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Pendant la dictature argentine, qui dura de 1976 à 1983, environ 30 000 civils ont disparu dans ce que l’on a nommé « la guerre sale ». Selon l’armée argentine, ces mesures visaient les groupes terroristes gauchistes. En réalité, l’armée prit également pour cible la population civile – étudiants, avocats, docteurs, enseignants, etc. – dans sa « guerre contre la subversion ». L’armée argentine kidnappa ainsi les gens aussi bien chez eux qu’au travail ou dans la rue pour les jeter dans des prisons clandestines où ils furent torturés avant d’être tués. Parfois, des familles entières, et même des bébés et des enfants en bas âge furent kidnappés. Le gouvernement militaire ne reconnaissait pas ces disparitions. En fait, il prétendait non seulement qu’il n’était pas impliqué dans ces disparitions, mais encore que ces opérations n’avaient jamais eu lieu.

Trente pour cent des disparus étaient des femmes dont une sur dix était enceinte. Les femmes enceintes restaient prisonnières durant leur grossesse et étaient gardées en vie jusqu’à leur accouchement. En tout, on estime qu’environ cinq cents bébés et enfants en bas âge de personnes disparues ont été donnés en adoption à des familles liées à l’armée. Ces familles reçurent également de faux documents afin de pouvoir élever ces enfants comme les leurs. En 1977, une nouvelle organisation, issue de Las madres de Plaza de Mayo (Les mères de la Place de Mai), vit le jour. Ce groupe de mères à la recherche de leurs enfants disparus servit de modèle à une nouvelle organisation, Las abuelas de Plaza de Mayo (Les grands-mères de la Place de Mai), formée par des grands-parents à la recherche de leurs enfants et de leurs petits-enfants.

Appel à la « conscience universelle »

Après la chute de la dictature militaire en 1983, les Abuelas, fortes de « tuyaux » obtenus et de leurs propres enquêtes, réussirent à repérer des enfants qu’elles pensaient être leurs petits-enfants disparus. Elles ne réussirent cependant pas à prouver leur identité de façon satisfaisante pour la Cour argentine. À la recherche de preuves, elles collaborèrent avec des généticiens américains pour développer un « index de grand-paternité » afin de prouver l’identité biologique des petits-enfants en l’absence des parents (King 1992 ; Penchaszadeh 1992 ; Owens, Harvey-Blankenship et King 2002). En 1987, le gouvernement argentin créa une banque de données nationale pour entreposer les échantillons d’ADN des membres des familles de disparus. Dès lors, ces données servirent de preuve génétique pour l’identification des présumés petits-enfants, afin de les réunir avec leur famille biologique. Au début, les Abuelas réussirent à identifier plus de cinquante petits-enfants qui purent retourner dans leur famille biologique, et ce, malgré des batailles juridique parfois ardues à propos de leur garde.

Dans leurs appels publics des années 1980, les Abuelas attirèrent l’attention sur leur cause grâce à des appels à la « conscience universelle » : « le problème des enfants de disparus pour raisons politiques est si sérieux que la conscience universelle en est affectée et qu’il devrait être résolu dans sa totalité et de façon à ce que jamais plus une chose pareille ne se reproduise dans notre pays ou nulle part ailleurs sur la planète » (Herrera et Tenembaum 2001 : 16). Résoudre le problème « dans sa totalité » impliquait selon elles trois aspects principaux : d’abord, rendre à l’enfant son identité biologique ; puis réunir l’enfant et sa famille biologique ; et enfin, couper tout lien avec la famille qui avait élevé l’enfant, surtout si celle-ci était consciente des origines de l’enfant. Le plus grand défi était celui des enfants élevés dans des familles d’officiers militaires, puisque ces enfants vivaient avec leurs ravisseurs depuis plusieurs années déjà, et que la Cour était peu disposée à les rendre à leur famille biologique, considérant qu’ils étaient trop vieux pour changer de foyer. Selon les juges, le lien émotionnel qui les rattachait aux gens qui les avaient élevés était en effet trop fort pour être rompu ; et même si ces individus n’étaient pas leurs parents biologiques, le temps qu’ils avaient vécu ensemble faisait d’eux leurs « vrais parents ».

La question des enfants de personnes disparues aux mains de familles militaires est l’« un des problèmes les plus angoissants » issu de la dictature militaire[1]. Dans les premiers temps, lorsque, les cas les plus faciles pour les Abuelas qui commençaient à repérer leurs petits-enfants étaient ceux où l’enfant était sous la garde de parents adoptifs « honnêtes », qui ignoraient les origines de l’enfant. Dans ces cas, elles parvenaient à un accord avec la famille adoptive selon lequel, en général, l’enfant continuait à vivre avec celle-ci et la famille biologique avait un droit de visite. Il est assez logique que les premières restitutions d’enfants aient été le résultat de ce genre de situations relativement simples. Ces restitutions ont eu lieu pendant la dictature, et elles sont souvent décrites par les Abuelas comme ayant été faites « au pif » (al tun tun). Plusieurs d’entre elles disent qu’elles ont suivi leur instinct de mère et de grand-mère, non sans éprouver cependant une peur bleue des conséquences : « les enfants avaient grandi et nous craignions de leur faire du mal » (Herrera et Tenembaum 2001 : 61) D’autres disent qu’elles ne doutaient jamais du bienfondé de leur action. L’amour qu’elles ressentaient pour leurs enfants et petits-enfants leur dictait que la restitution était nécessaire, même si elles ne pouvaient jamais dire exactement pourquoi. Cependant, confrontées à des cas impliquant des difficultés légales, les Abuelas durent trouver un moyen de prouver la nécessité de cette restitution. Elles durent alors avoir recours à des professionnels afin d’étayer leur intuition. C’est ainsi qu’au début des années 1980, elles rassemblèrent graduellement des psychologues, avocats et docteurs pour les assister dans leurs revendications légales afin d’aider les petits-enfants et les familles lors de cette procédure de restitution.

Lorsque les Abuelas se virent forcées de poursuivre leurs recherches et revendications par l’entremise du gouvernement, elles se heurtèrent à de nombreux obstacles. Leurs revendications furent souvent accueillies avec hostilité par les juges en poste durant la dictature et qui, pour certains d’entre eux, avaient déjà été impliqués dans les décisions concernant les enfants. Ainsi en est-il du cas de Sebastián Ariel Juárez, enlevé le 13 mai 1977 en même temps que sa mère et que trois autres adultes. Les responsables de l’enlèvement laissèrent Sebastián avec une voisine qui le remit à la Cour. La juge en chef, Martha Delia Pons, malgré sa connaissance des événements, ne fit aucun effort pour retrouver la famille biologique de Sebastián, et changea plutôt son identité pour finalement le placer dans un orphelinat. Ce n’est que sept ans plus tard que les Abuelas réussirent à le rendre à sa famille biologique. Elles accusèrent alors la juge Pons d’avoir intentionnellement caché son identité afin d’éviter que sa famille biologique ne le retrouve[2].

Les Abuelas eurent leur première confrontation avec Pons durant la dictature alors qu’elles commençaient la recherche de leurs petits-enfants. Une citation de la juge Pons de 1978 – qui revient souvent dans les récits des Abuelas – illustre la réponse de la dictature aux revendications de l’organisation :

Je suis convaincue que vos enfants étaient des terroristes, et terroriste est synonyme de meurtrier. Je n’envisage pas de rendre des enfants à des meurtriers puisque cela ne serait pas juste ; ils n’ont pas le droit de les élever. Je ne voterai pas non plus en faveur de les retourner à vous.

Herrera et Tenembaum 2001 : 19

D’autres juges se montrèrent moins ouvertement hostiles. Cependant, ils doutaient du fait que les petits-enfants présumés des Abuelas fussent vraiment les leurs. De plus, ils n’étaient pas sûrs qu’il soit dans l’intérêt de l’enfant d’être séparé des personnes qui l’avaient élevé jusque-là. Un juge leur dit ainsi : « [j]e préfère laisser un enfant dans une institution que de le donner à la mauvaise personne ». En conséquence, la priorité des Abuelas devint de prouver que les petits-enfants étaient vraiment les leurs. Cependant, la preuve de l’identité de l’enfant s’avéra en elle-même insuffisante pour les procédures de revendication du droit de garde. Se trouvant aux prises avec des juges qui mettaient en doute leurs revendications, les Abuelas se virent alors contraintes de trouver de nouveaux arguments fondés sur la restitution non comme choix éthique, mais plutôt comme nécessité pour la santé de l’enfant. Elles devaient prouver que même après avoir passé sept ou huit ans dans une autre famille, il était dans le meilleur intérêt de l’enfant de retourner vivre avec sa famille biologique, que ce soit pour sa santé physique ou mentale.

Finalement, c’est la biologie qui leur fournit la réponse aux deux questions fondamentales : comment prouver l’identité d’un enfant, d’une part, et comment prouver la nécessité de la restitution, d’autre part. Tout d’abord, pour la Cour, les nouvelles technologies génétiques permettant de déterminer à un niveau de certitude de 99,9 % la contiguïté biologique entre grands-parents et petits-enfants s’avérèrent satisfaisantes. La preuve du lien biologique servit alors de fondement à l’argument de la nécessité de restituer les enfants à leurs familles pour les Abuelas. Celles-ci déclarèrent ainsi la restitution nécessaire, insistant sur la relation biologique et profitant de la tendance culturelle qui veut que « la voix du sang parle toujours le plus fort »[3]. Selon David Schneider (1984), cette conviction que « la voix du sang parle toujours le plus fort » s’appuie sur l’idée que, puisque la parenté est issue de l’élément naturel qu’est la reproduction biologique, les liens de la parenté sont différents des autres relations sociales ; ils sont donc considérés comme appartenant à un ordre supérieur. Cette croyance populaire est évidente dans le cas des Abuelas. Par exemple, le juge Juan María Ramos Padilla, partie prenante dans plusieurs restitutions dans les années 1980, eut lui aussi recours à des arguments de la sorte. Il soutenait que la famille d’adoption était une « famille de second ordre » puisque la famille biologique est la « base fondamentale » de toute société (Herrera et Tenembaum 2001 : 136).

« L’appel du sang »

Cet argument en faveur de la contiguïté biologique que les Abuelas brandissent est cependant à l’opposé de ce que plusieurs attendent de la part d’une organisation progressiste pour la défense des droits humains. À deux occasions durant mes recherches en Argentine, des membres d’autres organisations non gouvernementales (ONG) m’ont fait comprendre de façon explicite que la « biologisation » de la parenté par les Abuelas suscite en effet de nombreuses critiques contre elles. Cette critique me fut tout d’abord exprimée par un psychologue membre de l’équipe de santé mentale d’une autre ONG. « Les Abuelas parlent d’un “appel du sang”. Elles racontent n’importe quoi ; c’est ici », dit-il en faisant un geste vers sa tête. L’autre commentaire vint d’un membre d’une ONG qui avait mis ses archives à ma disposition. Tandis que je feuilletais de vieux documents et coupures de presse, l’archiviste me dit : « [s]oyez attentifs à ce que disent les Abuelas sur le sang. C’est très troublant ».

J’avais déjà remarqué. En fait, il aurait été difficile de ne pas le remarquer. Une des Abuelas déclara par exemple dans une entrevue : « nier la famille biologique est comme nier l’identité de la personne. Non seulement les ont-ils volés mais il y a quelque chose appelé la loi du sang ». Sonia, une autre grand-mère, explique l’origine de son activisme par le recours à la biologie :

À la Place de Mai, ils ont mis les chevaux à nos trousses, espérant nous faire assez peur pour que nous arrêtions nos activités. Cependant, ils n’ont pas réussi, et ce, non pas parce que nous sommes courageuses ou faisons preuve d’héroïsme, mais plutôt parce que c’est le commandement du sang (el mandato de la sangre). S’ils nous prennent nos enfants et volent nos petits-enfants, nous n’avons pas d’autre choix que de sortir pour les retrouver.

Hoy La Universidad Periódico Digital, 21 juillet 2005[4]

Les petits-enfants retrouvés sont du même avis. Juan Cabandié, retrouvé en 2004, est l’un de ces enfants de disparus. Interrogé sur comment il en est venu à la conclusion qu’il était un enfant de disparus avant même d’avoir les résultats génétiques, il répondit qu’il en avait une connaissance biologique innée. Il expliqua par exemple, lors de sa première entrevue publique après la restitution, que malgré le fait qu’il ait été élevé dans le moule politiquement conservateur de son père policier, il a vécu « un changement de paradigme, un revirement complet. L’idée d’aller voir Fidel Castro à l’école de droit me rendait fou. D’où m’est venu tout ça? » Le journaliste lui demanda : « [e]t pensez-vous que c’est dans le sang? » « Oui, oui. Ça ne s’explique pas psychologiquement. En fait, cela crée un véritable conflit à l’intérieur de moi : qu’est-ce qui est inné? Qu’est-ce qui est acquis? Mais tout était déjà là, à l’intérieur de moi » (Ginzberg 2004 : 2).

Afin de donner du poids à son affirmation, le jeune homme signala que sans même savoir que sa mère l’avait nommé Juan dans le camp où il est né, il avait toujours voulu s’appeler Juan. Il avait même dit à sa petite amie qu’il avait l’intention de donner ce nom à son fils. Sa conclusion ne laisse pas le moindre espace au doute : « [c]’est dans le sang » (ibid. : 3).

En tant qu’institution partie prenante dans le processus légal de restitution, les Abuelas utilisent la primauté des liens de sang comme argument. Ainsi, dans une entrevue de 2001, Estela Carlotto, directrice des Abuelas, dit :

Le sang, ce n’est pas de l’eau. Je crois ça profondément, je crois en l’hérédité comme lien. Tellement de choses sont familiales, non seulement la couleur des yeux ou des cheveux, mais aussi ce qui se passe à l’intérieur, les gestes, les vocations. Il y eut des enfants qui ne s’expliquaient pas pourquoi ils étaient les seuls dans la famille à aimer peindre, et lorsqu’ils découvrirent leur histoire, les morceaux s’assemblèrent comme ceux d’un casse-tête. Ceci fait partie de l’identité, c’est un bien et un droit que personne ne peut refuser ni rejeter.

Página/12, 5 janvier 2001

La rhétorique du sang et de l’hérédité touche également à la génétique. On cite fréquemment les Abuelas comme exemple typique de la façon dont les technologies génétiques peuvent être utilisées au service des droits humains. En novembre 2004, un centre culturel de Buenos Aires organisa une discussion sur le thème « ADN, mon ami? » lors de laquelle « des spécialistes de technologie moléculaire et usagers de technologie génétique discutaient l’apport de ce développement à l’identification de personnes dans notre société ». Les orateurs étaient deux généticiens, en plus d’Estela Carlotto, la directrice des Abuelas. Elle débuta sa présentation avec cette phrase curieuse : « nous, les Abuelas, sommes amies de l’ADN », avant de poursuivre sur le potentiel de l’utilisation des technologies génétiques dans l’identification de leurs petits-enfants[5].

C’est un discours qui n’est pas utilisé que par les Abuelas, mais également par des personnes extérieures à l’organisation. Par exemple, les Abuelas ont organisé une compétition littéraire dans les années 1990. Plusieurs des gagnants – qui eurent comme juges les Abuelas ainsi que des experts littéraires – ont été publiés. Le premier prix en poésie est allé à Lestrygonia de Katrina Ángela Macció. Dans son poème, elle parle à la première personne et se met dans la peau d’un enfant de disparus. Le poème est rempli d’images de sang :

Le sang appelle le sang

Sang

Maman!

Papa!

C’est dans le sang, on ne peut l’effacer, ça coule dans tes veines…

Le sang est la seule chose en laquelle tu peux avoir confiance

Tu ne le trahiras jamais et il ne te trahira jamais

Katrina Ángela Macció[6]

D’autres vers clament, « Le sang ne mourra jamais » et « Le sang demande le sang ». L’utilisation récurrente de cette image du sang renvoie à ce qui ne peut être effacé, c’est-à-dire aux traces permanentes laissées par les événements passés, qui perdurent dans le présent.

« La loi du sang », « l’appel du sang » et « le commandement du sang » : l’utilisation d’une telle rhétorique par les Abuelas date des débuts de l’organisation dans les années 1980 et de ses premiers cas. C’est particulièrement évident dans la façon des Abuelas de mettre au service de leurs revendications la conception conventionnelle de la parenté qui implique que « la voix du sang parle toujours le plus fort », (ou, dans son expression espagnole, la sangre tira, « le sang tire »).

Paula Eva Logares est le premier cas d’enfant restitué à avoir été élevé par quelqu’un directement impliqué dans la dictature, un chef de police du nom de Ruben Lavallén. Sa restitution est également la première à avoir eu lieu en Cour. Son identité fut prouvée grâce aux traits biologiques. Sa restitution est donc primordiale pour l’histoire de l’organisation. Lavallén a été un acteur important lors de la dictature militaire. Il est notamment réputé pour son implication directe dans les tortures et disparitions de treize membres du syndicat de la manufacture Mercedes Benz. Quelques semaines après avoir enlevé Paula en 1978, il quitta les forces armées et obtint immédiatement un nouveau poste bien rémunéré comme Chef de sécurité à cette même manufacture Mercedes Benz. Lorsque Paula fut localisée cinq ans plus tard, il occupait encore ce poste et elle était toujours dans sa famille. Après son arrestation, il continua à affirmer que lui et sa femme étaient les vrais parents de Paula et, ce, malgré le fait que personne n’avait été témoin de la grossesse de sa femme et qu’aucun document médical ne venait le prouver.

Paula avait presque deux ans lorsqu’elle et ses parents disparurent. Les Abuelas étaient convaincues que la fille sous la garde de Lavallén – qui portait toujours le même nom d’ailleurs – était Paula, étant donné sa ressemblance avec la fillette de deux ans dont sa grand-mère avait le souvenir. Grande fut la surprise des Abuelas lorsqu’elles découvrirent que Paula, quoique déjà âgée de 7 ans, avait été inscrite à la maternelle avec un certificat de naissance indiquant qu’elle avait 5 ans et que ses parents étaient bien les Lavallén. Afin de résoudre cette énigme, le juge demanda un test HLA. Le test HLA est une étude d’histocompatibilité utilisée à l’époque pour la transplantation d’organes. En attendant les résultats, le juge ordonna également un examen médical. Les docteurs fournirent une radiographie à l’étrange résultat. D’après l’analyse de ses os, Paula était en effet plus jeune que son âge, ce qui rendit les Abuelas perplexes. En fin de compte, le test HLA confirma l’identité génétique de Paula à 99,8 %. Les résultats, considérés comme définitifs, obligèrent Lavallén à changer son histoire. Il admit finalement que Paula n’était pas son enfant, mais continua d’affirmer que les années que lui et son épouse avaient passé à s’occuper de l’enfant devaient être prises en considération dans la décision de garde.

Le juge se montrait partagé entre les deux arguments et hésitait à prendre une décision. Les Abuelas dénoncèrent alors les délais, insistant sur la nécessaire imminence de la restitution, puisque tout délai supplémentaire pouvait représenter un danger pour la santé mentale de la petite Paula. Elle avait déjà été « exposée à une sérieuse maladie mentale dont l’origine se trouve dans la crise d’identité qu’elle vécut après son enlèvement » en restant entre les mains de son ravisseur. Elles fondèrent la demande de restitution immédiate sur ce « risque sérieux ». La restitution qui devait placer Paula sous la garde de sa grand-mère était considérée comme cruciale afin d’éviter le risque de blessures psychologiques permanentes : « seule la restitution à sa famille légitime garantira que Paula sera à l’abri de graves problèmes mentaux et assurera également la restitution de l’identité véritable de l’enfant »[7].

Le 13 décembre 1984, une année après la revendication initiale, le juge statua finalement en faveur de la restitution et plaça Paula sous la garde de sa grand-mère. Plus tard, l’organisation avoua son appréhension initiale concernant sa restitution. Selon Estela Carlotto :

Ce jour-là, les larmes me venaient aux yeux en pensant à tout ce que Paula pourrait souffrir. Cependant, nous ne pouvions pas la laisser entre les mains de cet oppresseur… Cette journée a été celle où j’ai eu le plus de doutes quant aux bienfaits de notre travail. Je me demandais si nous le faisions pour nous, pour les enfants, ou si c’était simplement un besoin. Je me demandais si nous leur faisions du tort.

Herrera et Tenembaum 2001 : 73

Même l’équipe de psychologues attachée aux Abuelas avait des doutes quant aux éventuelles conséquences négatives liées à cette restitution. Elle craignait en effet que la souffrance de l’enfant ne risque de lui occasionner un épisode psychotique temporaire. Dans le but d’être proactif, Paula fut mise en mode d’intervention de crise dès la première semaine suivant sa restitution. Cependant, la crise n’eut jamais lieu et l’équipe en charge du suivi psychologique fut surprise de voir à quelle vitesse l’enfant réussit à s’intégrer dans sa nouvelle famille. Le succès de la restitution de Paula Logares était d’autant plus important pour les Abuelas qu’elle offrait une réponse à la question de savoir si la restitution était dans le meilleur intérêt de l’enfant. La relative facilité ainsi que la rapidité avec laquelle elle réussit à s’intégrer dans sa famille biologique servirent par la suite pour les Abuelas d’argument en faveur de leurs revendications.

L’équipe interdisciplinaire des Abuelas utilisa l’argument selon lequel cette procédure avait des conséquences profondes sur le développement mental et physique de Paula. Selon Norberto Liwski, le pédiatre en charge de l’équipe psychologique des Abuelas, la période durant laquelle l’enfant avait vécu parmi ses ravisseurs avait nui à son développement mental et physique. Ainsi, le fait que la radiographie de Paula montre une croissance des os plus lente que la normale pour une fillette de son âge pu être considéré par la suite comme le résultat d’un « stress de guerre », ou d’un traumatisme résultant de la séparation forcée d’avec ses parents. Les psychologues des Abuelas fit le lien entre le cas de Paula et celui des enfants britanniques qui, durant la Deuxième Guerre mondiale, avaient vécu des bombardements dont l’expérience avait affecté leur développement physique. Plusieurs années après sa restitution, on fit une autre radiographie à Paula : le résultat indiqua que son développement correspondait désormais à son âge actuel.

D’autres symptômes physiques disparurent également à la suite de sa restitution. Selon sa grand-mère, Paula avait en effet des problèmes respiratoires et des troubles du sommeil qui disparurent peu de temps après son retour, et ce, sans traitement. La plupart des enfants restitués présentaient des troubles psychosomatiques : troubles du sommeil, phobies, problèmes dermatologiques, respiratoires, digestifs, urinaires et même de contrôle du sphincter anal. La majorité de ces ennuis disparaissaient spontanément et sans médicament après la restitution. Même des enfants qui étaient obèses retrouvèrent naturellement un poids normal.

Ces indicateurs physiques purent dès lors servir d’appui à l’argument selon lequel il y avait un lien direct entre la restitution et la santé psychologique de l’enfant. Les Abuelas, aux prises avec d’autres batailles légales, avaient en effet besoin d’un contre-argument à opposer aux avocats des familles adoptives qui arguaient que pour l’enfant, le traumatisme de la restitution serait équivalent à celui vécu à la suite de la séparation d’avec sa famille biologique. L’équipe de psychologues des Abuelas riposta que de laisser les enfants entre les mains de leurs ravisseurs ne ferait au contraire que perpétuer le traumatisme psychologique de l’enfant. Une controverse publique éclata lorsque Françoise Dolto, la grande psychanalyste française, interrogée sur la situation des enfants de disparus, répondit que la restitution pourrait causer un « second traumatisme ». Dolto était allée en Argentine après la chute de la dictature au milieu des années 1980. À cette époque, elle était considérée comme l’une des psychanalystes les plus éminentes, la seconde après Jacques Lacan en termes d’influence et d’importance. Dolto compara la situation des enfants restitués avec celle d’enfants juifs élevés dans des familles non-juives durant la Deuxième Guerre mondiale. En se fondant sur son expérience clinique avec plusieurs de ces enfants, elle affirma ainsi que plusieurs de ceux qui avaient été séparés de leur famille d’adoption soit régressaient, soit devenaient malades, soit encore refusaient de voir leur famille biologique.

À la suite d’une lettre envoyée par l’équipe de santé mentale des Abuelas à Françoise Dolto, celle-ci finit par se rétracter et par reconnaître son erreur de jugement. Le fait que quelqu’un de son importance admette avoir eu tort fut considéré comme une victoire majeure pour la psychanalyse argentine en général qui – du moins selon les psychanalystes que j’ai rencontrés en entrevue – se percevait jusque là comme étant inférieure et marginalisée, du fait de son éloignement des grands centres de psychanalyse de Paris, Londres ou New York. Cependant, l’idée que la restitution puisse engendrer un « second traumatisme » ne disparut pas complètement avec la rétractation de Dolto. Des experts en psychologie aussi bien que plusieurs avocats représentant les familles des militaires continuèrent à utiliser ses premiers arguments par la suite.

La rapidité et la facilité avec lesquelles les enfants restitués à leur famille biologique s’adaptaient à leur nouvelle situation à l’occasion de ces premiers cas ont pu être utilisées comme une preuve empirique contre l’argument du « second traumatisme ». Afin d’expliquer l’absence d’un éventuel traumatisme causé par la restitution, on opta pour une explication biogénétique. La parenté devint alors une preuve incontestable de la grande facilité d’adaptation des enfants à leurs nouveaux foyers. La principale raison avancée pour expliquer l’épanouissement de l’enfant était qu’il ne pouvait s’épanouir qu’en vivant avec sa famille biologique. Ainsi, dit Elsa, la grand-mère de Paula : « la majorité a l’un de ces deux problèmes, des allergies ou des problèmes respiratoires ou bronchiaux. Ceux-ci disparaissent sans médicament à la suite de leur retour au nid (nido) »[8].

L’argument principal était que « l’endroit naturel », c’est-à-dire le « nid » où un enfant doit être élevé, est sa famille biologique, et que ce « nid » est nécessaire à la santé et au développement naturel de l’enfant. En 1986, Oscar Anzorena, pédiatre et père d’un enfant disparu, parla du mal fait aux enfants qui restent entre les mains de leurs ravisseurs en évoquant la perte de leur « nid écologique » (nido ecológico) (Herrera 1986). Ce concept, peu utilisé en français ou en espagnol, fait référence à celui plus connu de « niche écologique », utilisé dans ce cas spécifique au sujet de l’environnement dans lequel sont élevés les petits. En comparant le déracinement de l’enfant de son nid écologique à un placenta arraché, Anzorena argumentait que son développement physique et mental serait handicapé s’il grandissait à l’extérieur de ce nid.

L’évidence selon laquelle certains problèmes de santé des enfants disparaissaient spontanément une fois qu’ils étaient rendus à leur famille vint renforcer cet argument du « nid écologique ». Même si Anzorena admit que les enfants peuvent s’adapter à de nouveaux « nids », il vit dans la réintégration rapide des petits-enfants dans leur famille biologique une preuve que celle-ci est l’endroit le plus naturel, donc le meilleur, dans lequel un enfant puisse grandir. Le corollaire implicite de ce concept de « nid écologique » est qu’il est fondamentalement plus sain pour un enfant d’être élevé par ses parents biologiques. C’est ainsi que lors de la première phase de leurs batailles juridiques, les Abuelas utilisèrent dans leurs discours le concept de « nid écologique » de manière récurrente.

Ces arguments empreints de déterminisme biologique avaient pour but de persuader les juges, souvent réticents, à prendre des décisions dans le sens souhaité par les Abuelas. Mais était-il nécessaire d’avoir recours à des explications biologiques? Il aurait été tout aussi convaincant d’utiliser des arguments d’ordre éthique plutôt que biologique. L’utilisation du déterminisme biologique par les Abuelas a certes aidé à valider et appuyer leurs revendications. Ces arguments étaient également fondés sur la prémisse selon laquelle il y a un lien entre identité et biologie, une prémisse qui n’est évidemment pas spécifique à l’Argentine, mais qui fait partie d’un phénomène plus global.

Le droit à l’identité

En Argentine, il existe une vieille tradition qui fait le lien entre identité et biologie, un fait que je n’ai pas compris tout de suite lors de mes recherches dans ce pays. Le tout commença assez innocemment à la vue de plusieurs panneaux publicitaires. Un jour, en attendant l’autobus, j’ai remarqué une publicité pour des cigarettes Camel dont l’image était une empreinte digitale en forme de chameau, mascotte de cette marque. Son slogan était « Genuine Identidad ». Quelques semaines plus tard, sur un autre panneau, une publicité pour Absolut Vodka avec « Absolut Identidad » présentait cette fois-ci l’image d’une empreinte digitale en forme de bouteille de vodka. Ces deux publicités étaient le fait de compagnies locales. À partir de ce moment-là, je commençai à prendre conscience qu’en Argentine les empreintes sont associées à la culture populaire. Une émission quotidienne du nom de « Huella Digital » (Empreintes digitales) a par exemple pour slogan « du journalisme avec identité ». Cette relation entre les empreintes digitales et l’identité s’étend ainsi à la génétique. Lorsque Francis Crick, codécouvreur de l’ADN, mourut en juillet 2004, un journal progressiste écrit à la une : « l’identité est triste ». En octobre de la même année, le journaliste progressiste Jorge Lanata publia un livre à succès sur l’Argentine intitulé ADN : une carte génétique des défauts argentins (Lanata 2004). C’est en fait un recueil des défaillances démesurées du pays. Sa couverture présente une spirale d’ADN, tandis qu’on peut lire sur la quatrième de couverture la question : « Y a-t-il un “code génétique”, un ADN, qui nous fait argentin? ». Dans le contexte argentin, l’idée du « code génétique » est donc utilisée comme synonyme de « caractère national ».

Les origines du discours sur l’identité remontent au XIXe siècle. Le gouvernement s’inquiétait alors du fait que la vague massive d’immigration du début du siècle puisse entraîner une augmentation de la criminalité et de la « perversité ». En réaction à cette inquiétude, Juan Vucetich, un policier argentin originaire de Croatie, développa un système de classification d’empreintes digitales pour la résolution des crimes, appelé « dactyloscopie », qui s’avéra plus efficace et plus économique que le système biométrique développé par le criminologue français Alphonse Bertillon utilisé alors. En effet, le système anthropométrique de Bertillon pouvait décrire et classifier, mais ne pouvait pas confirmer l’identité d’une personne[9]. La dactyloscopie remplaça le système de Bertillon en Argentine, pour devenir la norme non seulement dans le reste de l’Amérique latine mais également en Europe. En Argentine, cette nouvelle technologie pour les empreintes digitales fut considérée à la fois comme une solution et un outil salvateur. En permettant l’identification et le suivi des criminels et des prostituées, par exemple, elle s’avéra une méthode efficace pour imposer l’ordre à des catégories de population hétérogènes et mobiles (Rodriguez 2006 ; Ruggiero 2003).

Vucetich croyait que l’implantation d’un système planétaire universel d’identification allait non seulement résoudre les problèmes liés au crime, mais encore augurait une nouvelle ère de civilisation basée sur le progrès et les valeurs démocratiques. Parmi les succès de Vucetich, il y l’introduction de la Carte nationale d’identification (DNI) sur laquelle figurent l’empreinte du pouce gauche d’un individu ainsi que son numéro d’identité nationale. Dans les années 1930, il fut même proposé par Reyna Almandos, autre spécialiste argentin de la dactyloscopie, mais sans succès, que ces numéros soient tatoués sur tous les citoyens. À l’heure actuelle, le numéro DNI est encore utilisé dans la plupart des transactions et, contrairement au numéro d’assurance sociale, il est public.

Pour Vucetich et Reyna Almandos, l’identification est considérée comme quelque chose de positif, comme un droit de l’individu à avoir son identité documentée, et pas comme un droit de l’État au détriment du citoyen. Dans les années 1930, Reyna Almandos introduisit le « droit à l’identité » comme un droit naturel dans lequel il voyait un « nouveau concept juridique ». Selon ces deux chercheurs, l’identité était plus qu’une simple identité biologique, elle était imprégnée d’une certaine vérité. Ainsi, Ruggiero dit : « [p]our Vucetich, les empreintes digitales étaient aussi sublimes qu’une “vérité” morale » (2001 : 193). Selon lui, une empreinte digitale constitue « sa propre trace intérieure, son trait inaltérable, l’essence propre, permanente de la naissance à la mort » (ibid.). C’est cette idée d’une identité biologique dans laquelle sont inscrits les traits inaltérables de l’individu qui est à la base du concept de droit à l’identité des Abuelas.

L’idée de « droit à l’identité » en lien avec les empreintes n’a pas disparu avec Reyna Almandos et Vucetich. En 1944, un de leurs successeurs, Sislán Rodríguez – également le directeur du Musée Vucetich et de l’Institut de l’identité de l’Université nationale de La Plata – se battit pour l’existence d’un « droit à l’identité » : « parmi les droits inaliénables des êtres humains que les instituts de l’État garantissent […] est le droit à l’identité (derecho de identidad) de chacun d’entre nous […] » (Rodríguez 1944 : 436).

Ce qui nous ramène au présent, et au cas des Abuelas. Un de leurs succès le plus fréquemment cité est le rôle qu’elles ont joué dans l’émergence de ce que Vucetich et Almandos demandaient précisément : le droit à l’identité. Grâce à leur travail avec le gouvernement argentin et avec plusieurs ONG internationales, on leur doit l’adoption de l’article 8 par la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies, « La préservation de l’identité », qui se lit comme suit :

1. Les États parties s’engagent à respecter le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales, tels qu’ils sont reconnus par la loi, sans ingérence illégale.

2. Si un enfant est illégalement privé des éléments constitutifs de son identité ou de certains d’entre eux, les États parties doivent lui accorder une assistance et une protection appropriées, pour que son identité soit rétablie aussi rapidement que possible.

Convention relative aux droits de l’enfant, article 8[10]

Durant mes recherches en Argentine, il n’est arrivé qu’une seule fois qu’un de mes informateurs fasse le lien entre la prise obligatoire d’empreintes digitales et le cas des enfants de disparus enlevés. Le sujet fut soulevé lors d’une entrevue avec une psychanalyste présentement à la tête de l’équipe de psychologues attachée aux Abuelas. Je l’avais interrogée sur la décision de la Cour suprême de refuser aux Abuelas la demande de prise de sang obligatoire. Elle contesta leur soutien d’un « droit à la confidentialité » en votant contre la mesure : « [l]’autre [argument de la cour] qui n’a pas de valeur est celui de la confidentialité. Les empreintes digitales que l’État demande pour les documents d’identification violent tout autant la confidentialité et pourtant cela fait partie des appareils de l’État qui permettent aux gens d’avoir des papiers d’identification ». Le fait que de telles pratiques soient controversées ailleurs dans le monde n’a pas été mentionné. On accepte tacitement l’idée que l’État a le droit de demander leurs empreintes digitales à ses citoyens. D’autres membres de l’organisation en faveur d’une banque de données nationale d’échantillons sanguins de toute la population argentine me dirent la même chose.

Le « droit à l’identité », dont on attribue généralement la « maternité » aux Abuelas, prend en fait sa source à la fin du XIXe siècle. La peur engendrée par le manque de contrôle de la population immigrante et criminelle a trouvé sa réponse dans cette idée de surveillance universelle. Le droit à l’identité en tant que véritable droit juridique (reconnu universellement) ne s’est imposé que tard dans le XXe siècle, et a plutôt été le résultat des atrocités commises par la dictature militaire. La dactyloscopie et « l’index de grand-paternité » des Abuelas sont tous les deux reconnus (quoique séparément) comme des contributions de l’Argentine à la Science. Bien que les circonstances soient tout à fait différentes, ils se fondent sur la même prémisse implicite. Ce nouveau droit à l’identité ainsi que la science qui en a permis le développement (la prise d’empreintes digitales dans le premier cas ; la génétique dans le second) sont considérés comme une façon de promouvoir peu à peu la démocratie, de protéger les citoyens, et d’assurer l’ordre.

Les limites de la biologie

L’importance accordée par les Abuelas à la biologie peut également être replacée dans un contexte historique plus large : l’argument biologique fournit un moyen compréhensible pour les juges et le public sur lequel ils peuvent fonder la revendication de la restitution des enfants. Dans la perception euro-américaine conventionnelle de l’Argentine, l’identité culturelle se superpose à l’identité biologique. La biologie vient avant la culture. Cependant, les Abuelas ne donnent pas la priorité au lien biologique en tant que tel ; elles l’utilisent plutôt pour asseoir leurs revendications au sujet de leurs petits-enfants. L’identité biologique est valorisée surtout du fait qu’elle révèle une relation antérieure ou cachée. Et c’est cette relation antérieure (autant sociale que biologique), qui se manifeste dans les gènes et dans le sang, que les Abuelas tentent de rétablir.

Une psychologue qui travaille sur ces questions avec les Abuelas m’a expliqué le tout simplement. Elle me demandait d’imaginer le cas d’un membre de famille dont la fille enceinte se fait enlever et dont l’enfant se fait alors adopter. Il est naturel que les grands-parents veuillent récupérer leur petite-fille autant que n’importe quel autre membre de la famille, mais il sera impossible de récupérer cet enfant en raison du manque de lien biologique qui prouverait la relation. Le lien génétique s’avérerait donc le seul moyen de retrouver un enfant.

L’expérience empirique des restitutions des Abuelas souligne également le fait que prouver l’existence d’un lien biologique est en soi insuffisant pour récupérer les enfants enlevés. Le simple fait d’être un parent n’est pas assez significatif, surtout si le parent ne se montre pas actif dans la recherche de l’enfant. Deux Abuelas m’ont raconté des histoires à propos des visites qu’elles avaient effectuées à la belle-famille après la disparition de leur petit-enfant. Dans ces deux cas, la belle-famille ne voulait pas être impliquée dans la recherche et n’offrit aucune aide. Cela ne les intéressait pas.

María, une enfant de disparus, a été restituée en 1987 à la suite d’une décision judicaire. Elle travaille maintenant dans le département génétique des Abuelas. Son travail vise à dépister et à convaincre les membres des familles de donner du sang à la Banque de données génétique nationale afin que leurs petits-enfants puissent éventuellement être identifiés. Elle rapporte que les familles sont souvent hésitantes. « Après tout ce temps, plusieurs ne veulent plus. Ils pensent que l’enfant est trop vieux ou qu’il ne sera jamais retrouvé ». Elle utilise sa propre expérience d’enfant de disparus pour tenter de les convaincre de l’importance de donner du sang pour la Banque génétique. Son expérience positive de la restitution sert d’exemple pour tous ceux qu’il reste à retrouver. Et pourtant, il y a encore des parents pour refuser – bien qu’ils ne représentent qu’une petite minorité. D’après les Abuelas, des cinq cent petits-enfants disparus, plusieurs membres des familles concernées n’ont jamais fait de demande puisqu’à ce jour il n’y a que 300 rapports d’enfants disparus. Si les membres d’une famille ne font pas de demande, l’enfant n’a aucune chance d’être retrouvé. Il arrive également que des membres d’une famille donnent des échantillons de sang mais ne participent pas aux activités organisées par les Abuelas dans le but de retrouver leur parenté. Durant notre entrevue en 2004, Norberto Liwski, le pédiatre en chef de l’équipe de suivi psychologique des Abuelas me confirmait que les restitutions les plus difficiles furent celles où « les membres d’une famille ne sentaient pas qu’ils faisaient partie de l’enquête ».

Conclusion

D’après Norberto Liwski, entre les années 1983 et 1987,

Il y eut une importante alliance de forces afin de retrouver les enfants et un grand rassemblement de ressources techniques de façon à ce que la recherche des enfants soit jalonnée de succès concrets et, ce, non seulement pour établir une relation en l’absence des parents, mais afin de créer des mécanismes qui rendent la restitution la moins traumatisante possible. Non seulement ce ne serait pas traumatisant, mais encore sa signification serait réparatrice pour la vie d’un enfant qui avait alors entre huit, neuf ou dix ans.

Entrevue avec l’auteur, 2004

Le cas de Laura Ernestina Scaccheri représente l’apogée de ces efforts concertés. Laura était le premier cas de restitution légale dont les gardiens n’étaient pas des participants directs dans la dictature militaire. Dans son cas, les voisins s’occupèrent d’elle à la suite de l’enlèvement de ses parents, et l’élevèrent comme si elle était leur fille. Lorsque la famille biologique finit par la retrouver, une lutte à propos de sa garde eut lieu. Le cas se rendit finalement jusqu’en Cour suprême. En octobre 1987, celle-ci se prononça en faveur de la famille biologique. Sa décision fut motivée par l’argument des Abuelas selon lequel la restitution est « une véritable activité thérapeutique » qui répare les « blessures graves aux origines fondamentales de leur identité ». Le cas a représenté une victoire importante pour les Abuelas durant cette première période de restitutions. Mais cette victoire ne suffit pas à régler le problème et les années suivantes donnèrent lieu à plusieurs autres cas légaux controversés.

Les Abuelas avaient réussi à convaincre de la nécessité des restitutions non seulement la Cour suprême, mais également des membres importants de la communauté internationale. En 1988, Theo van Boven, en charge des Droits humains aux Nations Unies, vint en Argentine pour examiner la situation des enfants de disparus. Dans son rapport officiel, il conclut que « presque sans exception, le retour de l’enfant à sa famille légitime est dans l’intérêt de l’enfant » (Herrera et Tenembaum 2001 : 82). La quatrième de couverture d’un livre des Abuelas de cette époque présente une citation de van Boven, qui atteste du rôle joué par les Abuelas et par leurs équipes interdisciplinaires afin de l’en convaincre :

De longues et intenses conversations avec des docteurs, psychologues, juges et parents des enfants de disparus m’ont convaincu que presque sans exception les restitutions de ces enfants non seulement ont un fondement éthique dans leur demande de justice mais sont également le futur le plus saint que la société puisse leur offrir.

Herrera et Tenembaum 2001 : quatrième de couverture

Le recours à la primauté du lien sanguin et des gènes a doté les Abuelas d’un moyen stratégique et pragmatique pour contrer l’argument prédominant selon lequel les enfants des disparus devraient être laissés dans leur famille adoptive du fait que les liens psychologiques et émotionnels qui se sont formés entre eux et leurs ravisseurs sont trop forts pour être rompus. En effet, on pourrait tout à fait considérer leur relation comme immorale : les parents adoptifs ont joué le rôle de ravisseurs dans la disparition des parents biologiques de l’enfant. La relation est donc, à la base, contre-nature. L’usage de la rhétorique du sang dans le cas des enfants de disparus en Argentine peut être comparé à celui fait par les autochtones pour conceptualiser leur identité. Dans leur analyse de la reconnaissance du lien du sang dans les groupes autochtones, Turner Strong et van Winkle (1996 : 554) montrent que la rhétorique du sang leur fournit « un discours d’apparentage précis et extériorisé ». Selon eux, ce discours est nécessaire à « la survivance et la solidarité », et joue un rôle « central pour les individus et les communautés dans leur lutte d’existence, de ressources et de reconnaissance » (ibid.). Tout autant que les peuples autochtones se réfèrent à l’identité biologique comme puissante ressource discursive, les Abuelas y font référence, mais au niveau individuel, et non collectif.

En même temps, l’utilisation de la rhétorique du sang a aussi acquis un rôle symbolique. Le fait de conceptualiser le sang et les gènes comme des substances transmises entre grands-parents et petits-enfants via les parents disparus a permis la matérialisation de relations qui avaient été jusque-là intentionnellement coupées par le régime de terreur étatisé. Une relation par le sang en tant que substance transmise ne peut donc pas être coupée ou déniée. En tant que substances transmises entre les générations, le sang et les gènes sont donc considérés comme constituant ce que l’anthropologiste Janet Carsten (2001 : 37) appelle « la partie vitale ou essence » d’une personne, une essence qui est immuable et constante. Cette idée en une essence immuable a joué deux rôles centraux dans le développement de l’idéologie des Abuelas. Premièrement, elle les a rassurées sur leur inquiétude que la restitution puisse éventuellement endommager le bien-être psychologique de leurs petits-enfants. Deuxièmement, cette idée a permis d’atténuer les dommages de toutes les années passées par leurs petits-enfants au sein de leur famille de ravisseurs. Si leur essence vitale est située dans le sang et les gènes, l’éducation qu’ils ont reçue a de bonnes chances de pouvoir être contournée ou atténuée. Comme tel, « l’appel du sang » des Abuelas durant les années formatives de leur organisation ne s’avère donc pas une revendication fortuite ou secondaire. Cet « appel du sang » a plutôt constitué un argument fondamental et central, et a permis de valider la quête de justice des Abuelas contre les atrocités de la dictature militaire.