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La mondialisation est souvent décrite comme un phénomène principalement économique marqué par l’emprise de quelques firmes géantes, la délocalisation des activités productives, la domination des activités économiques par la toute-puissance d’un marché unique à l’échelle de la planète et par des stratégies financières qui règlent désormais le cours du monde. Certes, ce processus s’inscrit dans une histoire longue et l’on n’a pas tort de souligner que les phénomènes d’interdépendance économique entre divers points du globe ont existé bien avant qu’il soit question de mondialisation, comme en témoigne l’élaboration par Fernand Braudel de la catégorie d’économie-monde (1979). Cependant, nul doute qu’aujourd’hui on se trouve devant une conjoncture originale en ce qu’elle combine des réalités économiques caractérisées par l’extraordinaire concentration du pouvoir économique et financier et un contexte politique marqué par la fin de l’affrontement de deux systèmes et de la division Est-Ouest qui a régi la planète depuis la dernière Guerre mondiale (voir Balibar 2000 : 163-181). Si l’on ajoute l’extraordinaire mutation des systèmes d’information et la manière dont s’est mise en place cette gigantesque « toile » qui génère une multiplicité d’interdépendances entre les cultures, il est clair que le début du XXIe siècle offre à l’anthropologue un spectacle pour le moins saisissant. Certains sont pris de vertige, au point de se demander s’il y a encore des « terrains » auxquels arrimer une discipline longtemps attachée à cette notion qui constitue en quelque sorte son point d’Archimède : les sociétés locales qui constituaient l’objet privilégié de l’anthropologie ne se trouvent-elles pas noyées dans le melting-pot de la globalisation (Gupta et Ferguson 1997)? D’autres considèrent à l’inverse que « le brassage des civilisations est une constante de l’histoire universelle », et que l’effet paradoxal de la globalisation consiste à provoquer un « durcissement » des identités collectives (Amselle 2000).

À vrai dire, il n’est pas dans notre intention de discuter ces deux thèses. C’est que notre propos ne se situe pas dans l’optique d’une discussion sur l’avenir de l’anthropologie. Si celle-ci est incapable de survivre en raison des transformations que connaissent les sociétés qui ont longtemps été son objet privilégié, cela prouverait simplement qu’elle n’a plus la puissance théorique requise et que d’autres modes d’intelligibilité ont pris le relais. Mais on peut se demander pourquoi l’anthropologie n’aurait pas les ressources analytiques suffisantes pour aborder en toute sérénité, et sans en nier la radicale nouveauté, une conjoncture qui amène toutes les autres disciplines connexes à repenser leurs orientations et produire de nouveaux concepts. Le débat qui s’est d’ores et déjà développé aux États-Unis à propos de la possibilité d’une approche « multi-sites », et non plus confinée à l’unicité d’un terrain, témoigne de la réactivité de la discipline. On peut soutenir avec Marcus (1998) la nécessité d’un aggiornamento méthodologique, en ce qui concerne la pratique de l’ethnographie et la production des textes. De même peut-on, en mettant l’accent avec Clifford (1997) sur les phénomènes de mobilité et sur l’aspect diasporique des cultures, repenser le paradigme de l’altérité qui a si fortement marqué la pensée anthropologique.

Notre point de vue ici se veut différent, et si l’on ose encore employer le mot, plus englobant. Ce qui fait problème, selon nous, dans la position des anthropologues qui développent de la manière la plus fine la thématique de la globalisation, et tentent d’en tirer toutes les conséquences, ce n’est pas qu’ils caricaturent la tradition ethnologique et prétendent lui substituer une théorie de la mobilité et de l’hybridation des cultures, mais cela a trait bien plutôt à l’orientation générale qui commande leurs analyses. Or, cette orientation n’est pas propre à l’anthropologie : elle se retrouve dans de nombreux écrits consacrés à la mondialisation. Nous pouvons la définir comme une forme de problématisation géo-culturelle de la conjoncture, dont nous exposerons l’intérêt et les limites en nous fondant essentiellement sur la démarche d’Arjun Appadurai, tout à fait exemplaire par le souci d’aller aussi loin que possible en partant d’une double critique qui met en cause d’une part les approches culturalistes classiques, d’autre part les théories dominantes concernant les rapports entre centre et périphérie.

L’intérêt de cette contribution est de mettre l’accent sur l’importance des migrations et des diasporas dans le contexte de la mondialisation, tout en privilégiant les oppositions entre global et local, territorialité et déterritorialisation : en bref, ce qui ressortit du spatial, du géo-politique. Mais, ce faisant, elle suscite d’autres questions concernant la nature de ces migrations, et des modes de régulation et de sujétion de ces mobilités qui rejoignent, à notre sens, toute une réflexion à propos de ces flux. Or, il se trouve que certains philosophes ont mis en oeuvre une conceptualité spécifique pour thématiser ces phénomènes de masse. On pense notamment à la perspective que nous qualifierons de bio-politique en nous référant aux réflexions de Michel Foucault et, plus récemment, de Giorgio Agamben sur ce thème. Nous voudrions montrer à quel point il est stimulant d’ouvrir l’anthropologie à cette orientation bio-politique, ce qui permet de donner tout son relief à une dimension trop méconnue de la mondialisation et de mieux appréhender ce qui est en jeu dans les processus en cours[1].

Une pensée géo-culturelle de la mondialisation?

En sous-titrant son ouvrage « dimensions culturelles de la globalisation », Appadurai attire l’attention du lecteur sur ce qui constitue sans doute l’apport le plus original de son entreprise. Celle-ci se développe sur deux fronts. D’un côté il s’agit de présenter une alternative pertinente à des modèles dont la portée explicative s’avère limitée, voire réductrice. De l’autre, on voit s’affirmer la nécessité de mettre en évidence les caractères de cette donne culturelle qui, selon l’auteur, est au coeur du processus et en fait l’originalité. Insistons sur l’enjeu : en déplaçant l’analyse de l’économique au culturel, il est bien évident qu’il y a matière à redonner une place centrale à l’approche anthropologique. Encore faut-il s’entendre sur ce qui est désigné par culture et sur l’interprétation même du concept de globalisation. La critique d’Appadurai vise principalement des énoncés qui relèvent du prêt-à-porter théorique. Il rejette ainsi une conception répandue qui définit ce phénomène de manière purement économiste : globalisation devient alors synonyme d’extension des processus d’accumulation à l’échelle planétaire, et l’on perd de vue la dimension politique et culturelle des mutations contemporaines. Faut-il alors interpréter celles-ci en référence aux théories néo-marxistes du développement axées sur l’opposition entre centre et périphérie? Là encore, il y a un décalage entre une orientation qui privilégie les structures et une réalité où prévaut la mobilité, la circulation. Ce qui caractérise l’univers contemporain, ce sont avant tout les flux qui l’animent. Les théories traditionnelles semblent avoir sous-estimé la prolifération « rhyzomique », selon l’expression de Deleuze et Guattari (1980), préférant les référents stables : territoires, organisations, institutions, État.

Ce qui est radicalement neuf, selon Appadurai, c’est le fait que la planète entière est traversée par des flux : finance, marchandise, information, population, en déplacements incessants. Cette situation implique un réaménagement du point de vue de l’observateur. Le simple usage de termes comme « mondialisation » ou « globalisation » est à lui seul équivoque. En effet le champ sémantique de ces expressions implique une prévalence de la dimension spatiale : global contre local, mondial contre national ou régional. Tout se passe comme si une fois signifiée la reconnaissance du changement d’échelle des processus productifs et l’extension planétaire du marché, tout devenait intelligible. Il suffirait de s’en tenir à une perspective géo-politique pour mettre en évidence la nouvelle donne du village planétaire. Ce qui fait problème dans cette conception, c’est que la mondialisation est ici conçue en termes d’englobement de territoires. On n’a pas affaire à un processus dynamique, mais à une sorte de réimbrication d’entités dont la constitution intrinsèque ne fait pas problème. Nations, centres urbains, zones périphériques, ne seraient en fait affectés que de l’extérieur par ce réaménagement global que connaît la planète. On pourrait donc le penser comme une réorganisation, déterminée par les nouvelles avancées technologiques et la reconfiguration des rapports de production, bref comme un nouveau palier atteint par la rationalité capitaliste. Ce type de raisonnement fait l’impasse sur un point essentiel : la manière dont est vécue et pensée la mondialisation par ceux qui la subissent. Tel est bien l’enjeu d’une enquête sur la « dimension culturelle » du phénomène. Sous leur apparence anodine, ces mots connotent un véritable renversement de perspective.

Appadurai fait marque d’une grande méfiance, lorqu’il se réfère à la notion de culture. Il prend ses distances par rapport aux traditions ethnographiques nord-américaines. Sa critique porte essentiellement sur la réification dont a fait l’objet le concept de culture dans un projet théorique qui hypostasiait les différences entre les sociétés. En fétichisant ainsi des « traits culturels » qui sont souvent autant de stéréotypes plaqués de l’extérieur, les anthropologues occidentaux tendaient à occulter l’historicité propre aux groupes qu’ils étudiaient. La dérive majeure qui menace cette approche est ce qu’Appadurai désigne comme le « primordialisme », tendance à indexer les représentations identitaires sur ce qui constituerait un fondement primitif et intangible : les liens du sang, l’ancrage au territoire, la langue. Cette réification, quand bien même elle prend l’apparence d’une investigation objective et scientifique, aboutit à isoler des groupes, à les considérer chacun pour soi, comme un empire dans un empire. Au point que certains d’entre eux finissent par être enfermés dans une représentation qui en fait d’irréductibles rétifs à toute modernité, voués à ramper à la traîne de l’histoire. Le danger de cette vision culturaliste des sociétés et de leur rapport entre elles, est de légitimer dans certains contextes la stigmatisation de populations considérées comme vouées à la violence, au terrorisme ethnique, car « culturellement » incapables d’accéder à la modernité. Le langage du primordialisme, s’il est souvent le fait des journalistes et des experts lorsqu’ils rendent compte des conflits dits « ethniques », qu’ils soient lointains (le Rwanda) ou proches (l’ex-Yougoslavie), n’est cependant pas étranger à des analyses qui se parent des oripeaux de la science.

En fait, la question qui est posée par le recours au concept de culture concerne au premier chef la détermination des identités dans un contexte toujours déjà territorialisé, aussi bien dans les représentations de groupes concernées que dans l’ethnographie à laquelle elles donnent matière. La tendance à figer les identités, à surligner les frontières est une conséquence du maniement simultané des concepts de culture et de territoire. Il ne s’agit pas de rejeter sans discernement toute forme d’usage du triangle magique culture-territoire-identité. La désubstantialisation du concept d’identité que l’on doit à Barth (1969) a permis d’en finir avec le primordialisme. Cette démarche est exemplaire, car elle montre que ce qui est premier est la production d’altérité à travers une utilisation parfois très sophistiquée d’éléments différentiels qui vont conduire à faire émerger des cultures spécifiques et irréductibles. On assiste alors à une véritable rigidification des altérités, avec en contrepoint la référence à des délimitations spatiales. L’exaltation de la localité conjuguée au procès d’altérisation conduit à penser les cultures comme des sujets distincts, alors qu’il importerait à l’inverse de se pencher sur les modalités de circulation de représentations qui irriguent l’univers intellectuel des groupes et des individus dans un contexte historique donné ainsi que la perception des relations qu’ils entretiennent avec leur environnement.

Pouvoirs de l’imagination

La critique de la conception substantialiste et de la réification des différences qui a longtemps obéré l’anthropologie culturelle est le préalable à toute analyse de la dimension culturelle de la mondialisation. Elle débouche sur une reconsidération des formes et des contenus de ce qu’Appadurai désigne comme l’imaginaire. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans son analyse de la globalisation, Appadurai accorde une place centrale à l’imagination, quitte à substituer cette notion aussi bien à celle de représentation collective chère à Durkheim et à ses disciples, qu’à l’omniprésent concept de culture. Il faut y voir certes l’influence des travaux de Castoriadis (1975) sur l’institution imaginaire de la société, marqués par une critique du déterminisme marxiste et par l’exigence d’une reconsidération du rôle des superstructures et de la dimension « idéelle » du social. Plus profondément, on peut lire ici l’impact des réflexions d’Anderson sur la construction des États-nations et la place qu’il accorde à cet ingrédient essentiel que constitue la « communauté imaginée ». En s’interrogeant sur l’érection d’un système étatique centralisé où se trouvent concentrés l’exercice de la souveraineté et le monopole de la violence légitime sur des territoires délimités, Anderson éclaire la part qui revient dans ce processus à la mise en oeuvre de nouvelles techniques de communication liées à l’invention de l’imprimerie. Le lien entre la détermination d’espaces de souveraineté, les modalités de circulation des idées et leur canalisation par un dispositif et des technologies appropriées permet aussi de recontextualiser la forme État-nation et d’en mesurer les limites.

Avec l’imagination, c’est l’idée d’invention qui prévaut, dans un contexte où les médias occupent le devant de la scène, qui non seulement diffusent, mais modèlent et infléchissent les processus culturels. Dans la perspective développée par Appadurai, l’imagination constitue un élément dynamique des moteurs de la mondialisation, dans la mesure où la transmission d’informations d’un bout à l’autre de la planète a atteint une intensité jusqu’alors inégalée. Prendre au sérieux le « travail de l’imagination », cela implique de reconsidérer cette « culture de masse » souvent interprétée comme vecteur d’homogénéisation, et propice à une sécularisation du monde, de plus en plus inféodé à la rationalité scientifique. Or, l’explosion des médias a rendu possibles de nouveaux et imprévisibles déploiements de l’imaginaire collectif. Les nouveaux mouvements religieux témoignent, entre autres, de cette recherche de nouvelles transcendances. En outre, la diffusion d’images qui peuvent apparaître totalement incongrues pour ceux qui les reçoivent est aussi prétexte à des modes d’appropriation où se manifeste une inventivité remarquable. Stimulée par les flux d’images et loin de céder à l’abrutissement que prédisaient les Cassandre critiques de la modernité, l’imagination trouve de nouvelles perspectives. Grâce à l’image vidéo, des groupes de migrants peuvent donner sens à leur expérience, se construire comme communauté dans un environnement étranger. Appadurai s’intéresse à ces expériences collectives liées aux médias, à la façon dont des publics se constituent autour de leaders charismatiques, ou autour de grands événements sportifs qui les concernent directement, même s’ils vivent à des milliers de kilomètres. Pour exemple, un match de cricket mémorable entre Indiens et Pakistanais lors de l’Austrasia Cup qui se déroula dans l’émirat de Sharjah en 1996 et qui mobilisa quinze millions de spectateurs, notamment des concitoyens des équipes concurrentes, dispersés de par le monde.

À travers les médias, transitent des images qui ont trait à des domaines très divers, de la fiction à l’économie, de la politique au sport, et qui sont autant de récits en instance d’appropriation possible par ces publics virtuels. La circulation des images, celle des textes aussi, devient l’enjeu de luttes qui peuvent prendre une forme dramatique, comme l’a montré l’affaire des Versets sataniques. Doit-on parler de l’émergence d’une nouvelle sphère publique, caractérisée par la labilité des « publics » qui se constituent parfois sur une durée brève, ou, à l’inverse, cristallisent au point de créer de véritables solidarités? Appadurai évoque la multiplication de « sphères publiques d’exilés », caractérisées par des modes d’appropriation collective des récits et images médiatiques. Son intérêt pour ces diasporas s’inscrit dans le prolongement des recherches précitées sur les cultures subalternes. De même, ses observations sur l’utilisation subversive des médias par les groupes d’opposition en Amérique latine et dans d’autres parties du Tiers Monde mettent en relief le travail de l’imagination comme arme de résistance aux dominants.

Qu’il s’agisse de groupes sédentaires ou de migrants délocalisés, l’imaginaire s’inscrit d’emblée dans une dimension transnationale. Les « publics » d’Appadurai ne sont nullement circonscrits par un cadre frontalier. Ils produisent eux-mêmes leur propre localité, dans un contexte mouvant. La « mondialisation » apparaît comme un processus bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. On a sans doute trop vite fait d’y voir avant tout l’imposition d’un modèle homogène (américain, occidental) à l’ensemble hétérogène des dispositifs culturels. Il est légitime de penser que les flux qui caractérisent l’ère de la globalisation, de même que le changement d’échelle, ont comme effet de démultiplier les possibilités de réappropriation des signes associés à la modernité occidentale dans des stratégies identitaires où ils vont fonctionner en liaison avec un répertoire mettant en oeuvre une tout autre historicité. Cette stratification fait toute la richesse des formes culturelles contemporaines. Elle constitue l’objet par excellence de l’anthropologie.

Déterritorialisation et crise de l’État-nation

La globalisation a deux effets bien précis. Géo-politique d’abord : jusqu’ici l’État-nation constituait un référent stable : en son sein la dimension du local prenait une extraordinaire importance, conférant aux membres de la société leur point d’ancrage privilégié. Dans ce contexte, les constructions identitaires se produisaient dans un jeu permanent d’opposition entre soi et l’Autre, entre l’intérieur et l’extérieur. Or, les migrations, d’une part, les flux médiatiques de l’autre, ont bouleversé l’ordre régnant. En second lieu, le monde où nous vivons est marqué par l’omnipotence de l’imagination, celle-ci n’étant plus cantonnée à certains domaines d’expression spécifiques, mais investissant les pratiques quotidiennes, notamment dans les situations migratoires où les sujets sont obligés de s’inventer dans l’exil un monde à eux, en usant de toutes les images que les médias mettent à leur disposition. Si le développement culturel est désormais inséparable des technologies communicationnelles, cette situation n’a cependant pas pour conséquence une adhésion passive des individus. La globalisation a au contraire pour corrélat une démultiplication des publics qui sont en mesure de produire de nouvelles formes culturelles. S’intéressant aux diasporas, aux groupes qui subissent de plein fouet la déterritorialisation, dans un monde de flux, marqué par des migrations de toutes sortes, Appadurai met en lumière le fait que celles-ci ne sont jamais synonymes d’une perte d’identité. Individus et groupes produisent leurs propres paysages, les ethnoscapes, eu égard à leurs propres origines et aux avatars qu’ils subissent. La notion de paysage est elle-même ambiguë : elle connote tout à la fois l’extérieur, le monde tel qu’il nous apparaît, mais tout autant l’intériorité, la représentation que nous portons en nous. L’ethnoscape représente l’inscription idéelle des flux qui caractérisent la mondialisation. Selon le point de vue auquel on se place, on peut distinguer, outre les ethnoscapes, les mediascapes, les technoscapes, les financescapes, les ideoscapes. Ces flux et les paysages qu’ils dessinent ne sont ni convergents, ni isomorphes. C’est la dissociation des différents vecteurs qui caractérise le monde contemporain.

Se plaçant du point de vue des publics affectés par la situation migratoire, Appadurai ne cesse en fait de revenir à la question du rapport entre local et global. La mondialisation ne représente-t-elle pas l’abandon des repères traditionnels, et un immense déracinement chez ces populations qui transitent d’un continent à l’autre? La mondialisation ne devient-elle pas synonyme de perte inéluctable de la localité avec son cortège de symboles et de rituels, de quotidien partagé? D’autant que, à la fin des terroirs vient aussi faire écho la crise qui secoue les États dont les souverainetés semblent bel et bien mises en cause par la prolifération des flux économiques et la constitution de nouveaux ensembles transnationaux. La globalisation marquerait alors la disparition d’une civilisation où la transmission, la tradition jouent un rôle prépondérant, où l’individu se définit comme issu d’un territoire, d’une région, d’une nation. L’approche de la mondialisation que propose Appadurai est polarisée par la question du statut de la localité. Dans une certaine mesure, il ne fait que réagir à la vision pessimiste pour laquelle globalisation signifie à plus long terme la disparition des spécificités culturelles propres au monde territorialisé d’autrefois. Aussi s’emploie-t-il à mettre en évidence la manière dont les individus et les groupes se reconstituent un local. Une bonne partie de l’analyse consiste à distinguer la « localité » conçue comme « qualité phénoménologique complexe, formée d’une série de liens entre le sentiment de l’immédiateté sociale, les technologies, l’interactivité et la relativité des contextes » (1996 : 178) et les formes concrètes d’enracinement territorial, à commencer par le voisinage. Dans cette conception, ce sont les groupes qui produisent leur local dans un contexte historique déterminé, et non la pesanteur d’un territoire qui façonne le groupe comme tel.

Il est donc tout à fait pensable qu’on continue à produire du local dans un monde déterritorialisé. Dans le contexte de la globalisation, le concept d’ethnoscape permet précisément de rendre compte de la production d’une identité de groupe, fondée sur certaines images, sur un paysage partagé. À l’élaboration de ce paysage contribuent non seulement la mémoire et ses élaborations nostalgiques, mais aussi les technologies de la communication. Tel chauffeur de taxi sikh de Chicago peut, grâce aux cassettes, avoir accès aux sermons délivrés dans un temple du Pânjâb. Mieux, le câble, Internet offrent de multiples moyens de reconstituer des communautés qui incluent les migrants et ceux qui sont restés au pays. À la différence d’une vision statique des représentations collectives, le concept d’ethnoscape vise à offrir une perspective dynamique sur des identités en constante réélaboration. Il n’est pas besoin de souligner à quel point cette conception va à l’encontre des théories sociopolitiques qui privilégient les formes classiques de localisme ancrées sur le territoire dans le cadre de l’État-nation.

Dans les analyses d’Appadurai, la conjonction opérée entre une théorie de la mondialisation comme flux et la déréification des concepts de culture et de localité aboutit à mettre radicalement en cause l’idée d’une perdurance de l’État-nation. Ce dernier n’est que le produit d’un isomorphisme historique entre peuple, territoire et souveraineté légitime, désormais profondément remis en cause par la globalisation. La prolifération de groupes déterritorialisés, la diversité diasporique qu’on observe un peu partout ont pour effet de créer de nouvelles solidarités translocales. On voit émerger des constructions identitaires qui débordent le cadre national. Les politiques étatiques contribuent à leur manière à entretenir cette situation en suscitant les mouvements migratoires. Appadurai insiste sur la grande hétérogénéité de ces formes de circulation. Les réfugiés, les travailleurs spécialisés des entreprises et des organisations internationales, les touristes, représentent des types très différents de migrants. Mais, dans tous les cas, la circulation généralisée est à l’origine de nouveaux référents subjectifs qui rendent de plus en plus anachroniques les formes d’identification liées au territoire et à l’État. Réfugiés, touristes, étudiants, travailleurs migrants, tous constituent à leur manière une « transnation » délocalisée.

Dans ces conditions, et c’est la conséquence extrême à laquelle mènent ces observations, il est clair que nous sommes désormais entrés dans l’ère du postnational. Les nouvelles formes d’organisations qui jouent un rôle politique de premier plan dans des domaines aussi divers que l’environnement, l’économie, l’humanitaire, présentent une fluidité, une souplesse qui contrastent avec les structures rigides des appareils étatiques traditionnels. Les organisations non gouvernementales (ONG) qui se développent aux quatre coins du monde souvent en liaison avec les situations de crise, sont très représentatives d’un nouveau modèle politique plus directement ancré dans la société civile et qui transcende allègrement les frontières nationales. La transnationalité qui caractérise de plus en plus l’univers mondialisé impose de nouvelles solidarités en réseau, des modes d’action plus souples. Ainsi, on peut voir d’ores et déjà émerger des souverainetés postnationales, et l’idée même de patriotisme ne perd pas toute valeur dans la mesure où on aurait affaire à un patriotisme « mobile, pluriel et contextuel ».

Cette dernière notion va évidemment à l’encontre de toutes les conceptions classiques de l’État-nation qui n’admettent pas qu’il puisse y avoir des formes mouvantes de souveraineté auxquelles correspond un nouveau type d’engagement dans lequel l’action civique et politique fait éclater le cadre national où elle se trouve de plus en plus à l’étroit. C’est pourquoi les luttes qui s’en prennent aujourd’hui au capitalisme mondialisé revêtent désormais des formes de plus en plus déterritorialisées. Témoin, les manifestations de Seattle ou de Gênes qui mobilisèrent des organisations incarnant des causes très diverses et venant des quatre coins de la planète. Par ailleurs, la constitution d’ensembles institutionnels transnationaux, telle l’Union Européenne, marque bien l’éclatement inéluctable des cadres traditionnels de la souveraineté. À la différence des États-nations existants qui gèrent un territoire bien délimité, l’Europe se définit comme un espace ouvert : il est encore impossible d’en désigner les limites définitives. On est passé de six à neuf pays, puis à douze, on en compte désormais quinze, et l’on prévoit un nouvel élargissement de la Communauté. Le changement d’échelle qu’implique la construction européenne a pour conséquence une déterritorialisation des pratiques communautaires. L’absence de centre, le flou des frontières contribuent à rendre difficile la position de repères, de « signes d’identité », pour tous ceux qui recherchent désespérément un ancrage, des racines.

Comme on le voit, la contribution d’Appadurai à la mondialisation ne cesse de mettre à l’épreuve les concepts majeurs de l’anthropologie. Cela l’amène à remettre en question les acceptions classiques des catégories de culture et de territoire, pour façonner des notions inédites : localité, ethnoscape, etc. On doit souligner le véritable enjeu de cette recherche : non pas tant se livrer à une critique de l’anthropologie, mais proposer une alternative pertinente aux théories économistes et géo-politiques de la globalisation. D’où l’insistance sur le rôle majeur des flux et de la circulation, au point que la notion même de territoire semble se dérober dans un univers fluide où le local se constitue primordialement par la pensée. Déréification, désubstantialisation : et pourtant, sans cesse revient, lancinante, la question du territoire et de son articulation au culturel. Au point que l’anthropologue semble peu concerné par une interrogation tout aussi essentielle qui concerne les flux et leur régulation. En effet, si l’on considère, d’une part, que les déplacements de population sont un élément essentiel dans les processus de globalisation et, d’autre part, dans la mesure même où les instances de pouvoir traditionnelles, à commencer par l’État-nation, apparaissent fragilisées par les processus en cours, et qu’émergent d’autres formes plus mobiles de souveraineté, il devient indispensable de réfléchir à cette donne incontournable : la politique des flux. Appadurai rencontre ce problème, notamment quand il évoque les camps de réfugiés ou les ghettos urbains, mais c’est pour privilégier la réflexion sur la construction de la localité dans ces situations extrêmes. Ici l’on mesure les limites d’une orientation avant tout géo-culturelle aussi exigeante et rigoureuse soit-elle. C’est pourquoi nous voudrions montrer qu’il est possible d’emprunter une autre piste, en introduisant une perspective qui, sans remettre en cause les acquis de cette approche, permet de problématiser la politique des flux.

Déplacements et bio-politique des flux

La mobilité, les déplacements choisis ou contraints de populations dans un espace transnational exposent la délimitation politique des territoires et de ceux qui les peuplent à des débordements et transformations qu’Agamben comme Appadurai mettent au centre de leurs réflexions. Une même figure hante les ouvrages des deux auteurs sous les traits différents, celle du sans-papier, de l’apatride, de l’exilé ou des hommes des ghettos. Mais là où Appadurai débusque dans ces ethnoscapes la puissance apollinienne de l’imagination propre à déborder et déconstruire les localisations culturelles et politiques mises à mal par le phénomène pluriel de la mondialisation, Agamben anticipe les conditions d’existence d’une forme de communauté sans territoire et sans frontière dont le statut de réfugié actuel préfigure la constitution à venir. Objet d’un flou juridique quant à son identité ou sa citoyenneté, le statut de réfugié, que connaissent des masses croissantes de populations, disloque le triptyque État-nation-territoire hérité de l’âge classique et met en jeu une autre définition du rapport sujet/souveraineté.

Ce rapport s’est progressivement constitué selon une double référence à la nation et aux Droits de l’homme qui semble définitivement obsolète dès lors que la question des réfugiés a cessé de se poser en termes de cas isolés pour constituer des phénomènes de masses contraignant les États-nations à réagir. La décennie 90 qui est celle de l’unification policière du territoire de l’Union européenne dans ce que l’on a appelé l’espace de Schengen, a vu naître en France, par exemple les lois Pasqua-Debré[2]. L’Italie a connu l’afflux massif et spectaculaire de réfugiés de l’ex-Yougoslavie. Ces réactions sont restées du ressort des pays membres en l’absence d’un véritable débat sur le statut non seulement de réfugiés politiques, mais aussi de réfugiés économiques et, pourquoi pas, de réfugiés culturels de ces populations forcées à la migration.

Agamben, s’emparant de cette conjoncture, se situe volontiers dans ce qu’on pourrait appeler la perspective d’une apocalypse dont le déclin de l’État-nation vérifierait le caractère inéluctable. Avec la fin de cette forme moderne de souveraineté, s’effondrerait la carte des identités sur laquelle tout homme pouvait nommer sa naissance, de l’apatride à la multi-citoyenneté, et sa condition d’homme libre. « Les hommes naissent libres et égaux », sans qu’il soit besoin de préciser où ils naissent. Politique des droits de l’homme et géo-politique perpétuaient ainsi la topique binaire issue de la métaphysique classique entre la substance éternelle du genre humain, l’Humanité, et la temporalité des souverainetés terrestres qui départagent des citoyens. La mondialisation, en déstabilisant l’institution de l’État-nation, mettrait fin aux repères traditionnels de l’inscription politique. La création d’espaces législatifs transnationaux comme l’Union européenne, le Tribunal pénal international, etc., imposerait une rupture dans le lien qui unit les deux principes du politique moderne, Droits de l’homme et du citoyen. La politique n’est essentiellement plus géo-politique et le pouvoir n’arrête plus sa domination aux sujets retenus dans les frontières réelles et institutionnelles des États. Kant espérait la constitution d’un monde « cosmopolitique » et d’une humanité régie en tout point du globe par une législation universelle, mais il savait que, tant qu’entre les États demeureraient de purs rapports de forces identiques aux relations des individus dans l’état de nature, le point de vue cosmopolitique n’aurait aucune chance de s’imposer. Si l’histoire n’a pas suivi le cours de la pensée kantienne, c’est pourtant bien dans ce no man’s land des relations internationales qu’éclate au grand jour le funèbre visage de formes de dominations politiques qui ne se cantonnent plus dans la relation entre l’État et le citoyen dans un État-nation. Pour comprendre ces formes, le concept du bio-pouvoir élaboré par Foucault et retravaillé par Agamben nous semble de nature à saisir les déplacements qui s’opèrent dans nos conceptions de la souveraineté comme dans ses rapports aux sujets.

Que faut-il entendre par bio-politique? Foucault a forgé ce néologisme pour désigner un des phénomènes fondamentaux du XXe siècle : l’apparition d’un nouveau sujet politique qui déstructure entièrement ce qui avait été pensé en termes de citoyenneté à partir de la notion d’individu. Dans Surveiller et punir (1997a), Foucault avait retracé les mécanismes et procédures par lesquels depuis le XVIIe siècle jusqu’à l’industrialisation du XIXe, le pouvoir politique s’est centré sur le corps individuel en assurant sa distribution spatiale pour en contrôler la puissance et en majorer la force utile par l’exercice, le dressage et la mise en série. À la naissance de l’âge classique, non seulement la conformité mentale des sujets, mais la santé physique des individus se sont politisées. Avec l’accélération du capitalisme, ces technologies disciplinaires du travail vont se voir augmenter de procédures moins directes permettant une « prise de pouvoir » sur les hommes en tant que groupe d’êtres vivants. L’homme n’est plus seulement assujetti dans sa singularité d’individu, il est également contrôlé comme spécimen d’une population d’êtres vivants : la population comme entité indivise de vivants est le nouveau sujet de la souveraineté bio-politique.

Tandis que les techniques disciplinaires s’attachaient spécialement à l’homme conçu dans son individualité corporelle, l’homme-corps, les techniques bio-politiques intègrent la multiplicité des hommes comme masse globale en se focalisant sur l’homme-espèce. Contrairement à la discipline qui s’en tenait à une « anatomo-politique », la bio-politique désigne la prise de contrôle par le pouvoir des processus affectant la vie, depuis la naissance jusqu’à la mort (maladie, vieillesse, handicap, effet du milieu, etc.) et qui, pour être absolument aléatoires à l’échelle individuelle, ont, comme phénomène collectif, des effets économiques et politiques déterminants. La naissance de la science policière et les prémisses des « politiques » de santé publique ont progressivement placé la vie biologique ou naturelle parmi les préoccupations techniques de gestion, les calculs et les prévisions de l’État. C’est bien moins la conformité du style de vie et les moeurs des sujets politiques qui préoccupent l’État que leur naissance, l’inscription dans les registres politiques de la nationalité et de la démographie de leur « vie biologique ».

À l’échelle bio-politique l’individu n’est plus visé, il est pris par la norme bio-politique comme spécimen d’une population dont il faut réguler les mouvements, internes comme externes : diminution, croissance, déplacement. Les procédures scientifiques, techniques et politiques mises en place depuis le XIXe siècle n’ont pas pour objectif de modifier l’un ou l’autre phénomène, mais d’établir des constantes et des périodicités qui permettront, sinon de gouverner l’aléatoire individuel, du moins d’en prévenir les déséquilibres et d’en réguler le cours au niveau des populations, bref d’« étatiser le vivant ».

Le pouvoir bio-politique régule des masses, des groupements, des flux qui supposent d’être identifiés au-delà de leur constitution civique le plus souvent défaite, en deçà de leur sujétion politique. La souveraineté organise la régulation démographique, les flux de naissances, la coupe des âges non seulement à partir des naissances sur son sol, mais plus en deçà des origines individuelles, au point de ce qu’on appelle justement la pro-création : jusque dans l’être vivant dénué d’autre détermination que le fait de vivre, ou de ne pas être mort, ou de ne pas ne pas être… On comprend dès lors que la domination bio-politique ne puisse s’exercer qu’à l’échelle grossissante de plusieurs « singletons ». Les populations sont ces sujets soumis à une domination complexifiée et plus molle maintenue par des normes de régulations, qui interviennent sur le terminus ad quo de l’individu même : le fait qu’il soit un être vivant.

Dans les cours de 1976 réunis sous le titre éloquent Il faut défendre la société (1997b), il montre ainsi comment la définition de la vie biologique n’est pas tant une question de définition médicale ou scientifique que l’enjeu d’une décision politique. Cette extension des procédures de domination par les systèmes de régulation de la vie naturelle marque pour le philosophe la métamorphose de la souveraineté classique. Foucault résumait la formule de la souveraineté classique par la prérogative du droit de vie et de mort : le pouvoir de laisser vivre ou de faire mourir sur son territoire. La bio-politique désigne un renversement, ou plutôt la métamorphose contemporaine de ce pouvoir souverain, en ce qu’elle s’exerce également comme pouvoir de laisser mourir ou de faire vivre. Mais la jouissance de ce pouvoir suppose la dimension de masse des dominés. Alors que le droit classique raisonne sur l’individu et la société, alors que les disciplines surveillent l’individu et son corps, la bio-politique prend pour cible la population comme problème biologique et politique.

L’humanitaire face à la vie nue

Cette étatisation du vivant qui se signale comme la marque de la transformation bio-politique de la souveraineté n’aurait pas vu le jour sans les acquis des savoirs médicaux qui lui confèrent la légitimité de toute science. Mais pour que le vivant soit susceptible d’un assujettissement politique, il fallait qu’il soit devenu un objet spécifique défini de façon rigoureuse, une réalité déterminée mesurable et quantifiable. L’épistémé médicale avec Bichat et les premières observations sur les états qu’on ne peut désigner que par périphrase, « entre la vie et la mort », « mort cérébrale », etc., autorisaient une détermination de la réalité biologique du vivant, une distinction entre vie biologique et vie morale, entre anéantissement moral et affaiblissement corporel. Elle ne faisait que réactualiser une distinction décisive du monde grec entre zoe et bios.

C’est en creusant cette distinction qu’Agamben prolonge la réflexion sur la bio-politique. Par une curieuse inversion philologique, c’est la racine bio qui désigne pour nous ce que les Grecs réservaient à l’ensemble des vivants, alors que la racine zoe nous rappelle au règne animal tandis que zoe pour les Grecs désignait ce que Bichat entend par vie biologique végétative et organique commune à tous vivants et bios voulait dire la vie morale. Quand Aristote désigne l’homme comme animal doué de langage, ou comme animal politique, zoon politikon, c’est précisément pour souligner l’unicité de la vie humaine ; la vie est dans l’homme indissociablement vie animale. C’est pourquoi le terme bios plus rarement utilisé est alors réservé à la vie politique, la vie-bonne, orientée par la recherche du bonheur, ce qu’Agamben appelle « forme-de-vie propre à un ou plusieurs hommes » et qu’il oppose à ce qu’il appelle « la vie nue ». Reprenant les travaux de l’historien Thomas sur le droit romain, il détermine la vie nue par rapport à la figure de l’homo sacer qui dans le droit romain désignait celui dont le meurtre ne représentait un crime pour aucune juridiction ni terrestre ni divine.

Bien loin de penser que cette exposition à l’extrême arbitraire a déserté le monde moderne, Agamben considère tout à l’inverse qu’elle est le fait le plus saillant du XXe siècle. On pense évidemment aux politiques de purification ethnique qu’il analyse dans Ce qui reste d’Auchwitz (1999). Mais de façon moins extrême, sinon moins radicale, le statut d’homo sacer lui semble être non seulement celui du réfugié, du sans-papier, et de qui, actuellement est privé de citoyenneté, mais aussi des « citoyen normaux ». Car ce que dévoile à ses yeux l’érosion de la souveraineté des États fondés sur la nation, c’est l’extension de cet état d’exposition à tous ceux dont la vie est abstraitement codifiée par des identités juridiques, professionnelles, familiale, ethnique. Loin que notre statut de citoyen ou de porteur de la dignité humaine nous protège de l’arbitraire d’un droit de vie et de mort, qui en principe ne s’exerce plus sans au moins la parodie d’une juridiction instituée, nos vies sont potentiellement exposées au dénuement de l’homo sacer, car c’est sur la vie nue que repose la définition de ces tranches de vie découpées selon la rationalisation de la domination bio-politique. C’est cette seule vie nue déconnectée du contexte civique qui la rend préférable à la mort qui fait la « matière » des masses de réfugiés, résidents non-citoyens installés de façon durable ou provisoires sur les territoires des États industrialisés, dans les ghettos des villes ou dans les camps de réfugiés. Seule cette vie nue représente aux yeux d’Agamben la détermination humaine sur laquelle fonder une politique qui ne s’expose pas aux apories de l’inscription du natif dans l’ordre du politique.

Agamben peut dès lors se livrer à une charge corrosive contre toute politique des droits de l’homme. La scission entre vie nue et forme de vie n’est-elle pas implicitement contenue dans la Déclaration de 1789 « de l’homme et du citoyen »? Et en dépit de reformulations successives, ces droits de l’homme qu’on voudrait lire comme une proclamation de droits métajuridiques éternels sont-ils autre chose qu’une procédure d’inscription de la vie nue dans l’ordre juridique et politique de l’État-nation? Or cette vie nue, cette vie qui s’expose dans le dénuement du réfugié, du clandestin ou du sans-papier ne fait jamais l’objet d’une responsabilité politique explicite lorsqu’elle s’expose comme telle. C’est ce qu’il faut comprendre dans le propos d’Agamben lorsqu’il écrit que « l’éloignement croissant entre la naissance [la vie nue] et l’État-nation est le fait nouveau de la politique de notre époque et ce que nous appelons camp est cet écart » (1995 : 54). Mais les institutions en charge de la gestion des camps de réfugiés depuis la création des comités internationaux comme la Société des Nations de l’Entre-deux-guerres jusqu’au Haut Commissariat pour les Réfugiés ne tentent désespérément de faire face au problème des réfugiés qu’au titre d’une action humanitaire et sociale. La portée des tentatives d’intégration et de normalisation reste partout insignifiante.

Agamben peut facilement en déduire qu’elles ne sont pas des formes exceptionnelles ou provisoires plus ou moins réussies d’intervention sur des phénomènes que les structures classiques d’intégration pourront résoudre un jour. Élargir une frontière (l’Europe), en dissiper d’autres (Schengen), mais sans les dissiper toutes, ne peut que perpétuer la logique d’inclusion-exclusion sur laquelle repose la définition territoriale de l’espace politique. Les camps de réfugiés, les ghettos urbains, ou à l’inverse ces gated communities pour upper class, (communautés fermées construites dans le Sud de la France, ou près de Carmel en Californie) ne sont pas des exceptions. Ils représentent des « localisations disloquantes » qui font voler en éclats les édifices derrière lesquels les nations rivent la naissance à l’ordre juridique du territoire.

Sur ces ruines, Agamben comme Appadurai enregistrent les battements d’une vie politique en gestation. Ce qui fait la force du tableau qu’ils dressent, c’est qu’ils mettent au centre de leurs analyses cette question des flux, en abordant chacun à sa manière les nouveaux modes d’assujettissement-subjectivation qu’ils déterminent. Appadurai montre que la mondialisation ne doit pas être entendue comme la négativité d’un processus qui entamerait définitivement le socle géo-politique sur lequel nos sociétés prennent appui. Tout en diagnostiquant la crise du référentiel politico-territorial traditionnel, il voit dans la montée en puissance conjuguée des flux d’informations et de population une formidable libération des pouvoirs de l’imagination. Il y discerne aussi la possibilité d’une recomposition des identités et de l’émergence de nouvelles localités débarassées de leur gangue territoriale. Si Appadurai privilégie ainsi la « dimension culturelle », c’est qu’il y découvre une voie possible d’émancipation et de création de nouveaux espaces communautaires face à la toute-puissance d’un ordre qui viserait à réaliser ses fins en « marchandisant » uniformément les sociétés humaines.

Agamben, quant à lui, propose ce qui peut apparaître comme une vision noire et provocante de la condition moderne et de la logique de la mondialisation, avec la perte de toute inscription de type territorial ou institutionnel. Avec l’implosion du cadre étatique, y a-t-il encore place pour un projet politique, pour une « communauté des citoyens » qui soit autre chose qu’un leurre destiné à rendre digestes les nouvelles formes de domination? Pour Agamben la critique des catégories traditionnelles ordonnées autour de la notion de citoyenneté et l’insistance à faire de la « vie nue » le point focal de toute politique ont un effet précis. Car c’est de ce dénuement que peut en effet émerger une alternative réellement politique aux formes d’imposition qui caractérisent l’actuelle régulation des flux et les modes dominants d’exclusion-inclusion.

Aussi éloignées puissent-elles paraître, les deux démarches ont en commun de proposer une approche de la mondialisation par en bas, en adoptant le point de vue même des populations déplacées. Appadurai, tout en remaniant le dispositif classique de l’anthropologie culturelle, n’aborde jamais frontalement la question politique, alors qu’à l’inverse, Agamben en se polarisant sur la relation du pouvoir à la vie, reste indifférent à tout questionnement sur l’imaginaire des flux.

Suggérons, pour conclure, que la force de chacune des deux approches tient sans doute aux limites mêmes qu’elles s’assignent. D’un point de vue anthropologique, le croisement de ces interprétations est particulièrement suggestif. D’une part, penser la mondialisation nécessite de prendre en compte la question des flux et des déplacements. D’autre part, il importe de considérer les deux dimensions politique et imaginaire du phénomène. Enfin, il nous semble que le concept de culture cher aux anthropologues, s’il se trouve en permanence sous les feux de la critique dans les analyses d’Appadurai, ne sort pas indemne, lorsqu’on le confronte aux réflexions d’Agamben qui, on l’a vu, met au premier plan le rapport au biologique. C’est tout un remaniement du rapport entre nature et culture qui est ici en jeu. Mais la prise au sérieux du contenu bio-politique de la mondialisation n’implique-t-elle pas qu’on procède à une refonte globale des catégories qui orientent notre approche « culturelle et politique » de l’humain?