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L’importance des connaissances traditionnelles s’impose lorsque vient le temps de contrôler la modification des milieux naturels, d’anticiper les effets écologiques du développement (Sillitoe 1998 ; Ryan 1995 ; Fort McKay First Nations 1996), d’améliorer la pharmacopée occidentale (Brown 1998) et de régler les revendications territoriales (Ridington 1992 ; Cruickshank 1992). Les connaissances traditionnelles se sont d’ailleurs combinées avec l’archéologie et l’ethnohistoire pour améliorer la compréhension des événements historiques (par exemple Stoffle et al. 2000 ; MacDonald et al. 1991 ; DeMaille 1994). Dans le même esprit, les musées intègrent les points de vue des peuples autochtones au processus de planification des expositions (Conaty 1989, 2003 ; Conaty et Carter à paraître ; Boehme et al. 1998 ; Haas 1996 ; Holm et Pokotylo 1997).

Bien que l’on reconnaisse l’importante contribution des savoirs traditionnels à l’archéologie (Nicholas et Andrews 1997), à l’ethnologie et à l’étude du développement, l’analyse demeure le plus souvent centrée sur une perspective occidentale (européenne) : l’objet des recherches, les ressources et l’analyse sont définis dans des termes occidentaux. Sillitoe (1998) allègue qu’il faut formuler les connaissances traditionnelles en termes scientifiques afin de les rendre compréhensibles aux scientifiques et aux organismes de développement. De même, les musées sacrifient souvent le point de vue autochtone afin de concevoir des expositions et des programmes qui seront mieux compris, dans leurs aspects historiques et écologiques, par les non-Autochtones. Il est clair que ces analyses n’accordent pas le même poids aux deux approches : les connaissances traditionnelles doivent habituellement être vérifiées par la science occidentale.

Lorsque les Premières Nations adressent aux musées des demandes de rapatriement d’objets sacrés, elles sont confrontées à un problème semblable. Bien que les musées offrent aux Premières Nations un soutien verbal, voire monétaire, pour entreprendre de telles démarches, ils exigent aussi, fréquemment, que ces demandes satisfassent aux critères qu’ils ont eux-mêmes définis. Il ne suffit pas que les Premières Nations identifient leurs objets sacrés et que ces objets puissent jouer un rôle actif au sein de leurs communautés, celles-ci doivent s’efforcer de rédiger leurs demandes en des termes qui seront acceptés par les bureaucraties des musées (Merrill et al. 1993), au risque de rendre ces termes non pertinents pour les Premières Nations. De telles expériences politisent les relations entre les Premières Nations et les musées, ce qui rend la situation inconfortable et difficile pour la majorité des membres du personnel muséal. Ce processus de politisation ne devrait pas nous surprendre puisque, comme l’a observé Stocking (1985 : 5), les questions qui entourent la propriété et l’interprétation des objets définissent les relations de pouvoir. À plus vaste échelle, la relation entre les Premières Nations marginalisées et la société dominante est inéquitable. Les musées ont renforcé cette structure de pouvoir en exerçant un contrôle sur la façon dont les objets et les cultures sont interprétés (Ames 1992 : 23-24), et il ne devrait surprendre personne que les musées deviennent un cheval de bataille des Premières Nations dans leur lutte pour l’égalité de l’accès au pouvoir.

Toutefois, un autre modèle d’interaction entre les Premières Nations et les musées est en train de s’établir. Dans ce nouveau contexte, toutes les parties se considèrent comme égales, même si leurs perspectives diffèrent considérablement. Ce nouveau type de relation rend possible la négociation de questions difficiles, lourdes de préoccupations liées à l’identité, au pouvoir (social et politique) et à l’histoire, tout en visant un respect mutuel. Cela exige que les musées abandonnent leur position traditionnelle de prétendue impartialité (Ames 1992 : 7) et reconnaissent leur rôle de bastion de la connaissance et de gardien de la mémoire matérielle de la société dominante. Lorsque la nature politique de l’interaction entre les Premières Nations et les musées sera explicitement reconnue, les négociations et les partenariats pourront se faire de façon plus ouverte et équitable.

Cet article examine les relations développées par les Kainai avec le musée Glenbow et le Denver Art Museum – relations auxquelles j’ai contribué à plusieurs titres. Comme conservateur principal d’ethnologie au musée Glenbow, j’ai dû souvent négocier les demandes de rapatriement que l’on y présentait. Avant 2000, aucune loi ni réglementation n’encadrait, au Canada, la présentation et le traitement de ces demandes. Chacun procédait à sa façon : il revenait à chaque institution de concevoir ses propres protocoles. À cet égard, j’ai été amené à rencontrer des représentants des Premières Nations désireux de rapatrier des objets sacrés. Il est arrivé que les Kainai demandent l’aide du Glenbow pour présenter des demandes à d’autres institutions. Dans ces cas, j’ai agi comme conseiller auprès des Kainai. Cet article rend compte de mon engagement dans cette cause et de la façon dont je comprends le processus de rapatriement des objets sacrés.

La confédération des Pieds-Noirs

Les Kainai (ou tribu des Blood) font partie d’un grand groupe culturel que l’on appelle souvent les Pieds-Noirs, lequel comprend aussi les Siksika (ou Pieds-Noirs du Nord), les Aapotohsipiikuni (Piikuni) et les Amsskaapipiikuni (Pieds-Noirs du Montana). Le territoire traditionnel des Pieds-Noirs couvre une grande partie des plaines du Nord Ouest. L’environnement va de la forêt-parc à trembles aux prairies subalpines, en passant par les prairies à graminées courtes. L’économie des Pieds-Noirs a surtout reposé sur la chasse au bison, mais elle intégrait aussi un grand nombre de plantes et d’animaux. Les Pieds-Noirs ont établi des relations avec toute la Création afin d’assurer leur survie au sein de cet espace aux caractéristiques uniques. Des sacs sacrés[2] matérialisent les protocoles qui régissent ces relations et définissent le droit du peuple Pied-Noir d’exister en ce monde.

L’arrivée des Européens a entraîné des changements phénoménaux. Les recensements hivernaux des Pieds-Noirs révèlent que, depuis la moitié du XIXe siècle, des épidémies se sont produites tous les dix à quinze ans, tuant parfois les deux tiers de la population (Kehoe 1999 ; Raczka 1979 ; Dempsey 1965). Dans les années 1870, les troupeaux de bisons étaient près de l’extinction à cause d’une chasse excessive pour leur cuir et de la politique d’extermination adoptée par le gouvernement des États-Unis (Ewers 1958 : 278). Les Pieds-Noirs du Canada ont conclu un traité en 1877, croyant qu’ils recevraient de l’aide pour trouver de nouvelles stratégies de survie dans un contexte social et économique en mutation (Treaty Seven Elders et al. 1996). Le gouvernement a considéré ce traité comme une cession des terres.

En 1880, les Pieds-Noirs du Canada se sont établis dans des réserves et ont tenté de s’adapter à une économie occidentale d’agriculture et d’élevage, sans recevoir aucune aide gouvernementale adéquate. Les enfants ont été envoyés dans des pensionnats où l’on a dénigré leur culture traditionnelle et remplacé leurs valeurs traditionnelles par les valeurs chrétiennes.

Aujourd’hui, les communautés de Pieds-Noirs revendiquent à nouveau leurs terres et leur héritage. Les objets sacrés sont rapatriés des musées et les connaissances traditionnelles, intégrées au système d’éducation. Ces communautés sont à la recherche de leviers économiques, conscientes que leur autodétermination culturelle en dépend ; les connaissances et valeurs traditionnelles de ces communautés guident à leur tour cette quête d’indépendance économique.

Le rapatriement des objets sacrés du Musée Glenbow

Les initiatives du musée Glenbow à l’égard des Premières Nations, particulièrement à l’égard des Pieds Noirs, ont commencé à changer radicalement en 1990, depuis que le Kanai Dan Weasel Moccasin se soit adressé à Hugh Dempsey, alors codirecteur du Glenbow, pour que ce dernier l’aide à obtenir d’un autre musée un sac de médecine Thunder. M. Weasel Moccasin, chef de cérémonie traditionnel, avait alors 70 ans et souhaitait transmettre ses connaissances à son fils Daniel. Ce transfert de connaissances ne pouvait se faire sans un transfert des droits et des responsabilités accompagnant la garde du sac.

M. Weasel Moccasin désirait obtenir ce sac en particulier, conservé dans un autre musée. Chaque sac a une histoire particulière pour les Pieds-Noirs ; celui-ci revêtait une importance historique pour les Kainai. Le rôle de Dempsey était justifié par le fait que le protocole traditionnel des Pieds-Noirs prévoit l’intervention d’une tierce partie appelée à agir comme intermédiaire dans la soumission de la demande de transfert. Le transfert des sacs sacrés place le nouveau et l’ancien gardiens du sac dans une relation unique et « sacrée » qui se trouve régie par des règles d’interaction sociale complexes.

Le musée en question a jugé que le sac pouvait être retourné aux Kainai pour la durée d’une cérémonie, mais qu’il devait ensuite en récupérer la garde. Cette proposition a été considérée comme irrecevable par les Kainai, car, de leur point de vue, le sac devait demeurer chez les Weasel Moccasin pour les besoins de l’enseignement. Dempsey a alors proposé de prêter un autre sac de la collection. Siksikaohkiniimaan, le « sac de médecine Pied-Noir », avait été vendu au Glenbow dans les années 1960 par un homme qui venait de perdre sa femme. La convention d’achat stipulait que le sac pouvait être racheté par le vendeur au cours de l’année suivante, mais ce dernier ne s’était pas prévalu de la disposition. Le sac reposait donc dans les réserves sacrées du Glenbow, non ouvert et non utilisé.

En 1990, le prêt de matériel pour des cérémonies n’était pas courant. Un groupe de travail sur les musées et les Premières Nations venait tout juste d’être créé par l’Association des musées canadiens et l’Assemblée des Premières Nations[3]. Il a fallu deux autres années pour que ce groupe produise son rapport final, où il était recommandé que l’on trouve des façons plus équitables de travailler ensemble (Hill et Nicks 1992). On y recommandait aussi que le matériel sacré soit rendu, si possible, aux communautés des Premières Nations pour y être utilisé. À l’époque, l’idée de prêter du matériel cérémoniel n’était pas la norme dans les musées, et les demandes de rapatriement d’objets sacrés étaient chose rare.

L’accord initial se présentait comme un accord de prêt ordinaire. Le sac serait prêté à la communauté pour une période de trois mois, après quoi il retournerait au Glenbow pour trois autres mois. Ce processus devait se répéter indéfiniment. Le prêt a permis aux Weasel Moccasin de faire vivre le sac, et le père a pu commencer à enseigner à son fils. L’accord stipulait que le Glenbow devait être informé de tout changement apporté au sac, ce qui constituait une exigence normale dans le cas où des dommages seraient causés aux objets prêtés. Les Weasel Moccasin ont honoré l’accord et ont commencé à m’inviter, à titre de conservateur principal d’ethnologie, à tous les événements liés au sac (Dempsey avait entre-temps pris sa retraite).

L’exigence de retour du sac au musée a été abandonnée avant le premier anniversaire du prêt. Les relations personnelles qui s’étaient nouées avec les Weasel Moccasin et une sensibilisation grandissante au rôle des objets sacrés dans la culture pied-noir ont permis d’établir en toute certitude que le sac n’était pas en danger à l’extérieur du musée. Par ailleurs, le retour du sac au Glenbow posait un problème. Les Pieds-Noirs considèrent en effet que les sacs sont des objets vivants, et le Glenbow reconnaissait cette croyance. Toutefois, il avait comme politique de désinfecter par fumigation tout le matériel conservé dans sa réserve afin d’assurer la sécurité physique de l’entière collection du musée. Respecter les deux traditions était paradoxal. Aussi, au printemps 1991, le Glenbow a-t-il élaboré une politique de prêt pour les objets sacrés qui dérogeait aux stipulations environnementales habituelles et qui prévoyait un renouvellement annuel de ce type de prêt. Cette politique permettait aux inspecteurs de vérifier chaque année, lors de l’examen de routine habituel, que l’institution exerçait un contrôle de ses biens. Par ailleurs, la relation avec les Weasel Moccasin a permis de rassurer ces derniers sur le fait que le musée n’exigerait pas arbitrairement le retour du sac.

Rapidement, le Glenbow a été approché par d’autres peuples pieds-noirs. En 1998, il avait déjà prêté plus de 100 objets sacrés aux Siksika, aux Kainai et aux Piikuni, dont certains ont même été transférés d’une communauté à l’autre. Chacun de ces prêts a exigé de longues et sérieuses discussions entre les différents échelons du personnel du musée (Janes et Conaty 1992 ; Conaty et Janes 1997). La nature circonstancielle du leadership traditionnel des Pieds-Noirs peut compliquer la compréhension de leur hiérarchie pour un étranger, qui n’arrive pas toujours à voir où réside l’autorité. Le fait d’assister aux cérémonies a non seulement aidé le personnel du musée à comprendre l’importance des sacs sacrés, mais cela lui a également fourni l’occasion de rencontrer des gens très engagés dans les pratiques traditionnelles. Ces gens sont devenus des références au moment des consultations officieuses et confidentielles qui suivaient toute demande de prêt. Bien que le Glenbow se soit toujours soucié du retour des objets sacrés pour les cérémonies dans l’intérêt de toute la communauté et bien qu’il ait toujours respecté le protocole traditionnel quant à la garde et au transfert de ces objets, nous n’avons pas voulu nous immiscer dans la communauté et dicter aux Pieds-Noirs la « bonne » façon d’agir à l’égard de leurs objets sacrés. Le Glenbow a aussi voulu gagner la confiance des Pieds-Noirs et détruire le préjugé souvent négatif des Premières Nations envers les musées.

Le rapatriement au-delà du Glenbow

En 1997, les Kainai ont commencé à rapatrier des objets sacrés des musées des États-Unis en vertu du Native American Graves and Repatriation Act (NAGPRA) et ont fondé la Mookaakin Culture and Heritage Society, organisme à but non lucratif visant à préserver et à développer leurs traditions culturelles. Les membres de la Mookaakin Society ressentaient le besoin d’une plus grande légitimation officielle lorsqu’ils approchaient les musées pour leurs efforts de rapatriement. Compte tenu de la relation positive qui liait les Kainai au Glenbow, la Mookaakin Society a demandé au musée de passer un accord officiel qui établirait ce soutien et cette aide mutuels. Ainsi, au printemps 1998, le Glenbow et la Mookaakin Society ont signé un mémorandum d’accord (Memorandum of Understanding – MOU) établissant les responsabilités de chaque partie dans une nouvelle relation de travail. Cet accord assurait les Kainai de la continuité de leur relation avec le Glenbow, la protégeant d’éventuels changements de personnel, et leur fournissait un document qui, officialisant le soutien du musée, pourrait faciliter leurs discussions avec d’autres musées. Aux yeux du Glenbow, cet accord permettait de stabiliser le nombre croissant d’intervenants dans le processus de prêt d’objets sacrés. Tous les prêts aux Kainai seraient désormais endossés par une seule personne.

Le Glenbow a commencé ses efforts de transfert au printemps 1999. Le Conseil d’administration était convaincu que le rapatriement par les communautés de Pieds-Noirs était approprié et qu’il ne mènerait pas à l’appauvrissement de ses collections. Au même moment, des maîtres de cérémonie traditionnels Siksika, Piikuni et Kainai furent invités à examiner toute la collection afin de dresser une liste des objets qu’ils aimeraient récupérer. Les Pieds-Noirs du Montana furent exclus de ce processus en raison de la difficulté politique que présentait l’envoi d’objets hors du pays. Une liste de 251 objets a été approuvée par le Conseil d’administration du Glenbow et envoyée au gouvernement provincial pour approbation en décembre 1999. Un amendement du Glenbow-Alberta Act avait établi, en 1996, que la collection du musée appartenait au « peuple de l’Alberta » et que toute initiative de retrait d’inventaire devait être approuvée par le ministère approprié. Grâce à l’appui sans réserve accordé par le premier ministre de l’Alberta, la liste a été approuvée en janvier 2000. De plus, une loi s’est ajoutée à la législation albertaine pour permettre le rapatriement des objets cérémoniels sacrés conservés au Provincial Museum of Alberta ou au Glenbow par toute Première Nation de l’Alberta. La réglementation relative à cette loi est en cours d’élaboration, de concert avec chacune des cultures autochtones de la province, car les protocoles varient d’une Première Nation à l’autre.

Le rapatriement d’objets sacrés du Denver Art Museum

La relation entre les Kainai et le Denver Art Museum (DAM) remonte au printemps 1997, alors que trois membres de la tribu se trouvaient à Denver pour affaires. Par curiosité, ces derniers demandèrent si le DAM avait des objets sacrés des Kainai et ils furent surpris d’y trouver une collection importante, obtenue en grande partie de Madge Hardin Walters, un collectionneur et commerçant américain qui l’avait achetée à des membres de la Nation dans les années 1930 et 1940. Les Kainai commencèrent à négocier le rapatriement de ces objets à l’hiver 1997-1998. Ils réclamèrent le retour immédiat, du moins sous forme de prêt, de sacs de coiffes traditionnelles de la société motoki, en prévision des cérémonies de juillet 1998. Le DAM était peu enclin à accorder ce prêt, en partie parce qu’une autre Première Nation, aux États-Unis, n’avait pas respecté un engagement semblable. Le Glenbow intervint alors, offrant d’endosser le prêt et d’élaborer un accord qui décrirait les aspects matériels de ce dernier. Le Glenbow obtint aussi tous les permis nécessaires des douanes canadiennes et servit de messager. Lorsqu’il sembla qu’une loi de la United States Fish and Wildlife interdisant l’exportation et la réimportation de plumes d’aigle pourrait empêcher le rapatriement des sacs au Canada, le personnel du musée s’efforça de trouver une façon de faciliter le prêt. Ces questions, qui font partie de la routine des employés de musée, peuvent constituer de gigantesques obstacles pour ceux qui ne s’y connaissent pas.

Les sacs furent envoyés au DAM en août 1998, et d’intenses négociations commencèrent pour leur éventuel rapatriement. Les Pieds-Noirs du Montana et le DAM convinrent de demander des fonds en vertu du Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA) pour couvrir les frais de recherche et de consultation. Parce que les Kainai vivent au Canada, ils ont obtenu des Pieds-Noirs du Montana que ces derniers demandent officiellement le retour des sacs conservés au DAM. À cette rencontre, le DAM souleva plusieurs questions sur le NAGPRA qui s’avérèrent difficiles à régler.

Premièrement, le NAGPRA a pour but d’évaluer la légitimité d’un achat effectué par un musée. Si les objets ont été achetés illégalement, le musée doit les restituer. Si l’évaluation révèle au contraire que l’achat était légitime, le musée n’est pas tenu de retourner les objets. Cela pose la question de la définition des objets qui peuvent être obtenus et des moyens d’obtention appropriés.

Cette question mène à une autre : la définition de la propriété des objets. Le NAGPRA distingue la propriété personnelle de la propriété commune. Ce qu’il advient des objets personnels dépend de leur propriétaire. Ceux-ci peuvent être vendus à un musée ou à tout autre intéressé. On évoque cependant la propriété commune pour définir des biens possédés en commun par tout un groupe. Ces objets ne peuvent être vendus ou aliénés. Leur inaliénabilité sera examinée plus loin dans cet article.

Les Kainai affirmèrent d’emblée que les objets sacrés revendiqués étaient de propriété commune et avaient, par conséquent, été obtenus de façon inappropriée. Selon eux, le seul moyen approprié et légitime d’obtenir ces objets est de le faire dans le cadre d’un transfert cérémoniel. Si le gardien d’un sac est approché comme il se doit, selon le protocole traditionnel, il est tenu de transférer le sac. Si le gardien refuse de le faire, les membres de la communauté pourront commenter sa décision de façon défavorable, mais laisseront le jugement final au Créateur.

Le système de garde des objets sacrés et les réponses aux transgressions du protocole sont souples et circonstanciels. Ce système repose sur le postulat que l’on vit dans un monde incertain et qu’il faut faire preuve de latitude devant les contingences de la vie quotidienne. Toutefois, aussi souple qu’il soit, ce système a été conçu dans un contexte et suivant une vision du monde propres aux Pieds-Noirs. Ceux-ci ne s’attendaient pas à ce que les sacs sacrés deviennent des marchandises et soient un jour acquis par des tiers, au sens où le système juridique américain entend le terme « propriété ».

Le DAM a fait deux observations clés concernant l’aliénation des sacs cérémoniels des Kainai durant les années 1930 et 1940. Premièrement, des lettres échangées entre les Kainai et Madge Hardin Walters, trouvées dans les archives de ce dernier, indiquaient qu’un certain nombre de personnes faisaient le trafic d’objets sacrés. Ce trafic révélait-il un changement important dans les normes et les valeurs culturelles des Kainai, s’est demandé le DAM? Y a-t-il eu un moment où les protocoles de transfert ont été laissés en suspens et où les objets sacrés sont devenus des biens comme les autres? Deuxièmement, s’il était inacceptable de vendre des objets sacrés, pourquoi aucune plainte n’a-t-elle été enregistrée et pourquoi les transgresseurs n’ont-ils pas été punis? L’absence de plainte pouvait démontrer l’approbation tacite d’une nouvelle norme culturelle sur la vente de ces objets.

Les Kainai affirmèrent que leurs valeurs à l’égard des objets sacrés étaient demeurées les mêmes depuis des milliers d’années. Il était bien sûr possible que des personnes aient agi en dehors de ces normes et que, compte tenu de la pression croissante pour s’acculturer à la société canadienne dominante, le nombre de Kainai « non traditionnels » ait augmenté. Toutefois, même la dichotomie entre les Kainai « traditionnels » et « non traditionnels » (voir Wilmoth [1987] au sujet des Pieds-Noirs) simplifie exagérément la réalité. Les personnes qui agissent de façon « non traditionnelle » ou « progressiste » dans une situation donnée peuvent agir selon les valeurs traditionnelles des Kainai dans d’autres circonstances. Il est difficile d’établir quand, ou si, les actions d’une personne s’inscrivent dans la culture traditionnelle.

Le DAM allégua, dans le sens de la thèse du changement culturel, qu’on n’avait rapporté aucune plainte par écrit ou oralement contre la vente d’objets sacrés. Si les gestes en question contrevenaient aux traditions, les gardiens de ces traditions (c’est-à-dire les maîtres de cérémonie) se seraient sûrement manifestés. Les Kainai réfutèrent cette « preuve » avec différents arguments. Premièrement, les sacs n’étaient ouverts qu’une seule fois par année. L’aliénation des objets sacrés pouvait passer inaperçue pendant des mois, ce qui rendait vaine toute tentative d’agir. Deuxièmement, les personnes servant d’intermédiaires auprès de Walters étaient des politiciens Kainai haut placés, nommés par des représentants du gouvernement du Canada. À qui les Kainai pouvaient-ils envoyer leurs plaintes? Le gouvernement décourageait ouvertement et secrètement les pratiques traditionnelles. Qui aurait voulu agir en faveur des Kainai? Troisièmement, les Kainai sont peu enclins à condamner les actions de leur prochain concernant les objets sacrés. Ils croient fermement que si une personne agit de façon incorrecte, elle et sa famille seront punis par le Créateur. Ce n’est pas aux êtres humains d’agir au nom du Créateur. Les Kainai ont aussi refusé d’entreprendre une étude de la personnalité et des motifs de ceux des leurs qui avaient vendu les objets sacrés ou qui avaient servi d’intermédiaires auprès de Walters. Cela risquait en effet de démontrer que les personnes qui avaient vendu les sacs étaient plus acculturées aux valeurs canadiennes que la majorité des Kainai, donnant ainsi raison au DAM, qui affirmait l’existence de changements culturels au sein de la communauté. Cette analyse risquait aussi de raviver de vieilles animosités entre les familles. Or, il n’est pas convenable, pour les Kainai, de dire du mal des personnes décédées ni d’humilier des familles publiquement ou en privé. Les Kainai sont déterminés à réunir leur communauté, non pas à la démanteler.

Ces questions étaient toujours irrésolues au printemps 1999. Les Kainai sentaient que leurs arguments étaient écartés en bloc et que le témoignage oral des maîtres de cérémonie était rejeté en faveur de l’information fournie dans la correspondance de Walters. Ils trouvaient la chose particulièrement insultante, étant donné la grande valeur que confère leur culture aux traditions orales. Plus l’été approchait, plus les Kainai s’inquiétaient de ne pas recevoir les sacs à temps pour les cérémonies de juillet. Ils insistèrent pour qu’un accord sur le protocole soit élaboré avec le DAM, détaillant les modalités et les processus de négociation à venir. Cet accord mentionnait entre autres les éléments suivants :

  • L’histoire orale a la même importance que les documents écrits ;

  • Les aînés, les membres des sociétés sacrées et les représentants de la Tribu des Blood[4] doivent être traités avec le plus grand respect, conformément au protocole de la Tribu des Blood ;

  • Des tierces parties peuvent être consultées afin d’obtenir de l’information, de l’aide à la recherche ou autre, des conseils et des recommandations ;

  • Toute partie peut se faire accompagner au besoin d’observateurs ou de personnes expérimentées concernant des sujets précis ;

  • Si les discussions échouent sur une question, les parties peuvent confier le litige en médiation, en choisissant ensemble le médiateur.

L’accord sur le protocole établissait également la date à laquelle le DAM devait avoir examiné la demande de Kainai de décembre 1998.

Comme il devenait évident que le processus de rapatriement ne serait pas terminé à l’été 1999, le DAM, le Glenbow et les Kainai signèrent une autre convention de prêt tripartite. Une fois de plus, le transport des plumes d’aigle à l’extérieur des États-Unis constitua un obstacle, car un employé du U.S. Department of Fish and Wildlife avait éliminé toutes les échappatoires en prévision de l’approbation de nouvelles réglementations. Les Kainai firent appel à l’ambassade du Canada aux États-Unis et, grâce à l’intervention d’un attaché juridique, ils purent recevoir les permis nécessaires. Le personnel du Glenbow et les Kainai se rendirent à Billings, au Montana, où le conservateur des arts autochtones du DAM leur remit les sacs et les formulaires de douane. Dès leur retour au Canada, les sacs furent confiés à leurs gardiens et purent être utilisés dans les cérémonies Motoki.

Ni les Kainai, ni le DAM, ni le Glenbow ne souhaitaient subir une autre traversée des frontières et un retour des sacs. Toutes les parties convinrent d’allonger la durée du prêt à un an, même si le DAM hésita longuement à ce sujet. C’était compréhensible, vu la distance qui séparait les Kainai de Denver, son manque de contrôle sur les objets et le problème qui l’opposait toujours à une autre communauté des Premières Nations. Le Glenbow tenta de rassurer le DAM et se rendit chez les Kainai chaque mois pour vérifier que les objets demeuraient intacts.

La réponse finale du DAM à la demande des Kainai fut rendue en juillet 1999 ; elle ne différait pas, dans ses conclusions, de celle donnée en juillet 1998. Une analyse du contexte social établissant les circonstances dans lesquelles les objets avaient été vendus était rejetée, était jugée non pertinente en vertu du NAGPRA. Le DAM établissait la nécessité de faire une « évaluation critique de la propriété et des modes de transfert mettant en cause les objets rituels ». Il entreprit donc une évaluation exhaustive du nombre considérable de lettres adressées à Walters par les membres de la Réserve des Blood qui avaient vendu des objets sacrés, et le DAM conclut que :

[…] de nombreux adultes de nombreuses familles des Blood ont été choisis pour négocier des objets rituels, ce qui constitue un exemple d’acceptation répandue de cette pratique. Les objets vendus étaient considérés par ces gens comme une propriété personnelle, non pas comme une propriété commune. Les propriétaires de biens personnels ont le droit de transmettre les titres et les droits de propriété de ces objets dans des transactions au comptant ou d’autres actes de vente, ainsi toute activité du genre était légalement correcte.

Denver Art Museum 1999 : 65

Comme pièce justificative, le DAM se servait des cas où les enfants d’un gardien de sac décédé avaient vendu ce sac à Walters. Bien que les Kainai aient toujours maintenu que ces objets sont (et étaient) des biens de propriété commune qui doivent (et auraient dû) être transférés dans le cadre d’un rituel, le DAM énonça ce qui suit :

Il ne semble pas suffisant de désigner le système de transfert rituel comme un système de gestion des sacs de propriétaires décédés, car ce système offre simplement une option permettant à une veuve d’acquérir le sac orphelin ou à un ancien propriétaire de demander à le récupérer. Le système de transfert rituel donne en effet aux héritiers un rôle légitime dans le processus de transfert d’un objet orphelin à un autre gardien qui en fait la demande. Le point de vue qui veut que les descendants ou héritiers n’aient aucun droit sur les objets rituels des propriétaires décédés doit être rejeté.

Denver Art Museum 1999 : 67

Les Kainai rejetèrent l’évaluation du DAM et demandèrent, en décembre 1999, de rencontrer le personnel du musée pour lui présenter leur demande finale. Les Kainai maintenaient que les objets qu’ils souhaitaient rapatrier étaient des objets de propriété commune des Pieds-Noirs qui avaient été aliénés de manière inappropriée au moment de leur vente à Walters.

Pour présenter leur demande, les Kainai invitèrent trois experts : le conservateur principal d’ethnologie du Glenbow (auteur de cet article), un défenseur des droits des Autochtones et un avocat autochtone. À la suite de cette réunion, l’avocat rencontra un membre du Conseil d’administration du DAM, qui se rendit à la Réserve des Blood afin de discuter des principaux sujets de discorde. À son retour à Denver, le membre du Conseil déposa une requête à ses pairs pour rendre ces objets en dehors du processus établi par le NAGPRA. La requête fut approuvée à l’unanimité, et le DAM franchit ce pas extraordinaire de se départir des objets et de permettre leur rapatriement par les Kainai.

Discussion

Le désaccord entre les Kainai et le DAM ne portait pas sur la question du bien-fondé du rapatriement des objets sacrés. Toutes les parties souhaitaient qu’ils retournent à la Réserve des Blood, où ils pourraient à nouveau servir au moment des cérémonies. Le désaccord portait plutôt sur la légalité de la vente des objets sacrés par des membres de la communauté. Autrement dit, la question était de savoir si les articles en question étaient des objets sacrés, des objets de propriété personnelle ou des objets de propriété commune. Le NAGPRA exige de déterminer si un musée a acquis légitimement les objets qui s’y trouvent. Cette question devait être traitée en aval de deux autres questions plus importantes : premièrement, quelle est la nature de la connaissance culturelle, et à quel moment une pratique isolée devient-elle une norme culturelle? Deuxièmement, quel est le rôle joué respectivement par les connaissances traditionnelles et les connaissances « scientifiques » dans l’examen des demandes de rapatriement?

Le DAM a soutenu que bon nombre de membres des Pieds-Noirs avaient vendu des objets sacrés à des personnes qui n’étaient pas membres de la Nation pendant les années 1930 et 1940. Le DAM a reconnu que cette pratique avait sans doute été défendue à l’époque et qu’elle était inacceptable aujourd’hui. Il a également soutenu que cette pratique était devenue la norme à cette époque et que, par conséquent, Walters avait obtenu les titres en toute légitimité. Cet argument nous amène inévitablement à réfléchir sur la nature des connaissances culturelles et de leur transfert, la nature du changement culturel, le rôle des échanges dans la société, la nature particulière des objets sacrés et les cycles de vie des articles de culture matérielle.

Le discours anthropologique sur les connaissances culturelles et leur transfert est considérable, et une analyse approfondie de ce discours dépasserait largement la portée de cet article. Toutefois, il est pertinent d’examiner ici certaines idées sur la façon dont les connaissances culturelles sont définies, mesurées et transférées. Le modèle consensuel de transmission des connaissances consiste à cerner les valeurs, les pratiques et les perceptions communes qui définissent les paramètres d’une connaissance culturelle et d’un comportement acceptables. Cette démarche repose sur l’observation du comportement des personnes et sur l’étude de ce qu’elles savent de ce comportement. Une telle analyse peut faire l’objet d’une modélisation statistique (voir Romney et al. 1986 ; Romney 1999), dans laquelle les questions de recherche sont conçues avec soin et les méthodes d’échantillonnage et la méthode d’analyse, explicitées en détail. Les questions les plus délicates concernent sans doute la méthode d’échantillonnage et la taille des échantillons. Romney et ses collaborateurs (1986 : 325) soulignent que « la taille minimum d’un échantillon dépend des compétences culturelles de l’ensemble des informateurs. Plus la moyenne des compétences de l’échantillon est élevée, plus la taille de l’échantillon requis est petite ». Dans un article publié plus tard, Romney (1999 : S104) fait une autre mise en garde concernant l’établissement d’un échantillon approprié pour définir une culture :

Deux volets nécessaires, sinon suffisants à la définition de culture sont 1) la culture partagée par les participants pertinents et 2) la culture apprise en tant que partie de l’héritage social. Le mot « pertinent » attire notre attention sur l’idée qu’il existe peut-être plusieurs sous-groupes spécialisés, tels les médecins praticiens, dont certains membres partagent des connaissances ésotériques que ne possède pas l’ensemble du groupe culturel.

Ainsi, dans la conception d’un modèle consensuel faisant preuve de rigueur statistique, il est important que l’on sélectionne les informateurs les mieux informés.

La notion de connaissance spécialisée, ou restreinte, est évoquée dans la discussion de Keesing (1987) sur la sociologie des connaissances dans les sociétés traditionnelles (ou tribales). Dans sa réflexion sur son travail parmi les Kwaio de Malaita, aux Îles Salomon, il écrit :

Bien que l’on puisse connaître la généalogie, les récits des ancêtres, les récits d’anciennes batailles, les procédures de rituel, les principes de sorcellerie, etc., d’une communauté, la plupart de ses membres n’en ont, en fait, qu’une connaissance superficielle. Les experts en savent davantage, car ils ont fait des recherches sur ces questions, mémorisé leurs connaissances et cherché à établir des liens entre des détails de surface. Les vrais experts de la société Kwaio, tant hommes que femmes, sont très peu nombreux : ce sont ceux qui ont le don et le devoir d’acquérir la connaissance, de la commander et de l’utiliser.

Keesing 1987 : 162, souligné dans l’original

Keesing a énoncé un argument convaincant qui met en garde contre l’analyse d’une culture sous forme de texte, car il serait faux de supposer que tous les membres de cette culture ont la même compétence pour lire ce texte. En effet, quelle que soit la société, très peu de personnes ont accès aux significations profondes et symboliques de leur culture. Les Kwaio étudiés par Keesing étaient « férocement » égalitaires et extrêmement résistants aux influences extérieures. Comment la connaissance pourrait-elle être plus restreinte que dans une culture comme celle des Pieds-Noirs, où les savoirs spécialisés étaient (et sont) transmis rituellement? De plus, jusqu’à quel point la connaissance se restreindra-t-elle encore puisque la maladie en diminue le nombre de détenteurs et que le colonialisme supprime le transfert des savoirs culturels?

On peut faire un parallèle entre la distribution inégale des connaissances culturelles et les différentes façons dont les objets matériels sont évalués et acquièrent leur signification au sein des cultures et d’une culture à l’autre. Les différentes significations que prend une classe d’objets à travers le temps et l’espace ont longuement été discutées (voir Appadurai 1986 ; Miller 1998 ; Price 1989 ; Pearce 1989), et il semble clair que les possessions comme leurs possesseurs changent souvent de voie au cours de leur vie. Toutefois, certaines classes d’objets sont moins sujettes aux changements de signification, et la réification de ces objets joue un rôle important dans la stabilité de la culture où ils s’inscrivent.

Quand Godelier (1996) a poussé son analyse de l’échange jusqu’à l’étude des objets sacrés, il a réalisé que ces objets étaient d’une nature très différente de celle d’autres éléments de la culture matérielle :

Les mythes de fondation constituent un élément essentiel de la part idéelle du réel, l’une des composantes imaginaires de la réalité sociale. C’est cet élément idéel, ce noyau imaginaire du pouvoir, qui est présent en permanence dans les objets sacrés et que ceux-ci re-présentent de leur côté, et en permanence, à la conscience, personnelle ou collective, des individus. Les objets sacrés sont donc des objets gorgés de sens, du sens même de l’origine des choses, des objets qui ne sont pas beaux et qui n’ont pas besoin de l’être ou du moins, s’ils sont perçus comme beaux, c’est une beauté sublime, une beauté qui dépasse le beau.

Godelier 1996 : 186

L’expérience de Godelier auprès des Baruay l’a amené à distinguer les objets qui étaient uniquement produits pour des échanges économiques de ceux dont l’échange revêtait une signification sociopolitique et religieuse, et qui intégraient donc tous les Baruay dans un ensemble complexe. Parmi ces objets, les objets sacrés liaient les humains à l’origine des choses et aidaient à légitimer leur société.

Les objets deviennent sacrés parce qu’ils ont été donnés aux humains par des non-humains. Comme toute autre forme d’échange de cadeaux, ces objets créent des liens entre les humains, les dieux et un univers culturel qui légitime les pratiques sanctionnées par les dieux. Cette relation est puissante, et les objets qui la définissent revêtent la plus haute importance.

Cependant, l’importance des objets sacrés peut ne pas être totalement comprise par tous les membres de la société. La sociologie des connaissances indique, comme il en a été fait mention, que les personnes n’ont pas toutes une compétence égale pour comprendre les questions culturelles. La nature particulière des connaissances culturelles en fait une information privilégiée accessible seulement à ceux qui ont été adéquatement initiés à la sphère culturelle. Bien que les non-initiés comprennent à des degrés divers la philosophie culturelle de leur groupe, ils ne parviennent pas à articuler la source, le lien et la signification enchâssés dans les objets sacrés. De plus, nous pouvons nous attendre à ce que, même parmi les initiés, les idées et la compréhension ne soient pas toutes identiques.

Quand les objets sacrés sont réifiés et sortis de leur contexte culturel, il n’y a pratiquement aucun changement d’un rôle à l’autre. Ce processus de réification et d’aliénation des objets sacrés érode la fondation même de la société en supprimant les liens qui légitimaient sa propre existence. Ces actions sont si profondes qu’elles ne peuvent être comprises autrement que par l’observation des circonstances sociales et politiques dans lesquelles ces ventes ou ces cadeaux se sont produits. Il faut dépasser le cadre économique pour mesurer la signification de l’aliénation de cette classe d’objets. Au fur et à mesure que les gardiens des traditions détenteurs de la connaissance perdent de leur pouvoir et de leur autorité au profit d’autres personnes, les objets sacrés peuvent sembler perdre de leur pouvoir eux aussi. Les personnes qui jadis s’en remettaient aux traditionalistes peuvent désormais trouver un nouveau soutien auprès des acheteurs d’objets sacrés, le lien qui légitimait la culture traditionnelle s’affaiblissant à chaque vente.

Du point de vue du Denver Art Museum, le processus d’aliénation d’une culture traditionnelle correspond à un changement de perceptions au sein d’une culture en évolution. Les Kainai voient la vente des objets sacrés comme une aberration introduite par des Kainai qui n’étaient pas compétents dans leur connaissance de la culture sacrée des Pieds-Noirs ou qui ont subi une pression d’une structure de pouvoir sociopolitique en transformation pour contribuer à éroder la culture traditionnelle. Ce point de désaccord reflète une compréhension différente du rôle et de la nature des connaissances traditionnelles. Des études récentes sur le rôle des connaissances environnementales traditionnelles dans la gestion des ressources (Nadasdy 1999) et le rôle des connaissances traditionnelles dans l’enseignement des sciences (Garroutte 1999) révèlent que ce type de connaissance n’est pas entièrement intégré ni dans le premier ni dans le deuxième processus. En effet, les connaissances traditionnelles sont généralement marginalisées. Quant à la science, elle recherche des explications universelles et précises permettant de prédire et de contrôler des phénomènes observables. De plus, les explications scientifiques devraient, dit-on, demeurer exemptes de considérations éthiques. Les connaissances traditionnelles, elles, embrassent un plus grand nombre de phénomènes (y compris les rêves) et considèrent qu’ils jouent un rôle important dans notre compréhension des événements et des phénomènes complexes et fortuits. En outre, l’éthique est considérée par les gardiens du savoir traditionnel comme une partie intégrante de tout ce que pensent et disent chacun et chacune.

Un paradigme scientifique a façonné l’analyse de la demande des Kainai par le DAM. Cette perspective scientifique a conduit à une analyse très détaillée et exhaustive des preuves documentaires historiques. Toutefois, elle a privilégié cette information au détriment des traditions orales se rapportant à la matrice culturelle des Kainai de même qu’au détriment de l’environnement sociopolitique qui existait au moment où les sacs ont été vendus. Or, ces deux ensembles d’information sont importants pour comprendre les processus par lesquels les objets sacrés des Pieds-Noirs sont arrivés sur le marché occidental.

Nadasdy (1999) et Garroutte (1999) soutiennent que l’enseignement des sciences et la gestion des ressources reflètent une structure politique des connaissances dans laquelle les savoirs scientifiques occidentaux jouent un rôle dominant. Cette subordination des connaissances traditionnelles reflète grandement la structure politique d’une société où prédominent la science et la technologie et où les cultures traditionnelles sont marginalisées et laissées sans pouvoir.

Conclusion

Les Kainai ont développé des relations profondément différentes avec le Glenbow et le Denver Art Museum, bien que, dans les deux cas, elles soient centrées sur la garde et la conservation des objets cérémoniels sacrés.

Les différences entre ces relations résultent de différentes façons de comprendre le pouvoir et de le partager. Le Glenbow a consciemment tenté de démanteler l’ancienne relation de pouvoir établie entre les Premières Nations et les musées. Le Glenbow reconnaît que les connaissances traditionnelles constituent la façon la plus appropriée de comprendre le traitement à réserver aux objets sacrés, et il a adapté ses protocoles en conséquence. Les questions juridiques sont également une préoccupation pour un musée, mais il lui revient de décider dans quelle mesure elles constitueront un obstacle pour le rapatriement des objets sacrés. Plutôt que d’exiger des Kainai qu’ils se conforment à la politique et à la procédure du musée, le Glenbow leur a demandé de contribuer à la conception de modalités qui permettraient de satisfaire les besoins de chaque partie. En trouvant une nouvelle façon de travailler ensemble, nous avons établi une nouvelle voie vers la compréhension interculturelle.

Article inédit en anglais, traduit par Karen Dorion-Coupal.