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La question de l’identité est tout aussi essentielle qu’encombrante. Sa polysémie et ses multiples usages en font une notion délicate à utiliser. Dans ce travail nous faisons référence à des identités « sociétaires » (Dubar 2000) qui s’expriment dans des « identités sociales virtuelles » revendiquées par les personnes (Goffman 1975)[1]. En effet, par l’usage des objets sportifs en tant qu’accessoires de la présentation de soi, l’individu transmet directement une information à propos de lui-même. Malgré leur apparente insignifiance, les biens sportifs jouent un rôle dans la construction et l’expression de ces identités. Il s’agit donc de comprendre pourquoi ces objets banalisés, généralement peu durables, produits et vendus à l’échelle internationale, ont une importance qui va bien au-delà de leur utilité[2]. Ainsi, s’il n’est guère surprenant que les objets sportifs soient essentiels pour les pratiquants – la dimension fonctionnelle des biens est indéniable –, ils sont aussi devenus, en quelques décennies, une composante importante des apparences.

Les usages des biens sportifs ne sont pas indépendants de l’influence du marketing qui exploite, parfois de façon outrancière, les difficultés provoquées par les changements sociaux. Il ne suffit pourtant pas de dénoncer les excès du marketing du sport pour en décrypter le succès[3]. L’efficacité économique des producteurs de biens sportifs nous semble reposer sur une efficience symbolique qu’il s’agit de comprendre[4]. La dramaturgie sportive confère une grande partie du sens des marchandises sportives. En effet, l’abondante médiatisation des spectacles, largement exploitée par les marques, fournit une trame symbolique à l’usage des objets sportifs. Elle a attisé la sensibilité aux cultures sportives, contribuant à ce que leur influence dépasse largement le sport. Ainsi, l’économie[5], la politique[6], l’éducation[7] ou les médias[8] offrent une place importante au sport et à ses imaginaires. Mais ces changements, y compris l’hypertrophie des récits sportifs, sont dépendants d’une déstabilisation des grands repères symboliques de nos sociétés. Les changements des liens sociaux, la remise en cause d’institutions intégratives (école, église, famille, armée), l’affaiblissement des rites sociaux traditionnels[9], la crise des identités sexuelles (Duret 1999), la place moins centrale du travail (Touraine 1991) ou encore des modèles de conduite plus nombreux et renouvelés ont bouleversé l’organisation symbolique de la société[10], fragilisant ainsi les modes de construction identitaire[11]. Aux identités relativement stables, caractéristiques des sociétés traditionnelles (Lévi-Strauss 1977), se sont progressivement substituées des constructions identitaires plus hybrides. Cette sorte de « crise du symbolique, de la représentation et du social » (Augé 1996) facilite le recours à la consommation et explique que le sport puisse apparaître comme « le phénomène le plus significatif de la société contemporaine » (Augé 1996 : 171) qu’il soit symptôme ou palliatif.

L’influence croissante du sport dans la composition des apparences

Lors de l’émergence des sports, il n’y avait que très peu d’équipements sportifs spécifiques ; les images d’archives montrent des joueurs en tenues de ville, robes pour les dames et chemises et pantalons pour les hommes. Néanmoins, le style vestimentaire des loisirs bourgeois a parfois inspiré les usages des objets sportifs. Les vestes de chasse des gentlemen anglais ont été portées par les dandys du XVIIIe siècle et les tenues utilisées pour pratiquer le golf, l’aviron, la voile ou l’équitation inspirent les modèles non sportifs depuis le début du XXe. C’est à cette période que, de manière plus significative, apparaissent des tenues spécialisées dont l’usage se propage à d’autres moments de la vie quotidienne. La diffusion des biens sportifs s’explique à la fois par l’augmentation du nombre de pratiquants et par les achats d’autres consommateurs, car beaucoup de vêtements, accessoires, chaussures et équipements ne sont pas utilisés pour la pratique sportive[12].

Le vêtement sportif a laissé une empreinte durable sur les styles vestimen-taires. Ce sont d’abord les tenues sportives qui ont rendu les marques lisibles. Lacoste a placé son premier crocodile sur un vêtement en 1933, à une époque où seules des étiquettes discrètement placées sous la tenue ou dans la chaussure indiquaient la marque. Cette pratique s’est étendue à de nombreux producteurs de vêtements et de chaussures (Chevignon, Benetton, Paraboot, etc.) qui affichent ostensiblement leurs logos. De plus, les produits sportifs ne sont plus réservés aux courts, stades et gymnases, et des marques non sportives[13] intègrent à la fois le label sportif et des matières techniques à certaines gammes. Les distributeurs constatent, eux aussi, que « l’influence du sport, même si elle n’est pas récente, prend de l’ampleur voire arrive à maturité »[14]. En plus de leur présence à de nombreux moments de la vie quotidienne, les vêtements de sport peuvent s’imposer comme référence dans l’industrie de la mode. Les professionnels enregistrent les évolutions ; par exemple, S. Pellet et F. Serralta de l’agence Peclers Paris constatent également que « le vêtement de sport est en train de quitter son ghetto fonctionnel pour aborder de nouveaux secteurs dont celui du prêt-à-porter »[15] ; les commentaires journalistiques sur la mode vont dans le même sens[16]. Les biens sportifs sont détournés de leur usage initial, les signes de la sportivité sont plus importants que la performance ou la technicité des produits.

L’émergence d’une société de consommation, qui semble s’enraciner dans des valeurs hédonistes et notamment dans l’éthique du romantisme de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles (Campbell 1987), prépare le succès des apparences sportives. Mais le renouvellement des codes ne s’opère significativement qu’avec les mutations sociologiques et démographiques de l’après-guerre. L’augmentation du niveau de vie et l’accroissement considérable des emplois du secteur tertiaire (cadres moyens et supérieurs), ont favorisé le renouvellement des codes. Pour affirmer leur identité, les bourgeoisies en cours de constitution ont utilisé les nouvelles consommations (chewing-gum, jeans, musique, etc.), souvent par référence aux styles de vie américains (Fantasia 1994) ; en s’opposant ainsi symboliquement aux bourgeoisies plus établies, elles ont promu des valeurs telles que la « décontraction » et le « confort » (le « casual »). Ces mutations ont largement soutenu la « sportivisation » des apparences. L’usage des baskets, des sweat-shirts ou des sacs à dos en ville, comme les achats de vêtements, en attestent. En France, les changements de la garde-robe depuis les années 1950 ont d’abord été marqués par un accroissement des dépenses pour les femmes et les enfants. Puis, à partir des années 1960, par le déclin des vêtements « importants » (par leur coût et leur rôle cérémoniel comme les manteaux, tailleurs et complets) et des vêtements de travail au profit de la diffusion du vêtement de sport (Herpin 1986)[17].

Néanmoins, si l’émergence de nouvelles valeurs dans les années 1950-1960 est un élément contextuel important, elle ne suffit pas à expliquer un tel succès des marques sportives ; de nombreux produits leur sont en effet substi-tuables. La légitimité sociale du sport n’est pas simplement liée à la promotion de valeurs plus hédonistes ; les styles sportifs mis en scène dans les médias constituent une référence pour les manières d’être et de paraître au quotidien. Ainsi, l’image des sportifs et leurs manières de faire sont aujourd’hui exploitées par les magazines de mode, les revues « people » et des agences de mannequins. C’est le cas de l’agence Marylin qui a créé un département chargé d’engager des sportifs en raison de « l’image positive [que le sportif] dégage et [de] son attitude tant lors des compétitions que dans la vie quotidienne »[18].

Le phénomène actuel de détournement des objets sportifs n’est pas récent, mais il se massifie depuis les années 1960, se complexifie et change de sens. À la fin du XIXe siècle, les attributs du sport jouaient essentiellement le rôle de consommation ostentatoire (Veblen 1970) assurant l’expression des identités professionnelles et naturalisant des différences sociales par l’ajout d’une légitimité corporelle aux dominations culturelles et économiques. Les usages actuels des biens sportifs sont très différents[19], l’abondante médiatisation des spectacles sportifs en a changé la signification.

L’emprise médiatique

Dans la diffusion massive et les nouvelles significations des objets sportifs, les médias, particulièrement la télévision, jouent un rôle essentiel. Les événements sportifs présentent plusieurs singularités qui expliquent que les transformations du champ médiatique ont favorisé leur diffusion (Ohl 2000). L’emprise médiatique s’est accrue, elle joue un rôle important dans la structuration de l’espace. Les images et textes sportifs qui ponctuent le quotidien redessinent les frontières du proche et du lointain. Par les performances de son équipe, le Brésil semble souvent plus familier aux enfants européens que des pays très proches dépourvus d’équipes de football.

Les médias favorisent également un autre découpage du temps, l’immédiat et l’individualisation devenant de nouvelles normes. Le succès du spectacle sportif repose sur le direct ; la radio et ensuite la télévision ont su l’imposer comme nouveau temps de référence. Ainsi, pour de nombreuses populations, le calendrier des cérémonies sportives ritualisées est un horizon temporel important (Jeux olympiques, Coupes du monde, etc., mais également des rencontres plus locales). La multiplication des chaînes de télévision, le « pay per view » ou le potentiel d’Internet (choix de son spectacle, des caméras et des prises de vue) ne font que prolonger des tendances durablement inscrites. Le sport est même exemplaire de la « sur-modernité » dans ses rapports au temps et à l’espace (Augé 1996).

Pour les moins de 20 ans, probablement plus que pour d’autres populations, la production et la diffusion des représentations et des pratiques sociales sont fortement liées aux médias. L’impact des récits médiatiques est d’autant plus fort que les médias occupent une place prépondérante dans la construction sociale de la légitimité[20], notamment pour les enfants des milieux populaires pour qui l’accès aux ressources économiques et culturelles est difficile.

De l’importance des narrations sportives

Les médias occupent une position de force, parfois quasi monopolistique, dans la production de textes et d’images. Mais les modifications sont aussi plus qualitatives ; alors que les « grands récits » sur la science (Lyotard 1979), mais également sur l’histoire, la technologie ou encore le travail se sont décomposés, le sport semble disposer de la capacité de produire des récits d’importance. S’intéresser à la médiatisation, c’est donc comprendre en quoi les différentes formes de narrations journalistiques ont valorisé la culture sportive et rendu possible la promotion des sportifs comme référents identitaires. L’importance prise par le spectacle sportif dans le dispositif médiatique repose sur ses capacités à susciter des émotions et à donner du sens aux conduites humaines.

Les spectacles sportifs constituent, en effet, des moments particulièrement forts de tension émotionnelle ; ils jouent un rôle sur le contrôle des affects en offrant des lieux et des moments de relâchement contrôlé des émotions (Elias et Dunning 1986). Cette capacité du spectacle sportif à susciter des émotions s’inscrit pleinement dans la tendance des sociétés à valoriser l’intensité émotionnelle par des spectacles (Debord 1971) et des consommations (Bauman 1992).

L’attrait pour les événements sportifs s’explique également par ses possibilités de narrer des conduites individuelles qui autorisent des évaluations morales et sociales. Les mises en scène ritualisées des cérémonies sportives présentent une efficacité symbolique certaine (Birrel 1981). En proposant de voir et de décrypter, par le commentaire ou l’image, des « situations et circonstances fatales », ils favorisent la lisibilité des valeurs de l’action d’un individu ou d’un groupe[21]. Alors même que la place du travail comme référent identitaire est remise en cause et que la division des tâches a souvent éloigné le travailleur du résultat final de son action, les logiques artisanales concentrant les phases de conception, de production et de distribution, le lien entre travail et résultat est théâtralisé par le spectacle sportif. C’est ce que Jean-Luc Godard, observateur au regard particulièrement acéré par son expérience cinématographique, relate : « Au sport on voit des gens au travail, surtout maintenant qu’il est professionnel. Même s’ils gagnent des milliards, on peut se sentir l’égal des champions, parce qu’on voit ce travail »[22]. Cet usage narratif du sport ne se limite pas au travail, à l’image des manuels de savoir-vivre (Picard 1995) ; et les abondantes narrations médiatiques des conduites sportives rappellent, voire réactualisent, les codes sociaux qui organisent la trame des actions quotidiennes. Elles mettent en débat les relations entre conduites et codes dans un contexte de plus grande indétermination. L’usage des objets sportifs constitue donc une façon d’ancrer son paraître dans le cadre du sport où les rôles et les places sont plus clairement définis par des affrontements très codifiés. Les conditions de la vie ordinaire ne peuvent évidemment pas se limiter au registre des affrontements codifiés des rencontres sportives[23], les interactions sociales sont beaucoup plus complexes. Néanmoins, l’énonciation sportive constitue un creuset de sens pour penser l’expérience de la vie quotidienne ; les façons de se conduire et d’interagir narrées dans le sport servent de « métaphore de la société » (Bromberger 1995). Les récits sportifs constituent de « vraies histoires » avec une incertitude du dénouement et des personnages réels ; se différenciant ainsi des fictions littéraires, théâtrales ou cinématographiques, ils semblent plus « authentiques ». La mise en scène de situations presque systématiquement fatales (au niveau symbolique) portant sur une diversité de registres d’action (individuels, collectifs, affrontements, coopérations, confrontations avec les éléments naturels, etc.) permet au spectateur d’ancrer le récit, sur un mode imaginaire, dans ses expériences du quotidien.

Les acteurs du sport sont rapportés à différentes dimensions identitaires (sexuelles, locales ou nationales) qui sont en cours de mutation. Alors que les inégalités sociales et économiques s’accroissent plus souvent qu’elles ne se réduisent, le sport montre la réussite de minorités (telle Cathy Freeman icône aborigène des Jeux Olympiques de Sydney), de pays « pauvres »[24] ou d’enfants du peuple. L’importante diffusion des cultures sportives, la diversité des personnages et des références identitaires mises en scène favorisent les projections et les identifications. La fréquence des recours à « l’autre » sportif comme « je » de substitution, traduit à la fois l’impact des personnages médiatiques – on retrouve des phénomènes analogues par ailleurs (musique, cinéma, etc.) – et le vide provoqué par les mutations du symbolique et du social. Les usages identitaires du sport sont d’autant plus fréquents que l’attention médiatique porte sur une représentation d’un corps asocial et an-historique devenu étalon d’excellence. En effet, le corps sportif préparé, médicalisé, réparé ou encore dopé modifie les représentations de la personne en diffusant l’idée d’une construction permanente de soi. Le corps, qui semblait constituer un élément stable, est travaillé en permanence par les impératifs de l’apparence, déstabilisant ainsi le sentiment identitaire et favorisant le recours à des objets utilisés comme référents.

Le sport ne possède certes ni le monopole de l’émotion ni celui de la narration – l’actualité et les faits-divers ne sont pas en reste. Mais les événements sportifs présentent l’avantage d’être prévisibles et malléables. Les médias peuvent en infléchir le déroulement (Vigarello 1988). Cela les prédispose à jouer un rôle dans les rationalisations marchandes et explique leur attrait économique ; les spectacles sportifs se placent facilement dans les moments les plus profitables des grilles télévisuelles et ce dans une dramaturgie positive. La symbolique sportive se prête d’autant mieux à l’exploitation commerciale que la fin du XXe siècle a vu s’accentuer la convergence des intérêts des organisations sportives, (l’éthique de l’amateurisme ayant cédé devant les enjeux financiers et symboliques), des entreprises médiatiques, souvent devenues propriétaires de clubs sportifs (Berlusconi en Italie, Lagardère en France, Murdoch en Australie, etc.) et des producteurs de biens sportifs, parmi les premiers à soutenir financièrement les athlètes et les organisations sportives.

La sacralisation des objets sportifs

Les médias fournissent une trame narrative essentielle dans laquelle se loge une grande partie du sens des objets sportifs, mais ils ne peuvent pas à eux seuls expliquer l’usage des objets sportifs comme référents identitaires. D’ail-leurs, certains spectateurs se contentent de partager les émotions sportives sans s’orner d’écharpes, ni porter de baskets. La possibilité pour les médias de participer à la production de héros sportifs et l’exploitation qu’en font les producteurs de biens s’inscrivent dans une trame culturelle plus vaste. La place majeure qu’occupent la consommation et la mise en scène des héros sportifs dans nos sociétés n’est pas le simple résultat de l’évolution de la production et du système d’offre, elle dépend aussi des transformations des croyances. Dans les sociétés modernes, le rituel religieux perd de son importance au profit de rituels qui enchâssent le quotidien (Goffman 1974). La modification des frontières entre sacré et profane a des effets sur nos habitudes, nos pratiques, nos façons de nous présenter (Rivière 1995). Le sacré s’est déplacé ; ce ne sont plus des grandeurs situées en dehors de la société mais l’individu lui-même qui est célébré. L’émergence de stars, d’abord dans le cinéma puis dans la musique et le sport (Duret 1994), doit beaucoup à ces mutations. Les sportifs apparaissent comme de nouvelles figures de référence. Ces changements ne sont pas uniformes : par exemple, comparativement au sport, l’héroïsme entrepreneurial ne touche pas des populations identiques. Essentiellement narré dans la presse économique (La tribune, Les Echos, etc.) et spécialisée (Capital, L’essentiel du Management, etc.), il est peu présent à la télévision. De plus, contrairement à la figure de l’entrepreneur plus marquée par la rationalité, celle du sportif s’enracine dans les cultures et croyances populaires. Les exemples d’enfants des banlieues et ghettos qui réussissent par le sport sont largement exploités, diffusant l’impression que tout le monde peut, par ses efforts, devenir riche et célèbre.

Les objets sont souvent devenus les symboles des personnes ou des collectivités (Featherstone 1991), ils ne mettent pas en jeu les seules caractéristiques personnelles de leur possesseur. Les objets sportifs permettent d’affirmer les qualités des groupements sociaux, ils sont emblématiques et peuvent être considérés comme une parcelle d’une sorte de « mana » (Durkheim 1960). La consécration médiatique du caractère « surhumain » des champions accentue les processus de sacralisation. Bien que standardisés et diffusés à l’échelle internationale, les usages des objets sportifs échappent à la banalisation en jouant parfois le rôle de biens du salut. Associés à l’héroïsme, certains biens sportifs prolongent la sacralité dans le quotidien et permettent une sorte d’auto-divination[25]. Il suffit pour cela de penser aux écharpes et drapeaux brandis avec rage lors des grands événements sportifs. De façon plus large, l’importance des marques et de leurs logos s’explique fortement par cette « efficacité » symbolique des objets. Durant les grands événements sportifs, on veut acheter les « vrais » objets et non des copies peu onéreuses ; la garantie d’une parcelle de sacré exige un sacrifice économique, on achète moins une marchandise qu’une icône[26]. Le matériel peut aussi avoir des fonctions totémiques, c’est ainsi que chaque « tribu » de planche à voile semble posséder son « matos » (son matériel) spécifique (Loret 1995). L’attention portée aux objets (l’entretien de véhicules tout terrain, la préparation des skis, le rangement des raquettes, la protection des chaussures, le placement de housses autour des surfs, etc.) est l’occasion de multiples rituels de déférence qui indiquent que l’importance intrinsèque des objets dans les pratiques sportives n’est pas qu’utilitaire. Si les objets sportifs conduisent à tant d’attentions, observables dans l’entretien rituel ou la personnalisation des objets, ou de surinvestissement (des ménages modestes se sacrifient pour acheter des objets de marque) c’est aussi parce qu’ils célèbrent des grandeurs sociales (réussite, technologie, liberté) et les qualités des groupes de référence (virilité, féminité, jeunesse, goût du risque).

La sur-valorisation des objets sportifs

Le moindre coût des consommations sportives, comparativement à d’autres achats (automobile ou voyages, par exemple) et la plus grande accessibilité de la culture sportive (Donnat 1998) ont facilité la multiplication des objets sportifs. De plus, la massification de la consommation a dissolu les liens simples entre les groupes sociaux traditionnels (classe, sexe, profession) et les apparences, facilitant ainsi une diversité d’utilisation des objets sportifs. Beaucoup d’usages détournés des objets sportifs traduisent une volonté de participer à une culture valorisée. La reconnaissance de leur valeur de biens sportifs doit beaucoup à la valorisation économique et médiatique de la culture sportive. Les ressorts de la reconnaissance d’autres formes culturelles sont analogues[27], comme si l’acceptation des productions culturelles associées à la jeunesse devait nécessairement être cautionnée par l’économique ou par les médias. Ce sont, en effet, particulièrement les adolescents et les jeunes adultes (Pouquet 1994 ; Desbordes, Ohl et Tribou 1999) qui trouvent dans ces biens standardisés une manière de se présenter positivement, voire de séduire. Durant cette période de remise en cause de l’identité masculine, le rôle du sport en tant que « fief de la virilité » (Elias et Dunning 1994) s’exprime conjointement dans la plus grande importance attribuée aux objets sportifs par les garçons et par l’usage dominant d’athlètes masculins dans les stratégies marketing de valorisation des objets.

Les objets sportifs, ainsi devenus des éléments indispensables à la composition du paraître, constituent une ressource des interactions sociales. La reconnaissance mutuelle des objets permet de contribuer à faire bonne figure dans les interactions quotidiennes. Pour certains jeunes, sortir dans le quartier sans marques sportives ou même avec des marques de distributeur[28] est devenu impensable, il en va de son honneur et de celui de sa famille[29]. Les doutes identitaires, accentués par les incertitudes et les transformations corporelles de l’adolescence, incitent fréquemment à se rassurer en s’appuyant sur le cautionne-ment offert par la communication des marques internationales. Mais les difficultés d’accès à des situations sociales valorisantes conduisent certains groupes sociaux à s’appuyer sur la consommation pour afficher une « identité sociale virtuelle » positive. Ainsi, on comprend mieux pourquoi de nombreuses innovations du paraître ont eu pour foyer les cultures populaires, jeunes et minoritaires, issues de l’immigration des banlieues européennes ou des ghettos nord-américains. Cette mise en scène d’une jeunesse rebelle, souvent construite médiatiquement (Champagne 1993), ne se fait plus en opposition à la société de consommation, comme dans les mouvements contestataires des années 1970, mais dans une sorte d’avidité pour les marchandises. Ainsi, les parangons des contestations, groupes de rap ou danseurs de hip-hop, servent de modèles pour les marques sportives qui exploitent leurs identités affirmées (Goldman et Papson 1998). En reprenant des objets emblématiques de la réussite sportive et des pratiques bourgeoises (ski, tennis, golf, etc.) pour se vêtir, de nombreux jeunes des milieux populaires cherchent le moyen de se présenter positivement. Les usages des objets sont détournés ; ils ne sont plus liés au cadre de la pratique sportive et doivent surmonter les contradictions entre l’indispensable référence au luxe et la nécessaire distance avec le paraître des enfants de la bourgeoisie. D’où une multiplication d’objets qui composent la façade personnelle (chaussures, pantalon, t-shirt, casquette ou bonnet portés en permanence) et montrent les capacités à disposer de biens coûteux, sans aliéner son identité aux modèles bourgeois. La visibilité de ces revendications identitaires a des effets sur les logiques de prescription. La diffusion des styles vestimentaires ne se réalise plus seulement du haut vers le bas de la hiérarchie sociale, mais aussi des individus issus des milieux populaires vers d’autres catégories sociales. Ce statut de prescripteur conféré par un renversement de l’ordre symbolique — qui s’observe également au niveau du langage, de nombreux termes se diffusant à partir des groupes sociaux défavori-sés —, donne l’illusion d’un renversement de l’ordre social. Les discours médiatiques et marketing mettant en scène des hybridations de styles ou le flou des nouveaux codes « postmodernes » masquent la persistance de difficultés d’accès aux ressources réellement profitables, qu’elles soient économiques ou culturelles. Une victoire symbolique sur le registre de la consommation n’efface pas les hiérarchies sociales.

Objets sportifs, émotions et lien social

Même si pour les hommes jeunes des milieux populaires les objets sportifs servent de référent identitaire, la diversité des usages des objets permet d’expliquer qu’ils puissent également jouer un rôle important pour d’autres populations. La propension d’une partie des acteurs sociaux à se sentir proches du sport vient de sa reconnaissance médiatique, de son importance économique et de son efficacité symbolique très large. L’intégration des sportifs aux jeux des mondanités du show-business, avec entre autres les amours des footballeurs David Beckam avec Victoria Adams (l’une des cinq Spice Girls) ou de Fabien Barthez avec Linda Evangelista (mannequin), sont caractéristiques de la plus forte reconnaissance sociale des sportifs. Les revues féminines, comme la presse populaire, ont contribué au phénomène en narrant la vie intime des sportifs. Cette « féminisation » de la narration, résultant parfois de stratégies de marketing, a nettement facilité la diffusion des biens sportifs auprès des populations féminines, traditionnellement plus éloignées de l’univers du sport. D’ailleurs, les modèles populaires féminins puisent dans les valeurs viriles et le paraître sportif des hommes (Duret 1999). Ainsi, porter un vêtement ou des chaussures d’une marque sportive, c’est à la fois une façon de participer à une culture valorisée dans les médias par des figures héroïques (les champions) et c’est adopter un style vestimentaire et corporel qui semble légitime.

Comparativement à d’autres objets, le rôle des biens sportifs est significative-ment accru par les dimensions émotionnelles du sport. Le partage des émotions explique également le succès des produits dérivés (au nom des équipes ou vendus à l’occasion des grands événements sportifs). Les objets expriment un attachement aux grandeurs célébrées (héros, équipes, nations, valeurs, etc.) et une capacité à prolonger les émotions vécues[30]. Le poids du marché des produits dérivés vient de cette aptitude des biens à rendre visible un sentiment d’appartenance. Avec 1600 articles en catalogue et 450 000 maillots vendus, le club de football de Manchester United réalise 65 millions de dollars canadiens de recettes en produits dérivés (année 2000). Acheter des écharpes, maillots, sacs, etc. à l’effigie d’un club, c’est à la fois un moyen d’afficher son lien avec le club et de se différencier des clubs concurrents. À l’occasion de déplacements ou avant les rencontres, les supporteurs de football paradent dans les rues, arborant les couleurs du club (maquillage du visage, teinture des cheveux, vêtements, casquettes), tout en chantant voire en hurlant[31]. Idiomes rituels, voix, apparences et attitudes corporelles se mêlent pour afficher sa différence et ses liens. Cette demande de lien social ne se limite pas aux clubs de football. Par exemple, les fans de Miki Hakkinen (course automobile) se déplacent de Finlande pour aller sur les différents circuits portant leurs t-shirts à la gloire du célèbre pilote[32]. Ils y rencontrent des Allemands, supporteurs de Michael Schumacher, ou des Italiens, admirateurs de Ferrari. Pour eux, comme pour de nombreuses autres personnes à travers le monde, acheter et utiliser des objets sportifs est une façon de participer à cette culture médiatique reconnue et valorisée.

Dans la hiérarchie des biens de consommation, la voiture domine encore largement[33]. Mais le jeu des apparences sportives présente d’autres caractéris-tiques : il est plus accessible, les enfants et les adolescents s’impliquent très tôt dans la consommation d’objets sportifs ; il fait référence à des conduites médiatisées ; il touche le corps et intervient beaucoup dans les stratégies de présentation de soi. La valorisation du corps par le sport et la publicité[34] a certes créé des conditions symboliques favorables à la diffusion des objets sportifs. Mais c’est aussi parce que les signes matériels de la sportivité rappellent des liens fragilisés par les mutations sociales qu’ils sont consommés. Le lien ne se construit pas exclusivement autour de l’émotion du spectacle sportif, le sport en tant que pratique culturelle importante produit également du lien et des émotions spécifiques qui se lisent dans le rapport aux objets. Ainsi, les objets sportifs peuvent prendre une place non négligeable dans les biographies individuelles. Il ne s’agit évidemment pas d’une de leur spécificité, cela renvoie à la place croissante qu’occupe la consommation dans l’organisation des « solidarités ». Les changements d’automobile scandent la biographie familiale, les musiques écoutées remémorent les manières de vivre d’une époque ; la télévision, la machine à laver ou le caméscope retracent les modifications de l’univers domestique. Les objets sportifs sont cependant plus enracinés dans la trame de l’histoire individuelle que familiale. Ils sont accessibles dès l’enfance et marquent davantage les changements d’âge[35]. Contrairement à d’autres biens, ils sont associés à des personnages héroïques éloignés de l’univers domestique et exigent, pour les objets « techniques », un travail d’appropriation qui peut être douloureux ou gratifiant. Raquettes, surfs, bicyclettes, vêtements ou chaussures fétiches sont conservés comme les reliques d’un passé glorieux. Les sportifs ont du mal à se débarrasser de certains objets non utilisés même lorsqu’ils sont obsolètes. Ceux-ci ont en effet la capacité de rappeler des périodes importantes de la vie (généralement l’adolescence) et constituent une sorte de prolongement de la personne ; des fragments de sacré y sont déposés. L’accumulation de vieilles coupes et de médailles jaunies fait sourire les anciens sportifs, ils encombrent leurs étagères mais l’effort pour s’en débarrasser est trop coûteux.

Ce ne sont pas seulement les biographies individuelles qui sont marquées par les biens sportifs ; des groupements, autour de sociabilités et de pratiques hédonistes, de consommation et d’esthétique sont remémorés et rendus visibles à travers la possession ou le port d’objets. L’itinéraire au sein d’une pratique est balisé par les biens sportifs les plus marquants. La première paire de chaussures de marque, l’apparition des chaussures à crampons vissés, la planche à voile Windsurf avec wishbone en teck, la raquette Donnay Allwood utilisée par Björn Borg, les fixations de skis à câble, les skis Strato de chez Rossignol, les premiers bateaux en Kevlar, la perche en fibre de verre ou encore le ballon (Lögfren 1996) peuvent constituer une sorte de dépôt archéologique. Les « patrimonialisations » des objets sportifs portent justement sur leur capacité à témoigner d’une époque. Les visiteurs des musées du sport[36] réclament des objets mythiques : « l’objet possède une authenticité forte et irremplaçable » affirme Jean Durry[37] en évoquant les perches en frêne et en bambou. D’ailleurs, la place du sport dans les musées semble varier selon son rôle dans la construction de l’identité culturelle. Par exemple, alors que le musée de la Civilisation de Québec présente les chaussures de tennis Stan Smith et les équipements du patineur de vitesse Gaétan Boucher comme des marqueurs importants de l’histoire récente du Québec, il serait difficile de trouver l’équivalent en France.

Les usages identitaires des objets ne sont pas exclusivement associés à la médiatisation du sport. Dans les rencontres qui se déroulent dans le cadre sportif, l’identité se joue aussi sur la possession d’objets. Il faut afficher une apparence conforme aux attentes des autres « interactants », montrer ses capacités à utiliser ou à parler des objets. L’abondance des conversations, comme chez les cyclistes qui passent davantage de temps à entretenir leurs vélos ou à parler du matériel qu’à pratiquer, ou l’importance de la surface rédactionnelle que la presse sportive spécialisée consacre aux récits sur les objets (VTT magazine, Planche-mag, etc.) en attestent. De nombreux objets sportifs, a priori plus insignifiants, assurent une lisibilité des différences et des liens sociaux, ils jouent le rôle de marqueurs de l’identité d’un groupe constitué. De manière moins ostentatoire que chez des supporteurs, les autocollants diffusés par les fédérations sportives ou les t-shirts indiquant la participation à une compétition, sont des moyens de mettre en scène et de faire exister, ou de partager, des liens constitués autour d’une histoire ou d’émotions sportives. La plupart des associations qui proposent des tenues au nom d’un club, contribuent à entretenir et à afficher les relations entre leurs membres. On comprend que la convocation à la fête de Noël d’un club devienne une excellente occasion pour afficher et construire la cohésion du groupe[38].

Les liens entre objets et identités ne sont pas nécessairement en relation avec un héros, une ville, une région ou une nation. Dans de nombreux sports (marathons, courses de ski de fond, raids, épreuves de véhicules tout terrain), les organisateurs de compétitions proposent un maillot qui indique les dates, lieux et contenu des épreuves. En dehors de la fonction ou de l’esthétique de l’objet, les personnes apprécient la matérialisation de la participation à l’épreuve et des émotions partagées.

La signification des objets n’est pas fixe, les objets support des identités locales ou nationales sont utilisés de diverses manières. Des millions de personnes achètent des maillots des équipes de France et du Brésil de football sans être ni des Français ni des Brésiliens. Dans ce cas, l’usage de l’objet n’est pas en relation avec son identité initiale et les liens créés ne s’enracinent pas dans des dimensions historiques et culturelles précises. La référence à une nation peut même fonctionner comme une marque : l’achat d’un maillot des vainqueurs de la Coupe du monde 1998 par un enfant américain ou africain ne célèbre pas une identité ou une histoire nationale, mais un label international d’excellence.

Il ne s’agit pas de sur-représenter le rôle de la culture sportive, car d’autres objets et pratiques continuent à être des ressources identitaires. On ne peut en faire une référence universelle, puisque certaines populations restent insensibles aux objets sportifs. Ce sont surtout les jeunes et les hommes qui utilisent les objets sportifs dans leurs expérimentations identitaires, et la différenciation des marques et des objets révèle de nombreux clivages. Néanmoins, les objets sportifs sont devenus une consommation de masse tout en occupant une place remarquable dans la culture. L’importance de ces objets apparemment insignifiants reflète l’emprise de la culture matérielle et des logiques de consommation.

En associant des objets sériels à des évènements ou des personnages aux identités fortes, les marques sportives les singularisent, leur inventent un caractère authentique, transmuant les banales marchandises en objets de valeur. La convergence d’intérêts des médias, des équipementiers et des promoteurs de spectacles sportifs a facilité l’exploitation économique et symbolique du sport mais on ne peut lui attribuer l’origine des difficultés de construction identitaire, ni le fait qu’elles puissent s’exprimer dans l’usage des objets. En effet, les sociétés où les statuts et rôles sociaux sont moins clairement définis incitent les individus à utiliser la consommation pour exprimer leurs identités. Le retrait des identités collectives comme la pression exercée par la publicité et les médias a laissé la place à une valorisation de logiques plus individuelles qui, en imposant de construire son identité, remodèlent la personne, provoquant souffrances et dépressions (Ehrenberg 1998), mais aussi une quête de nouveaux repères. Le rôle excessif pris par le sport, sa médiatisation et son marketing, reflètent les difficultés de construction et la fragilité des identités. L’usage des objets sportifs comme référents identitaires rend en effet lisibles des catégories de la culture (Douglas et Isherwood 1979) et révèle des mutations du symbolique.