations que quelques rares vestiges ici et là, à tel point que le Yucatan doit importer de la fibre du Brésil pour alimenter ses usines cordelières. Le déclin final du henequen au Nord du Yucatan remonte à 1984, date du coup d’envoi des politiques de diversification agricole. Peu à peu, on a récolté les dernières feuilles et on a laissé la végétation reprendre le dessus. Certes, il reste encore quelques plantations, mais comme le disait la légende d’une photo parue dans le Diario de Yucatán (un quotidien local) le 18 août 1999 : « En raison du bas prix de la fibre de henequen, qui stagne depuis une année, les paysans vont vraisemblablement semer une surface moindre que l’an dernier. Selon les petits propriétaires de Motul [petite ville non loin de Mérida, la capitale de l’État], le henequen leur rapporte à peine de quoi se mettre sous la dent ».

Pendant des années, aucune autre source d’emploi n’est venue combler le vide laissé par la fin des plantations. Il est vrai qu’il s’agissait en quelque sorte d’une « mort annoncée » et les jeunes ne l’avaient pas attendue pour partir travailler à Mérida ou à Cancun comme maçons ou comme manoeuvres (Dufresne 1999). Pour les gens qui sont restés derrière, en général les plus âgés, les politiques de diversification agricole se sont concrétisées par l’instauration de projets générateurs de revenus. Les femmes paysannes, épouses, filles ou mères d’éjidatarios, furent les premières visées par ces projets qui purent s’appuyer sur les unités agricoles et industrielles pour les femmes, les UAIM, qui faisaient partie intégrante de la loi de la réforme agraire de 1971. C’est par centaines que les UAIM se sont multipliées entre les années 1980 et 1990, n’étant supplantées en nombre que dernièrement quand ont proliféré des regroupements de toutes sortes, à la fois pour les hommes et pour les femmes, comme les Sociedades de Solidaridad Social et les Sociedades de Producción Rural, pour ne nommer que celles-là.

Et peu à peu, au milieu des années 1990, le paysage du Nord du Yucatan s’est mis à changer. On a tracé des autoroutes vers la campagne et des voies de contournement des villages, des parcs industriels ont commencé à essaimer autour des petites villes et des gros villages de la zone rurale — là où auparavant se déployaient les plantations d’or vert —, on a construit des maquiladoras (usines transnationales d’assemblage), et les employeurs ont commencé à recruter des jeunes hommes et des jeunes femmes « qui ont très envie de travailler » (dépliant de publicité de la maquiladora Monty à Motul, s. d.).

J’ai déjà montré ailleurs que les changements que subissent actuellement les populations du Nord du Yucatan avec le déploiement des maquiladoras tiennent d’un processus plus large de restructuration économique (Labrecque 1998). Dans le présent article, je voudrais montrer que cette restructuration, qui, sur un plan global, relève de la mondialisation (Labrecque 2000), s’appuie localement sur des différences historiquement construites de genre, d’ethnicité et de génération. L’approche sur laquelle je me base est celle de l’économie politique en anthropologie (Roseberry 1988) qui situe le « sujet anthropologique », et particulièrement le « sujet anthropologique genré », à l’intersection de l’histoire locale et de l’histoire globale. Dans le cas examiné ici, une telle approche signifie que pour chacun des vecteurs retenus, soit le genre, l’ethnicité et la génération, je m’efforcerai d’en cerner quelques dimensions autant sur le plan de la globalité, des déterminismes et de la structure que sur celui du local, de l’arbitraire et de ce que j’appelle l’agencéité (agency).

Les maquiladoras au Yucatan : la mondialisation sur le plan local

Pour tout le Mexique, l’année 1994 a marqué un tournant majeur : l’entrée en vigueur de l’ALÉNA est venue modifier considérablement la position de ce pays sur l’échiquier international. En effet, cet accord constitue l’une des dimensions transnationales de la mondialisation en ce sens qu’il permet plus que jamais de transcender le temps et l’espace en facilitant la relocalisation des opérations des entreprises capitalistes. C’est ce qu’on appelle la « déterritorialisation » (Kearney 1995 : 553). C’est notamment à la faveur de l’ALÉNA que les maquiladoras se sont plus que jamais déployées au Mexique, puisque depuis l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, leur nombre a augmenté de 76 %. Or, entre 1994 et 1996, plus de la moitié des nouvelles maquiladoras se sont installées en dehors de la zone frontalière, particulièrement dans les États du Yucatan, Jalisco et Guanajuato (Certeza Económica 1999 : 53). Alors que l’emploi continue tout de même de croître à la frontière (entre 1988 et 1997, son augmentation aurait été de 100 %), la croissance de l’emploi dans les maquiladoras à l’intérieur de la République a été beaucoup plus spectaculaire, soit de 500 % pour la même période (CEPAL 1997 : 32). D’ailleurs, la proportion des maquiladoras de la frontière par rapport au reste du pays diminue depuis 1995. Ainsi, en 1998, elle n’était plus que de 60 % alors qu’elle était de 66 % en 1995 (Certeza Económica 1999 : 54).

C’est précisément en 1995 que les premières maquiladoras commencent à se multiplier dans la campagne yucatèque, notamment à Motul. Deux maquiladoras se sont d’abord installées et, en septembre 1999, on comptait déjà 42 maquiladoras dans des localités de la région, soit le tiers du nombre total (129 en tout) dans tout l’État. Seulement 7 des maquiladoras situées en dehors de la capitale oeuvraient dans des secteurs se consacraient à d’autres que l’industrie de la confection. Désormais, à l’entrée de villages comme Motul bien sûr, mais aussi Acanceh, Tecoh, Tixkokob et bientôt Dzemul et Hunucma, pour ne nommer que ceux-là, les barrejones (les longues tiges produites par les plants à la fin de leur vie) ont été remplacés par des usines de dimension variable et dont la plupart, avec leurs grilles et leur poste de surveillance, rappellent l’univers carcéral.

En effet, au-delà de sa définition pragmatique comme usine transnationale d’assemblage, qu’est-ce qu’une maquiladora sinon une manifestation globale de la mondialisation pourvue d’assises locales ? C’est d’autant plus le cas lorsque la maquiladora, au lieu de s’installer dans un endroit comme la frontière entre le Mexique et les États-Unis vers laquelle les travailleurs de l’intérieur de la République ont dû converger, s’installe dans des localités comme celles du Nord du Yucatan. La plupart de ces localités ont des histoires millénaires et leurs populations sont, du moins sur certains plans, particulièrement homogènes.

L’installation des maquiladoras au Yucatan n’est pas qu’un phénomène économique. C’est un projet politique et social qui a pris forme dans les années 1980. Déjà à cette époque, se dessinaient les deux branches du projet de développement que l’État avait prévu pour le Yucatan. Dès 1987, Brannon et Baklanoff affirmaient que, depuis 1984, plusieurs facteurs convergeaient pour faire du Yucatan l’« autre frontière des maquiladoras » (Brannon et Baklanoff 1987 : 181). L’installation de la première maquiladora au Yucatan, plus précisément à Mérida dans le parc industriel aménagé à cet effet, date d’ailleurs de 1985 (Pourdanay 1988 ; Labrecque 1991). Il a néanmoins fallu attendre l’entrée en vigueur de l’ALÉNA pour que, d’une part, les maquiladoras affluent au Yucatan et que, d’autre part, elles se déploient à la campagne. Le Plan de Développement de l’État du Yucatan 1995-2000 (Gobierno de Yucatán 1996) est explicite sur ce point et c’est la SEDEINCO[2] qui est chargée de la promotion du développement industriel. D’après le directeur du développement industriel de ce ministère, l’idée d’aller vers les communautés rurales est une stratégie explicite pour maintenir les gens à la campagne et éviter qu’ils aillent à Mérida pour se retrouver chômeurs sans aucun recours (Directeur du développement industriel, SEDEINCO, entrevue du 10 août 1999). On peut néanmoins lire cette stratégie autrement : comme une façon de maintenir la force de travail dans des conditions optimales de contrôle. Un coup d’oeil sur la construction des genres au Yucatan, étroitement liée à la division sexuelle du travail, contribuera à cette lecture.

La construction des genres dans l’histoire

Comme on l’a vu plus haut, la majorité des maquiladoras qui s’installent à la campagne se spécialisent dans le domaine de la confection. Ce n’est pas un hasard. Des chercheurs comme Brannon et Baklanoff ont remarqué que la riche tradition artisanale qui date d’avant la conquête a favorisé l’épanouissement d’une petite industrie traditionnelle à domicile qui a en quelque sorte déterminé le mode de vie des yucatèques. Toujours selon ces chercheurs, ces industries artisanales mobilisaient l’entrepreneurship rural un peu partout dans l’État, dans les villages et les petites villes. Le travail de broderie, principalement effectué par les femmes, était inclus dans ce que ces chercheurs considéraient comme de petites industries artisanales ; ils remarquaient également que ce travail s’était grandement diversifié et que, outre les huipils (robe blanche brodée portée par les femmes indigènes), il incluait les guayaberas (chemises pour homme), les blouses, les nappes et bien d’autres produits. Avec la fabrication des hamacs, la broderie constituait alors la plus importante des industries artisanales au Yucatan (Brannon et Baklanoff 1987 : 171-172). Bien que l’existence de l’entrepreneurship rural ne fasse pas de doute, une auteure comme Littlefield a tout de même montré qu’une grande partie du travail des femmes dans le domaine de la broderie, de la couture ou de la fabrication des hamacs se faisait sur le modèle du putting out system, que la rémunération de la main-d’oeuvre était minime et que la population de la campagne était, dans ces circonstances, liée dans une position de subordination aux entrepreneurs de la ville (Littlefield 1979 ; Breton et Labrecque 1981).

D’autres auteures ont aussi signalé le fait que les femmes se sont depuis toujours investies dans le tissage, la couture, la broderie (García et Castilla 1980). Comme on se le rappellera, le Yucatan était particulièrement dépourvu de ces richesses naturelles qui, habituellement, excitaient la convoitise des conquérants (comme les mines), à tel point que, découverte en 1517 par les Espagnols, la péninsule est abandonnée en 1535 lorsque leur parviennent les nouvelles des richesses illimitées découvertes par Pizarro au Pérou. Les nouvelles tentatives de conquête de la péninsule se feront à partir de 1537 pour être, de leur point de vue, couronnées de succès en 1544 (Quezada 1997 : 67, 70, 85).

Les Espagnols ont vite constaté qu’il existait une longue tradition de confection de tissu de coton sur laquelle ils pouvaient s’appuyer. Dès les premières années de la colonie, ils ont tiré profit du travail des femmes dans le domaine du tissage et de la confection. Ainsi, en 1549, les Mayas ont confectionné 57 664 mantas (tissu de coton) fournis aux encomenderos[3] comme tribut (Quezada 1997 : 189, d’après Francisco del Paso y Troncoso). Ce tribut était très convoité, car, avec la collecte de la cire d’abeille effectuée par les hommes, il constituait la monnaie d’échange pour des biens de l’extérieur comme le vin, le blé, et d’autres tissus qui n’étaient pas produits au Yucatan. En fait, le tribut, en particulier le tribut en tissu de coton, a constitué un enjeu important tout au long de la colonie. Et derrière ce tribut, l’enjeu était le contrôle du travail des femmes. Apparemment il n’y avait pas de limites à la convoitise des encomenderos et ce, malgré l’intervention de la Couronne pour modérer les excès (Quezada 1997 : 193). Les encomenderos exerçaient des pressions sur les caciques (chefs indigènes) qui, malgré leurs tentatives de résistance, les reportaient à leur tour sur les femmes de la localité. L’Église également, à travers les Franciscains, exigeait des « charités » (limosnas) en tissu de coton.

L’avidité des encomenderos se traduisait par des mesures coercitives de toutes sortes, mais la plus significative pour la suite de l’histoire, me semble-t-il, est spécifique aux femmes. Il s’agit de celle qui a consisté à obliger les femmes à travailler ensemble dans la kamulka, une maison spécialement construite à cette fin, pour tisser les mantas. Il semble que ces ateliers se soient généralisés au cours des années 1560-1570 dans tous les villages du Yucatan et qu’ils aient fonctionné jusqu’au milieu du XVIIIe siècle (Quezada 1997 : 196). Quezada cite même un commentaire selon lequel, avec l’apparition de la kamulka, les femmes ont été soumises à un horaire de travail qui allait du matin jusqu’au soir, après la cloche des vêpres (Quezada 1997 : 209, note 14, d’après O’Gorman). Ainsi, contrairement aux hommes qui restaient les maîtres de la force de travail à déployer pour l’obtention des produits destinés au tribut, que ce fût la cire d’abeille ou le maïs, les femmes voyaient leur force de travail contrôlée directement par le conquérant dans le cadre de cette kamulka et ce, dès les premières décennies de la colonie.

Il y a donc une continuité entre l’organisation sexuelle hiérarchique de la société maya avant et après la Conquête. On pourra même parler de pérennité puisque cette organisation sera socialement reproduite dans les siècles suivants[4]. Dans ce contexte, cette durabilité constitue l’expression même du patriarcat, ce qui ne l’empêchera nullement d’adopter des formes diverses à la faveur des changements économiques (voir Gordon 1996 : 16-17).

On peut donc dire que la colonisation a largement profité de la division sociale et technique du travail chez les Indiens mayas au temps de la conquête, division qu’elle a sans doute contribué à renforcer en confinant les femmes de façon autoritaire au travail de tissage en atelier. En ce sens, il faut reconnaître que la colonisation a été un processus genré qui s’est appuyé sur le système patriarcal propre à la société maya et dans lequel les femmes, même adultes, de l’entité géographique et sociopolitique de base, le cah, étaient traitées en « filles du cah » (Restall 1997 : 124). C’est probablement le même type de relations patriarcales (qui sont faites de domination mais aussi de l’obligation de protéger — voir Ehrenreich 1995) qui avaient porté les caciques à protester contre les demandes des encomenderos pour des tissus plus larges en affirmant que les femmes n’avaient pas les bras assez longs pour tisser des tissus de cette dimension (Quezada 1997 : 194 ; voir également Restall 1995 : 584-589).

Mais plus encore, ce processus de colonisation genrée déterminera pour une large part le type de développement historique que connaîtra le nord de la péninsule. Encore aujourd’hui et plus que jamais, la cérémonie du hetzmek, faite de rituels qui président à la construction des genres, est pertinente alors qu’on offre du fil et des aiguilles à la petite fille — au petit garçon, on remet une machette et des outils en rapport avec la terre. Des chercheuses, comme Alejandra García et Beatriz Castilla (1980), ont montré qu’il y a une continuité entre l’embrigadement des femmes dans le tissage du coton lors de la colonie et leur insertion dans l’industrie artisanale de la broderie et de la couture à l’époque contemporaine. Ce n’est sans doute d’ailleurs pas un hasard que les premières maquiladoras de confection qui s’installèrent hors des parcs industriels de Mérida l’aient fait à Motul où Lortie (1999) et Peña Saint-Martin et Gamboa Cetina (1991) ont étudié la concentration et le fonctionnement des petites et des moyennes entreprises de couture qui saturent cette ville. Plusieurs femmes, aujourd’hui travailleuses dans les maquiladoras de Motul, affirment d’ailleurs n’avoir pas eu besoin de période de formation puisqu’elles avaient cousu toute leur vie (Lortie 1999).

On peut certes voir une continuité historique entre le fait que les femmes, du plus loin qu’on puisse le vérifier, ont manié le fil, l’aiguille et le métier à tisser, et le fait que la majorité des maquiladoras installées à la campagne sont du secteur de la confection. Mais alors qu’en 1996 au Yucatan, au début de l’expansion des maquiladoras à la campagne, 68 % de leur main-d’oeuvre était féminine, elle n’était plus que de 58 % en 1999 (INEGI 1996, 1999). Ainsi, les hommes investissent aujourd’hui systématiquement les maquiladoras de confection, évinçant littéralement les femmes qui y travaillaient jusqu’ici. De quelle continuité historique parle-t-on au juste ? Puisque l’intégration des hommes dans les maquiladoras signifie la plupart du temps leur désengagement de l’agriculture, de quelle continuité s’agit-il ? Quel est le rapport entre la construction symbolique des genres qui, dans le cas du petit garçon, le destine à l’agriculture, et le travail qu’il sera appelé à accomplir une fois adulte ? On peut donc envisager que d’autres processus viennent se combiner à ceux de la construction des genres. Ce sont des processus identitaires liés à l’ethnicité.

Processus identitaires, ethnicité et mondialisation

Dans les lignes qui suivent, je m’interroge sur la continuité historique entre l’exploitation de la spécificité ethnique de la population à l’époque coloniale et à l’époque contemporaine. Autant le processus de mondialisation s’appuie sur le genre, par exemple, autant il s’appuie sur d’autres caractéristiques qui ont été ou qui sont des instances de subordination. Dans un article sur Internet pour un organisme d’affaires appelé « Mexico Connect Business », un certain professeur Gus Gordon écrit ceci dans un article intitulé Mexico’s Yucatan – World Class Labor at $3.00 per Day :

Le tissu social du Yucatan est un fascinant mélange de cultures maya et européenne qui se traduit par une forte éthique du travail. Cette éthique, combinée avec l’intelligence et un taux élevé d’alphabétisation, avec comme toile de fond une chaude et pénétrante personnalité, résulte en un environnement dans lequel plaisir et productivité peuvent coexister comme c’était le cas dans ce pays au cours des années 1950.

Mexico Connect, 2000

La « culture » maya est ainsi présente dans la publicité, mais quelles que soient les qualités des individus en faisant partie, leur force de travail ne vaut toujours bien que 3 $ par jour. Or, il n’y a pas que les milieux d’affaires qui tentent de promouvoir les qualités particulières des Yucatèques. Ces « qualités » font partie des avantages comparatifs vantés par le gouvernement du Yucatan. Toutes les occasions sont bonnes pour le réaffirmer. En effet, sur une carte de l’État préparée par le Département de développement industriel du Yucatan, et intitulée : « Yucatan, Mexique, La nouvelle frontière pour les affaires », on répond, à l’endos de la carte, à la question « Pourquoi le Yucatan ? » avec les arguments suivants :

  • des coûts de production plus bas ;

  • pas d’embouteillage ;

  • une meilleure place pour vivre et travailler ;

  • paix sociale et laborieuse ;

  • moins de pression sur les infrastructures ;

  • accès facile aux marchés globaux ;

  • pollution industrielle minimale ;

  • appui significatif du gouvernement et du secteur privé ;

  • un environnement d’affaires sain et prospère.

De plus, sous le titre, « Une population productive », on affirme :

Des caractéristiques culturelles particulières donnent aux travailleurs yucatèques des avantages spécifiques sur ceux des autres régions industrialisées. L’esprit d’initiative et l’imagination de nos travailleurs sont valorisés, tout comme le sont leur patience et leur dévouement. L’indigène yucatèque excelle à l’artisanat traditionnel. Dextérité manuelle. Le sens du détail. De la patience pour se concentrer sur les parties du tout. Ce sont là des qualités qui leur permettent de bien maîtriser des processus de production compliqués.

(À l’endos de la carte)

Il y a donc des liens entre la façon dont le processus de mondialisation se déploie au Yucatan et la discrimination ethnique.

Une des instances de cette discrimination réside dans l’existence jusqu’à nos jours de catégories sociales dont la constitution remonte à la colonie. Dès cette époque en effet, certains métiers correspondaient à différentes catégories ethniques. Ainsi, les métis qui, à cette époque, étaient le résultat de l’union entre Blancs et Indiens, pouvaient être soldats (mais jamais officiers), petits commerçants, artisans, domestiques, contremaîtres locaux (mayoral) et cowboys (vaqueros). Ils servaient d’intermédiaires (brokers) entre les Indiens et les Blancs (Hervik 1999 : 38). Durant la colonie, les critères raciaux pour distinguer les Blancs, les Métis et les Indiens se consolident alors que la société yucatèque, avec à sa tête l’Église catholique, établit des critères sociaux et culturels comme le vêtement, le nom, l’implication dans le gouvernement local, l’occupation et des règles sociales strictes (Hervik 1999 : 39). Comme Peter Hervik le dit : « La langue, les vêtements et les noms se substituaient à la peau et au sang comme marqueurs de l’identité » (1999 : 42). La distinction entre les Blancs, les Métis et les Indiens a continué de prévaloir et, à la fin de la période coloniale, on était en mesure d’estimer leur nombre respectif à 70 000, 55 000 et 375 000 (Hervik 1999 : 41).

La guerre des castes, qui a fait rage en 1847-1848 et dont les suites s’étirent jusqu’au début du XXe siècle, a eu un impact crucial sur la structure sociale et sur la catégorisation sociale des Mayas (Hervik 1999 : 43). C’est à partir de l’accord de paix de 1853 que les Indiens « pacifiés » et les Indiens des haciendas commencèrent à se désigner eux-mêmes comme mestizos (alors que les non-Mayas les désignaient comme des hidalgos) pour se distinguer des masewales, ces Indiens qui rendaient dévotion à la Croix parlante et qui militaient pour la continuation de la guerre. L’adoption du terme de mestizo par les Indiens est considérée par Hervik comme « un artifice linguistique qui a contribué à consolider leur dissociation des rebelles qui continuaient à résister » (Hervik 1999 : 44). Il semble que ce soit à partir de 1870 que se répandent deux catégories sociales significatives, mais pas nécessairement en opposition réciproque : les mestizos (les Indiens mayas) et les gentes de vestido qui désignaient toutes les personnes portant des vêtements occidentaux. Les mestizos qui s’habillent à l’occidentale sont désormais désignés comme catrines et non pas comme gentes de vestido, surtout s’ils continuent à vivre dans le village, alors que les gentes de vestido ne sont pas nécessairement étrangers à la culture des mestizos (Hervik 1999 : 49). Aujourd’hui, au Nord du Yucatan, les mestizos sont ceux qui parlent le maya, connaissent le travail de la milpa, de la production et de la transformation du maïs, de même que les cérémonies traditionnelles. En ce qui concerne les femmes, ce sont celles qui revêtent le huipil, le justán (jupon sous le huipil), le châle ; quant aux hommes mestizos, ils portent la sandale. Mais il est exact, comme le constate Hervik dans le cas de Oxkutzcab, situé un peu plus au sud, que l’usage de ce terme dans la région henequenera cède maintenant la place au terme yucateco, ou encore mexicano (Hervik 1999 : 53). À vrai dire, les yucatèques ne font pas la distinction radicale entre le Maya et le non-Maya, contrairement à la pratique dans les autres aires mayas mais, comme le précise Martin, cela ne leur épargne pas la discrimination sur une base ethnique (Martin 1998 : 569).

L’installation des maquiladoras au Yucatan n’aurait jamais pu s’effectuer sans le rôle actif de l’État qui, à première vue, est en train de brader la force de travail de sa population rurale. Le gouverneur actuel de l’État du Yucatan a fait de l’expansion des maquiladoras à la campagne un projet personnel. Il ne se passe pratiquement pas un jour sans que le gouverneur ne préside l’inauguration d’un projet dans l’un ou l’autre des villages. De plus, la publicité faite actuellement par le Gouvernement du Yucatan précise que les conditions sont idéales, que la main-d’oeuvre est bon marché et qu’il n’y a pas de syndicat. Ainsi, le site Internet du Parc industriel du Yucatan, présidé par Roberto Ponce, mentionne : « Force de travail abondante et compétitive. Le salaire minimum le plus bas au Mexique. Pas de syndicats. Se compare avantageusement avec le Nord et le centre du Mexique avec leurs problèmes de travail »[5]. Ces énoncés s’inscrivent en continuité avec la campagne de publicité entreprise au début des années 1990 sous le gouvernement intérimaire de la gouverneure Dulce Maria Sauri auprès des investisseurs de la côte Est des États-Unis. Sous le titre de « Yucatan, l’autre frontière », cette campagne a fait des remous. En effet, l’un des participants à cette campagne, l’entrepreneur yucatèque Adolfo Peniche Pérez, tenait les propos suivants dans diverses revues économiques : « Vous ne pouvez couper les coûts du travail de 300 % en 90 minutes ? Oui vous le pouvez : au Yucatan » (Gouëset 1997 : 27). Ce type de propos a réussi à inquiéter le candidat présidentiel américain, Ross Perot qui, en pleine campagne contre l’ALÉNA, a dénoncé la concurrence déloyale que la main-d’oeuvre yucatèque et ses coûts dérisoires constitueraient pour les ouvriers nord-américains (Villamil 1997 : 22-23).

Au Nord du Yucatan donc, nous avons affaire à une main-d’oeuvre largement dévalorisée. Pour qui douterait de l’efficacité de la discrimination ethnique sur le plan des salaires, il est intéressant de préciser que les travailleuses et les travailleurs des maquiladoras installées à la campagne gagnent en moyenne 300 pesos par semaine alors qu’on gagne 600 pesos dans celles de la frontière (au moment de la recherche, il fallait environ 6 pesos pour un dollar canadien). Or, les salaires dans les maquiladoras mexicaines auraient décru de 23 % ces dernières années et, de toutes façons, ils seraient parmi les plus bas au monde, plus bas que dans des pays plus pauvres comme au Salvador, au Honduras et en Équateur ou encore à Taiwan, Hong Kong et Singapour (Diario de Yucatán, 12 août 1999). Par contre, ils seraient plus élevés qu’en Chine, en Inde, au Sri Lanka, en Albanie, en Roumanie, à Tunis ou au Maroc, mais le Mexique aurait la préférence en raison de sa proximité avec les États-Unis et des facilités d’exportation en vertu de l’ALÉNA (Diario de Yucatán, 13 août 1999). Le Mexique présente d’ailleurs d’autres avantages comme la possibilité d’accumulation flexible (c’est-à-dire la possibilité de relations informelles et de sous-traitance en dehors des régulations de l’État — voir Ward et Pyle 1995), des prestations sociales minimales et l’absence presque absolue d’organisations syndicales. En effet, moins d’un cinquième de la force de travail dans les maquiladoras est organisée (Globe and Mail, 2 décembre 1999).

Toute cette dévalorisation n’aurait pas été possible sans l’intervention de l’État, et plus précisément sans l’intervention de l’État patriarcal et l’appui des gouvernements locaux qui, dans le cas du Yucatan, n’hésitent pas à inclure le déploiement des maquiladoras dans leurs plans quinquennaux de développement. À leur tour, les politiques publiques se sont appuyées sur des processus sociaux aux racines très profondes. Les avantages comparatifs si vantés du Yucatan pour les maquiladoras sont nettement de l’ordre de la configuration des rapports de genre et des rapports ethniques. Mais il est un facteur qui est peu soulevé par les chercheurs et qui constitue un autre pilier du développement local en contexte de mondialisation, celui des différences générationnelles qui, comme nous le verrons dans la section suivante, prend des allures de véritable fracture sociale.

La fracture générationnelle

Le contraste entre les générations semble constituer l’indice le plus révélateur du changement qui est en train de se produire dans ces villages du Nord du Yucatan (Baños Ramirez 1995). On n’a qu’à se tenir sur la place centrale des villages pour le constater, au moins sur le plan des vêtements. Certes, on aperçoit bien ici et là des couples revêtus des vêtements marqueurs de l’ethnicité. Cependant, on voit surtout des jeunes, garçons et filles, revêtus non pas de vêtements marqueurs d’identité ethnique, mais marqueurs d’une identité complètement délocalisée. Certes, il y a bien quelques indices qui montrent que nous sommes dans un village mexicain quand ce ne serait que la langue utilisée, mais, comme partout ailleurs, les jeunes gens et les jeunes filles ont tendance à se tenir en bande et à s’observer mutuellement. On n’a qu’à fermer les yeux sur cette place centrale pour se retrouver dans n’importe quel coin du village global : les mêmes espadrilles, les mêmes T-shirts porteurs de publicité pour de grandes marques internationales, les mêmes jeans, les mêmes coiffures, quelques punks, quelques preppies et, partout, les mêmes griffes, le même maquillage, les mêmes coiffures et la même musique qu’ailleurs. Il est difficile d’imaginer que ces jeunes rentreront dans leur chaumière ovale, embrasseront une maman somnolente revêtue du huipil et dormiront dans un hamac qu’ils ont peut-être tissé eux-mêmes. Et quelle que soit l’heure à laquelle ils se seront couchés, ces jeunes gens âgés de 16 à 30 ans devront se lever à l’aube, enfourcher leur bicyclette ou louer un triporteur pour se rendre à la maquiladora.

Dans les maquiladoras d’exportation en effet, l’âge limite pour travailler semble être d’une trentaine d’années. C’est du moins ce que dit la publicité de Monty à Motul : « Pour entrer, c’est bien facile : il faut savoir lire ou écrire, avoir terminé son secondaire ou son primaire, avoir entre 16 et 30 ans de préférence, et surtout, avoir très envie de travailler » (dépliant de Monty, s. d.). On peut donc penser que l’intégration au travail industriel des jeunes de moins de 30 ans vient renforcer les tendances de fractures générationnelles qui se sont affirmées depuis les années 1980. C’est à cette époque en effet qu’on a connu une intensification de l’émigration vers les villes et une insertion de plus en plus grande des jeunes gens dans des activités rémunérées, que ce fût dans le village même ou dans la ville (Baños Ramirez 1995 : 195). Les femmes et les jeunes filles, particulièrement, se sont mises à faire la navette entre le village et la ville où elles travaillaient comme domestiques, lavandières, gardiennes d’enfant. Au village, elles ont travaillé au potager familial, ont fait de la couture à domicile, ont tissé des hamacs, ou encore ont participé à des projets de diversification de la production promus par l’État. Depuis une quinzaine d’années, on a vu une diversification sensible des activités de production à la campagne, particulièrement celles des femmes, de sorte qu’elles sont souvent arrivées à gagner davantage d’argent que leur père ou leur mari.

Les maquiladoras qui s’installent en milieu rural viennent donc freiner l’émigration des jeunes vers les villes. Mais en même temps, elles soulignent encore davantage la fracture générationnelle qui s’est dessinée depuis les années 1980 entre les personnes qui s’adonnent aux activités agricoles et celles qui ne s’y adonnent plus. Une des personnes que j’ai interviewées sur les changements liés aux maquiladoras a souligné que « les jeunes ne veulent plus travailler dans le henequen, ils préfèrent travailler dans les maquiladoras où il y a l’air climatisé » (informateur de la SEDEINCO, 10 août 1999). Un autre fonctionnaire de la SEDESOL[6] affirme : « On fait beaucoup de tort aux Mayas. Ils ont un sentiment d’échec, d’inutilité ; c’est le père de famille lui-même qui envoie ses enfants à la ville » (informateur de la SEDESOL, 23 août 1999). Un autre ajoute : « L’attachement à la terre, c’est désormais seulement pour les hommes plus âgés. Les jeunes veulent s’en aller en ville, aller aux États-Unis, travailler dans la maquiladora, profiter de la technologie. Ils ne veulent plus cultiver le henequen. L’attachement à la terre s’est perdu » (informateur de la SRA[7], 24 août 1999). Quant aux femmes de la même cohorte d’âge, elles regarderaient de haut le travail de domestique en ville, en raison de la disponibilité des emplois dans les maquiladoras « qui représentent une option que les femmes de la zone rurale n’avaient pas auparavant et qui leur permet d’obtenir un meilleur salaire, avec l’avantage qu’elles n’ont pas à dépenser en frais de transport et qu’elles restent près de leur famille » (Diario de Yucatán, 16 août 1999). À Mérida, on se plaint donc de la rareté des domestiques et du fait que, même lorsqu’on va les recruter sur place dans les villages comme cela s’est toujours fait, plus personne n’est disponible.

L’émigration tend donc à diminuer, mais les tendances de fracture générationnelle continuent de s’amplifier, du moins du côté des hommes, aux dépens de l’agriculture. Désormais, cette activité est associée aux hommes âgés. Il est probable également que la fracture générationnelle vienne se superposer à une fracture identitaire et ethnique, associant tout ce qui est maya aux gens âgés et tout ce qui est moderne, yucatèque, et même mexicain, aux gens plus jeunes. On peut dire que les modèles qui régissent les rapports entre les générations connaissent un changement accéléré.

En engageant des jeunes et en évinçant de facto les personnes plus âgées, les maquiladoras discriminent les travailleurs sur la base de l’âge et renforcent les fractures générationnelles déjà existantes. Les jeunes acquièrent un pouvoir économique non négligeable grâce à leur travail dans les maquiladoras et sont susceptibles de remettre en question l’autorité de leurs parents. En quelque sorte, nous serions devant un cas de contradiction entre le développement du capitalisme et le patriarcat, mais il faut se rappeler que les emplois dans les maquiladoras sont précaires et qu’il n’y a pas d’autres activités pour les jeunes au village. Dans ce contexte, on peut donc se demander si les nombreux programmes de développement destinés aux paysans, en s’adressant aux hommes et aux femmes plus âgés, n’ont pas d’abord et avant tout pour fonction, d’une part, de minimiser la perte d’autorité que représentent pour le pater familias paysan son impossibilité d’être engagé dans les maquiladoras (parce que trop âgé) et la désuétude dans laquelle sont tombées les activités agricoles et, d’autre part, de préserver les modalités de reproduction sociale et économique de la maisonnée. C’est là en effet que pourront se replier les jeunes en cas de pépin, les filles en attendant de se marier et les garçons en attendant d’émigrer à nouveau.

Conclusion : pour une hiérarchisation des facteurs

On a vu qu’un ensemble de facteurs comme le genre, l’ethnicité et les générations aux racines historiques très profondes servent d’appui au processus de mondialisation pour lui donner une configuration spécifique, propre au Yucatan. Cependant, tous ces facteurs ne pèsent pas aussi lourd les uns que les autres. Pour conclure, il importe de s’attarder sur la prégnance, justement, des rapports de genre dans le processus de restructuration tel qu’on le connaît au Yucatan. Si on prend par exemple le patriarcat d’État comme manifestation de la nature genrée de la restructuration sur un plan global, on constate qu’il continue de s’appuyer sur le plan local et personnel sur l’autorité des hommes qui contrôlent étroitement les activités des femmes, surtout lorsque celles-ci nécessitent des déplacements à l’extérieur de la maisonnée.

Une série d’histoires de vie recueillies auprès de femmes de tous âges, il y a une dizaine d’années, montre que ce contrôle tend à s’intensifier lorsque les hommes perdent progressivement les assises matérielles de leur autorité (Labrecque 1994). Tout comme l’ont également constaté d’autres chercheuses (Woodrick 1995), les femmes ont bien intériorisé une socialisation à la peur qui, jusqu’ici, du moins, les incite à la prudence et à la réserve lorsqu’il s’agit d’entrer en relation avec les hommes, même avec leurs fils adultes. Il est plausible que ce soit « volontairement » que les femmes renoncent à leur emploi dans les maquiladoras pour tenter de correspondre davantage aux attentes à leur égard ; cela expliquerait la diminution spectaculaire des taux d’intégration des femmes dans les maquiladoras du Yucatan en trois années seulement. Ainsi, sur la base de ses entrevues auprès des superviseurs de la maquiladora Monty à Motul, Lortie (1999) affirme que même si les femmes ont les compétences requises par la maquiladora, leur force de travail est aussi sollicitée par les tâches domestiques. Il n’est donc pas exclu que les rapports sociaux sur le plan des maisonnées et des communautés contribuent à rendre la force de travail des femmes finalement moins disponible que celle des jeunes hommes qui, étant donné l’absence d’autres voies, se résignent à s’engager dans un secteur comme la couture, même s’il est traditionnellement associé aux femmes (Lortie 1999 : 120).

On peut par ailleurs se demander si le fait que les femmes soient peu à peu évincées du travail des maquiladoras n’illustre pas une tendance qui a été observée ailleurs, à savoir qu’un processus de désindustrialisation accompagne la libéralisation de l’économie et se concrétise par la sous-traitance et le putting-out system (Dewan 1999 : 428). C’est ce que d’autres ont appelé la « flexibilisation du travail » (Ward et Pyle 1995). Justement, au Yucatan, point actuellement à l’horizon une tendance à la sous-traitance, comme l’annonçait la presse locale : « Les « sous-maquiladoras », des entreprises qui prennent de la vigueur dans l’État » (Diario de Yucatán, 2 août 1999). On peut penser que cette tendance pourrait aussi inclure le travail à domicile. Comme les femmes sont apparemment en train d’y retourner, elles seraient prêtes à s’y adonner.

Dans ce contexte, on peut se demander si les femmes auront gagné quelque chose sur le plan de l’égalité avec leur passage, même bref, dans l’industrie. Ce sera certes le cas pour certaines d’entre elles, mais sur un plan plus général, il semble que la dynamique de la mondialisation exacerbe la domination des hommes sur les femmes. Ainsi, dernièrement, on a pu lire des articles de journaux dénonçant le fait que des femmes travaillent dans les bars, secteur qui a été jusqu’ici réservé aux hommes. L’insinuation était qu’elles se prostituaient et il ne fait aucun doute que ce sous-entendu risque de s’étendre aux jeunes femmes qui travaillent dans les maquiladoras. Elle n’est en tous cas pas étrangère à l’espèce de backlash qu’on commence déjà à observer à la campagne quant à la main-d’oeuvre des jeunes femmes. Elles font aussi face aux réticences propres à une société caractérisée par la domination masculine quant à l’intégration au marché du travail salarié, surtout lorsqu’elles sont mariées. De plus, le conservatisme ambiant de la société tend à surgir à nouveau alors que les femmes sortent davantage et ont un comportement plus libre. Ainsi, dans un article de journal paru en 1996 à Mérida (donc, dès le début de l’expansion des maquiladoras à la campagne), on rapportait une étude montrant que le travail des femmes rurales les menait à négliger leurs enfants. Le titre de l’article est révélateur : « La famille paie un prix élevé pour l’intégration des femmes à la force de travail » (Diario de Yucatán, 18 août 1996). On peut voir ce type de remarque comme l’expression de la crainte des hommes devant la possibilité de perdre le contrôle sur les femmes et de leur tentative de restreindre leur emploi (Gordon 1996 : 18). Cela tend à confirmer les interprétations féministes selon lesquelles le patriarcat continue de considérer que le rôle premier des femmes est de porter et d’élever les enfants (Gordon 1996 : 17). C’est dans ce sens que l’on peut dire que le corps et la sexualité deviennent des sites de répression et de résistance (Ong et Peletz 1995 ; Ong 1991).

La « remasculinisation » de la main-d’oeuvre des maquiladoras, tendance d’ailleurs observée sur le plan mondial (Sklair 1995), ne signifie pas qu’on soit nécessairement à la recherche de travailleurs plus forts physiquement (quoique, contrairement à ce qu’on pense en général, il faut une certaine force physique pour la couture industrielle). On recherche de jeunes travailleurs qui soient prêts à travailler pour de faibles salaires, d’autant plus faibles qu’ils étaient, il y a peu de temps encore, destinés majoritairement aux femmes. On peut présumer que ces jeunes hommes sont dociles et inexpérimentés. La féminisation préalable du travail, combinée à la discrimination ethnique ambiante, aura donc contribué à la dévalorisation de la force de travail des hommes. On voit bien que la discrimination basée sur le genre a des effets non seulement sur les femmes, mais aussi sur les hommes. En somme, un ensemble de facteurs complexes sont à l’oeuvre dans la mondialisation et le pivot central semble bien être le patriarcat et ses contradictions. C’est la raison pour laquelle le travail d’analyse qui reste à faire devrait, me semble-t-il, porter sur les facteurs qui favorisent la déconstruction du patriarcat et des rapports de genre, mais aussi sur les facteurs qui accompagnent leur reconstruction (Dewan 1999 : 429).