Corps de l’article

Le dernier ouvrage de Sylvie Fainzang nous conduit dans les recoins des petites pharmacies familiales, au coeur du domestique et du privé, des petits gestes qui semblent à première vue coupés de leur ancrage social. Ces gestes sont anodins, mais comme elle le montre, bien enchâssés dans l’héritage culturel de ces individus qui ont bien voulu raconter la manière dont, au jour le jour, ils placent et manipulent remèdes et médicaments.

Il s’agit d’une étude originale dans le domaine de l’anthropologie de la santé. Sylvie Fainzang s’interroge sur la vie sociale d’une ordonnance : quelle importance les individus accordent-ils à la chose écrite, quel rapport entretiennent-ils avec l’autorité médicale et surtout comment gèrent-ils l’ordonnance du point de vue de son contenu (le médicament) et de sa forme (le papier lui-même)? Toutes ces questions, la chercheuse les a posées à des individus de divers groupes de la France urbaine et rurale, au total 186 personnes, distinguées selon leur culture religieuse (catholique, protestante, musulmane, juive). Durant cinq ans, la chercheuse a interrogé ces personnes chez elles et dans divers milieux de soins, mais aussi des soignants, des membres de la famille et des représentants des groupes religieux – imam, rabbin, prêtre et pasteur. Comme elle le souligne dans l’introduction : « Ces questions se fondent sur le postulat que l’appartenance (ou l’origine) religieuse modèle en partie les individus et que cette empreinte se lit dans leurs conduites quotidiennes » (p. 10). Cette question de la culture religieuse et de son empreinte sur les comportements reliés aux médicament dans la vie domestique posait un défi méthodologique. Il s’agit en effet de retracer certaines balises de l’archéologie des habitudes corporelles dans un univers qui ne se laisse pas percevoir facilement : « étudier la place des ordonnances dans la vie des individus, c’est à la fois étudier celle qu’ils leur accordent dans le processus de guérison et celle qu’ils leur assignent dans l’univers domestique, et examiner leur attitude à l’égard des médicaments, prescrits ou non, dans ces divers ensembles culturels » (p. 10). Cette recherche permet de voir à quel point la religion imprègne les comportements les plus anodins de la vie quotidienne, même lorsque les individus ont pris leurs distances envers elle. Comme le dit la conclusion : « Les individus se retrouvent donc aujourd’hui marqués, sinon en partie construits, par une histoire collective, et le fait culturel est lui-même partiellement déterminé par un contexte historique » (p. 147).

L’ouvrage est organisé selon quatre sections, traitant tour à tour de la prescription, du médicament, du corps et du médecin.

Le premier chapitre explore les relations que les patients entretiennent avec leurs ordonnances, support écrit de la prescription. Le sort de l’ordonnance est très lié à la perception plutôt fonctionnelle de son utilité présente ou future. L’auteure ne se demande pas si les patients se conforment ou non à la prescription, comme dans les études sociologiques sur l’observance, mais veut saisir « à quelles conditions sociales et culturelles se réalise le suivi ou non de l’ordonnance » (p. 34). Au-delà de cette fonctionnalité de l’usage, des différences sont observables selon les cultures religieuses. Certains gardent l’ordonnance, d’autres s’en départissent, mais selon le statut du prescripteur (un généraliste ou un spécialiste) son sort sera différent. On aura tendance à conserver davantage les prescriptions d’un cardiologue ou d’un pneumologue que celles du médecin de famille, ce qui témoigne d’une valeur différentielle selon le degré de savoir attribué au thérapeute.

Le deuxième chapitre nous amène sur le chemin du médicament lui-même. On y aborde les thèmes du rangement des médicaments, de l’auto-médication, de la notice (les informations fournies à propos du médicament lui-même) et des médicaments psychotropes, lesquels occupent une place de choix dans les garde-médicaments des Occidentaux. Ce chapitre permet de comprendre la consommation au-delà des visions strictement économicistes les plus courantes ; on y saisit ici les logiques symboliques de l’usage. Pour comprendre l’usage des médicaments et les différences entre les groupes selon les cultures religieuses, il faut resituer le rapport de chacun de ces groupes à plusieurs enjeux : la consommation (ce qui est jugé une forme de gaspillage ou de sécurité) ; le souci porté à la nature du médicament prescrit ; le caractère collectivisé ou non de son usage (jusqu’à quel point on partage une ordonnance) ; l’excès et la mesure (le dosage, ce qui renvoie à l’écart, à la modération, au dépassement, à la transgression) ; l’engouement de masse pour un produit donné ; et l’efficacité.

Le troisième chapitre aborde les relations entre les comportements face à la maladie, aux médicaments, au corps en général et au corps du patient en particulier, de même qu’à la douleur. Les attitudes face au corps diffèrent selon les cultures religieuses et selon ce que l’auteure appelle la gestion sociale du corps. La relation au corps en termes de prise en charge ou de dépossession face à l’autorité médicale est directement liée à l’attitude des patients envers l’autorité religieuse. La prescription étant un ordre écrit, le fait de suivre ou non cet ordre dépend de la relation que chacun entretient avec l’autorité, de sa plus ou moins grande facilité à se soumettre.

Le dernier chapitre traite de la relation au médecin. Si l’appartenance religieuse joue peu sur le choix de consulter un médecin aujourd’hui, du moins en France, elle influera quand même sur les caractéristiques recherchées du médecin. Des qualités telles que l’honnêteté, la maturité, un certain humanisme, ou encore le fait d’être du groupe des généralistes ou des spécialistes, seront des caractéristiques plus ou moins recherchées selon les groupes.

Le travail de Sylvie Fainzang, minutieux, riche de détails ethnographiques, est unique en son genre. L’anthropologie du médicament en est finalement à ses débuts, et aucune étude à ce jour n’avait pu saisir de façon aussi rigoureuse le rapport différencié qu’entretiennent les groupes d’appartenance religieuse distincte avec les médicaments. Cet ouvrage fait beaucoup penser au travail pionnier de Zborowski (1952) dans le domaine de la douleur. On a affaire à un ouvrage de base pour qui s’initie à la compréhension des dimensions socioculturelles de la maladie et des soins, ici à travers une catégorie de thérapeutique, ou de micro-technologie, le médicament.