Corps de l’article

Musique et anthropologie : faire l’éloge d’une discipline en crise

Un beau jour, une anthropologue errait entre les rayons d’une bibliothèque universitaire pour feuilleter les dernières parutions. Un titre évocateur imprimé sur un volume pesant attira son attention. Curieuse, elle tourna la première page et fut aussitôt accueillie par une gifle : « Si la musique est présente dans toutes les cultures, les connaissances acquises et transmises par les ethnomusicologues sont souvent ignorées ou minimisées par les anthropologues » (Lortat-Jacob et Olsen 2004 : 7).

La portée accusatrice de cette constatation capte bien l’esprit de Musique et anthropologie, un récent numéro de la revue L’Homme, entièrement consacré à la musique (nos 171-172). Dans leur introduction à ce collectif, Bernard Lortat-Jacob et Miriam R. Olsen tentent de situer les articles en renvoyant le lecteur au projet intial de l’ethnomusicologie : « Il n’est pas “politiquement incorrect” » affirment-ils, « d’approfondir des “esthétiques perdues” », les musiques « de traditions historiquement plus enracinées méritent qu’on s’intéresse à elles en priorité, précisément du fait de leur enracinement ». Et ils concluent : « Nous avons justement un devoir de mémoire. Archiver et penser les musiques en apprenant à les comprendre dans leur système de production : tels sont donc nos devoirs et nos priorités » (ibid. : 23).

La défense d’une approche qui rappelle la responsabilité de l’ethnomusicologue[1] vis-à-vis des « esthétiques perdues » et la position centrale que celles-ci occupent dans l’imaginaire ethnomusicologique, suscite de nombreuses questions qui touchent à l’autorité du discours ethnomusicologique et à la vocation éthique et pluridisciplaire qu’il tente de promouvoir. En partant du numéro de L’Homme et d’autres ouvrages sur la musique, je tenterai de relever ces enjeux tels qu’ils ont été traités et problématisés dans la littérature musicale des deux dernières décennies[2].

Si l’ouvrage espérait mettre en lumière une tache aveugle dans le champ anthropologique, il a sans doute atteint son objectif. Il donne la parole aux principaux représentants des différents champs d’intérêt et approches méthodologiques en ethnomusicologie, qu’on peut – avec le risque d’être trop réducteur – partager entre les perspectives anglo-américaine et européenne (avec une forte représentation française). En fait, Gilbert Rouget, l’une des figures fondatrices de l’ethnomusicologie en France (Rouget 1980), inaugure l’ouvrage ; la deuxième partie s’ouvre avec un article de l’ethnomusicologue étatsunien Bruno Nettl, dont l’oeuvre imposante touche tant aux terrains « classiques » de l’ethnomusicologie, notamment les musiques de tradition orale, qu’aux terrains jugés auparavant hors discipline, comme la musique occidentale classique (Nettl 1995).

Par-delà le clivage Amérique-Europe représenté par Rouget et Nettl, l’ouvrage offre aux anthropologues et chercheurs de tous les domaines des sciences humaines une revue des plus complètes et actuelles de la littérature ethnomusicologique dans l’espoir de résoudre, en partie au moins, les malentendus entre musique et anthropologie. Ainsi, Steven Feld se penche sur les dynamiques de pouvoir politico-économique inscrites dans le phénomène de la worldmusic. L’approche cognitive est présente sous la plume de Gerhard Kubik qui tente de démontrer la manière dont les musiciens de cour de l’ancien royaume du Buganda exploitaient des phénomènes cognitifs de perception auditive dans leurs techniques de jeu et de composition musicale.

Par ailleurs, l’équilibre entre analyse et ethnographie est bien dosé. Ainsi, Jean Lambert partage avec le lecteur des réflexions à la fois fluides et bien ancrées sur les temps imbriqués du social et du musical durant les séances de prise de qat à Sanaa. Notons également les textes de Stephen Blum, Bernard Lortat-Jacob et Christian Béthune sur la performance et le geste musical ; et les contributions de Nathalie Fernando et Mireille Helffer sur les méthodes de terrain, pour n’en nommer que quelques-uns.

Enfin, la dimension audiovisuelle et formelle de la musique est mise en valeur à travers un glossaire ethnomusicologique et organologique, ainsi que de nombreuses illustrations musicales et graphiques, créées avec un souci évident d’accessibilité aux non-musiciens. Un disque compact réunissant tous les exemples sonores cités dans les textes permet également au lecteur de réancrer le métalangage ethnomusicologique dans la réalité musicale.

Paradoxalement, au lieu de présenter le profil d’une discipline dynamique, ancrée dans la transdisciplinarité et dont la perspective propose des pistes peu explorées en anthropologie, l’ouvrage laisse l’anthropologue avec l’impression d’une discipline en crise qui se replie sur elle-même au lieu de se confronter aux enjeux contemporains de la musique et de la société.

Étant centré sur la défensive et la promotion du canon disciplinaire, le collectif ne laisse que peu de place aux contributions ethnomusicologiques provenant des études et ethnographies des musiques populaires, la perspective postcolonialiste en musique et les savoirs musicaux non occidentaux.

Penser le musical et le social : liaisons et postures idéologiques

La posture canonique : la musique dans la culture

L’ethnomusicologie évoquée par les éditeurs du numéro, Lortat-Jacob et Olsen, est celle qui s’est définie par opposition à l’approche formaliste et universaliste de la musicologie comparée du début du 20e siècle. La relativité du cas ethnographique que les premiers anthropologues de la musique dont Frances Densmore (1926), David McAllester (1973) et plus tard Simha Arom (1985) ont revendiquée allait de pair avec une conception de la « culture » en tant qu’entité dynamique. Entité dont la cohésion et l’historicité internes et organiques échappaient à la réduction classificatoire et aux typologies diffusionnistes, ainsi qu’au regard inévitablement ethnocentrique des musicologues comparatistes[3].

À partir de l’ouvrage phare de l’anthropologue Allan Merriam, The Anthropology of Music (1964), un nouveau « style disciplinaire », pour emprunter le terme d’Ian Hacking (1999), propre à l’ethnomusicologie, s’est concrétisé graduellement. Saisir les liaisons et déliaisons entre musique et société dans une perspective culturaliste, synchronique et ethnographique est désormais au coeur de l’entreprise ethnomusicologique. Pour comprendre la musique « dans » la culture tel que le préconise Merriam[4], les ethnomusicologues se tournent vers les sociétés de traditions orales et plus précisément vers les musiques rituelles qui représentent, à cet égard, un terrain fertile. Le caractère fonctionnel et riche en codes sémantiques de ce répertoire met la musique au coeur même du système de valeurs qui délimite les frontières symboliques, ethniques et géopolitiques d’une société.

En fait, la mise en valeur des recherches entreprises sur des musiques « traditionnelles » est discernable dans l’organisation même de Musique et anthropologie. Bien que les articles soient distribués selon des thèmes épistémologiques, comme par exemple : « champ musical - champ sémantique » et « musique, politique et institutions », la lecture continue de ceux-ci révèle une construction plus ou moins chronologique, voire linéaire. Elle met en évidence une série d’ethnographies de musiques de tradition orale ; suivent des études centrées sur la musique savante d’oralité mixte, telles que la réflexion de Schéhérazade Q. Hassan sur le discours moderniste dans la musique arabe du Proche Orient ; viennent ensuite la world music, et le jazz, pour terminer avec des survols de la littérature relative aux musiques populaires et aux ethnomusicologies non occidentales. L’ouvrage retrace ainsi fidèlement l’évolution des champs d’intérêt et des tendances méthodologiques et théoriques en ethnomusicologie depuis les répertoires « traditionnels » jusqu’aux « ethnomusicologies du monde ».

Cependant, cette architecture ne permet d’aborder les questions de métissage ou de créolité musicale de manière explicite et centrale qu’à partir de la deuxième moitié de l’ouvrage. Or, ces phénomènes ont provoqué un changement important dans la conceptualisation de la musique comme objet d’étude ethnomusicologique. Par exemple, les recherches de Monique Desroches dans ce domaine l’ont amenée à repenser le rôle de l’esthétique dans les musiques rituelles (1996) et les discours qui entrent en jeu dans la construction du savoir musical (Desroches et Guertin 2003).

Par ailleurs, les études des musiques populaires et les savoirs musicaux « d’ailleurs » ne méritent que deux comptes rendus dans la section « à propos et impromptus ». Pourtant, la perspective émique des chercheurs occidentaux et non occidentaux travaillant « chez eux » touche au coeur des enjeux contemporains qui préoccupent les ethnomusicologues et les anthropologues. J’y reviendrai.

Sans doute, cet apparent repli disciplinaire est en partie justifié. En fait, l’ouvrage a été publié au moment où le Département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme, l’un des bastions de la discipline, risquait de se voir démembré par le déménagement de sa collection d’instruments au musée du quai Branly, sans les archives sonores et les enregistrements récents qui donnent aux instruments leur voix, leur histoire, voire leur sens musical (Rouget 2004) – exemple flagrant de l’attitude « schizophonique » (Feld 1994) prévalant dans le monde muséologique (sans épargner les autres sciences humaines), qui tend à séparer la dimension « purement » sonore de la musique de sa dimension matérielle et socioculturelle.

Par contre, le réflexe du retour au canon dans les moments de crise est révélateur, me semble-t-il, des politiques de construction du savoir ethnomusicologique et de leurs possibles dérives. Dans un compte rendu critique de deux autres ouvrages anthologiques, Deborah Wong met en lumière la position précaire qu’occupe l’ethnomusicologie entre le désir de contester les canons musicologiques et anthropologiques tout en se présentant comme une discipline « sérieuse », dont la perspective mérite d’être canonisée : « These publications[5] are unself-conscious about their attempts to create academic legitimacy. All are part of the larger project of canonizing ethnomusicology in the context of the academy even as they act out certain anti-canonic tendencies » (Wong 2001 : 546-547).

Or, comme l’a noté Peter Manuel, le paradigme culturaliste inspiré de Merriam qui domine en ethnomusicologie était fondé sur une conception de la culture comme entité « organique » sans classes (Manuel 1993). De plus, il ne permet aucune interrogation diachronique, le lieu et temps d’investigation étant le présent ethnographique et situationniste. Le modèle merriamiste a bien sûr déjà été critiqué, Timothy Rice a tenté de dynamiser le modèle tripartite en lui ajoutant une dimension historique, interprétative et subjective (Rice 1987, 2003). Une question toutefois s’impose : qu’en est-il donc des musiques qui n’entrent pas dans le paradigme dominant de la musique dans la culture qu’on veut tant canoniser?

La posture pluraliste : musiques et cultures

À l’encontre de la stratégie du retour aux sources qui sous-tend l’ouvrage de L’Homme, de plus en plus d’ethnomusicologues tendent à favoriser la pluralisation et la décentralisation de la discipline afin d’aborder des phénomènes complexes comme la mondialisation de la musique. La revue nord-américaine Ethnomusicology marqua le début du millénaire par une série de comptes rendus critiques de la littérature ethnomusicologique des deux décennies précédentes (Sakata et al. 2001 ; Koskoff 2001 ; Wong 2001). Les articles, bien que courts, couvrent un ensemble d’enjeux méthodologiques et épistémologiques relevés par les ethnographies musicales contemporaines, dont : le virage vers la subjectivité et la plurivocalité, l’introduction des approches herméneutiques, le défi analytique et ethnographique que représentent les musiques créoles ou créolisées, le retour à la démarche comparatiste et les tentatives de délimiter le champ ethnomusicologique dans les manuels pédagogiques. Les articles présentent une discipline qui se veut plurivocale et à l’aise face aux nouvelles tendances déconstructivistes, poststructuralistes et postcolonialistes.

Dans la même ligne d’idées, il convient de mentionner deux projets encyclopédiques ambitieux : The Garland Encyclopedia of World Music[6](1998-2002), et Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle (2001-2005). Comme l’a signalé le directeur de Musiques, Jean-Jacques Nattiez, cette encyclopédie tente « de provoquer la rencontre d’“idées” sur la musique, de parler de musique “autrement” » en juxtaposant « un grand nombre de points de vue distincts, parfois opposés ou même contradictoires » (Nattiez 2001 : 26-27). Le projet comprend cinq volumes. Tout en maintenant certaines catégories conventionnelles, comme « musiques et cultures » (2005) et « histoires des musiques européennes » (à paraître), l’encyclopédie ouvre la voie à la réflexivité auto-critique à travers un premier volume sur les « savoirs musicaux » (2004), et un dernier sur « l’unité de la musique », thème controversé comme le reconnaît d’emblée Nattiez : «  Nous avons voulu revaloriser ce qu’on appelait naguère la “musicologie comparée”, une approche rejetée par beaucoup d’ethnomusicologues, de peur de commettre le péché d’ethnocentrisme » (ibid. : 27). Plus loin, Nattiez fait appel à une approche comparatiste véritablement réciproque : « Pourquoi ne pas nous pencher sur les musiques européennes à partir des outils de l’ethnomusicologie, pourquoi ne pas mener des comparaisons systématiques entre les musiques d’ici et les musiques d’ailleurs? » (ibid. : 34).

Selon Ramon Pelinski, la question ne se pose même pas puisqu’une telle démarche comparatiste et plurivocale est inhérente à l’ethnomusicologie contemporaine. Dans un essai bibliographique paru dans la même encyclopédie, Pelinski présente le portrait d’une ethnomusicologie postmoderne positivement anti-disciplinaire dont le « sentiment d’identité et de hiérarchie disciplinaire est tellement faible qu’il lui importe peu de se vêtir des habits d’autrui au lieu de se déplacer à l’intérieur de compartiments étanches » (Pelinski 2004 : 759). Il décrit une ethnomusicologie auto-réflexive « rapatriée » nourrie par le discours postcolonial qui reconnaît le « je en tant qu’altérité et sa propre identité en tant que différence » (ibid. : 750). Pelinski conclut l’article sur une note prophétique : « Il est probable que l’ethnomusicologie actuelle vive une sorte de transition hégélienne vers un régime transdiciplinaire qui pourrait l’amener à sa propre dissolution en tant que discipline. Postmoderniser l’ethnomusicologie risque d’ajouter une nouvelle fatalité au panthéon postmoderne : la mort de l’ethnomusicologie » (ibid. : 759).

Le portrait optimiste quoique fataliste que fait l’auteur de la discipline risque d’être trompeur. L’ethnomusicologie rapatriée et pluralisée jusqu’à la non-identité ne semble pas inclure le repatriement des savoirs musicaux non occidentaux. Bien que le nombre d’ethnomusicologues « autochtones » n’ait cessé d’augmenter, la critique postcoloniale comme source de connaissances musicales alternatives n’a pas pénétré l’ethnomusicologie avec la même force que dans les études littéraires. Certes, les approches ethnomusicologiques non occidentales, privilégiées par les premiers chercheurs « autochtones » comme Tran Van Khé pour la musique au Vietnam (Trân 1962), et Kwabena Nketia, pour les musiques africaines (Nketia 1989), proposent un regard particulièrement révélateur et de plus en plus critique sur l’ethnomusicologie (Agawu 2003). De plus, la reconnaissance de théories de la musique ou « d’ethnothéories » provenant d’autres traditions musicales est un lieu commun dans les enquêtes ethnographiques de la musique[7]. Par contre, dans les deux cas, ces théories sont réinscrites dans un texte ethnomusicologique selon des catégories conceptuelles occidentales. De plus, elles sont souvent présentées comme autant d’éléments « contextuels » qui permettent de cerner la spécificité d’une tradition musicale. Leur pertinence est, dans ce sens, limitée à ce contexte.

L’application d’outils d’analyse ethnomusicologique aux musiques occidentales, tel que le préconise Nattiez, inclut-elle les outils provenant de savoirs musicaux autres que l’ethnomusicologie occidentale? Sans doute, mais ce n’est hélas pas encore le cas. Peut-on penser la musique occidentale selon les catégories de pensée d’autres traditions musicales savantes, telles que la musique arabo-musulmane et la musique indienne?[8] Les théories musicales et esthétiques provenant de sociétés de tradition orale ou de musiques ritualisées investies d’indices sémantiques peuvent-elles fournir des nouveaux outils analytiques pour examiner le rôle des médias dans la transmission et la construction de codes d’exécution et de réception musicale dans la musique « pop » et la world music? Là se pose la question de l’hégémonie occidentale et inévitablement la question de l’éthique.

La posture éthique : la musique contre la culture?

En fait, la notion d’éthique est devenue, au lendemain du déconstructivisme postmoderniste, un critère de jugement de valeur fondamental, tant pour les acteurs principaux impliqués dans le processus de création musicale que pour les études entreprises sur la musique. Le débat autour de l’authenticité en musique qui a fait couler beaucoup d’encre depuis la fin du 20e siècle (Kivy 1995), le débat sur la légitimité du téléchargement numérique ou du pastiche de fragments de chef-d’oeuvres dans les créations postmodernistes de la nouvelle musique occidentale, ainsi que la démocratisation graduelle des discours musicologiques en considérant tous les répertoires (classiques, contemporains, populaires, ethniques) sur un pied d’égalité, s’inscrivent, me semble-t-il, dans la quête d’une façon « éthique » de créer, d’apprécier, ainsi que d’interpréter musicalement et anthropologiquement la musique.

Paradoxalement, cette préoccupation pour l’éthique qui est reflétée dans les nouvelles tendances auto-réflexives et auto-critiques en ethnomusicologie sont apparues non pas au sein de la discipline, mais dans sa marge. En fait, c’est à partir des musiques marginalisées de l’Occident (les musiques populaires et alternatives, la musique jazz, le rap et la musique de danse par exemple)[9] que la mondialisation, la déterritorialisation, le postcolonialisme et la postmodernité comme enjeux musicaux furent tout d’abord examinés. Entre-temps, l’ethnomusicologie s’est tournée vers une altérité musicale « lointaine », refusant jusqu’à très récemment de traiter les musiques occidentales en tant que musiques « autres » comme toutes les autres. Comme le souligne Ragula Qureshi, cette résistance est encore plus marquée lorsqu’il s’agit de la musique « savante » occidentale :

Anthropology has built itself by studying below and beyond the circumference of Western high culture. This reinforces the tendency within anthropology to accord separate treatment to art music (and other arts) as a domain of special status and experience.

Qureshi 2000 : 19

Les courants de la nouvelle musicologie ou de la musicologie critique représentés par, entre autres, Kerman (1985), McClary (1991, 1993) et Kramer (1995) et le courant des popular music studies (Frith et Goodwin 1990) ont voulu tout d’abord contester l’autorité des discours dominants de la musicologie historique occidentale, hérités en grande partie de l’ère romantique. Sous l’influence de l’idéalisme allemand, des penseurs comme Hanslick (1986) tendent à privilégier l’étude de la musique comme phénomène autonome[10], ou langage qui se suffit à lui-même, en centrant leur réflexion sur les caractéristiques formelles de la musique[11]. En effet, on donne à la musique un statut absolu et transcendant qui la place en dehors de la société et la dote d’une dimension universelle. Ces courants ont relevé de façon critique les rapports de force sociopolitiques, culturels et économiques inhérents au processus de création musicale (Taylor 1997 ; Attali 2001) et ont problématisé de différentes façons la position (politique) privilégiée du compositeur et du musicologue au sein de la tradition musicale occidentale (Tagg et Clarrid 2003).

La question ontologique qui préoccupe ces courants peut donc se résumer ainsi : est-ce que la musique peut échapper aux structures hégémoniques qui lui sont imposées? Peut-elle servir de catalyseur de changement ou est-elle condamnée à reproduire les structures de pouvoir? Derrière ces interrogations se profile, me semble-t-il, le désir d’écrire « contre la culture » (Abu-Lughod 1991), c’est-à-dire, de se placer dans une position éthique envers des musiques qui ont été marginalisées, soit à cause de leur statut périphérique au sein de la tradition occidentale, soit à cause de l’expérience coloniale ou néo-coloniale de la mondialisation culturelle et économique. Ainsi, en tant que production culturelle, la musique semble être traitée comme « agent » ou « acteur » d’hégémonie ou d’émancipation.

Certes, toutes ces perspectives critiques sont plus ou moins présentes dans l’ouvrage de L’Homme. Parmi les bijoux cachés entre les quelque 600 pages du volume, retenons : de Jean-Jacques Nattiez, son analyse compréhensive des discours et théories de la sémiologie musicale qui s’appuie tant sur les traditions musicales occidentales que non occidentales ; de Julien Mallet, son impromptu sur les « jeunes musiques » qui se déploie en diverses variations sur les thèmes de musique populaire et world music ; de Christine Guillebaud, son survol lumineux de la vaste littérature musicologique et ethnomusicologique provenant de l’Asie du Sud ; de Martin Stokes, sa tentative éloquente de réhabiliter la notion « d’identité » dans les études des mondes musicaux contemporains tout en critiquant les interprétations trop déterministes de celle-ci ; et de Nettl, sa déconstruction du panthéon de la musique occidentale classique. Or, à l’exception de l’article de Nattiez, si l’on prend en considération l’espace de réflexion qui leur est accordé par la construction linéaire de l’ouvrage, ces approches se trouvent repoussées dans les marges du volume et implicitement exclues d’un certain canon ethnomusicologique.

Éthique et pluralité ou totémisme camouflé?

Les différentes approches et configurations sociomusicales que j’ai tenté d’esquisser plus haut suscitent de nombreuses questions sur les articulations entre musique, culture, identité et société et leur traitement dans les ethnographies musicales. L’alignement implicite des répertoires dans l’ouvrage de L’Homme a pour effet pervers de les isoler les uns des autres et, de ce fait, de les emprisonner dans un cadre théorique dominant. Ainsi, les enjeux politiques et économiques semblent être associés exclusivement aux études des productions culturelles, tandis que les enjeux esthétiques sont attachés aux études des musiques traditionnelles, évacuant ainsi l’esthétique du premier et le politique du dernier.

L’ouvrage ne fait peut-être que présenter un portrait, malheureusement juste, des barrières épistémologiques qui séparent toujours les différents discours en ethnomusicologie. En effet, cette division des répertoires selon des lignes épistémologiques et idéologiques risque de produire une série de constructions totémiques.

D’une part, sous l’influence du culturalisme et du structuralisme en anthropologie, et de la sémiologie en linguistique, le vocabulaire ethnomusicologique est parsemé de termes et de concepts qui anéantissent les frontières entre les phénomènes musicaux et extra-musicaux : le « fait musical total » de Molino (1975), la musique « dans » la culture (Merriam 1964), la musique comme signe (Nattiez 1987 ; Turino 1999 ; Agawu 1991), comme langage (Nketia 1984) comme culture (Titon 1992), comme structure sociale (Feld 1990), comme performance (Qureshi 1987 ; Turino 1989).

Cette tendance est mise en relief dans la présence prépondérante d’homologies sociomusicales dans le numéro de L’Homme : « efficacité musicale socio-somatique » (Rouget), « homologies de structure » entre le musical et le végétal (Olsen), et entre le musical, le rituel et le kinésique (Rappaport), la musique comme « fil conducteur » aux structures sociales (Buckner), les « messages musicalisés » (Brandily), les « paroles du balafon » (Zemp), le répertoire « en tant que société » (Nettl), la musique comme « représentation acoustique de la vie sociale » (Seeger), etc[12]. À l’exception de l’article de Nettl qui porte sur la musique « savante » occidentale, toutes les études citées plus haut furent réalisées au sein de sociétés dites « traditionnelles ».

D’autre part, malgré leur vocation auto-réflexive, les courants « critiques » courent aussi le risque de tomber dans la rédution totémique de par leur tendance à priviligier une analyse politique et économique, au détriment d’une valorisation de la musique comme expérience esthétique, à la fois subjective et collective. La critique marxiste et postmarxiste de l’École de Francfort (Adorno et Bernstein 1991), l’hégémonie gramscienne (Gramsci et Paris 1978), les théories des sous-cultures (Slobin 1993) et les dynamiques de résistance et de réappropriation inspirées des cultural studies de l’École de Birmingham (Williams 1995 ; Mattelart et Neveu 1996), toutes comptent parmi les nombreux paradigmes qui alimentent ces courants. Cependant, en situant la source d’inspiration musicale et la motivation pour créer et pratiquer la musique en grande partie par rapport à des dynamiques politico-économiques mises en jeu en Occident ou contre l’Occident, ces paradigmes ne renforcent-ils pas implicitement une conception structuro-fonctionnaliste et déterministe de la musique dans la société ?[13] La part de subjectivité, de création pour soi ou pour d’autres qui ne seraient pas « occidentaux » ; la part de pratique, de transmission et de créolisation pour des raisons autres que l’assimilation ou la résistance ne risquent-elles pas d’être effacées par une perspective exclusivement politique ou économique? Pour le dire un peu vulgairement : c’est comme si on n’était capable de créer ou d’apprécier la musique qu’en réponse à l’hégémonie occidentale.

En l’absence d’un regard suffisamment critique envers le projet initial de l’ethnomusicologie, et dans la foulée des recherches motivées par le désir de rallier musicologues et anthropologues en démontrant la relation étroite entre musique et société, les différentes branches du savoir musical ne risquent-elles pas de s’emprisonner dans leur zone de confort? Autrement dit, de se limiter aux terrains de recherche qui correspondent ou qui permettent plus facilement et plus clairement la validation du paradigme dominant, et d’éviter, consciemment ou non, ceux qui le remettent en question et l’embrouillent? Sans doute, les musiques de tradition orale et plus précisément les musiques rituelles constituent toujours un terrain fertile et pertinent pour saisir la spécificité d’une « culture musicale ». Sans doute que les rapports de force économiques et politiques font partie de l’identité même des musiques populaires et de la world music et qu’on ne peut les sous-estimer. Par contre, en restant dans le domaine du connu, il me semble que l’ethnomusicologie risque, à son insu, de tomber dans le piège du fonctionnalisme structural qui réduirait la relation complexe entre musique et société à un jeu de correspondances totémiques d’ordre socioculturel ou sociopolitique.

En effet, les anthropologues Akhil Gupta et James Ferguson mettent en garde les anthropologues (et ethnomusicologues de toutes les couleurs) contre la tentation d’emprisonner « l’Autre » dans un cadre isomorphique ou tout est relié à tout et tout renvoie à tout : l’espace, le lieu, la culture et l’identité (Gupta et Ferguson 1992). Si l’ethnomusicologie ne s’engage pas dans un processus de remise en question d’elle-même et d’auto-reflexivité face à ses propres concepts, sa problématique principale ne risque-t-elle pas de se transformer en a priori?

Vers de nouvelles intersections

C’est justement ce danger qui incite de plus en plus d’ethnomusicologues et d’anthropologues à imbriquer les nouvelles approches et problématiques que ces musiques, auparavant bien compartimentées, ont inspirées. Par exemple, les recherches de Bob White sur la musique de danse congolaise combinent les analyses textuelles des popular music studies, les approches politico-économiques des cultural studies et l’enquête ethnographique (White 2002). Par ailleurs, le début d’une véritable réflexion auto-critique, du « je » comme autre et de l’autre comme « je », pour citer Pelinski, semble s’amorcer grâce à l’intérêt grandissant pour les musiques occidentales et plus spécifiquement, pour les musiques « savantes » occidentales en tant qu’objets d’étude ethnographique. Ainsi, l’ethnomusicologue Kay Kaufman Shelemay a mené une enquête ethnographique sur les ensembles de musique ancienne à Boston. Étant un répertoire étroitement lié à l’académie musicologique et aux canons de la tradition musicale occidentale, le projet a suscité plusieurs questions sur le rôle du chercheur dans la construction de son objet et sur la pertinence et la nécessité d’entreprendre des études dans les bastions de la musique occidentale dans une perspective émique et auto-critique :

If the ethnographer is inevitably implicated in « making » his or her subject, the study of the early music movement provides an unparalleled opportunity to critique not just the workings of a remarkable musical subculture, but much of the course of the scholarly entreprise so heavily implicated in its making.

Shelemay 2001 : 8

Ses recherches l’ont incitée à questionner la validité des frontières musicales imaginaires qui séparent les musiques du monde de la musique occidentale classique.

Dans la même ligne d’idées, Ragula Qureshi fait appel à un réengagement critique et social dans l’étude des musiques savantes, à l’instar des études réalisées sur les musiques populaires et la world music. Elle s’inspire notamment de la critique et des théories de modes de production et représentation marxistes et postcolonialistes. Selon Qureshi, une telle approche permet de déconstruire les a priori qui ont jusqu’à présent empêché les ethnomusicologues de poser un regard critique sur leurs propres « cultures savantes » :

If mode of production theory can concretize the well-guarded social power of art music, it will also endanger existing musical and scholarly canons. Pursuing such a social engagement in the world of Indian art music is also an attempt to come to terms with the inevitable participation in an exploitative nexus that extends to whatever role I may assume in my quest for the Sublime in Hindustani music.

Qureshi 2000 : 32-33

Les défis auxquels sont confrontés les ethnomusicologues et que j’ai tenté de relever dans cet essai ne sont pas abordés dans l’ouvrage de L’Homme. Ce dernier met plutôt l’accent sur les champs d’intérêt traditionnels de l’ethnomusicologie. Il reste à savoir pourquoi ces barrières sont encore en grande partie imperméables et comment les surmonter. Il est certes impossible de réfléchir sur toutes ces questions dans l’espace d’un seul volume, bien qu’il soit, en fait, un numéro double. Malheureusement, l’ouvrage tel qu’il est conçu, laisse peu d’espace pour les poser en termes clairs. En s’emprisonnant dans la posture de l’auto-défense, cette tentative de « rectifier » les préconceptions attachées à l’ethnomusicologie ne fait, paradoxalement, que les renforcer. Elle met en lumière le chemin qui reste à faire pour déplacer certains canons et éviter de tomber dans des vieilles ornières.