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Parmi les nombreux ouvrages sur la vie rituelle et la cosmologie des Aborigènes australiens, et leurs liens avec les systèmes de parenté et les rapports de genres, celui de Françoise Dussart offre une contribution originale et sagace qui guide le lecteur au coeur de la complexité, de la vitalité et de la dynamique des rituels australiens dans le contexte contemporain. L’ouvrage est le fruit de près de vingt ans de recherches ethnographiques à Yuendumu, une communauté warlpiri du Désert Central, là même où quelques décennies auparavant des anthropologues comme Meggitt et Munn avaient conduit leurs recherches. L’ethnographie est riche et détaillée, résultat d’une relation soutenue et intime avec les femmes warlpiri et leurs familles qui l’ont guidée dans son apprentissage de leur monde, et dans sa compréhension de la sphère rituelle et des rapports sociaux, ainsi que des transformations induites par 40 ans de vie sédentaire.

Chacun des six chapitres analyse différents aspects des politiques du rituel, soit les droits d’accès, de transmission et de mises en acte des rituels, et les responsabilités qui s’y rattachent. Le lecteur est ainsi conduit à travers des processus complexes qui orientent et orchestrent la production, l’utilisation, la circulation et la négociation des savoirs rituels, selon les genres, les groupes d’âge, les réseaux de parenté ou les groupes résidentiels. Les savoirs rituels incluent des récits, des dessins, des chants et des danses, tous indubitablement et intrinsèquement liés à des lieux et des êtres mythiques du territoire warlpiri. Certains de ces savoirs sont sous responsabilité féminine, d’autres sous responsabilité masculine, alors que d’autres sont mixtes ; l’ouvrage nous apprend toutefois que les distinctions sur ce point sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Avec l’ouvrage de Dussart, notre compréhension des rapports de genre en Australie et du rôle et du statut des hommes et des femmes dans la sphère rituelle, thème abondamment débattu et controversé, acquiert un nouvel éclairage. Si, chez les Warlpiri, la descendance patrilinéaire est mise en évidence, toute la démarche analytique de Dussart concourt à démontrer que le rôle et le statut des femmes dans la circulation et la célébration des savoirs rituels ne sont pas moindres que ceux des hommes. L’auteur insiste aussi sur le fait que les rapports de genre ne peuvent être compris qu’à la lumière des affiliations territoriales et cosmologiques, de l’appartenance aux réseaux de parenté et aux groupes résidentiels, lesquelles orientent les motivations des acteurs sociaux et rituels, hommes et femmes. Dans le domaine rituel, si la compétition, la coopération, l’échange et la négociation existent parmi et entre hommes et femmes, comme membres de groupes de parentèle, ils sont par ailleurs souvent absents entre hommes et femmes, comme membres d’une catégorie de genre. Il est également nécessaire, ajoute Dussart, de distinguer entre le pouvoir rituel, exercé par les hommes et les femmes, et les rituels puissants qui relèvent le plus souvent du domaine masculin. Par le biais de la sphère rituelle, hommes et femmes travaillent ensemble et séparément à la reproduction de l’ordre cosmologique, à la pérennité des lieux et des êtres mythiques ainsi qu’à l’équilibre toujours précaire de l’ordre social et des rapports sociaux.

Le premier chapitre présente le Jukurrpa (généralement traduit par Dreaming), soit l’ordre cosmologique et la Loi, le Présent Ancestral, ainsi que les diverses significations de ce concept pour le moins complexe. Suit ensuite une analyse de l’organisation sociale et territoriale du système de parenté et du système de sous-sections. Le chapitre 2 propose une catégorisation des rituels Warlpiri sur la base de distinctions de genre, d’accessibilité, de restriction et de valeur, soulignant au passage les fonctions sociales multiples de certains cycles cérémoniels. Y sont discutés les différents moments, contextes et situations où les cérémonies et les savoirs rituels sont mis en scène, ponctuant et insufflant les étapes de la vie des individus, les événements de la vie communautaire ou encore les rapports et les échanges avec les groupes voisins. Le pouvoir cosmologique d’un rituel et sa valeur, comme monnaie d’échange social, dépendent de différents facteurs, et peuvent être renégociés selon les contextes, les buts visés et les groupes impliqués. L’auteur apporte en outre un éclairage intéressant sur la dimension du « secret », si prégnante dans la sphère rituelle australienne. Le chapitre 3 se concentre sur les leaders rituels, hommes et femmes, soit les yamparru, les « big businessmen » et « big businesswomen », sur leur statut, acquis aux termes d’un long apprentissage, et leurs responsabilités tant au niveau rituel que social. Sur la base de l’éthos égalitaire qui caractérise les sociétés australiennes, la position des yamparru leur confère la possibilité de contrôler et d’influencer la circulation des savoirs rituels, mais jamais de les dominer. L’auteur présente l’itinéraire détaillé d’une femme yamparru qu’elle a longuement côtoyée. Les rêves nocturnes, le sujet du chapitre 4, représentent un autre contexte dans la circulation, l’échange, la négociation et la régénération du savoir rituel. Considéré comme immuable, le Jukurrpa n’en est pas moins réinventé par le médium des rêves. Les chapitres 5 et 6 analysent d’autres contextes rituels d’échange, de compétition et de responsabilités partagées entre les hommes et les femmes. Les politiques du savoir rituel s’appliquent aussi dans les contextes non rituels comme celui de la production des peintures acryliques destinées à un public non aborigène.

Encore aujourd’hui, les rituels ont des répercussions importantes dans la sphère sociale et politique des Warlpiri ; ils demeurent, nous dit l’auteur, une valeur sûre tant dans la reproduction des réseaux sociaux et cosmologiques que dans les relations inter-groupes et avec l’État australien, particulièrement dans le contexte des revendications territoriales.

L’ouvrage de Françoise Dussart aborde de manière originale et éclairée des thèmes chers à la discipline anthropologique. Il est à mon avis incontournable, non seulement pour les spécialistes des études aborigènes, mais aussi pour quiconque s’intéresse aux rituels, aux rapports de genres ou encore aux politiques de la culture au sein de sociétés dites égalitaires.