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Dans cet ouvrage centré sur la ville d’Ayacucho dans les Andes péruviennes, Jessaca Leinaweaver analyse l’adoption dans un contexte économique et politique local en relation avec le capitalisme global où des enfants du tiers-monde sont adoptés par des familles occidentales. Le Pérou vit depuis le début des années 1980 des bouleversements liés à la guerre initiée par le Sentier lumineux et à l’ouverture de la société au néolibéralisme économique. Leinaweaver s’intéresse à ce que les anthropologues appellent la « circulation des enfants », c’est-à-dire, d’une part, les orphelins, et d’autre part, le transfert d’enfants de familles rurales indigènes pauvres vers des maisonnées urbaines plus aisées.

Ce type de translation, le comprazgo, est une ancienne coutume toujours en vigueur. Dans les communautés andines traditionnelles, les ayllu, de jeunes enfants changeaient de maisonnée pour renforcer les liens communautaires. A côté des enfants envoyés volontairement dans une autre famille, existait le cas des orphelins. Chez les Incas, wackcha désignait les enfants illégitimes pris en charge par la communauté. Un glissement s’opéra ensuite et ce mot qualifia sous la domination espagnole un enfant abandonné et pauvre ayant perdu sa famille et ne bénéficiant plus du soutien de la collectivité.

L’auteure soutient que la « circulation » actuelle d’une maisonnée à une autre s’apparente autant à une nouvelle parenté qu’à des services domestiques inégalitaires, contrairement à l’idée communément admise d’une entraide spontanée et volontaire. Leinaweaver estime que cette relation instaure une hiérarchie avec l’enfant désormais soumis à sa famille d’accueil. Cette situation marque également la hiérarchie entre les familles et les réseaux de solidarité qui existent dans la société traditionnelle majoritairement indigène.

Il s’agit d’une monographie novatrice sur un sujet peu traité qui mêle étude du genre et de la parenté dans une perspective essentiellement descriptive. L’auteure soumet au lecteur des extraits d’entretiens et s’intéresse à des parcours individuels. Elle propose l’étude de certains concepts pour mieux comprendre les stratégies d’abandon et d’adoption. Malgré ce parti pris méthodologique, il manque une vision globale et une plus grande profondeur historique, même si ces deux aspects sont abordés. Les effets de la guerre civile et surtout l’ouverture néolibérale ne sont pas à mon sens suffisamment mis en lumière. Enfin, le début de l’ouvrage laisse supposer une étude du transfert de ces enfants vers l’Occident et des processus d’adoption, ce qui est loin d’être le cas.

Depuis 1532, la société péruvienne est traversée par de nombreux conflits et les différences entre classes sociales perdurent, bien que ces antagonismes doivent être nuancés. Et depuis une vingtaine d’années, elle subit de violents chocs qui la déstabilisent. L’auteure étudie la prise en charge des orphelins à travers l’exemple d’un orphelinat d’Ayacucho créé au début de la guerre ainsi que des structures étatiques existantes dans cette ville. Il ressort que ces dernières possèdent peu de moyens, mais un personnel compétent. Pourtant des rumeurs de trafic d’enfants vendus aux Occidentaux sont répandues, couplées à une méfiance envers des organismes accusés de corruption alors que, paradoxalement, la compétence des institutions péruviennes est reconnue à l’étranger. Sociologiquement sont proposés à l’adoption des Indiens pauvres abandonnés pour des raisons économiques. Il s’agit d’un processus de réciprocité puisque la structure d’accueil offre soins médicaux, nourriture, éducation. Les parents misent sur cette stratégie pour donner de meilleures chances de survie à leurs enfants. Mais l’auteure s’attarde plus longuement sur le compagnonnage, autre forme d’adoption beaucoup plus répandue. De jeunes ruraux, des filles surtout, partent en ville afin d’aider des membres de la famille souvent seuls ou sans enfant. Là aussi, c’est un choix stratégique et économique de donner une opportunité aux enfants de mieux vivre tout en aidant des parents plus âgés souvent esseulés. Ils renforcent les liens entre les familles dans une relation inégalitaire puisque ce sont des enfants indigènes, pauvres, de familles paysannes ou ouvrières qui vont dans des maisons plus « nobles ».

Cette tradition est considérée comme allant à l’encontre des lois sur l’adoption et des droits de l’enfant. Les organismes publics, soutenus par l’Église et des ONG, luttent contre ce système ancestral assimilé à l’exploitation et au trafic d’enfants. L’État veut rationnaliser l’adoption et mettre fin à des pratiques jugées archaïques. Les mutations de la société pèsent sur le comportement des indigènes qui abandonnent alors leurs enfants dans des orphelinats plutôt que de les confier à des parents. Ces nouvelles conduites modifient profondément les rapports communautaires.