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« L’histoire progresse plus vite que ne s’opère la cicatrisation des plaies. »

(p. 150)

Dans cet ouvrage, Jocelyn Létourneau nous présente six textes dont cinq déjà publiés entre 1997 et 2000 et un inédit, en conclusion, qui a pour titre « Quoi transmettre? ». Ces textes ont donc été écrits dans la période qui a suivi le référendum de 1995, période depuis laquelle le débat sur la question identitaire au Québec a connu une forte recrudescence. Létourneau fait ici le bilan du débat en proposant sa propre définition de l’identité dans le Québec d’aujourd’hui.

Passer à l’avenir, le titre illustre bien le propos défendu par l’auteur qui discute de l’incidence de la représentation du passé sur le présent et l’avenir. Le passeur d’avenir, principal protagoniste du livre où la narration de l’Histoire tient le premier rôle, est l’intellectuel ou plutôt l’historien. L’ouvrage se veut donc une réflexion sur le rôle de l’intellectuel en général et de l’historien en particulier en tant que faiseur de sens pour la société québécoise (et canadienne, voir le chapitre « Quelle histoire pour l’avenir du Canada? »).

On retrouve ici des thématiques chères à Jocelyn Létourneau : l’histoire, le souvenir, la mémoire, l’oubli, l’amnésie volontaire avec en figure centrale celui qui articule histoire et mémoire, l’historien (Létourneau lui-même). Ainsi, écrit-il (p. 40) «  l’histoire est un travail de production de sens indissociable d’une réflexion éthique sur le mode du souvenir ». C’est une éthique de la profession, en tant que mise à distance de soi (pris dans la temporalité) et de son objet qu’il nous propose. Mais cette éthique est une éthique de la responsabilité de choisir, dans la manière même de mettre en narration le passé, des événements qui ne constituent pas un empêchement pour le présent.

Jocelyn Létourneau revient sur les théories défendues par ses illustres prédécesseurs, tels que Bouchard, Cantin, Godbout et bien sûr Dumont. Les interpellant sur le fondement éthique de leur démarche, il leur reproche d’orienter leurs discours sur le passé du Québec à partir de l’idée de nation, cette téléologie déterministe constituant, selon lui, un obstacle pour le présent. Ainsi le présent est pensé à partir du devoir être plutôt que de l’être hic et nunc, alors que selon Létourneau, l’historien doit « amener les hommes et les femmes à s’interroger non pas sur ce qu’ils doivent se rappeler pour être mais sur ce que cela signifie, à l’expérience du passé, d’être ce qu’ils sont maintenant » (p. 39, Sesouvenir d’où l’on s’en va).

Cet ouvrage présente donc une réflexion intéressante sur le devoir de mémoire ; mémoire comme choix de ce qui doit être conservé, assumé ; mémoire présentée comme fardeau bien souvent alors qu’elle devrait être libératrice, créatrice d’avenir. Selon l’auteur, les Québécois ne souffrent nullement d’amnésie, comme on le leur reproche souvent, mais d’un trop plein de souvenirs aliénants. L’intellectuel, l’historien qui doit faire le choix de ce qui du passé doit être conservé et assumé, ou au contraire oublié, dépassé, se trouve investi par Jocelyn Létourneau d’une charge que l’on pourrait juger un peu lourde pour lui seul. Ainsi, on peut reprocher à l’auteur de faire la part belle à l’intellectuel, tant de par l’influence sur la société qu’il lui concède, que par le pouvoir de décision qu’il lui accorde et qu’il ne doit pas, selon nous, posséder seul sous peine de devenir un dictateur du souvenir. Faire sens ne signifie pas l’imposer. De plus Létourneau n’insiste pas sur la vigilance critique que doit exercer l’intellectuel face aux discours dominants (fonction qu’il assume pourtant parfaitement face aux discours tenus par ses prédécesseurs).

Mais enfin et surtout, Létourneau, même s’il ne le dit pas, nous propose de passer à un nouveau paradigme dans la manière même de penser l’identité et l’histoire québécoise. Son travail sur la mémoire et le deuil est en cela fort éclairant ; toutefois, ce qui a surtout retenu notre attention reste les concepts de tension (Quelle histoire pour l’avenir du Canada? p. 79-108) et d’ambivalence (Conclusion Quoi transmettre? p. 140-160). L’auteur nous dépeint le portrait d’un Québécois qui au lieu de s’illustrer dans une indécision morbide, au contraire, tire sa force de la dynamique conflictuelle qui a toujours existé entre les différentes communautés au sein du Canada et du Québec (et en particulier entre les francophones et anglophones) et qui, selon l’auteur, fonde l’identité québécoise même.

Ce livre propose sous une plume baroque, une déconstruction et reconstruction du discours du grand récit collectif québécois par des intellectuels québécois en nous posant la question de la neutralité du discours intellectuel, de son influence sur la perception que les Québécois ont de leur identité. Il nous offre de sortir de la mélancolie attachée au concept d’identité nationale par les concepts de tension et d’ambivalence qui nous donnent les clés d’une nouvelle interprétation de l’identité au Québec.