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Un visiteur qui se présente dans le village côtier de Las Canas est tout d’abord ébloui par le soleil se reflétant sur le sol ; le sable le rend presque blanc, cimenté par les années, et s’y allonge l’unique route du village, bordée par ses deux rangées de maisons. Une fois ses pupilles rétrécies, il peut alors constater que le village est coincé entre la mer et la forêt. Cette mer surprend : étale, sa couleur est café et son odeur, sulfureuse. Cet effluve est dû à la présence presque envahissante des mangroves et de leurs racines qui pourrissent dans l’eau, ainsi qu’aux rejets d’eaux usées. Au premier coup d’oeil sur les maisons qui bordent la route, et dont les charpentes de plusieurs sont inquiétantes, le visiteur ressent une impression d’abandon et de détérioration de l’environnement. Mais au second regard, il constate que le village est loin d’être fantôme : un groupe d’hommes répare des agrès de pêche, d’autres conversent au circulo social, deux femmes étendent leur linge à travers les arbres de mangroves, et un groupe de jeunes s’approche en proposant un repas cubain « típico »[1].

Cette « photographie » du village de Las Canas donne un aperçu de la dégradation environnementale croissante à Cuba. S’intensifiant au début des années 1900, quand le pays accéda à l’indépendance, et avec l’expansion de l’industrie sucrière, cette dégradation s’est accentuée radicalement avec la révolution en 1959. Celle-ci a transformé l’exploitation des ressources naturelles et la production industrielle, notamment grâce à l’aide technique et financière du bloc soviétique (Bethell 1993). Depuis la dernière décennie – la crise économique profonde qui l’accompagne faisant suite à la chute du bloc de l’Est –, la destruction de l’environnement affecte de plus en plus la population, surtout les communautés rurales et côtières qui dépendent fortement des ressources naturelles pour leur survie (Skidmore 1997). La déforestation, l’érosion des sols, la contamination des eaux et la perte de biodiversité mettent en danger l’équilibre socio-environnemental du pays et touchent particulièrement les régions côtières (Díaz-Briquets et Pérez-López 2000).

Ces populations ont malgré tout adapté leurs activités et diversifié leurs pratiques environnementales, comme nous le suggère la « photographie » de Las Canas. Ces initiatives stimulent les dynamiques sociales côtières et permettent à la population d’envisager le futur. Pourtant, les nombreuses études sur Cuba abordent peu ces dimensions. La majorité d’entre elles, effectuées par des chercheurs américains, traitent de questions liées à la situation économique et politique du pays à partir d’une perspective d’ordre structurel, qui demeure au niveau de débats théoriques et statistiques, sans se baser sur des données contextuelles recueillies sur le terrain (Baloyra et Morris 1993 ; Monreal 1999). Des travaux portant sur les questions environnementales dans une perspective anthropologique sont ainsi nécessaires.

S’inscrivant dans une approche d’anthropologie de l’environnement (Crumley 2001 ; Escobar 1999 ; Kottak 1999 ; Little 1999), cet article analyse la diversité des pratiques environnementales à Las Canas, laquelle s’appuie sur l’hétérogénéité de sa population et sur le contexte révolutionnaire du pays. Nous verrons comment, depuis le début de la révolution, les activités liées à la pêche, au tourisme et à la conservation des ressources naturelles voient naître de nouvelles pratiques et perceptions, offrant un espace de survie aux habitants. Conditionnée par des changements économiques et politiques structurels, cette diversité permet aux habitants de redéfinir leurs relations quotidiennes à l’environnement et de recréer, à petite échelle, leur révolution. Voyons dans un premier temps comment l’écologie politique anthropologique nous permettra d’analyser cette dynamique.

Écologie politique anthropologique et diversité socio-environnementale

Les diverses pratiques environnementales que l’on observe à Las Canas sont inévitablement liées au système révolutionnaire cubain et au contexte plus large dans lequel s’insère le pays. La révolution a d’abord permis à plusieurs populations locales de devenir moins dépendantes des ressources naturelles pour leur survie, grâce à leur accession à des emplois de fonctionnaires dans différents ministères et agences. Mais 30 ans plus tard, la chute du bloc de l’Est a causé l’effondrement de l’économie cubaine ; le pays a donc dû restructurer ses dépenses à grand renfort de mises à pied, forçant la population à se tourner de nouveau vers l’environnement. Ces dimensions structurelles influencent localement les pratiques environnementales. Une analyse inscrite dans l’écologie politique anthropologique (Escobar 1999 ; Kottak 1999 ; Lévesque 1996 ; Little 1999) permet de tenir compte de cette relation, d’autant qu’elle se situe dans la « temporalité » (Brosius 1999), tissant des liens entre la synchronie et la diachronie. Quant aux relations entre les groupes d’acteurs sociaux[2], elles sont analysées par le biais d’une chaîne d’explications (Blaikie et Brookfield 1987 ; Stonich 1993 ; Schmink et Wood 1987) qui concilie les perspectives locales et globales.

Cette chaîne explicative éclaire les relations entre les acteurs locaux et l’environnement et elle met en relief la diversité de leurs pratiques, que ce soient des activités halieutiques, touristiques ou de conservation. Cette diversité est ancrée localement dans les niveaux décisionnels et institutionnels de la communauté, plus particulièrement les individus, les familles, les maisonnées, les réseaux communautaires et le gouvernement local. Ces acteurs ne disposent pas tous des mêmes moyens techniques et financiers pour accéder aux ressources naturelles ; par exemple, certaines familles possèdent des bateaux et des filets de pêche, alors que d’autres détiennent des viseurs, harpons et palmes. À l’image de la communauté, les activités ne sont pas uniformes, ni d’ailleurs les réseaux communautaires, qui se font et se défont avec les amitiés, les liens familiaux étendus, les intérêts économiques partagés et les conflits politiques qui surviennent périodiquement entre les personnes. Lorsqu’il s’agit d’accéder aux ressources, de les utiliser ou de les contrôler, la variété de ces relations est à l’oeuvre, ainsi que la diversité des pratiques. L’environnement est ainsi considéré comme un lieu politisé, non neutre, que l’on ne peut objectiver ni isoler de la société et du contexte plus large dans lequel il se trouve ; « [c]entral to the idea of a politicised environment is the recognition that environmental problems cannot be understood in isolation from the political and economic contexts within which they are created » (Bryant et Bailey 1997 : 28).

L’écologie politique anthropologique articule plus particulièrement les enjeux des relations entre la société et l’environnement avec les questions de discours, de représentations, de résistance et de pouvoir (Escobar 1996, 1998, 1999 ; Painter et Durham 1995 ; Peet et Watts 1996), ce dernier étant « a social relation built on an asymmetrical distribution of resources and risks [which] circulates among and between different social groups, resources, and spaces » (Paulson, Gezon et Watts 2003 : 209). Cette lecture permet de comprendre comment les relations socio-environnementales constituent un espace où se rencontrent différents intérêts ; elle révèle comment l’environnement est manipulé et transformé par les acteurs aux niveaux pratique et discursif. Il est alors possible de se pencher sur la vision, les représentations et la compréhension de l’environnement, des ressources naturelles et des pratiques environnementales propres à chacun des acteurs. Cette approche permet d’analyser à Las Canas de nouveaux rapports de sens qui émergent à travers les différentes façons de s’approprier l’environnement, et qui s’expriment dans la manière dont les habitants reconfigurent la révolution (Doyon 2003).

La contribution de cet article à l’écologie politique anthropologique se situe entre autres dans l’étude de la diversité sociale interne des communautés, qui sont encore souvent approchées comme des entités complexes, mais relativement homogènes. En abordant les groupes d’acteurs de la communauté, sur la base de leurs occupations mais aussi de leur organisation sociale et institutionnelle, nous souhaitons contribuer aux études qui se penchent encore davantage sur les groupes de production communautaires. La notion d’agencéité des acteurs (agency) (Giddens 1987 ; Labrecque 2001 ; Long 2001) représentant l’ensemble formé par les pratiques des acteurs, leur capacité de choisir, d’agir et de transformer des situations, leurs intérêts et objectifs qui les poussent à s’engager dans l’espace environnemental, à l’occuper et à le définir physiquement, cette notion approfondit l’analyse de la diversité et la manière dont les membres de Las Canas font, à leur mesure, la révolution à travers leurs rapports à l’environnement. De plus, l’étude de cas d’une région côtière (Doyon 2002) et l’analyse d’un pays socialiste, révélant une grande richesse ethnographique et constituant à leur manière des « nouveaux terrains » (Scoones 1999 ; Tsing 2001), sont encore relativement nouvelles en écologie politique anthropologique, qui s’est traditionnellement concentrée sur l’étude de problématiques agraires dans des contextes capitalistes et postcoloniaux.

Après avoir situé Las Canas historiquement dans le contexte révolutionnaire et environnemental cubain, nous aborderons, à l’aide de l’écologie politique anthropologique, la diversité des pratiques environnementales de Las Canas. Nous examinerons comment ces dernières sont organisées autour de divers niveaux décisionnels et institutionnels de la communauté, tels que les familles, maisonnées et réseaux. Nous verrons par la suite comment ces relations entre les groupes d’acteurs, ancrées dans un système global, se déploient à travers la pêche, le tourisme et la conservation environnementale. La diversité des pratiques caractérisant chacune de ces trois activités actualise différents processus politiques, négociations et relations de pouvoir par rapport aux ressources naturelles et aux intérêts socioéconomiques des acteurs de la communauté. Ce dynamisme permet aux habitants de Las Canas de survivre dans un contexte difficile et en transformation, tout en leur offrant un espace pour interpréter et s’approprier la révolution.

Las Canas et la révolution : de l’affranchissement à la redécouverte de l’environnement

Briser la dépendance environnementale : les débuts révolutionnaires

Avec la révolution de 1959, Cuba établit différentes politiques qui doivent permettre à l’île d’entrer dans le cercle des pays développés et modernes. En effet, Castro et son équipe veulent, à travers le projet révolutionnaire basé sur l’idéologie marxiste-léniniste, mettre en place un système qui romprait radicalement avec l’héritage colonialiste et impérialiste du pays. Une ère où les inégalités sociales et économiques seraient éliminées grâce à une économie forte, des politiques planifiées et des technologies de pointe d’un pays souverain, nationaliste et moderne, doit voir le jour. Pour y parvenir, on décide d’industrialiser, de produire à grande échelle et de rejeter les petites productions locales et de subsistance qui « enchaînent » le peuple dans sa pauvreté. Avec l’aide et l’appui de l’URSS[3], Cuba instaure différentes techniques d’exploitation et acquiert des équipements de production et de transformation correspondant aux nouveaux objectifs du pays. L’environnement devient un objet « extérieur » à la société qu’il est possible de conquérir et de dominer. On développe différents secteurs, particulièrement l’agriculture. La pêche, bien que moins importante aux yeux du gouvernement à cette époque, s’industrialise à son tour pour développer la pêche hauturière, marginalisant les pratiques artisanales à faibles moyens. Comme l’indique Castro : « Ya no será el pescador de la chalana de remos y velas ; será el pescador con medios de producción cada vez más moderna, con barcos cada vez más grandes ; no serán solo los pescadores de plataforma, serán los pescadores que adentren en el Océano » (Castro 1962, cité dans Morales 1972 : 29).

D’après le gouvernement, cette exploitation intensive ne doit pas, en principe, détériorer l’environnement. En effet, contrairement au capitalisme, le socialisme et ses grandes valeurs morales n’inciteraient pas à l’accumulation de biens ni à la propriété privée, destructeurs de l’environnement. « L’homme nouveau » du Che donne l’assurance d’une grande productivité dépourvue d’intérêts personnels qui respecte les ressources naturelles. Les paysans et travailleurs de toutes parts sont poussés à mettre en commun leurs terres, leurs équipements de production (tracteurs, bateaux, etc.) et autres biens pour contribuer au grand effort de collectivisation nationale[4]. Les fermes d’État et autres entreprises d’État voient le jour, et tous les Cubains, ou presque, deviennent salariés du gouvernement. Dès lors, on entre travailler au champ comme on va au bureau. On voit disparaître le lien particulier et la responsabilité que les gens entretenaient avec les ressources naturelles ; ils se mettent à utiliser et à consommer l’environnement sans conscientisation.

Ce phénomène se produit aussi à Las Canas. Fondée en 1934 par de riches entrepreneurs de la capitale de la province de Pinar del Río où ils établirent leurs maisons d’été, Las Canas change de vocation avec la révolution. De nombreux immigrants pauvres, provenant de l’intérieur du pays et venus chercher de meilleures conditions de vie dans le port le plus important de la province, s’établissent dans le village voisin de Las Canas : La Coloma[5]. Avec la nationalisation, les propriétaires de Las Canas sont expulsés et les nouveaux arrivants de La Coloma y sont déménagés. Ce groupe de 500 personnes s’oppose à ce déplacement imposé, mais il doit s’y plier après que les maisons de La Coloma sont brûlées par l’armée. Cette situation, qui ne dure que quelques mois – le temps pour l’État de construire de nouvelles maisons à La Coloma –, perdure encore aujourd’hui pour la moitié de ce groupe.

Leur arrivée dans la communauté coïncide avec la collectivisation et le début du travail salarié étatique. Les pêcheurs du port de La Coloma qui possèdent des équipements les mettent en commun dans la nouvelle entreprise portuaire étatique, appelée Combinado pesquero de La Coloma, qui regroupe l’usine de transformation et les installations portuaires. Une centaine de personnes commencent à y travailler comme salariés de l’État. Les petits agriculteurs doivent quant à eux abandonner leurs pratiques, car les terres qu’ils cultivent sont considérées comme trop peu fertiles par le gouvernement, et ils commencent à travailler dans le nouveau centre touristique de Las Canas, entre autres en tant que serveurs, cuisiniers, femmes de ménage. Certains maintiennent une petite exploitation de subsistance, comme l’indique ce père de famille : « dans ma maison il y a toujours des petits piments forts, quelques tomates et des poivrons ; j’ai aussi des épices pour assaisonner et quelques trucs de “médecine verte”, pour calmer les nerfs », mais la plupart abandonnent ces pratiques du passé, pressés d’embrasser la modernité et de s’affranchir de ces tâches exigeantes et « peu civilisées ». Le travail salarié convient à leurs besoins et à leurs désirs, les salaires sont suffisants et le système d’approvisionnement de l’État fonctionne relativement bien[6]. Les nécessités de base sont assurées et de plus, à cause du centre touristique à l’intérieur même du village, les habitants ont accès à plusieurs divertissements, comme la plage aménagée, le cabaret spectacle, le restaurant et la discothèque. Dans ce contexte, l’environnement n’est plus la source principale de subsistance, mais devient plutôt un milieu d’agrément ; des fleurs et autres ornementations remplacent l’agriculture, et malgré les problèmes du quotidien, les années difficiles liées à la servitude de l’exploitation de l’environnement semblent passées.

Révolution brisée et redécouverte de l’environnement

Au début des années 1990, le bloc soviétique tombe, et s’amorce alors une reconfiguration mondiale. Pour Cuba, cet évènement est dramatique à tous les niveaux et signifie le début d’une période extrêmement difficile pour la population, nommée par le gouvernement la « période spéciale en temps de paix »[7]. L’économie chute brutalement : le PIB tombe de 50 % entre 1989 et 1992 (Jabra et Jankarik 1999), les importations et exportations du pays avec le Bloc comptant pour 75 %, de l’économie s’interrompent (Mesa-Largo 1994), les mises à pied se multiplient, les compressions dans tous les secteurs sont majeures, les industries et entreprises cessent presque totalement leurs activités. Les coupures d’électricité (apagones) et d’eau, l’inflation vertigineuse du peso, le marché noir des dollars, l’absence de nourriture dans les magasins, le rationnement des médicaments et d’autres biens de première nécessité causent de graves problèmes économiques et sociaux (Eckstein 1993 ; Rodriguez Calderón 1995). La population essaie de s’en sortir, et le vol, le commerce illégal, la prostitution et la délinquance s’intensifient.

À Las Canas, cette situation se traduit entre autres par la fermeture temporaire du centre touristique national et la mise à pied de près de la moitié des employés du combinado pesquero. Le mode de vie et la société que connaissait la population changent du tout au tout ; les histoires d’horreur sont nombreuses – privations et méfaits que beaucoup durent commettre – et on les raconte avec douleur et amertume. Afin de survivre, les habitants doivent se tourner vers l’exploitation de l’environnement, perspective que plusieurs n’avaient jamais sérieusement envisagée. En effet, pour une partie des membres de Las Canas, l’environnement représentait un lieu de divertissement et de contemplation, et non pas un lieu de travail et d’efforts. La façon d’utiliser l’environnement est alors étrangère à la majorité de la communauté. Voyons comment des groupes communautaires plus forts se sont développés à partir de ce moment-là et comment l’utilisation locale de l’environnement, à travers la pêche, le tourisme et la conservation s’est intensifiée et diversifiée.

Pratiques environnementales et diversité communautaire à Las Canas

Las Canas compte aujourd’hui quelque 250 habitants[8]. Parmi la population active du village, le tiers de la population travaille pour le combinado pesquero comme pêcheur, employé de maintenance ou dans l’usine de transformation, tandis qu’un autre tiers travaille à contrat dans le centre touristique de Las Canas, rouvert sur une base saisonnière depuis 1994. Plus de 40 % des hommes et 90 % des femmes sont sans emploi, ce qui représente une masse critique compte tenu de la petitesse du village. Cette situation date de la crise des années 1990 où de nombreuses personnes ayant perdu leur emploi par attrition ne purent jamais le retrouver à cause du processus de rationalisation étatique. De même, les jeunes de moins de 30 ans, qui représentent 45 % de la population dans la région, n’ont jamais pu travailler pour l’État, qui n’offre plus de postes depuis la « période spéciale ». Cette situation ne signifie pas que près de la moitié les habitants de Las Canas ne travaille pas. Au contraire, la population se livre à toute une série d’activités économiques, en marge de l’État.

Ces pratiques, qui s’ancrent dans le contexte historique du pays et de la région, apparaissent avec la formation de sous-groupes sociaux dans la communauté. Avant la « période spéciale » les habitants de Las Canas étaient, comme ils le racontent, plutôt individualistes. Le contexte permettait que chaque famille réponde à ses propres besoins et dépende peu des autres, même si des échanges s’effectuaient. Toutefois, avec la crise des années 1990, la population du village dut établir de nouvelles relations sociales pour survivre. L’organisation communautaire se transforma, créant de nouveaux réseaux décisionnels et institutionnels.

Las Canas compte 62 maisonnées, dont la composition varie. Elles sont généralement constituées de personnes d’une même famille (parents, frères et soeurs, leurs conjoints et leurs enfants) aux occupations diverses ; on trouve aussi fréquemment des couples séparés vivant toujours dans la même maison en raison de la pénurie de logements. Les maisonnées sont des unités sociales flexibles à Las Canas ; elles acceptent par exemple en leur sein d’anciens membres et leurs enfants qui désirent y revenir après plusieurs années d’absence. Elles représentent le noyau des relations sociales et économiques du village. La maisonnée est en effet le seul lieu où l’on peut toujours trouver de l’aide en cas de crise (argent, nourriture, soutien affectif). Les maisonnées sont aussi le seul endroit où les gens peuvent parler en toute confiance et élaborer des plans sans crainte d’être dénoncés. Pour ce qui concerne les pratiques environnementales, c’est dans cet espace que se transmettent le savoir écologique des individus, les connaissances sur l’exploitation des ressources et les moyens financiers pour utiliser ou investir dans des équipements, comme un bateau ou un filet de pêche, par exemple. C’est à l’intérieur des maisonnées que se créent les équipes pour exploiter l’environnement, comme dans le cas d’un groupe pour la construction et la surveillance d’un four à charbon ou l’organisation de repas pour touristes. Ce sont d’ailleurs les nécessités économiques des maisonnées qui poussent ses membres à s’engager dans des pratiques environnementales. Les maisonnées sont donc la pierre angulaire des relations socio-environnementales.

Depuis la « période spéciale », les maisonnées se sont aussi regroupées. On trouve ainsi cinq groupes de maisonnées à Las Canas. Ces réseaux s’appuient surtout sur des relations d’amitié et ne se basent pas sur le système de familles fictives comme c’est le cas ailleurs en Amérique latine (Doyon 1999). Ces groupes comprennent des maisonnées contiguës et ils partagent généralement un même environnement, où l’espace et les ressources sont communs. Plusieurs personnes de différentes maisonnées vont faire pousser des arbres fruitiers sur un espace qui est défini comme appartenant à tout le groupe, elles peuvent partager les dépenses, les tâches et les bénéfices liés à l’élevage de quelques porcs et poulets. Les échanges dans le groupe concernent tous les éléments de la vie quotidienne : gardiennage d’enfants, nourriture, espace dans un réfrigérateur, téléviseur et vidéo, argent, alcool, équipement de pêche, charbon, vaisselle, « main d’oeuvre » pour servir des touristes à la maison, équipe de pêche, contacts pour se procurer du matériel spécifique (casiers de pêche), etc. Ces réseaux de maisonnées sont maintenant nécessaires compte tenu du contexte économique et social, et ils constituent un avantage, comparativement à la dizaine de maisonnées qui sont demeurées « indépendantes ».

Les cinq réseaux du village ont chacun leurs caractéristiques. Trois d’entre eux sont importants puisqu’ils regroupent plus des trois quarts des quelque 200 personnes que comptent tous les réseaux. Ces trois réseaux couvrent environ huit à dix maisonnées avec une dizaine d’habitants chacune. Les deux autres rassemblent plutôt des familles nucléaires ou des personnes vivant seules, et sont par conséquent moins puissants économiquement et socialement. La composition des réseaux est flexible et leur nombre de membres varie sensiblement selon les alliances, les opportunités et les conflits qui adviennent. Les objectifs environnementaux individuels se rejoignent dans ces groupes ; ils orientent les rapports de pouvoir et de négociation dans la communauté.

La pêche : professionnels et furtivos

La pêche comporte trois types d’activités à Las Canas : la pêche professionnelle du combinado pesquero, la pêche de subsistance ancrée dans un savoir écologique et la pêche occasionnelle ou « opportuniste » – on appelle ces deux derniers types « pêche furtive », car ils se pratiquent en marge de l’État. Ces trois activités illustrent à quel point les pratiques environnementales sont variées, comme la composition des groupes sociaux et l’organisation communautaire de Las Canas.

La pêche effectuée au sein du combinado pesquero, aussi appelée « professionnelle » par ceux qui s’y adonnent, se déroule dans le cadre contrôlé de l’État. À Las Canas, 24 hommes s’y consacrent depuis au moins 20 ans, certains y ayant travaillé pendant 40 ans. Tous les hommes de Las Canas qui pêchent pour le combinado l’ont appris grâce à leur père ou une autre personne de leur famille proche. Ceux qui n’ont pas de famille directe travaillant pour le combinado ont dû apprendre en tant qu’apprentis pendant au moins deux ans. La capture de langouste constitue la pêche la plus pratiquée et lucrative dans le combinado. On la piège à l’aide de jaulaunes[9], alignés les uns à côté des autres sur le fond de la mer pendant la saison forte, d’octobre à février, appelée corrida. Pendant la basse saison, de juin à octobre, les langoustes sont capturées dans les pesqueros[10], confectionnés par les pêcheurs, et sous lesquels elles se cachent. On les attrape une à une à l’aide d’un long bâton de bois puis on les dépose dans un petit filet que l’on remonte à la surface. Pendant la période d’interdiction de février à juin, la veda, les équipes de pêche réparent les équipements. Ces équipes, qui partent généralement pour une dizaine de jours en mer, sont composées de six personnes et elles sont relativement stables dans le temps. En effet, lorsque un groupe fonctionne bien, le patron du bateau cherche à préserver cet équilibre, qui est à long terme plus productif, et une même équipe peut travailler ensemble pendant plus de 10 ans.

Les pêcheurs de Las Canas qui travaillent dans le combinado occupent cette profession par amour de la mer, comme nous l’indiquent entre autres ces trois hommes : « je suis pêcheur parce que j’aime ça, le fils de pêcheur va pêcher, et c’est ce que je veux faire, continuer à pêcher, c’est une tradition de famille » ; « moi j’aime la pêche parce que, je ne sais pas, c’est que j’aime la pêche, quand on sort en mer on n’a pas la pression d’avoir des ordres, en mer, on sait ce qu’on a à faire » ; « moi j’ai fait d’autres travaux, j’ai semé du tabac et je n’aime pas ça, j’aime la langouste, j’aime la mer, je ne sais pas si c’est parce que je suis né à côté de la mer, mais ça vient me chercher, je l’ai dans le sang ». Toutefois, cette situation change, car le revenu d’un pêcheur pour le combinado est maintenant très élevé : les pêcheurs reçoivent leur salaire de base de 230 pesos par mois, ce qui représente un peu plus de 10 $ US, mais ils sont ensuite payés directement en dollars proportionnellement à leurs captures ; ainsi, dans les meilleurs mois, un pêcheur peut gagner jusqu’à 600 $ US, ce qui est extrêmement élevé à Cuba[11]. Cela a encouragé de nombreuses personnes à se lancer dans la pêche, lorsque des places étaient encore ouvertes, sans éprouver pour cette activité le respect que lui vouent les pêcheurs plus expérimentés. Il s’est donc produit un opportunisme économique et une rupture dans la transmission générationnelle de la tradition halieutique.

Cette activité permet à Las Canas d’assurer la survie de près de la moitié des maisonnées grâce aux bons revenus qu’elle procure. Elle est non seulement respectée et valorisée mais s’avère déterminante pour les groupes de maisonnées. En effet, le savoir écologique des pêcheurs du combinado est impressionnant : outre l’influence de la lune et des saisons, ils savent détecter d’où vient et où va la langouste, interpréter les pluies et la salinité de l’eau, se diriger sans compas et sans cartes sur l’océan et utiliser judicieusement les équipements de pêche. Ces connaissances transmises dans les familles passent parfois aux maisonnées, ce qui leur est très bénéfique. Ce savoir leur confère un pouvoir économique grâce à de meilleures et de plus nombreuses captures ainsi qu’une légitimité socio-environnementale dans la communauté, car la pêche qu’ils pratiquent est effectuée « comme elle doit se faire ».

Ces savoirs se répercutent sur la pêche de subsistance, car les pêcheurs expérimentés, retraités ou non, ont enseigné à leurs familles, autant leurs femmes que leurs enfants, comment « bien » pêcher. Ces nouveaux initiés ont donc appris les diverses nuances et subtilités de cette activité, permettant une pêche fructueuse et durable puisqu’elle est pratiquée dans les conditions les plus favorables. Ce type de pêche est toutefois illégal : toutes les activités individuelles non enregistrées auprès de l’État sont d’ailleurs illégales, car elles s’inscrivent dans une logique capitaliste et sont potentiellement contre-révolutionnaires. Mais étant donné la situation économique difficile du pays, de même que le peu de ressources dont il dispose pour surveiller et contrôler ce type d’activités, une certaine tolérance est de mise, et les représentants de l’État sont parfois récompensés pour leur souplesse.

Avant la « période spéciale » peu de gens pêchaient pour leur subsistance puisqu’ils trouvaient presque tout ce dont ils avaient besoin à travers le système étatique, et sans avoir à exploiter l’environnement. Certaines familles ont continué à pêcher pour se divertir, alors que les autres ont complètement cessé. Mais par la suite, les familles possédant un savoir sur la pêche ont pu recommencer et en tirer un bon revenu. Ces familles disposent généralement d’équipements que le pêcheur du combinado (père ou frère) aura réussi à s’approprier dans l’usine de pêche, ou qu’il pourra fabriquer : les casiers des jaulones servent à capturer surtout le poisson que l’on attire avec des pesqueros[12] ; on pêche la sardine avec un filet à petites mailles de 5 cm, le chinchorro, et elle sert d’appât dans les jaulones ou pour pêcher à la ligne. Les pêcheurs naviguent sur de petites embarcations artisanales de deux mètres de long, construites avec quelques planches de bois et des morceaux de plastique. Ces embarcations sont aussi interdites mais tolérées par les autorités, à condition qu’elles ne s’éloignent pas à plus d’un kilomètre du rivage.

Les équipements de pêche appartiennent à ceux qui ont déjà un savoir traditionnel dans ce domaine. Parmi eux, cinq personnes possèdent une dizaine de casiers, six possèdent des chinchorros, une dizaine des pesqueros, et 15 personnes des petits bateaux. Ces équipements sont prêtés entre les maisonnées d’un même groupe, et parfois à l’extérieur du réseau dans un autre groupe de maisonnées. Dans chaque cas, les personnes qui les empruntent doivent payer en nature avec une partie de leurs captures, ou en argent avec le revenu provenant de la vente des poissons. Les conditions de prêt varient en fonction des personnes qui empruntent, de leur fiabilité, de leur discrétion, et aussi de leur proximité par rapport au réseau de la maisonnée prêteuse.

Les captures de poissons sont destinées à la consommation de la famille ou bien à la vente dans le village ou à des touristes. Chaque paquet de poisson, pesant environ deux kilos et demi, se vend environ 25 pesos, suivant la valeur du dollar. On troque parfois ce paquet contre de la nourriture, comme des fèves ou du riz, des cigarettes ou du rhum, proportionnellement au prix de ces denrées. La pêche furtive peut ainsi être relativement lucrative pour une famille[13], considérant le fait qu’au moins une personne par famille (homme ou femme) s’adonne à ce type de pêche, et qu’une personne peut pêcher un paquet de poisson par jour. Comme on le voit, le savoir écologique et la possession d’équipements de pêche procurent un pouvoir économique à certaines maisonnées.

À l’inverse, les pêcheurs de subsistance qui ne possèdent pas un savoir aussi approfondi ont moins de succès à la pêche. Les pêcheurs n’appartenant pas aux réseaux qui détiennent les savoirs n’ont pas accès aux techniques et aux manières d’utiliser le matériel, comme l’indique ce jeune pêcheur : « la mer se donne pour qui sait l’exploiter ». Ils apprennent par imitation des plus expérimentés et comme ils ont aussi moins d’équipement (ils ne possèdent généralement qu’une ligne et quelques hameçons) ils doivent constamment emprunter le matériel des autres maisonnées. Par exemple, ils ne connaissent pas les techniques des pesqueros, ne savent pas bien comment disposer l’herbe pour créer l’ombre que recherchent les poissons, l’endroit où la disposer par rapport aux courants et à l’ensoleillement. Une bonne pêche n’est donc pas assurée. De même, lorsqu’ils utilisent le chinchorro, ils capturent toutes les sortes de poissons que le filet ramasse sans discrimination de taille et d’espèce; cela contribue à dégrader la ressource, comme le mentionne cet homme : « le chinchorro, tu le tires sur le bord de l’eau et il prend pas mal de poisson, et on n’a pas besoin d’attendre que le poisson soit capturé comme avec les lignes ou les cages, et même si tu sais pas t’en servir, c’est sûr qu’à chaque lancer que tu fais, tu prends au moins deux ou trois poissons ». Ces pêcheurs font ainsi un moins bon revenu que les autres et doivent diversifier davantage leurs activités économiques au sein de la maisonnée, entre autres avec la fabrication de charbon et les services touristiques.

Ces maisonnées et les réseaux dans lesquels elles se trouvent doivent donc développer d’autres stratégies. Contrairement aux pêcheurs plus expérimentés, ces pêcheurs inspirent peu de respect, car on considère qu’ils détruisent les ressources sans s’en préoccuper ; cette situation est paradoxale, car les pêcheurs expérimentés ne veulent pas partager leurs savoirs, ce qui cause parfois des conflits. Un vieux pêcheur précise : « Il y a moins de poissons parce qu’il y a plus de pêcheurs parce qu’il y a plus de besoins. Avant, nous étions deux ou trois à pêcher, pas plus, et maintenant tout le monde pêche, tout le monde doit pêcher pour survivre. Les gens ont trop mis de pression, ils allaient avec le chinchorro et prenaient trois ou quatre cages de tout petits poissons de n’importe quelle espèce et ils les laissaient mourir, c’est pour cela qu’il y a une diminution ».

Les pratiques de pêche de subsistance sont apparues à la suite des problèmes de la « période spéciale », causée par la conjoncture internationale. Ces pratiques se basent sur les connaissances des pêcheurs professionnels et se sont adaptées à la zone du littoral à laquelle peut accéder la population de Las Canas. Ces transformations s’insèrent dans les institutions locales, les maisonnées et groupes de maisonnées, qui ont systématisé leur organisation et leurs forces. L’organisation sociale du travail tourne ainsi autour de ces groupes et assure leur survie. De même, ces groupes actualisent les rapports de forces qui existent dans la communauté et qui concernent la propriété, l’accès, le contrôle et la distribution de l’équipement et des ressources halieutiques.

La gastronomía : services touristiques locaux

La diversité des pratiques environnementales se manifeste aussi dans le rapport que les habitants de Las Canas entretiennent avec le tourisme. Les groupes de maisonnées offrent divers services, appelés la gastronomía, aux touristes nationaux et internationaux, services qui touchent de près ou de loin à l’environnement.

Le tourisme national constituait auparavant le joyau économique et social de Las Canas. La communauté était reconnue dans toute la province pour ses installations et la qualité de ses services. Avec la crise des années 1990, le service a été interrompu, puis il reprit, mais seulement pour la période d’été, de mai à septembre, – la temporada. Les activités qui s’y déroulent sont beaucoup moins intenses qu’auparavant[14]. La communauté compte une centaine de chambres ; une moitié, plus luxueuse, est destinée aux visiteurs privilégiés, l’autre est pour les moins nantis : les cuisinettes et les sanitaires sont communs[15]. Avant la « période spéciale », au moins 50 femmes et 30 hommes travaillaient dans le centre. Les emplois occupés étaient variés : réceptionniste, femme de chambre, cuisinière, serveuse, concierge, jardinier, sauveteur. La fermeture du centre entraîna la perte de ces emplois, et lors de la réouverture, les postes furent offerts surtout aux amis des dirigeants du « conseil populaire de La Coloma »[16], au détriment des habitants de Las Canas. Actuellement, une dizaine de personnes seulement travaillent à contrat pendant la temporada. Il y a ainsi une masse critique de la population qui est formée pour répondre aux touristes et qui ne peut utiliser ses compétences ; un habitant exprime son mécontentement : « je crois que le travail est mal distribué. À Las Canas il y a une force de travail pour la gastronomía, alors pourquoi doit-on amener des gens d’ailleurs si on les a ici ; je crois qu’ils ne veulent pas de nous parce que les dirigeants de gastronomía sont de La Coloma et ils emploient leurs personnes, c’est l’amiguismo ». Plusieurs personnes interrogées disent ne vouloir travailler que dans ce secteur, pour lequel ils ont reçu une formation, et refusent d’être affectés à un autre type d’emploi gouvernemental. Les habitants de Las Canas occupent encore des emplois de femme de chambre et de responsable de la distribution des ressources (draps, ventilateurs, nourriture quand le cas se présente), mais ce ne sont pas des postes permanents et réguliers[17].

Ainsi, les personnes qui sont en mesure d’offrir un service aux touristes le font maintenant en marge de l’État. Cela consiste notamment à vendre des poissons et autres produits de la mer aux Cubains qui visitent Las Canas. Certaines familles qui pêchent vendent directement les paquets aux visiteurs, mais celles qui vendent leurs poissons à un intermédiaire préfèrent traiter avec des personnes proches de leur réseau. Cette situation se présente lorsqu’un touriste qui arrive à Las Canas n’a pour contact qu’une personne qui ne possède ou ne pêche pas de poisson. Les prix de vente aux touristes sont généralement plus élevés d’au moins 5 pesos par paquet, et comme les touristes préfèrent les poissons déjà nettoyés, cela en augmente le prix. Le tourisme constitue donc une ressource supplémentaire pour les personnes déjà avantagées par leur compétence et leurs équipements de pêche.

À défaut de restaurant, les touristes doivent maintenant se procurer leurs repas dans une maisonnée – il est impossible de se procurer de la nourriture par d’autres moyens. Les familles préparent des repas de poisson et de fruits de mer, généralement accompagnés de bananes plantain frites, de riz et de fèves. Lorsque les touristes sont des amis de la famille, ils mangent dans la maison, mais généralement, ils reçoivent le repas dans leur cabine du centre touristique ou dans leur propre maison[18]. Ces repas, très copieux, sont facturés au nombre de personnes, généralement à 30 pesos chacune, bien que ces prix varient en fonction des touristes et de leurs demandes.

Ce sont des relations d’amitié, ainsi que des retours pour services rendus qui sont au centre des échanges (repas et paquets de poisson), comme par exemple dans le cas d’un dentiste de la capitale ayant rendu un service à un habitant de Las Canas dans le cadre de sa profession et qui est « payé » en nature lors d’une visite au village. Un système de dons et des contre dons s’est ainsi établi au fil du temps, ce qui aide les Cubains à résister, même si certains préfèrent ne pas s’y engager, car ces relations ne sont pas légales. Mais comme pour ce qui est de la pêche, les autorités sont généralement tolérantes et comprennent l’importance de ces dynamiques – elles y sont bien souvent insérées, comme la très grande majorité des Cubains.

Les relations avec les touristes étrangers soulèvent plus de difficultés, car non seulement les services se situent à la marge de la légalité, mais ils sont plus contrôlés[19]. Dans le village, trois réseaux offrent des services aux touristes étrangers. Chacun de ces réseaux a une « équipe » pour le tourisme dont les membres abordent les étrangers pour leur offrir leurs services. Sous les apparences de convivialité, une chaude lutte se déroule entre les représentants de réseaux pour accaparer les touristes, qui peuvent rapporter 20 à 50 $, et parfois 100 $, pour un repas. Les tâches se partagent de telle sorte que certains se consacrent au nettoyage du poisson, d’autres à sa cuisson ou à la préparation des accompagnements, d’autres enfin au ménage dans la maison, au divertissement ou aux conversations avec les clients.

Les différentes maisonnées et réseaux qui offrent des services aux touristes ont chacune leur « marque de commerce » : respecter l’intimité des vacanciers ou les initier à la « vie cubaine », leur servir des poissons ou des langoustes, leur parler de la révolution de manière positive ou négative, leur offrir une vue sur la mer ou sur la forêt, présenter les enfants ou non, laisser les animaux de compagnie et les animaux d’élevage (porc, poulets) libres ou non. Parallèlement, chaque maisonnée essaie de recréer un esprit côtier « typique » en prenant soin de la plage, à laquelle ils tiennent beaucoup. Comme la « brigada integral » qui entretenait la plage ne travaille plus depuis la « période spéciale », la plage se détériore. Il faut dire que sa dénivellation et les marées sont faibles, les mangroves et les herbes, envahissantes. La partie de la plage qui se trouve à l’extrémité du village est d’ailleurs artificielle, et remplie occasionnellement de sable. Le milieu se dégrade malgré tout : disparition de la plage et des infrastructures du centre touristique, détérioration des maisons, empiètement des mangroves sur le village. Les habitants de Las Canas déplorent tout cela et regrettent l’environnement sain et propre ainsi que le caractère esthétique des installations, qui ont disparu de Las Canas depuis plus de 10 ans.

Sans l’exploitation de l’environnement à travers la pêche et la fabrication de charbon, les habitants de Las Canas ne pourraient recevoir ce nouveau tourisme international qui contribue grandement à leur survie économique. Certaines personnes conservent parfois des réticences, car le fait d’entrer en contact avec des étrangers et de leur vendre un service est contre-révolutionnaire, donc mauvais et dangereux. Un habitant de Las Canas précise : « tout le monde sait que c’est interdit de s’approcher des touristes, c’est vrai, si l’État te voit avec eux, tu es du mauvais côté ». Mais ces personnes en bénéficient elles aussi parfois, par le biais de la redistribution de l’argent dans un réseau de gastronomía. Des négociations sont toujours en cours entre les partisans et les détracteurs du tourisme international. Ces négociations et les rivalités des réseaux pour décrocher la clientèle montrent le dynamisme de Las Canas et les différentes façons dont les acteurs interprètent la révolution.

L’étincelle de la conservation environnementale

Un autre aspect de la diversité des pratiques environnementales à Las Canas réside dans le rapport qu’entretient la communauté avec une des ressources de la terre, les mangroves, et leur récente tentative de gestion et de conservation. Avant la révolution, la fabrication de charbon relevait principalement des immigrants espagnols pauvres établis dans la région. Ils allaient dans les estuaires qui ponctuent la côte, y coupaient les palétuviers et revenaient avec le bois pour construire les fours à La Coloma, à l’abri des inondations. Les soldats indisciplinés sous le régime Batista étaient, en guise de punition, contraints à faire du charbon à Las Canas. Cette pratique, difficile et exigeante, est traditionnellement dévalorisée et associée à un statut de pauvreté. Avec l’arrivée de la révolution, l’État mit en place des services de production de charbon, de même qu’il équipa plusieurs habitations avec des systèmes de cuisson au gaz et au kérosène. La production de charbon disparut presque entièrement de la région, les habitants n’étant plus tenus de le produire puisque l’État leur fournissait le combustible dans les bodegas. Avec la crise des années 1990, le gouvernement cessa d’assurer cet approvisionnement et les habitants durent se tourner à nouveau vers une petite production de subsistance.

Tous les groupes de maisonnées de Las Canas se lancèrent ainsi dans la production de charbon. Ce dernier était produit avec les palétuviers qui entourent le village, sans égard pour l’espèce de mangrove ou son stade de développement. La fabrication du charbon requiert une équipe de trois ou quatre personnes. Elles proviennent d’une même maisonnée ou, le plus souvent, de différentes maisonnées d’un même groupe. Cette tâche demande en effet un investissement de temps important et une présence presque continue lors de la coupe du bois, mais surtout pendant la combustion pour s’assurer que le four ne s’éteigne pas ou ne brûle pas trop vite, ce qui produirait un charbon de mauvaise qualité. Le charbon est ensuite troqué dans le réseau de maisonnées ou dans la communauté, à moins qu’on ne le vende 30 à 40 pesos le sac de 15 kilos. Le plus souvent, les maisonnées dont les membres ont produit le charbon le consomment s’il n’y a pas un besoin immédiat d’argent ou d’autres biens. Cette pratique aussi est illégale, mais elle fut très largement tolérée par le gouvernement dans les 10 premières années de la « période spéciale ». Depuis peu, cette pratique est davantage contrôlée, et les contrevenants peuvent recevoir des amendes ; mais comme les ressources dont dispose l’État pour la surveillance sont très faibles (10 inspecteurs pour toute la province), il est pratiquement impossible d’assurer ce contrôle.

Quoi qu’il en soit, les réseaux sociaux furent encore une fois mis à la disposition de l’exploitation de l’environnement, et les connaissances, partagées. Mais le savoir écologique des anciens n’avait pas été transmis, si bien que les villageois, pour éviter d’entrer trop profondément dans les marécages, pratiquèrent des coupes non sélectives, à proximité du village, et sans tenir compte de la maturité des arbres. Ces pratiques causèrent une dégradation importante des mangroves[20]. La population de Las Canas ne fut toutefois pas affectée par cette dégradation. Au contraire, les habitants vivant du côté de la forêt virent leur terrain s’agrandir à cause de la coupe des arbres ; la communauté créa un terrain de soccer dans une petite lagune desséchée et salinisée, en raison de la disparition des arbres qui l’entourent et de l’obstruction des canaux d’échanges d’eau[21]. Les habitants disaient aussi être moins incommodés par les moustiques qui se reproduisent dans les mangroves. Pendant ce temps, la forêt continue d’être contaminée par les eaux usées qui s’y déversent directement sans traitement, de même que par les déchets que la population y dépose, car la collecte des déchets est peu fréquente et aléatoire[22].

Avec l’ouverture du pays à l’étranger, plusieurs projets de conservation environnementale subventionnés par des fonds internationaux et dirigés par des chercheurs nationaux ont vu le jour dans l’île. Tel fut le cas à Las Canas avec le groupe MASOREC (Manejo sostenible de los recursos costeros) dirigé par une équipe du Département de foresterie de l’Université de Pinar del Río. Ce projet visait à développer une gestion durable des mangroves de la région de Las Canas en y associant la communauté. Les chercheurs invitèrent donc la population à participer au nettoyage des mangroves (enlever les sacs de plastique et autres déchets qui empêchent la croissance des arbres) ainsi qu’à les « redécouvrir » : les différentes caractéristiques de la forêt, ses subtilités et les dangers qui la menacent. Les villageois apprécièrent beaucoup cette activité et affirmèrent qu’ils avaient beaucoup appris. Un jeune homme qui fabriquait du charbon témoigne qu’il fait maintenant plus attention qu’avant, car il prélevait « tous les mangliers pour faire des fours à charbon, les mangliers noirs, les rouges, le nouveau comme le vieux, je coupais tout, de l’entrée de Las Canas jusqu’à derrière le centre touristique ». L’équipe de recherche a aussi organisé une série de séminaires pour : 1- enseigner les rudiments du développement durable ; 2- créer des échanges sur leurs savoirs au sujet des mangroves ; 3- développer un plan de conservation, impliquant des nettoyages périodiques, la semence de graines de mangroves rouges (Rizophora mangle) les plus détériorées et les plus bénéfiques pour la protection de l’écosystème – et la plantation d’une « forêt énergétique » composée de 3000 plants d’eucalyptus ; ceux-ci devaient servir à la fabrication de charbon, mais la plantation périt après quelques mois.

Les membres de la communauté s’intéressèrent plus ou moins au projet. Un petit groupe n’y participa pas du tout, mais les personnes fabriquant des fours à charbon manifestèrent leur curiosité et apprirent comment couper les arbres tout en respectant un équilibre écologique. Les participants comprirent aussi l’importance des mangroves dans l’écosystème côtier et s’entendirent pour cesser leur production de charbon. Toutefois, dès que survinrent des périodes difficiles, quelques mois après la fin du projet, les gens produisirent à nouveau du charbon pour leur subsistance ; un carbonero et une mère de famille racontent : « si le combustible des fours disparaît, la forêt disparaît aussi! », « la ration de combustible a diminué et n’est pas suffisante pour le mois complet, alors que se passe-t-il : les gens doivent utiliser le charbon pour se nourrir, et ça doit être avec du bois, et ici quel bois il y a, du bois de manglier, et on n’a pas le droit de le couper, mais on doit le couper, parce qu’il n’y a pas d’autres bois que ça ». Ceux qui n’en produisent pas devront en acheter, à défaut d’autre solution.

Certains participèrent au projet non pas tant pour conserver l’environnement, mais plutôt pour rompre la routine du quotidien et oublier un moment leurs problèmes. Tous les participants disent qu’ils ont compris l’importance des mangroves, mais ne peuvent pas respecter leur engagement à protéger et à ne pas couper la forêt. Ceux qui le peuvent sont ceux qui ont les moyens d’acheter (discrètement) leur charbon à l’extérieur du village ou de trouver, par la bande, d’autres types de combustible. De leur côté, les villageois qui n’offrent pas de services touristiques consomment moins de charbon, ce qui leur permet de maintenir leur engagement. Les possibilités et les contraintes des maisonnées, ainsi que les échanges et le soutien dans un groupe de maisonnées conditionnent donc l’utilisation des ressources sylvestres. Ces différences dépendent des intérêts et des objectifs de chacun des acteurs, de leur soutien par les institutions de la communauté et de leur degré d’autonomie économique.

Les membres de l’équipe du projet de conservation m’ont confié que l’importance fondamentale de ce projet tenait à ce que l’étincelle de la conservation, la « chispa de conciencia », ait été allumée dans la communauté. Mais une autre étincelle a surgi. Différents individus ont vu dans le projet le moyen de faire valoir leurs demandes et leurs plaintes concernant leurs conditions de vie (pénuries de nourriture, de combustible, problèmes de transports, de logement, de travail) à ces représentants de l’État haut placés dans la hiérarchie et temporairement très accessibles. L’environnement est ainsi devenu un lieu de revendications communautaires. Il est aussi devenu un lieu de projets futurs puisque les acteurs engagés dans le tourisme se sont montrés très intéressés par un développement écotouristique dans les mangroves – ils montrent aux visiteurs, surtout étrangers, la beauté et la richesse de leur environnement – et de pouvoir en bénéficier par le fait même. Bien qu’il soit très peu probable que le gouvernement implante un projet du même genre23, la communauté s’est créé un nouveau regard sur l’utilisation de l’environnement et donc une nouvelle manière de rendre significatives leur vie et la révolution.

Conclusion : créer la révolution dans la diversité

Les rapports entre les habitants de Las Canas et l’environnement révèlent des enjeux et des intérêts qui s’enchâssent dans le contexte révolutionnaire du pays. Les décisions étatiques et les orientations idéologiques du gouvernement, tournées vers le modernisme et la science, déterminent à différents niveaux comment les gens perçoivent et utilisent l’environnement. Ainsi, avant la crise de la « période spéciale », l’environnement ne représentait pas pour les habitants de Las Canas une source de subsistance directe, mais la situation se transforma par la suite. Malgré un gouvernement centralisateur et contrôlant, les acteurs locaux ont pu s’adonner à une diversité d’activités environnementales, aux marges de la légalité mais souvent tolérées, leur permettant de survivre. Ces nuances locales ne sont pas toujours saisies dans les analyses actuelles des pays socialistes, qui demeurent à un niveau plus structurel.

On a vu se développer à Las Canas la pêche, le tourisme et la production de charbon. Ces activités, bien qu’oubliées par plusieurs, faisaient partie du paysage de la communauté qui a pu se les réapproprier de différentes manières, selon les moyens et les savoirs de chacun. Le poids des maisonnées (en groupe ou non) a aussi été très important dans cette dynamique, puisqu’elles offrent un soutien social et économique, un refuge contre les délations ainsi qu’un puits de connaissances, de techniques et de savoirs. Ces rapports sociaux et la lutte pour la subsistance ont grandement contribué à la diversité des pratiques environnementales que l’on observe maintenant à Las Canas.

La capacité des individus, insérés au sein de maisonnées et de groupes de maisonnées, de développer des stratégies en fonction de leurs intérêts et de leurs préoccupations est essentielle à leur survie et s’ancre dans la diversité des pratiques socio-environnementales de la communauté. Cette attention portée à l’hétérogénéité socio-économique et environnementale de Las Canas rend compte de la richesse analytique des contextes socialistes comme Cuba, et montre l’importance de les étudier en profondeur. Toutefois, ce nouveau regard soulève aussi des questions éthiques (Brosius 1999), quant au danger pour les populations locales de dévoiler leurs stratégies et enjeux environnementaux, et sur lesquelles il importe de se pencher.

Ces différentes pratiques actualisent la manière dont les acteurs de Las Canas vivent la révolution qui, désormais, ne leur offre plus beaucoup d’avantages. La perception des individus évolue quant à la société et à leur place dans celle-ci, tandis que les discours officiels se buttent aux difficiles réalités locales. Cela suscite confusion et colère, d’autant qu’un peu plus de la moitié de la population n’a connu que ce régime. Ainsi, les pratiques liées à l’environnement, mais qui n’entraînent pas toujours son exploitation directe (services touristiques, projets d’écotourisme) expriment différentes visions idéales de la révolution, dont certaines révèlent un souhait d’autonomie par rapport à l’État. En effet, la façon dont, par exemple, certains utilisent de manière plus responsable les ressources en se basant sur un savoir écologique, alors que d’autres choisissent de l’exploiter au maximum en ne se questionnant pas sur les problèmes potentiels qu’ils peuvent causer, la façon dont certains sont avides de contacts avec les étrangers alors que d’autres s’en méfient, sont des manières pour les individus d’affirmer leurs représentations de la société, leurs valeurs et leur vision de l’environnement. La diversité des pratiques environnementales permet aux habitants de Las Canas de survivre, mais aussi de faire face à la société, de s’approprier la révolution telle qu’elle est aujourd’hui, en l’exprimant et en la recréant, à la mesure de chacun, à l’intérieur des limites protectrices de l’environnement.