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À l’heure où le ministre de la santé du Québec semble déterminé à proposer un projet de loi sur la procréation médicalement assistée, alors que la loi en la matière votée par la Chambre des communes à Ottawa, en 2004, n’a toujours pas mobilisé les fonctionnaires de Santé Canada afin qu’ils en rédigent les modalités d’application, la lecture de l’ouvrage Famille à tout prix de Delaisi de Parseval est d’une brûlante actualité.

Il pourrait alimenter le « débat citoyen », si un espace lui est toutefois aménagé. La prise en charge par l’assurance maladie des frais occasionnés par la procréation médicalement assistée n’est certainement pas dérisoire. D’autant moins que le parallèle parfois effectué avec la « gratuité » de l’avortement illustre la multiplicité des plans à prendre en considération, sinon le malentendu. Chacun peut admettre qu’avec l’avortement, il y a un enfant qui ne naît pas. Il n’aura donc pas à construire de récit de ses origines, ou de sa place unique dans un groupement familial (pour utiliser le langage le plus neutre) ; ce qui constitue donc une situation inverse de l’enfant qui résulte d’une procréation médicalement assistée (PMA).

Le dernier livre de Geneviève Delaisi de Parseval s’adresse aux couples qui s’embarquent dans l’aventure de la PMA et au législateur français qui doit prochainement réviser les lois en matière de bioéthique. C’est à ce titre qu’il doit être lu – même si certains chiffres paraissent parfois peu étayés – et c’est à ce titre qu’il éclaire brillamment le débat, en puisant dans la pratique de la psychanalyste, replacée dans une perspective anthropologique. Il est composé de deux parties : « La cuisine procréative contemporaine » et « Malaise dans la filiation », qui indiquent bien la distinction à opérer entre procréation et filiation. La partie sur « la cuisine » est très utile car elle expose en un langage accessible les diverses occurrences techniques de la PMA – qu’elle nomme, comme en France, AMP (assistance médicale à la procréation) – rapportées à des cas vécus par des couples qui y ont eu recours.

Je m’attacherai ici aux recommandations qu’elle propose au législateur français. Elles peuvent largement être adressées telles quelles aux législateurs québécois et canadiens, même si les premiers ont déjà reconnu la bi-maternité d’origine pour les couples lesbiens.

Delaisi de Parseval prône la levée de l’anonymat des donneurs de sperme. L’enfant aura accès à son dossier sur sa demande, à partir de 18 ans. Dans l’intérêt de l’enfant (on va y revenir). Dans l’intérêt du donneur : à tort ou à raison, celui-ci exprime la crainte qu’un inceste se produise entre l’un de ses enfants par le sang et par le nom, et l’un des enfants résultant d’une insémination artificielle avec sperme de donneur (IAD). Dans l’intérêt du père également : pour qu’il puisse le devenir à la naissance de l’enfant, il doit avoir été un « père de grossesse » et pour pouvoir l’être, il doit pouvoir parler de l’IAD.

Delaisi de Parseval est plus circonspecte quant à la levée de l’anonymat des donneuses d’ovocyte. En principe, elle se montre pour, comme pour le donneur de sperme. Elle en appelle à l’ouverture d’une période de pédagogie du don de gamètes. Pour l’instant, sa clinique de psychanalyste lui permet de constater la réticence de plusieurs mères receveuses d’ovocyte à cette levée de l’anonymat (même si elles portent et accouchent et sont mères par le nom). Il est vrai que l’opération de « réunir procréation et filiation à partir du don reçu » (p. 331) se passe aussi dans leur corps. En France, seules des femmes qui ont déjà procréé peuvent être donneuses. Ce n’est cependant pas le cas partout, par exemple en Espagne, où on fait appel à des jeunes femmes dans le début de la vingtaine – ce qui explique partiellement le taux de réussite, et contribue à stimuler le tourisme procréatif.

Concernant la gestation pour autrui, Delaisi de Parseval considère urgent de légiférer en la matière. Elle propose l’autorisation de deux types de gestation pour autrui : avec l’ovocyte de la mère d’intention et avec l’ovocyte d’une donneuse, et le maintien de l’interdiction de la gestation pour autrui avec l’ovocyte de la « mère porteuse ». La gestatrice pour autrui doit être placée dans la situation de porter un foetus qu’elle ne désire pas, car il n’est pas le sien. Au regard de la donneuse d’ovocyte et de la mère d’intention (quand elle ne fournit pas l’ovocyte), Delaisi de Parseval, tout en ne niant pas les risques inhérents à la grossesse ni les échanges physiologiques et psychologiques que la gestatrice entretient avec le foetus qu’elle porte, attire l’attention sur le facteur temps :

Une grossesse ne dure que neuf mois (un peu plus si on inclut le post-partum), tandis que la maternité génétique et la maternité d’intention engagent tout le futur d’une famille.

Delaisi de Parseval 2008 : 339

Dans le cas où la mère d’intention est aussi la donneuse d’ovocyte, « la gestation par une autre mère » ne serait qu’une « parent-thèse » (ibid.).

Le recours à la gestation pour autrui étant interdite par le Code civil québécois, comme c’est le cas en France, les enfants qui en résultent sont privés de leur filiation maternelle. Ainsi en a récemment décidé un juge québécois. Ce qui ne peut manquer de laisser songeur quand on pense que la loi 84 instituant l’union civile et instaurant de nouvelles règles de filiation (2002) instaure la présomption de maternité pour la compagne d’une mère lesbienne et donc la « bi-maternité d’origine ». Cet enfant aura un acte de l’état civil attestant qu’il a deux mères, tandis qu’un enfant résultant d’une gestation pour autrui a seulement un père, alors qu’une des justifications de la loi 84 résidait dans la possibilité que tous les enfants québécois aient « droit à deux parents »!

Concernant précisément les conjoints de même sexe, à qui la psychanalyste reconnaît la capacité de devenir parents, elle maintient sa proposition d’exclure les IAD avec donneur anonyme. Ce qui laisse aux couples lesbiens deux possibilités : « faire appel à un géniteur qui s’engage à ne pas reconnaître légalement l’enfant mais à se faire connaître de lui » (p. 363) ou « recourir à un père déclaré dans le cadre d’un projet de « co-parentalité » au sens où les couples homosexuels entendent ce terme » (ibid.). Soit un gai en couple (ou non) donne son sperme à une lesbienne en couple (ou non) ; le donneur de sperme et la femme qui accouche sont les père et mère de l’enfant à l’état civil. Notons que la loi québécoise ne favorise pas ce dernier type d’arrangement, puisque l’article 538.2 du Code civil énonce :

L’apport de forces génétiques au projet parental d’autrui ne peut fonder aucun lien de filiation entre l’auteur de l’apport et l’enfant qui en est issu. […] Cependant, lorsque l’apport de forces génétiques se fait par relation sexuelle, un lien de filiation peut être établi, dans l’année qui suit la naissance, entre l’auteur de l’apport et l’enfant.

Code civil, article 538.2

Autrement dit : un gai peut-il être reconnu père s’il s’est contenté d’un don de sperme?

Delaisi de Parseval se montre très circonspecte quant à la possibilité d’un don d’ovocyte « intra-couple » lesbien : l’une donne un ovocyte transplanté, après fécondation, dans l’utérus de l’autre, en raison du « déni plus complet encore – si l’on peut dire – que la dénégation opérée habituellement par les femmes homosexuelles qui font des IAD avec du sperme anonyme » (p. 289). À sa question à un couple dans cette situation sur l’absence de père, la réponse de l’une des futures mères fut la suivante : « Pourquoi un père? Ce n’est pas nécessaire puisque nous sommes deux et que notre enfant aura deux “vrais parents” biologiques, affectifs, légaux, etc. ». Elle commente :

Le schéma procréato-filiatif du couple de femmes est clos sur lui-même : aux questions de l’enfant, il sera répondu que ses deux parents – même si ce sont deux femmes – sont toutes deux « vraies », car biologiques (l’une génétique, l’autre gestatrice) au sein de la famille formée à trois (les deux mères et l’enfant). Ce qui manque – le sperme fécondant – est ainsi d’autant plus facilement réifiable, à l’instar d’une dose de médicament. Il ne manquepersonne dans cette histoire en apparence « normale ».

Delaisi de Parseval 2008 : 290[1]

Ce qui est évidemment impensable dans un couple de gais, qui ne pourra jamais dire à son enfant qu’il n’a pas de mère. C’est le seul cas pour lequel Delaisi de Parseval ne s’oppose pas au recours à une « mère porteuse » (donneuse d’ovocyte et gestatrice). Elle rapporte que « certaines gestatrices préfèrent porter un bébé pour des couples d’hommes, car elles se sentent plus valorisées, plus respectées en tant que mères » (p. 286), ne serait-ce que parce qu’elles ne sont pas en concurrence avec une mère d’intention.

Enfin, Delaisi de Parseval, forte de son écoute de couples concernés dans le cadre de sa clinique, adopte une position très ferme concernant les embryons congelés :

Ne congeler les embryons du couple non replacés le jour du transfert utérin dans le cadre d’une FIV (fécondation in vitro) que jusqu’à la naissance d’unenfant vivant et en bonne santé.

Ibid. : 352[2]

Cela reviendrait au scénario suivant :

On replacerait, au moment de la FIV, un ou deux embryons (les plus « beaux ») et on ne congèlerait les embryons surnuméraires que jusqu’à la prochaine FIV, si la première a échoué. Mais lorsqu’une grossesse est obtenue, il y aurait arrêt de la conservation des embryons surnuméraires (à moins qu’ils ne soient donnés à la recherche en cas d’accord du couple). Si les parents voulaient plus tard un deuxième enfant, on recommencerait alors un nouveau cycle de FIV. Cette proposition implique de revoir la notion de projet parental qui est actuellement liée à une forme déclarative de projet d’enfant[3]. Il s’agit ainsi de réviser ce « sésame de l’AMP » en le liant non à un projet d’enfant, mais à la naissance effective d’un enfant.

Ibid. : 353

Cette mesure aurait notamment pour conséquence d’éviter de donner naissance à des « jumeaux d’étuve » (p. 355) et de confronter les parents à l’existence de leurs embryons « en trop », sans compter qu’elle inciterait les médecins à restreindre la production d’ovocytes en grand nombre.

Ces considérations « pratiques » reposent sur deux principes qui méritent eux aussi d’être pris en considération dans l’élaboration d’une éventuelle loi encadrant la procréation médicalement assistée. Le premier est relatif à l’intérêt de l’enfant qui, lorsqu’il n’est pas oublié, donne généralement lieu à des ratiocinations moralisantes qui disent tout et leur contraire au gré des circonstances, l’amour parental n’en étant pas la moindre. Delaisi de Parseval propose d’en finir avec « le droit de l’enfant à ses origines », qui « souffre de son assimilation erronée au registre biologique », pour valoriser son « droit à l’histoire » (p. 256) que, à la suite de Ricoeur, elle décrit ainsi :

L’identité de chacun se construit par la capacité qu’il peut avoir de mettre en intrigue son passé, de traduire son histoire sous forme de récit. Mais encore faut-il pour cela que l’histoire ait un début, que la vérité de son histoire soit rendue au sujet. Une saine éthique de la reproduction suppose, pour moi, de pouvoir connaître ceux qui vous ont mis au monde (tant les parents que les co-géniteurs) et de pouvoir reconnaître l’exercice de la parentalité chez ceux qui vous ont élevés.

Ibid. : 257

Le second renvoie au fait que « le corps n’est évidemment pas un moyen parmi d’autres, mais bien un moyen privilégié d’“entrer en filiation” » (p. 195 ; l’auteure souligne). Ce qui va à l’encontre de ceux et celles qui entendent fonder la filiation sur la seule volonté individuelle du candidat parent (seul ou en couple). Le défi conceptuel consiste à penser les deux composantes de la parenté : biologiques et volontaires. Ce qui revient à élaborer la place des « porteurs des vecteurs biologiques de parenté », de ces porteurs de « suppléments de père et de mère » que sont les donneurs, pour reprendre les mots de Jacques Derrida dans son dialogue avec Élisabeth Roudinesco (2001). Delaisi de Parseval insiste :

Pour la psychanalyse, le corps n’est pas un morceau de chair ; c’est parce que l’individu est un sujet parlant qu’il peut habiter son corps, que ses organes, ses gamètes mêmes, ont un sens. Sinon, aussi bien les donneurs de gamètes que les enfants nés grâce à ces dons ne seraient que des « machines à faire valoir le projet parental » d’adultes en mal d’enfant.

Ibid. : 199

Toujours dans la perspective d’alimenter le « débat citoyen » qui, souhaitons-le, précédera au Québec l’élaboration de la future loi sur la procréation médicalement assistée, on lira aussi avec beaucoup d’intérêt le livre de la sociologue Dominique Mehl qui présente aussi des témoignages d’enfants nés d’un don de gamète. Ils confirment très largement les considérations développées par Delaisi de Parseval. Concernant la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes (rappelons que le don d’ovocyte n’est pratiqué que depuis une dizaine d’années), il semblerait que la position des parents ne recoupe pas nécessairement celle des enfants (rares sont ceux qui atteignent déjà la trentaine). Une majorité de parents semble privilégier le maintien de l’anonymat, même si certains seraient favorables à disposer d’informations (apparence physique ; situation professionnelle et familiale ; motivations, par exemple), sans avoir pour autant accès à son identité. Par contre, des enfants informés des conditions de leur conception

témoignent de leur souffrance liée à la méconnaissance de leurs origines. Ils se sentent incomplets, ont le sentiment que leur histoire personnelle est amputée. Ils supportent mal l’idée de ne pas pouvoir visualiser leurs ressemblances physiques avec la personne qui leur a légué la moitié de leur patrimoine génétique. Ils déplorent cette part d’ombre qui entrave leur construction identitaire. Ceux que nous avons entendus ne sont pas de farouches défenseurs du « tout génétique ». Ils savent que le gène ne prédéfinit pas la personne. Ils pensent cependant que ce fameux ADN conditionne une part de leur histoire.

Mehl 2008 : 320-321

Toutefois, il semblerait que les trois quarts des enfants issus d’un don de gamètes sont maintenus dans le secret sur les conditions de leur conception. Ils ne peuvent donc pas exprimer leur avis sur la levée ou non de l’anonymat. Et pourtant, ce secret risque bien d’être un « secret de polichinelle », puisque des membres de la famille sont souvent plus ou moins au courant. Par ailleurs, comme l’illustre le chapitre 7 du livre de Mehl, précisément intitulé « Secret et anonymat du don », « secret et anonymat sont liés. Car, quand le secret est levé, la question de l’identité du donneur surgit immédiatement » (p. 253).

Aussi bien le livre de Geneviève Delaisi de Parseval que celui de Dominique Mehl posent la question, qui devient incontournable, de la pluriparentalité, à mesure que se multiplient les familles recomposées dans lesquelles interviennent au quotidien une belle-mère et, plus souvent, un beau-père, sans qu’il y ait reconnaissance légale de leur responsabilité. L’ère du « un père, une mère, pas un de plus, pas un de moins » a vécu. Il serait temps d’en prendre acte et d’imaginer des aménagements qui simplifient un quotidien qui correspond de moins en moins à cette injonction. Même si ce sera tout sauf simple[4]. Il est regrettable que le législateur québécois, s’il a poussé l’audace de remplacer « un père, une mère » par « deux mères », se soit abstenu d’évoquer le « pas un de plus ». Souhaitons que ce champ de discussion émerge lors de la prochaine loi sur la procréation médicalement assistée et qu’il soit abordé dans toute sa complexité.