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L’apparition du cyberespace dans les années 1980, par ses dimensions planétaires et ses connexions exponentielles, a interpellé les sciences humaines et l’anthropologie. Celle-ci s’est intéressée aux répercussions socioculturelles qu’ont eu les outils associés à Internet, à leurs usages et à leurs modes d’appropriation, de même qu’à la formation des liens sociaux des réseaux et des communautés (voir à ce sujet la bibliographie de Forte 2007), sans cependant soulever les questions liées à la transmission et de l’apprentissage des savoirs et des savoir-faire grâce à cette technologie et ce, même dans les publications récentes sur la thématique de la transmission. Le numéro de la revue Ethnologie française (2000) consacré au thème « Envers et revers de la transmission », par exemple, analyse les continuités, les discontinuités et les ruptures qui accompagnent ce processus instable. Si les articles présentés explorent ces cas de figures dans des sociétés diverses, un seul article aborde directement cette question en montrant comment les médias télévisuels utilisés par les mouvements évangéliques américains et dans les activités médiatiques du pape Jean-Paul II interviennent dans la communication entre les prédicateurs et les téléspectateurs à travers la diffusion des messages relayés ensuite par le courrier et le téléphone (Gurtwith 2000).

Le numéro de la revue Terrain sur la transmission paru en 2010 ne traite pas non plus – ni dans la recension des travaux sur l’anthropologie de la transmission (Berliner 2010), ni dans les exemples ethnographiques discutés – de la question des technologies contemporaines et de leurs répercussions. Nous nous attacherons donc dans ce texte à cerner quelques enjeux entourant la question des savoirs et des savoir-faire et leur transmission à travers Internet. Nous situerons ces enjeux en premier lieu dans le contexte d’Internet en tant qu’innovation technologique globale pour ensuite en analyser quelques modalités à partir d’exemples ethnographiques.

Internet, savoirs et savoir-faire : de l’utopie idéalisée à la dénonciation

Liées à la mise en place du réseau, plusieurs fonctions avantageuses d’Internet dans les modes de transmission et l’accès aux informations ont été cernées. Selon De Kerckhove (1997), elles seraient de trois ordres : l’interactivité, qui permet aux internautes d’intervenir sur leur environnement numérique ; l’hypertextualité, qui engage la mise en relation des informations disponibles ; et enfin la connectivité, qui s’élabore à partir de l’établissement des connexions entre les individus et la création de réseaux plus ou moins permanents dépendant des intérêts des internautes.

À ces fonctions principales vont s’ajouter d’autres avantages, subsumés sous l’appellation du triple A qui, selon Cooper (1998), mettent en évidence la constante accessibilité d’Internet à cause de sa délocalisation et de son atemporalité ; son prix abordable du fait de la réduction des prix des ordinateurs et des branchements haute vitesse, qui contribuerait à faciliter l’adhésion des internautes ; et enfin, son anonymat, qui permettrait aux internautes de profiter d’une grande latitude dans la présentation de soi et le transfert des informations. Pour plusieurs auteurs, cette innovation serait la réalisation d’une utopie idéalisée, inspirée de la notion de noosphère proposée par Teilhard de Chardin, qui, dans le Phénomène humain, parlait de

[L]a Terre non seulement se couvrant de grains de pensée par myriades, mais s’enveloppant d’une seule enveloppe pensante, jusqu’à ne plus former fonctionnellement qu’un seul vaste grain de pensée, à l’échelle sidérale, la pluralité des réflexions individuelles se groupant et se renforçant dans l’acte d’une seule réflexion unanime.

Teilhard de Chardin 1956 : 172

Internet constituerait ainsi une nouvelle étape dans l’histoire de la technologie en rupture avec les autres outils technologiques contemporains. Comme le note Quéau (1997) :

[…] La révolution technologique actuelle n’est pas comparable simplement à l’apparition du téléphone ou de la télévision. Il s’agit en fait d’une coupure radicale dans l’histoire de nos moyens de représenter le monde, ou de ce que nous croyons savoir de lui. Nous pensons que des moyens de représentation nouveaux sont de nature à favoriser l’émergence de nouvelles intelligibilités, de nouveaux espaces de compréhension, de nouvelles visions. Il s’agit donc in fine de l’apparition, encore en gésine, d’une nouvelle vision des choses, et peut-être d’un homme nouveau, proportionné à cette nouvelle intelligibilité.

Quéau 1997 : n.p.

Cette perspective fait écho à d’autres prises de position, comme celle de Pierre Lévy, qui propose le concept d’intelligence collective, « une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel et qui aboutit à une mobilisation effective des compétences individuelles » (Lévy 1994 : 29) pour désigner la mutation culturelle associée à l’Internet qui constituerait une nouvelle étape dans l’hominisation :

L’ordinateur (ou le cyberespace) fait passer la conscience humaine à un niveau supérieur, c’est-à-dire qu’il lui permet de prendre contact avec elle-même et de s’unifier – ici et maintenant – à l’échelle de l’espèce. Libéré de la peur par le feu, l’homme a pu inventer la technique, le langage et la religion. Libérés par l’art de la platitude du réel, nous avons commencé à projeter des mondes. Libérés de la mémoire par l’écriture, nous avons accéléré l’histoire.

Lévy 2000 : 169-170

La notion d’intelligence collective, associée à cette phase « noolithique » (Lévy 2000 : 32) rejoint celle de « cerveau planétaire » et de « réseau pensant » (De Rosnay 1995), de « webitude », produit de l’interconnexion de « millions d’intelligences humaines » à travers l’Internet (De Kerckhove 2000), ou de « réseau de réseaux » pour désigner en quoi l’Internet n’est pas « seulement une technologie. C’est l’instrument et la structure organisationnelle qui distribuent le pouvoir de l’information, la création du savoir et la capacité de mise en réseau dans tous les domaines » (Castells 1998 : 326) et traduiraient une métamorphose des espaces sociaux en un « tissu social mondial entièrement nouveau » (Negroponte 1995 : 226).

Pour nombre d’auteurs, l’Internet aurait un potentiel révolutionnaire et concourrait à renouveler certaines des valeurs comme le sens de la collectivité, l’égalité et le partage (liées à l’idéal démocratique des autoroutes de l’information) ainsi que la convivialité, la proximité et la reconnaissance associée à la création d’un territoire idéal, hospitalier. Cette hospitalité, un concept développé par Lévy (1994), régirait le cyberespace peuplé de nomades et d’étrangers qui peuvent ainsi établir des liens sociaux fondés sur un accueil permettant de « coudre l’individu à un collectif », empêchant de ce fait l’exclusion. Casilli (2004 : 98) a, pour sa part, pointé les similitudes entre la terminologie employée sur l’Internet et celle associée à l’hospitalité, que l’on retrouve dans plusieurs langues (par exemple, home, visita, host, hébergement, etc.) et proposé la notion d’hospitalité cyber pour désigner les nouveaux modes d’accueil rendus possibles par Internet.

L’interactivité permet la connexion avec un monde sur lequel il est possible d’agir et, en conséquence, de le modifier ; elle permet l’immédiateté liée à l’accès à un univers toujours disponible où il est possible de s’immerger en temps réel et en toute liberté. Ainsi seraient favorisés non seulement la formation de nouvelles modalités de liens sociaux, mais aussi le rapport au savoir et ce, sur plusieurs plans. L’Internet accueille un ensemble d’informations, de textes et de productions artistiques et culturelles qui en font le dépositaire d’une bibliothèque universelle encyclopédique en constante modification. Touchant l’ensemble des savoirs et savoir-faire, il constituerait une méga mémoire donnant accès à un patrimoine numérique toujours disponible, et cette

[N]oosphère sera la grande mémoire vivante de l’humanité, son esprit actif, connecté à tout ce qui se découvre et s’invente, interconnectant la création continue de notre espèce et du monde qui pousse à travers elle.

Lévy 2000 : 172

La transmission culturelle et les apprentissages s’effectueraient grâce à l’accès constant au cyberespace avec l’aide de médiations technologiques qui permettraient une meilleure indexation et favorisaient les stratégies de recherche pour naviguer dans cet univers du savoir en expansion incessante, fluctuant et chaotique. De ce fait, les modalités éducatives seraient à repenser en privilégiant les apprentissages ouverts, à distance et collectifs, assistés par ordinateur, mais aussi personnalisés. Elles prendraient place, entre autres, dans le cadre d’institutions scolaires et universitaires virtuelles où seraient mises en commun compétences et connaissances, en constante réorganisation.

Le rôle des enseignants ne serait plus celui de dispenser des cours mais d’assurer une fonction d’animation et de mentorat pour des étudiants plus autonomes dont les profils d’apprentissage seraient plus personnalisés et axés sur le partage. La transmission obéirait donc moins à un modèle vertical (plus intergénérationnel) qu’horizontal (interactions avec les pairs et le milieu social ; Bisin et Verdier s.d. ; Guglielmino et al. 1995) et démocratique, de plus en plus d’individus s’impliquant dans les opérations d’apprentissage, de transmission et de production des connaissances. L’obsolescence rapide des savoirs et leur renouvellement nécessiteraient aussi de nouvelles modalités d’évaluation et de reconnaissance des compétences acquises (Lévy 1994, 1997).

Les nouvelles politiques du savoir à mettre en place insistent ainsi sur « l’économie du savoir », d’une part, et sur les « sociétés du savoir », d’autre part. La première met l’accent sur la valeur marchande des connaissances et des innovations, moteur principal des économies des pays post-industrialisés, alors que la seconde voit dans les nouvelles technologies une façon d’échapper aux formations sociales, dans lesquelles l’accès au savoir est limité, afin de le rendre beaucoup plus généralisé et de permettre l’épanouissement des individus et des sociétés.

Le document de l’UNESCO, Vers les sociétés du savoir (2005), précise à cet égard que cette notion ne peut être confondue avec celle de société de l’information car les dimensions socioculturelles, politiques mais aussi éthiques doivent être prises en considération et intégrer les savoirs locaux ou autochtones dans ce projet. Les différents types de savoirs sont aussi catégorisés en fonction d’une distinction entre « les savoirs descriptifs (faits et informations), les savoirs de procédure (qui portent sur les “comment”, les savoirs explicatifs (qui visent à répondre à la question “pourquoi ?”) et les savoirs comportementaux » (UNESCO 2005 : 60) dont la transmission demande une attention particulière quant aux processus cognitifs impliqués. À cet égard, les technologies associées à Internet contribueraient à une transformation des fonctions cognitives comme la mémoire, la perception et le raisonnement (Lévy 2000).

Contre cette vision utopique se construit, en regard, une posture de critique ou de dénonciation, parfois radicale, de l’Internet et des connaissances qu’il véhicule. Les composantes religieuses liées à la célébration d’Internet sont ainsi mises en évidence. Wertheim (1999) établit une analogie entre l’idée du paradis et le cyberspace alors que pour Musso :

Le cyberespace est bien une « hallucination consensuelle », comme l’a défini Gibson, qui théâtralise dans la technique le vide symbolique. Il désincarne le monde réel pour mieux incarner la Matrice, nouvelle divinité de l’ère hypertechnicienne.

Musso 2000 : 54

Breton (2000), qui voit dans l’Internet une menace pour le lien social, s’interroge sur les accents religieux que prennent ses thuriféraires qui véhiculent des mythes de type messianique, annonçant le paradis sur terre en prônant une forme de religiosité technicisée, mais ignorant les inégalités sociales rattachées à l’accès au réseau et à son utilisation.

À cet égard, les données mondiales confirment la présence de ces inégalités, son accès n’étant pas distribué également en fonction des régions du monde ou du genre. Selon les statistiques disponibles en 2009 (Internet World Stats 2009), la pénétration de l’Internet au regard de la population indique que c’est en Amérique du Nord qu’elle est la plus forte et en Afrique la plus faible[1]. Son utilisation varie aussi selon le genre, les hommes étant plus enclins à utiliser l’Internet, mais l’importance de ce fossé dépend des régions et il est plus large dans les pays en voie de développement que dans les États post-industrialisés. Ces tendances suggèrent donc le maintien d’écarts (modulés par l’âge, le revenu ou l’éducation) qui empêchent l’accès aux outils ou à l’information disponibles dans le cyberespace. Ces technologies renforceraient par ailleurs le maintien d’un dispositif capitaliste et économiste fondé sur la domination et l’exploitation, Internet contribuant aux inégalités tant internationales qu’intranationales.

L’Internet concourrait, dans ce prolongement, à la mise en place de nouvelles formes d’assuétude, d’addiction et de compulsion problématiques, ainsi qu’à l’isolement et à l’anomie[2]. La mise à distance, voire l’effacement du corps (Le Breton 2000 ; Musso 2000) seraient aussi induits par l’Internet qui favoriserait la réintroduction du dualisme corps-esprit dominant en Occident et la prévalence de la cérébralisation aux dépends des autres fonctions psychocorporelles.

La place du savoir associé à Internet fait, de la même façon, l’objet de nombreuses critiques. Les ressources pléthoriques disponibles, peu structurées, renverraient à des « faisceaux de faits alors que le savoir demande des emballages [packages] d’interprétation plus cohérents qui contextualisent, organisent et intègrent les faits bruts » (Ungar 2003 : 337), ce qui n’est pas toujours le cas sur Internet. De plus, l’évaluation de la qualité des informations disponibles reste problématique et les procédures de classification utilisées par les outils de recherche paraissent insuffisantes pour fonder leur pertinence et leur validité. La notion même de société du savoir serait à remettre en question, les études montrant que les usages d’Internet peuvent contribuer à l’« émergence d’une société du divertissement généralisé » (UNESCO 2005 : 55) et à une « culture aversive au savoir [knowledge-aversive culture] » (Ungar 2003 : 332). La vitesse liée à la propagation rapide des informations contrarierait le maintien de la distance critique et du temps de réflexion, qui se trouve court-circuité par la précipitation, et favoriserait l’indigestion de données douteuses et peu susceptibles de transformer le rapport au savoir.

Ces discours mettent en évidence les lectures différentes et opposées quant à la place des technologies de communication contemporaines dans le champ socioculturel, à leur importance dans l’évolution des sociétés et aux interprétations des répercussions sur l’établissement du lien social, du rapport à l’information et au savoir, ainsi qu’à leur transmission. Ces travaux abordent ces thématiques de façon générale, sans les confronter à des données de terrain, alors que les recherches empiriques permettent de dégager des perspectives qui illustrent les stratégies d’utilisation d’Internet et de montrer la diversité des usages liés à la transmission des savoirs et savoir-faire qui sont transformés de façon significative, que ce soit au plan des techniques ou du contexte, qui échappe aux modalités habituelles (famille, institutions éducatives et religieuses). Les agents impliqués dans la transmission tendent à se diversifier, tout comme le contenu, de plus en plus segmenté, qui provient de sources dont la fiabilité et l’autorité ne sont pas toujours assurées. Cette situation entraîne une confrontation entre savoirs experts, populaires et expérientiels qui peut demander une plus grande vigilance et une plus grande réflexivité de la part des internautes pour acquérir de nouveaux outils d’apprentissage et s’assurer de la validité des informations, compte tenu de « l’insécurité informationnelle » (Ramonet 2005) générée par Internet.

Les savoirs, les savoir-faire et leur transmission : quelques exemples

Le cyberespace couvre ainsi, à des degrés divers, l’ensemble des champs du savoir humain et ce, de façon exponentielle. Parmi les domaines qui retiennent l’attention des internautes et des chercheurs, le thème de la santé et du bien-être constitue un axe significatif, comme l’illustreront quelques exemples. Les sites sur ces thèmes se sont multipliés, tout comme les forums de discussion, dessinant un univers en expansion. À la fin de 2010, on comptait 461 millions de pages anglophones sur le thème health care information, alors qu’on en dénombrait en septembre 2009 environ 261 millions (Tourjman et Bilodeau 2009). Selon Statistiques Canada (2005), les internautes – patients, médecins ou autres – viennent chercher, entre autres, des connaissances sur des pathologies spécifiques, sur les styles de vie qui contribuent à la santé (nutrition, exercices physiques, prévention, etc.), sur des symptômes particuliers, sur des médicaments, des thérapies alternatives et/ou complémentaires.

Pour les internautes qui ne sont pas formés dans le domaine médical, ces ressources donnent rapidement et continuellement accès à un savoir puisé dans les banques de textes et de publications médicales en ligne. Les internautes n’ont cependant pas toujours les compétences pour évaluer la qualité des informations fournies et souvent contradictoires selon les sites, d’où l’acquisition de connaissances qui peuvent être erronées et difficiles à corriger lors des échanges entre médecins et patients. Pour les intervenants en santé, les ressources d’Internet leur permettent de se tenir à jour en accédant régulièrement aux données les plus récentes et à une formation continue en ligne à travers les programmes disponibles (Tourjman et Bilodeau 2009).

Les forums de discussion dans cet univers occupent une place importante, permettant des échanges anonymes dans un espace public où les participants contribuent à la discussion, et ce, de façon synchrone ou asynchrone. Quelques-uns de ces forums ont fait l’objet de recherches portant sur le transfert de savoirs. L’étude ethnographique d’un forum pour agoraphobes qui viennent y débattre de leur phobie (Lambert 2005) constitue un exemple de la contribution d’Internet à la transmission des savoirs. Résidant dans plusieurs pays (Québec, Europe, Afrique du Nord), les participants viennent puiser des connaissances expérientielles et plus empiriques sur la vie quotidienne avec l’agoraphobie, alimentant des débats sur les savoirs experts et populaires sur les médications, les thérapies cognitivo-comportementales, ainsi que les traitements alternatifs ou complémentaires comme l’hypnothérapie, les techniques de relaxation ou de croissance personnelle. Les causes de cette phobie, de l’hérédité jusqu’à la nutrition, sont également discutées.

Le partage de ces expériences contribue aux sentiments de solidarité et d’appartenance à une grande famille, une perspective que l’on retrouve dans les forums de patients souffrant de maladies inflammatoires de l’intestin d’origine génétique complexe et multicausale (Andersen 2002), de dépression (Hawkey 2005) ou d’infertilité (Allison 2010). D’autres thèmes peuvent porter sur la contraception, comme c’est le cas sur un forum hébergé par le site de santé français Doctissimo fréquenté par des jeunes femmes provenant des pays francophones (invitées, habituées ou Doctinaute hors compétition pour les intervenantes les plus impliquées ; voir Bruchez et al. 2009). L’analyse des thématiques discutées met en évidence la multiplicité des dimensions (connaissances et informations théoriques, gestion de la contraception, aspects relationnels, grossesse, santé), chacune d’entre elles renvoyant à plusieurs catégories qui permettent de cerner les représentations de la contraception, les pratiques qui lui sont associées, ses répercussions, de même que ses avantages et ses inconvénients.

Ce forum remplirait ainsi un rôle important qui ne semble pas être couvert par les instances médicales ou contournerait, par l’anonymat qu’il procure, la gêne associée à ce type de questions. Cette étude révèle aussi les formes d’interactions entre les participantes et les modalités des échanges (types de questions, demandes d’explicitation, comparaison des expériences, types de désaccords ou de consensus qui permettent de voir comment les savoirs sont négociés et construits en faisant appel à des sources variées et à des arguments qui se fondent sur des savoirs experts, populaires ou expérientiels).

Une même perspective de type ethnographique se retrouve dans l’étude de C. De Pierrepont (2010) concernant un forum de discussion sur le site Doctissimo où les participants, hommes et femmes, viennent rechercher et échanger des informations sur la sexualité post-partum, un sujet encore tabou parmi les intervenants en santé. L’analyse des échanges permet de cerner les modalités communicationnelles où les questions, les témoignages et les conseils fondés sur des savoirs populaires et médicaux se croisent pour traiter des préoccupations diverses touchant la sexualité (modifications corporelles à la suite de l’accouchement, moment de la reprise des relations sexuelles, problèmes de dyspareunie, baisse ou absence de désir sexuel, entre autres).

Dans le domaine des traitements, un autre site Doctissimo portant sur les thérapies hormonales pour la ménopause chez les femmes baby-boomers a fait l’objet d’une analyse de contenu des thèmes et des interactions (Thoër et De Pierrepont 2009). Le forum sur la discussion de l’hormonothérapie substitutive sert à la régulation problématique des symptômes de la ménopause ou aux effets indésirables qui lui sont associés. Ces constats suscitent insatisfactions et doutes quant à son efficacité, d’où l’expression d’une ambivalence face aux traitements, la quête d’une validation de ces expériences et de nouvelles approches. Le forum apparaît ainsi comme un espace de confrontation de savoirs biomédicaux – obtenus à partir de sites ou d’articles échangés –, et de savoirs expérientiels ou issus de recherche de consensus qui signalent l’émergence d’une « expertise profane collective » (Thoër et De Pierrepont 2009 : 153). Dans ce contexte, certaines internautes jouent un rôle d’expertes important en venant synthétiser les données disponibles et en assurant leur vulgarisation auprès des femmes participantes, qui peuvent alors se les approprier. Les internautes font également part de leur mécontentement quant aux relations avec leur médecin dont l’écoute, tout comme la disponibilité, peuvent être limitées. Sans remettre l’expertise de celui-ci en question, les femmes aspirent à être plus impliquées dans la gestion de leur traitement. Cette étude situe donc la place de l’Internet dans le système médical contemporain, dans la construction des rapports sociaux, ainsi que dans la circulation des savoirs experts et profanes et leurs interférences.

D’autres études ont porté sur les dimensions domestiques, comme par exemple l’usage de l’Internet parmi les immigrants à Barcelone (Montero Mortola 2009), qui utilisent les sites à des fins multiples (achat d’aliments, accès à des recettes et à des techniques culinaires), montrant ainsi sa contribution aux métissages contemporains. Dans le cadre d’une recherche sur la transmission des savoirs et savoir-faire sensoriels, Wathelet (2009) s’est pour sa part attaché à analyser plusieurs sites avec des forums traitant de thèmes reliés à l’espace domestique, comme la cuisine, le bricolage ou les épices, pour en dégager les enjeux sensoriels, surtout olfactifs.

Dans ces forums, l’autorité reconnue aux participants dans la maîtrise des savoirs n’obéit pas à un modèle égalitaire mais se différencie en fonction de l’expertise professionnelle ou plus pratique, cette dernière étant basée sur la confirmation des astuces ou « trucs » proposés ou leur amélioration. Trois formes d’expertise sont dégagées : celle du bricolage, dont les solutions donnent lieu à des formes d’expérimentation par essai/erreur et au détournement d’astuces à d’autres fins que celles pour lesquelles elles étaient conçues à l’origine ; celle de l’« expertise d’entretien », où l’on reprend des trouvailles déjà certifiées sans y faire d’ajouts originaux ; et enfin, celle de l’« expertise professionnelle », qui fait appel à des compétences issues d’un savoir et savoir-faire plus étendu et systématisé.

Cette recherche met en évidence les motivations des internautes à participer à ces forums convoqués lorsque les savoirs personnels ou ceux de l’entourage sont inaptes à résoudre un problème, ce qui s’accompagne d’appels à l’aide et aux compétences des internautes pour accéder à de nouvelles solutions, ou encore de l’expression d’affects anxieux chez les demandeurs, voire d’affects plus empathiques chez les répondants. Les échanges portent ainsi sur la résolution de problèmes d’ordre pratique que l’on retrouve dans le quotidien, en proposant des moyens simples et efficaces. Ils mettent bien en évidence la place des affects dans la transmission :

Le savoir négocié et transmis sur les forums s’inscrit pleinement au sein de l’économie des affects des pratiques domestiques. Frustrations, stress et angoisses de ne pas être capable de réaliser une recette ou de mal tenir un rôle, sentiments décrits régulièrement sur les forums au même titre que le plaisir d’échanger ou de disposer d’autant d’informations gratuitement, apparaissent comme des moteurs de l’innovation quotidienne via l’espace Internet. Ces composantes affectives et leurs extensions sur les forums constitueraient donc un opérateur déterminant […] motivant et structurant les échanges entre les espaces sociaux domestiques et de l’Internet.

Wathelet 2009 : 189

Les modalités de la transmission des savoirs et savoir-faire sont aussi attestées par une recherche auprès de jeunes Américains (Ito et al. 2008) qui cernent les différents champs de connaissances impliqués et la variété des stratégies d’acquisition et de partage. Internet sert ainsi de medium pour la recherche d’informations orientée vers un but précis (en lien avec le travail scolaire), ou plus flou et fondé sur l’exploration au hasard, en particulier pour améliorer la présentation des sites personnels comme MySpace. La quête d’informations peut aussi viser l’acquisition de connaissances et d’habiletés orientées vers des intérêts spécifiques (musique, habiletés graphiques, etc.) en utilisant des sites, des forums ou des moteurs de recherche. Le recours aux jeux en ligne peut de la même façon, outre son aspect ludique, conforter le savoir technique et l’expertise médiatique nécessaire à la production d’oeuvres (vidéos, photos, production médiatique).

Les compétences acquises permettent, par la suite, d’offrir un « technementorat » [technementor] pour les membres des réseaux, qui peuvent alors profiter de cet enseignement pour acquérir des compétences technologiques. Les jeunes se dotent d’habiletés en matière de résolution de problèmes et d’utilisation des ressources diverses. À ces stratégies s’ajoute celle d’un investissement intense dans un media ou une technologie (Geeking out), qui implique l’acquisition d’un haut niveau de connaissances spécialisées donnant lieu à une expertise reconnue dans les communautés en ligne, ce qui demande des apprentissages qui sont offerts par des sites spécialisés.

On retrouve par ailleurs des réseaux dans lesquels des musiciens et des artisans peuvent s’échanger des informations spécifiques sur, par exemple, la construction des accordéons et l’accordage des anches (Le Guevel 1999). Dans le domaine du savoir musical populaire, l’Internet constitue une source importante de connaissances pour les fans qui fréquentent des sites web pour recueillir des informations sur leurs idoles (biographies, photographies, articles de presse, discographie, paroles de chansons, etc.) et ensuite en discuter sur des forums dans lesquels on observe une hiérarchie entre ceux qui ont une expertise poussée sur les vedettes, comme les webmestres, et ceux qui sont moins versés dans les arcanes de ces figures publiques (Laurin 2006). Deux types de savoirs sont ainsi impliqués dans ces réseaux : d’une part, des « savoirs manifestes » qui renvoient aux informations sur les profils des célébrités, et d’autre part, des « savoirs latents » qui portent sur ceux nécessités par la construction des sites à la fois au plan de sa forme esthétique et de son contenu, ce qui demande compétences technologiques et habiletés à trouver les informations biographiques et à constituer des réseaux divers que l’on peut contacter se maintenir à jour.

Le cyberespace héberge aussi de nombreux sites visant la transmission des savoirs populaires des groupes locaux et autochtones, comme c’est le cas, par exemple, du site Innu Aitun ou savoir-faire innu (Morgado Dias Lopes 2010) qui vise la dissémination de l’histoire, des techniques (canot ou raquette, usages de la peau de caribou, par exemple) et de la sagesse traditionnelle, assurant ainsi la diffusion d’une tradition jusque là orale, mais présentant aussi des contenus plus modernes (vidéos, musique, etc.). On retrouve ce type d’approche dans le cas des Inuit Qaujimajatuqangit (Alexander et al. 2009) qui utilisent communautairement l’Internet à des fins culturelles. Le site web bilingue (inuktitut et anglais) permet aux utilisateurs d’explorer la richesse du patrimoine culturel et linguistique, contribuant non seulement à le faire connaître aux étrangers, mais aussi à renforcer les liens intergénérationnels et intercommunautaires.

Le potentiel de l’Internet dans le développement patrimonial autochtone est par ailleurs reconnu dans plusieurs documents qui insistent sur son rôle dans l’archivage, l’indexage et la numérisation, ainsi que sur son intérêt dans la diffusion des aînés aux jeunes générations des savoirs et des langues locales, les technologies de l’information et de la communication (TIC), devenant alors, comme le déclarait le Chef Joseph Norton, « un outil pour les apprentissages traditionnels et un nouveau véhicule pour la communication entre les peuples autochtones » (Archambault 2010). L’expérience liée à la création de productions multimédias parmi les populations Inuit a montré les bénéfices que les jeunes Autochtones pouvaient retirer de l’utilisation des outils de l’Internet au plan pédagogique, les modalités qui leur sont associées pouvant aider à « inverser le changement des langues et des savoirs[3] » minoritaires afin de les maintenir et les encourager (Gearheard 2005). Ces avantages sont donc multiples :

(a) Une plus grande habilité (par rapport à l’écriture) pour représenter précisément et communiquer la langue autochtone et le savoir [knowledge] ; (b) un alignement plus proche de la façon dont les peuples autochtones enseignent et apprennent ; (c) une capacité à rendre le RLKS[4] plus pertinent pour la population locale, en particulier les jeunes ; et (d) une implication dans les approches critiques à la méthodologie de la recherche.

Gearheard 2005 : 94

Sur le plan de l’enseignement, en effet, les modalités interactives de l’Internet seraient proches des stratégies traditionnelles d’apprentissage qui font appel à différentes techniques citées par Gearheard (2005) comme observer, écouter, parler, pratiquer, etc., et qui sont moins passives que la lecture de textes privilégiée dans le monde occidental, d’où l’intérêt de développer des compétences dans le domaine des technologies de la communication qui peuvent augmenter la motivation à apprendre le savoir et les savoir-faire locaux.

L’Internet commence aussi à jouer un rôle dans le développement rural africain, comme le montre une recherche sur les nouvelles utilisations de cette technologie et sur les initiatives communautaires visant à permettre un accès collectif à ces ressources et aux sources de connaissances touchant les domaines divers impliqués dans les pratiques agricoles (techniques, protection des cultures, santé des animaux, commercialisation de la production, etc.). Faisant suite à des questions des producteurs, des réponses sont apportées grâce à la téléassistance ou à l’établissement d’une synergie entre les radios rurales et l’Internet, qui jouent un rôle de médiation important, même si les défis à relever restent significatifs et complexes (Lohento 2003). La contribution de l’Internet à travers les expériences de E-learning met en relief les enjeux liés à l’accession aux nouvelles technologies de communication et à leur implantation dans les pays du sud, mais aussi les difficultés rencontrées dans la réduction des inégalités dans ce domaine (Assié-Lumumba 2004).

Dans l’enseignement de l’anthropologie, des projets ont vu le jour en Autriche dans le cadre des programmes de premier cycle en anthropologie (Budka et al. 2008), un objectif de formation qui se retrouve aussi dans le projet du Digital Anthropology Resources for Teaching (DART) de la London School of Economics[5]. Il vise à promouvoir et à favoriser l’usage de ressources en ligne à des fins pédagogiques afin d’édifier une bibliothèque digitale offrant des outils numériques pouvant contribuer à mieux comprendre les enjeux du travail sur le terrain et l’interprétation des données qui en découlent. L’usage pédagogique de l’Internet semble donner lieu à des effets positifs sur l’apprentissage des étudiants, comme en témoigne l’évaluation d’un cours en anthropologie impliquant des étudiants américains et japonais et faisant appel à plusieurs technologies (téléconférences, clavardage, courriel, etc.) en vue de réaliser des projets de recherche communs qui demandent une collaboration et un échange interculturel. Les résultats montrent l’intérêt de ce type d’enseignement indiqué par le haut niveau de satisfaction dans les modes d’apprentissage et les avantages et les limites du recours aux technologies de communication (Hamada et Scott 2000).

La cyberanthropologie et son enseignement universitaire : « Une autre révolution ratée » ?

Si de nombreux sites touchant l’anthropologie sont disponibles sur l’Internet (voir Dupré, Walliser et Lévy dans ce numéro) et permettent la diffusion des savoirs et savoir-faire liés à cette discipline, il n’est pas sûr cependant que ses retombées sur le plan de la formation universitaire aient été à la hauteur de ce déploiement. Forte (2002) a dressé un tableau problématique de l’enseignement de la cyberanthropologie, parlant à ce propos d’une « autre révolution ratée », à la suite d’un sondage réalisé auprès des cinquante départements d’anthropologie les plus importants des États-Unis. Il révélait qu’une infime minorité de professeurs-chercheurs effectuait des recherches sur l’anthropologie du cyberespace et sur l’ethnographie virtuelle ou était intéressée par l’enseignement dans ce domaine. Sur l’ensemble des cours d’anthropologie disponibles, moins de un demi pour cent des enseignants considéraient comme pertinentes des problématiques liées à l’Internet. Pour expliquer cette situation, les directeurs des départements avançaient plusieurs raisons : champ couvert par d’autres départements ; matière pour un cours complet non disponible ; domaine trop spécialisé, sans liens avec les théories dominantes ; départements trop petits. Critiquant chacune de ces raisons avancées, Forte faisait valoir l’importance transversale de l’Internet dans tous les champs de l’anthropologie.

La situation ne semble pas s’être améliorée, comme le suggère une récente recherche exploratoire sur la question élargie à la situation canadienne (Lévy 2009). Peu de cours restent prodigués dans ce domaine tant aux États-Unis qu’au Canada, et quasiment aucune des universités américaines repérées en 2002 n’a continué à dispenser cet enseignement, assuré depuis par d’autres universités. D’autres indices suggèrent que les anthropologues ne sont pas souvent impliqués dans cet enseignement, du moins dans le cadre des programmes offerts par les départements d’anthropologie[6].

L’ethnographie des TIC semble donc échapper au champ anthropologique proprement dit et être annexée par d’autres disciplines comme la sociologie ou les communications. Ces sondages exploratoires suggèrent que la place reconnue à ce type d’anthropologie reste limitée tant dans le contexte américain que canadien, et sans doute français. Cette situation entraîne une carence dans la formation des jeunes chercheurs dans ce domaine, et le nombre limité de mémoires et de thèses portant sur cette problématique en est un indicateur, alors même que l’Internet est amené à jouer un rôle de plus en plus considérable dans les transformations socioculturelles contemporaines. Ces constats soulignent le fait que les problématiques concernant l’Internet ont du mal à trouver leur place au sein de l’université, voire de la discipline[7]. Ces analyses préliminaires, qui demanderaient à être approfondies, mettent en évidence l’intérêt de mieux cerner la contribution de l’anthropologie à l’étude du cyberespace, mais aussi de comprendre pourquoi la discipline fait montre d’une telle frilosité au plan pédagogique et néglige un des enjeux les plus significatifs du monde contemporain alors qu’elle se dit précisément ouverte à ces enjeux.

Conclusion

Ce tour d’horizon de la cyberanthropologie dans la transmission des savoirs et des savoir-faire met bien en évidence l’importance du cyberespace et de l’Internet dans ces processus. D’autres études sur les stratégies de socialisation et d’apprentissage liées aux innovations technologiques sont aussi nécessaires pour saisir les usages et leurs appropriations et mieux comprendre les transformations culturelles liées à ces innovations de même que leur retentissement sur les idéologies, les comportements et les pratiques. Ces technologies se modifient rapidement avec l’apparition du Web 2.0, qui est sensé permettre une plus grande flexibilité et une plus grande implication des internautes et de leurs réseaux, tandis que les innovations technologiques apportées par les cellulaires ou les tablettes tactiles comme le Ipad dynamisent et transforment les modalités d’accès à l’Internet. De nouveaux champs d’études sont donc en voie de développement et contribuent à stimuler la fonction que Lévi-Strauss (1958) attribuait à l’anthropologue, qu’il définissait comme « […] l’astronome des sciences sociales : il est chargé de découvrir un sens à des configurations très différentes, par leur ordre de grandeur et leur éloignement, de celles qui avoisinent immédiatement l’observateur » (Lévi-Strauss 1958 : 415). N’est-ce pas, en fin de compte, l’une des caractéristiques majeures du cyberespace que d’être à la fois proche et lointain ? N’y aurait-il donc pas un intérêt certain à ce que l’anthropologie contemporaine, interpellée par les phénomènes de la globalisation, inscrive plus clairement dans son projet l’étude et la réflexion sur ces nouvelles technologies, qui modulent aujourd’hui les stratégies de transmission et de socialisation que les anthropologues se sont attachés à comprendre en les plaçant au centre des processus culturels ?