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Au moment où l’objet artistique et l’objet technique sont devenus, du fait de leurs conditions de fabrication, pratiquement indiscernables, leur différence ultime est liée au type de finalité à laquelle ils sont soumis.

Moulin 1969 : 701

Depuis une dizaine d’années, le numérique bouscule les frontières entre des domaines de l’activité artistique qui étaient jusque-là relativement cloisonnés : arts plastiques, littérature, spectacle vivant, musique et audiovisuel. Nombre de projets artistiques en lien avec les technologies informatiques et multimédia mettent en oeuvre des partenariats pluridisciplinaires où cohabitent le théâtre, la danse, le cinéma ou la vidéo et le son. Leur conception engage différentes contributions, artistiques et informatiques, qui instaurent un morcellement de l’activité créatrice et des modes pluriels de désignation de ce qui accédera au rang d’oeuvre. Cet article porte sur la manière dont la création artistique et la recherche technologique, qui constituaient autrefois des domaines nettement séparés et quasiment imperméables, sont aujourd’hui à ce point intriqués que toute innovation au sein de l’un intéresse (et infléchit) le développement de l’autre. Les oeuvres hybrides qui résultent de leur interpénétration rendent irréversible le morcellement des anciennes frontières qui opposent art et science. La manière inédite dont celles-ci se recomposent amène à s’interroger, d’une part, sur l’articulation qui, désormais, permet à la recherche et à la création d’interagir, et, d’autre part, sur les modes de désignation ou de valorisation des oeuvres. Car plus que de transformer seulement les modalités du travail de création, un enjeu tout aussi important de ces partenariats réside dans la nécessaire redéfinition de la (ou des) finalité(s) de ce qui y est produit. La question cruciale devenant alors celle de la clôture de l’oeuvre et de ses mises en valeur entre logiques artistiques (qualité esthétique, projet d’exposition) et technologiques (recherche et développement, transfert industriel).

L’impulsion pour ces évolutions a notamment été donnée par le renouvellement de l’appareil d’action culturel dont rend compte la première partie de cet article. L’analyse de deux dispositifs récents de soutien à l’innovation artistique – le Dispositif d’aide à la création multimédia (DICRéAM) du Ministère français de la culture et le réseau d’innovation audiovisuel multimédia qui fait l’interface des trois ministères français de la Culture, de la Recherche et de l’Innovation – permet de camper le décor d’une nouvelle politique de convergence de domaines jusque-là distingués par les instances décisionnaires d’homologation et de valorisation des arts.

Afin d’entrer au coeur de ces mutations, on se polarisera en deuxième partie sur la conduite d’une « affaire » de recherche et de création artistique (Latour et Weibel 2005). L’exemple considéré a trait au cas de spectacles mêlant personnages virtuels et vrais comédiens. À partir de ce cas concret, on propose l’examen des modes d’attribution et de valorisation d’une création partagée entre art et science[1].

Faisant suite à des travaux récents qui ont proposé de considérer l’art ou la science sous l’angle de leur production collective, incertaine et prototypique, cet article interroge les modalités de valorisation et d’attribution de l’oeuvre d’art saisie comme un produit dynamique plutôt que comme un bien statique. La question de la carrière[2] des oeuvres, qui se trouve reconfigurée par les multiples jeux d’acteurs privés et publics qui s’en emparent, est placée ici au coeur de la réflexion sociologique. En accordant une importance renouvelée à la dimension collective et sociale de cette valorisation, l’enjeu consiste à suivre, au plus près des objets et des pratiques, des oeuvres en actes[3] dont l’attribution et la valorisation restent la source de nombreuses incertitudes.

Politiques de l’innovation artistique : entre création et recherche technologique

Dans ce contexte, la France a mis sur pied un dispositif original de soutien à l’innovation qui propose de redéfinir les empreintes, facteurs et conséquences économiques des arts. Apparu dans le courant de l’année 2001, le Dispositif d’aide à la création multimédia (DICRéAM) a pour objectif la création et l’innovation pluridisciplinaires et vise selon des modalités diverses le croisement et l’hybridation des compétences, des technologies et des marchés liés à l’industrie créative du multimédia.

En effet, la nature pluridisciplinaire des arts numériques imposait que le ministère français chargé de la culture puisse disposer d’une structure adaptée et elle-même intra-directionnelle. Le ministère de la Culture et de la communication, avec à sa tête Catherine Tasca, met en place dans le courant de l’année 2001, ainsi qu’elle l’avait annoncé lors de la XXIIe université d’été de la Communication d’Hourtin, un fonds d’aide à la création artistique multimédia : une commission regroupant toutes les directions du ministère chargé de la culture, mais fonctionnant sur le modèle du « guichet unique » par l’intermédiaire du Centre national de la cinématographie (CNC/Direction du multimédia).

Figure 1

Composition de la commission du DICRéAM[4]

Composition de la commission du DICRéAM4

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L’enjeu du DICRéAM est donc de constituer un interlocuteur unique pour l’évaluation et le soutien de projets artistiques que les services administratifs habitués à traiter les projets en considérant les disciplines dont ils relèvent – musique, arts plastiques, danse, théâtre, etc. – comme distinctes ne savent pas toujours comment prendre. Ce dispositif joue par conséquent un double rôle : il est à la fois un système renouvelé de coopération et de travail en réseau des huit grandes directions du ministère et un fonds spécifique d’aide aux créateurs d’oeuvres originales dans l’univers numérique. L’innovation consiste en la création d’une structure transversale de décision et de gestion des crédits dédiés aux arts numériques, mais reposant sur les instances compétentes de chacun des domaines artistiques articulés, au cas par cas, pour chaque projet.

Pour être éligible au DICRéAM, les projets artistiques doivent à la fois présenter un contenu pluridisciplinaire combinant plusieurs modes d’expression et utiliser les techniques numériques, interactives et/ou algorithmiques comme outils de création, de manière appropriée par rapport au contenu, notamment dans le cadre de spectacles vivants et de performances.

Les aides sont de trois types : l’aide à la maquette a pour objet de permettre à un artiste de formuler un projet en mettant en valeur sa démarche artistique et en présentant ses caractéristiques économiques et juridiques ; l’aide à la réalisation est destinée à aider à la finalisation du projet artistique ; l’aide aux manifestations collectives d’intérêt national concerne les manifestations collectives portant sur le multimédia.

Figure 2

Budget total et répartition des aides du DICRéAM, 2001-2004[5]

Budget total et répartition des aides du DICRéAM, 2001-20045

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Ce dispositif participe de l’expansion d’un monde de l’art dans lequel interagissent les acteurs culturels, académiques et économiques. L’enjeu principal vise notamment à élargir le champ d’intervention des arts et à accroître les retombées pour le secteur socioéconomique. Il poursuit en ce sens un double objectif : développer une culture d’entrepreneur visant à promouvoir le transfert de certains résultats de la recherche-création sur la scène industrielle ; détacher en partie les efforts de recherche de la production d’une oeuvre d’art ou d’un outil technologique, compris comme des finalités étanches et révolues, en conformité avec un régime de propriété exclusive. Il vise également le dépassement du conflit culturel caractéristique des modèles antérieurs de convergences des partenariats Art, science et technologie (AST) entre des acteurs (informaticiens, managers, artistes, industriels) dont les qualifications, compétences et finalités étaient a priori conçues comme opposées.

L’affaire SCHLAG! : une création collective et interdisciplinaire

Il ressemble au petit garçon du Tambour de Volker Schlöndorff : un enfant qui refuse de grandir et crie sa douleur à la face du monde. Particularité physique : c’est un être virtuel. Il a été créé par Catherine Ikam et Louis Fléri avec le double concours de l’Institut de l’image de Chalon-sur-Saône et de l’Agence Darwin, une antenne de l’Université de Montréal. Dernier détail, capital !, chaque soir, jusqu’au 22 juin, il est le personnage principal de Schlag!, le spectacle conçu par le musicien Roland Auzet et mis en scène par Philippe Boë dans le cadre du Festival Agora, qui se déroule sous chapiteau dans le jardin des Tuileries. Dans Schlag!, Oscar évolue sur trois écrans face à six artistes de cirque et trois percussionnistes, et impose – c’est son logiciel qui veut ça – ses humeurs à la troupe. Fascinant. Et totalement inédit : chaque soir, Oscar, créature numérique mais acteur à part entière, touche son cachet comme n’importe quel autre comédien de la troupe. Une première qui en dit long sur la sensibilité de cet enfant vraiment pas comme les autres.

Programme du festival Résonnances 2003 : 5

Le projet Schlag! est une commande d’État (2002) portée par la Ville de Paris et le ministère de la Culture et de la Communication (DMDTS, DRAC Île-de-France). Sa réalisation, soutenue par le DICRéAM, est administrée par le Centre national de la cinématographie (CNC) pour le compte du ministère français chargé de la culture : aide à la maquette (9 000 euros en 2001) et aide à la production (50 000 euros en 2002/2003). L’annonce du spectacle ci-dessus est inscrite au programme de l’édition 2003 du Festival Résonances organisé par l’Institut de recherche et coordination acoustique-musique (Ircam) du Centre Georges Pompidou (Beaubourg). Schlag! est le titre d’un projet de cirque multimédia qui associe des musiciens, circassiens et danseurs dans une mise en scène dont l’acteur principal est un personnage virtuel inspiré du roman Le Tambour de Günter Grass. Résolument interdisciplinaire, le spectacle croise les arts traditionnels (les artifices du cirque, la composition d’un ensemble de percussions) et l’innovation technologique (le traitement du son en temps réel, la conception d’images de synthèse et de dispositifs interactifs de captation du mouvement des acteurs par vidéo).

Figure 3

Affiche et scène du spectacle de cirque-multimédia Schlag!

Affiche et scène du spectacle de cirque-multimédia Schlag!

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L’acteur virtuel va jouer ici un rôle d’interface entre les différents éléments de la mise en scène. Le spectacle suppose en effet que le personnage virtuel – Oscar puisse interagir en temps réel avec les différents musiciens et autres acteurs du cirque. En coulisses, la réalisation d’Oscar et le travail de coordination reposent sur une architecture technique assez complexe : fondé sur l’interaction en temps réel entre la composition musicale et le jeu des acteurs, le spectacle fait intervenir une batterie de logiciels pour paramétrer le monde des stimuli auxquels Oscar doit répondre[6]. Ce dernier constitue également le noeud de contributions spécialisées qui mobilisent trois équipes d’artistes et d’ingénieurs dans un travail artistique et technologique, de design, de composition musicale et scénographique. La relation de travail relève ici d’une relation de coproduction : les caractéristiques des oeuvres et la forme des partenariats doivent par conséquent être définis et stabilisés au cours de la production[7]. Le projet commun tient en effet à l’action conjuguée d’une longue chaîne de médiations inscrites à l’interface de plusieurs équipes de travail et sur différentes scènes institutionnelles que la complexité du générique de production ne permet que très imparfaitement de redéployer.

Afin de mieux saisir les manières de faire oeuvre commune nous proposons ci-après de retracer la carrière de ce projet en suivant les contributions croisées de trois principales scènes et équipes enrôlées dans la coproduction de l’acteur virtuel Oscar. L’enjeu dans le cadre du présent article n’est pas de ré-ouvrir les boîtes noires de chacune de ces scènes et de leurs procès de production. Il s’agit davantage de pointer leurs différentes lignes de recherche et leurs exploitations partielles et multicentriques en prêtant une attention particulière à la dissémination du projet et aux modes de distribution du travail auxquels il a donné lieu. En replaçant ces dynamiques de travail dans les contextes qui leur donnent sens, l’enjeu est de retracer la carrière d’un projet en focalisant l’attention sur les manières d’oeuvrer en commun et de valoriser les oeuvres frontières qui en résultent (Fujimura 1990 ; Star et Griesemer 1999 ; Vinck 1999, 2009).

L’Agence Darwin et le design d’acteurs virtuels (scène 1)

La première scène nous conduit au Canada où une équipe d’artistes et de chercheurs en design de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) essaime une entreprise de conception d’acteurs virtuels : l’Agence Darwin. C’est dans ce contexte que notre acteur encore anonyme arrive au monde doté d’un design et d’une personnalité virtuelle.

Figure 4

Base d’acteurs virtuels et modélisation 3D réaliste avec expressions génératrices

Base d’acteurs virtuels et modélisation 3D réaliste avec expressions génératrices

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Premier acteur clé en main de l’agence, ce prototype (Callon et al. 2000), cristallise les travaux de recherche d’une équipe de designers : il articule la qualité visuelle du rendu déterminante pour l’économie du cinéma, la légèreté et malléabilité en vigueur dans l’industrie des applications interactives et le réalisme d’une simulation proche des exigences de la recherche médicale. Cet acteur virtuel clé en main possède une base d’expressions faciales qui lui permet d’exprimer une gamme étendue d’émotions, et peut de ce fait être exploité dans différents secteurs d’activités à des fins de création, de recherche ou même de publicité. Au-delà du programme de recherche, le mandat de l’Agence Darwin consiste en la mise sur le marché d’un plug-in logiciel – le sélecteur Darwin – articulé à une base de données sécurisée de personnages sur mesure. Le premier acteur virtuel est en effet intégré à un catalogue voué qui intègre peu à peu de nombreux personnages aux caractéristiques variées. À l’interface du marché culturel et industriel, ces acteurs sont associés aussi bien aux créations de l’École de design de la Faculté des arts de l’UQAM ou d’autres artistes, qu’appliqués à des commandes d’entreprises privées. De la sorte, un même acteur peut, seul où avec d’autres, animer des jeux vidéo (contrat avec l’entreprise montréalaise Kaydara) ou des films pour le cinéma et la télévision numérique (contrat avec la chaîne de télévision anglaise BBC), ou encore des oeuvres d’art à l’occasion de nouveaux partenariat avec d’autres artistes.

Ce projet de recherche porté par le consortium interuniversitaire en art et technologie médiatique Hexagram (Montréal, Canada) caractérise l’engagement et la participation des artistes aux procès d’innovation d’un pays, comme c’est le cas ici de l’Agence Darwin, située à l’interface du monde académique et du secteur industriel[8]. Dans ce nouveau contexte, il peut être difficile de distinguer la recherche de la création, le projet considéré favorisant le développement conjoint de productions pour le musée et pour le marché (Moulin 2000).

Moi, je dis souvent que mon projet c’est du « ArtWare », c’est-à-dire que la dimension artistique est importante, mais la dimension technologique également. […] J’appelle cela une démarche intégratrice. C’est-à-dire que plutôt que de développer un méga logiciel qui essaie par lui-même de créer des personnages avec sa terminologie propre, j’ai adopté une démarche qui se base beaucoup sur l’approche artistique. Je marche derrière Kaydara et j’appelle ça du ArtWare : à la fois l’art et la technologie sont importants.

Entretien avec Michel Fleury 2003[9]

L’oeuvre d’art n’est plus tout à fait ici la visée ultime : mise en suspens, l’idée de produire des oeuvres d’art reste néanmoins importante, mais se trouve différée à un horizon plus lointain. L’engagement artistique au coeur des récentes dynamiques d’innovation technologiques sous-tend que cette mise à distance provisoire ou durable de l’oeuvre comme finalité (première) du travail artistique soit véritablement souhaitée, qu’elle soit bien vécue ou non.

Lorsque nous avons fondé Hexagram, nous avons adopté le vocable de « recherche-création » pour bien montrer que, même si c’était axé sur les arts, ce n’est pas la création artistique qui est financée mais la recherche qui conduit à de la création, si l’on peut dire. Alors, c’est la recherche des outils, des interfaces, des dispositifs, des façons de faire, etc. Par exemple, il ne s’agit pas pour un artiste de faire une oeuvre vidéo, mais de faire de la recherche sur le comment il pourrait faire de la vidéo autrement. C’est ce qui est financé par Hexagram. Si bien que pour beaucoup de professeurs qui sont dans Hexagram, leurs réalisations ne sont pas seulement des oeuvres d’art, mais aussi des outils, des dispositifs, des instruments, des logiciels, qui peuvent être transférés. Le critère de transférabilité est ici un critère central. À l’inverse d’une oeuvre d’art qui n’est pas transférable, puisqu’on dirait qu’elle est plagiée si c’était le cas.

Entretien avec Michel Fleury 2003

L’essaimage de l’Agence Darwin issue de la recherche universitaire en est le principal élément de réussite. Mais l’acteur virtuel n’est encore ici qu’un squelette ou une simple architecture qui, en dépit de ses qualités évidentes de fonctionnalité, de légèreté et de modularité, reste néanmoins inanimé. Dans le mouvement qui va lui donner vie, il va ensuite croiser de nouvelles équipes d’artistes et de chercheurs engagés dans des programmes de recherche basés sur la création d’une humanité virtuelle. Ces lignes de recherche et de création y sont articulées au développement et à la valorisation – académique et économique – de dimensions inédites de l’acteur virtuel. En changeant de personnalité, l’acteur virtuel va ainsi pouvoir évoluer d’une scène à une autre au fil des opportunités de commande et de valorisation contractées avec l’Agence Darwin.

L’oeuvre Lui ou la création virtuelle et interactive en temps-réel (scène 2)

La deuxième scène se déroule à Chalon-sur-Saône, en Bourgogne, où les artistes du Centre de création en réalité virtuelle (CCRV) s’associent aux ingénieurs de l’Institut Image de l’École nationale supérieure des arts et métiers (ENSAM) pour conduire des recherches sur l’interaction en temps-réel avec un personnage virtuel dans le cadre d’une installation interactive et d’un spectacle vivant. On veut désormais attribuer à l’acteur virtuel une identité et un rôle dans une installation artistique immersive et interactive. De nouveaux artistes et ingénieurs vont donc s’appuyer sur les innovations majeures de l’Agence Darwin, pour innover à leur tour sur le terrain du comportement temps-réel attribué à l’acteur qui devra désormais agir et réagir à son environnement. Dédié à un espace d’immersion en réalité virtuelle (CAVE), Lui sert alors de cobaye pour la recherche technologique et est intégré à une installation vidéo interactive. D’une part, il se voit allouer la capacité de recevoir et de traduire des stimuli du monde réel, à travers l’implémentation d’une banque d’expressions 3D, en vue d’un dialogue interactif avec les chercheurs pour lesquels il constitue un prototype. D’autre part, le dénommé Lui flirte avec les galeries d’art et les festivals de création multimédia où il incarne un visage-paysage ouvert au parcours et à la manipulation du public. Le CAVE offre ici un double dispositif, technique et spatial, d’immersion dans des images virtuelles en 3D. L’Institut Image de l’ENSAM est aujourd’hui encore la seule institution européenne qui dispose d’une telle infrastructure. L’usage du CAVE y est le plus souvent réservé à des applications industrielles, notamment pour l’industrie automobile. Mais dans le cas présent, le volet artistique du projet permet d’exposer autrement et de manière originale des résultats de recherches largement étrangères aux problématiques du monde de l’art. Lui s’inscrit donc simultanément dans le curriculum arte d’artistes qui interrogent depuis les années 1990, au rythme des innovations technologiques et de leurs relations de travail avec différentes équipes d’ingénieurs programmeurs, le thème de l’identité et de ses mutations. Le spectacle Lui (2003) renouvelle alors, sur le terrain de la réalité virtuelle, la technique des masques de synthèse modélisés en 3D et animés en temps réel par ordinateur, ainsi que la possibilité de générer des clones informatiques, comme de véritables doubles numériques dotés de comportements réactifs et capables de développer une vie propre et aléatoire. Il succède ainsi aux différentes installations de réalité virtuelle interactive déployées par ces artistes – L’Autre (1992), Le messager (1995), Alex (1995), Elle (1999) – et valorisées comme des « résultats intermédiaires » ou des versions successives d’une même oeuvre, à l’occasion de nombreux vernissages et festivals d’art contemporains liés aux nouvelles technologies de création.

Cette même installation est également présentée au public et doublement valorisée – artistiquement autant que technologiquement – à l’occasion du festival Nicephore Days de Chalon-sur-Saône, qui est une vitrine internationale pour les innovations technologiques et scientifiques réalisées dans le domaine des nouvelles technologies de l’image et du son.

Figure 5

Lui à l’affiche des Nicephore Days 2003

Lui à l’affiche des Nicephore Days 2003

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Le spectacle SCHLAG! ou la scénographie musicale et vidéo interactive (scène 3)

La troisième scène de notre triptyque se situe à Paris où la Compagnie Roland Auzet (Site CRA) accueillie par l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam/Centre Pompidou) a façonné le spectacle Schlag! C’est alors la problématique de l’articulation entre la composition musicale assistée par ordinateur, la scénographie multimédia et l’interprétation d’acteurs, virtuels et réels, musiciens et circassiens, qui compose le coeur d’un nouveau programme de recherche qui enrôle, avec les équipes précédentes, les ingénieurs de l’Ircam. La génération musicale articulée à des interfaces informatiques qui permettent simultanément de piloter d’autres contenus multimédias va constituer le coeur de la recherche au sein de l’Ircam. L’innovation porte sur le développement d’un outil de captation des différents événements visuels et sonores et leur mise en scène à partir d’un logiciel préexistant – EyesWeb – développé par le Laboratoire d’informatique musicale de Gênes DIST, en Italie. Ce dernier repose sur un algorithme applicable à des images vidéo et propose un système entièrement non-filaire pour la captation du geste et du mouvement. Le programme de recherche déployé autour de Schlag! associe désormais les designers, danseurs, musiciens, vidéastes et circassiens, soutenus par les innovations techniques de l’Agence Darwin, de l’Ircam et de l’Institut Image de Chalon-sur-Saône, dont elles exposent les prototypes de recherche. Le spectacle de cirque multimédia Schlag! est présenté publiquement, dans le jardin des Tuileries de la ville de Paris, à l’occasion du festival Agora 2003.

Le personnage principal, dénommé Oscar, y est interprété par l’acteur Lui, auquel l’équipe 3 vient de confier un nouveau rôle, sous la direction d’acteur des artistes de l’équipe 2. Par ailleurs, certaines de ses réalisations sont également isolées et valorisées pour elles-mêmes. C’est le cas de l’application logicielle créée pour l’occasion et dont le caractère innovant est affiché devant les pairs. La « recherche technologique » se voit ainsi dissociée de l’oeuvre pour constituer la base de nouveaux développements appliqués à la captation ou à l’interprétation des mouvements scéniques et du contrôle musical. Le festival Agora (Fig. 6) permet notamment de valoriser et de rendre visible l’ensemble des innovations techniques et des lignes de recherches mobilisées dans le spectacle : le design, la programmation informatique, la composition musicale, la scénographie et la virtuosité des acteurs y sont articulés et mis en regard.

L’Ircam est le garant scientifique et artistique du spectacle qui est à l’intersection entre arts de la scène et recherche musicale. Le festival Résonances 2003 est aussi l’occasion de réaliser des démos du dispositif logiciel utilisé dans le cadre du spectacle Schlag!

Figure 6

Oscar et sa scénographie multimédia

Oscar et sa scénographie multimédia

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Les scénarios d’attribution et de valorisation d’une oeuvre frontière

Si l’évènement de présentation de l’oeuvre varie, selon les situations et dans des circonstances elles-mêmes variables, sa carrière n’est pas pour autant arbitraire : les multiples formes que prend l’oeuvre sont bien au contraire isolées en vertu d’actes collectifs de définition. Ce que nous apprend l’affaire Schlag!, c’est que l’origine d’une innovation doit toujours être cherchée dans une négociation qui met en présence plusieurs acteurs. Schlag! donne en effet lieu à des tractations entre plusieurs visions du projet, mêlant les intérêts incompatibles de personnalités hétérogènes qui doivent pourtant trouver le moyen de s’accorder. La construction du compromis, à défaut de s’appuyer sur une division claire du travail, doit passer par la démarcation entre différentes oeuvres dont le caractère innovant et le succès à venir restent incertains et potentiellement asymétriques. Les modalités d’organisation de la relation de/au travail relèvent par conséquent d’une dynamique de qualification-requalification des personnes et des oeuvres, conçue comme la préoccupation constante d’acteurs qui doivent faire oeuvre commune.

L’engagement des personnes

Loin d’être un créateur isolé, l’artiste devient dans ce contexte une véritable entreprise dont la production dépend autant des emprunts qu’il effectue à d’autres que de sa propre créativité. En outre, le numérique vient renforcer le caractère ad hoc du travail artistique : chaque création donnant lieu à une nouvelle combinaison productive, une nouvelle institution et de nouveaux contrats doivent y être définis. Le marché du travail du monde de l’art reste encore caractérisé par une succession d’emplois de courte durée, comme l’a bien montré Pierre-Michel Menger (2002), du fait de la multiplication des contrats, de l’organisation temporaire « par projet » et de la production prototypique qui prévalent dans le monde du spectacle et qui rejoignent désormais le monde de l’art contemporain. L’organisation par projet est inscrite ici dans une économie de la qualité où les coopérations sont construites sur une recherche d’innovation à chaque étape de la production et se basent sur une excellente réputation et sur les réseaux de spécialistes. Dans ce contexte, l’artiste doit désormais articuler trois compétences de base : le design audiovisuel, la maîtrise de la technique et la maîtrise des problèmes d’organisation. Ce qui implique des capacités en matière de communication, là où les artistes travaillent souvent en solitaire, et des capacités en gestion, en droit de propriété artistique, etc., là où l’on s’en remettait au mieux à des agents ou des sociétés de gestion collective de tels droits (Chiapello 1998 ; Greffe 2005). Les producteurs y sont conduits à faire de la coopération une dimension fondamentale de leur activité. La production numérique témoigne de telles transformations en conduisant les artistes, les musiciens, les acteurs, etc., à concevoir leur projet artistique à la lumière de celui des autres, voire à intervenir simultanément dans plusieurs domaines. Le travail de coordination donne par conséquent lieu à la production de différents contrats et conventions ayant pour but d’équilibrer et d’articuler les trois scènes de l’oeuvre commune.

Signée le 17 mars et amendée le 25 avril 2003, une première convention règle les relations des différents partenaires de la scène 3. Elle fixe entre la Compagnie Roland Auzet et l’Ircam l’obligation de réaliser douze représentations et une série de six concerts. La mention de cette collaboration sur tous les documents à caractère publicitaire ou informatif est rendue obligatoire[10]. Le 17 avril 2003, une deuxième convention cadre l’articulation entre les scènes 1, 2 et 3. Il y est précisé que le Centre de création en réalité virtuelle a financé et réalisé en collaboration avec les designers de l’Agence Darwin un personnage de réalité virtuelle « imaginé et créé par Catherine Ikam et Louis Fléri »[11].

Enfin, le 15 mai 2003, un troisième et dernier « contrat de coréalisation » est signé pour coordonner les créateurs des scènes 2 et 3. Les « auteurs » du comédien virtuel (Catherine Ikam et Louis Fléri) y délivrent une autorisation non exclusive de représentation scénique d’Oscar dans le cadre des représentations françaises du spectacle Schlag! C’est à dire qu’ils « autorisent » la Compagnie Roland Auzet à utiliser leur acteur virtuel « pour une durée limitée dans le cadre des représentations payantes du spectacle Schlag! ». C’est ici que l’innovation « contractuelle » est la plus inédite et radicale : « chaque soir, Oscar, créature numérique mais acteur à part entière, devra toucher son cachet comme n’importe quel autre comédien de la troupe ». La compagnie Roland Auzet a donc obligation de rétribuer Oscar, ou plus exactement ses créateurs, auquel un cachet d’acteur sera versé à l’occasion de chacune des représentations d’Oscar sous le chapiteau du cirque[12]. Il était entendu que le versement d’une somme de 300 euros par représentation servirait pour partie à la maintenance informatique d’Oscar et offrirait également la possibilité de continuer des développements d’Oscar pour des applications et des rôles à venir.

Ces montages circonstanciés permettent de redistribuer les finalités de l’oeuvre commune, selon des intérêts et des tactiques appropriées à la demande et aux multiples contextes de valorisation. Mais ils doivent également rendre possible, pour chacun des partenaires, une valorisation croisée des contributions et du crédit dans une pluralité de mondes sociaux (Becker 1988 ; Strauss 1992). La création ne repose donc plus ici sur un schéma hiérarchique qui ferait intervenir une distribution réglée des apports en conception et en sous-traitance, selon des échelles de valeur et de rétribution enrôlant une longue chaîne de travailleurs, au service, à chaque fois, d’un créateur singulier qui distinguerait, de manière hégémonique, la part conceptuelle de sa création vis-à-vis des apports en industrie ou en artisanat, non directement valorisables et attribuables en propre. Le travail de création se voit au contraire distribué sur différentes scènes et entre plusieurs acteurs pour lesquels il est possible de préciser des enjeux de recherche multiples, suivant des expertises et des agendas variés.

L’analyse sociologique de l’affaire Schlag! met en perspective des séquences d’activités, des histoires et des scènes sociales hétérogènes, où se joue la recomposition des frontières de l’activité artistique : celles de l’oeuvre et du produit, celles de l’hybridation des compétences, artistiques, scientifiques et managériales. Elle présente également de nouveaux défis pour la propriété artistique : «  […] la principale difficulté venant peut-être désormais de ce que la notion même de création – ou mieux de rapport direct entre le créateur et la création – est en voie de dissolution[13] » (Greffe 2005 : 149). Ce dernier rappelle que la protection de la propriété artistique a toujours été organisée sur la base de quatre éléments : un auteur, un support, un espace géographique et une durée de protection. Or, un des effets majeur de la numérisation est précisément d’altérer assez radicalement ces quatre piliers :

La numérisation entraîne une dématérialisation sensible des oeuvres. Celle-ci se réduisent à un algorithme et peuvent apparaître sur différents supports, devenant par là-même indépendantes du support de départ, qui permettait de définir un système de contrôle de la propriété artistique.

Greffe 2005 : 154

La qualification des oeuvres

La qualification des oeuvres devient par conséquent un enjeu explicite pour l’ensemble des créateurs engagés. Or, comme le montre l’affaire Schlag!, il n’existe pas un, mais plusieurs marchés pour la circulation de ces productions en art numérique. En outre, le travail de désignation, l’attribution et la valorisation des oeuvres interviennent en amont et doivent être négociés entre les acteurs de la conception, avant même de se poser aux acteurs et institutions des mondes de l’art et de la science sensés détenir l’exclusivité (la légitimité) de l’apposition des labels et de la reconnaissance artistique ou scientifique. Ces logiques invitent à envisager l’oeuvre d’art du point de vue de sa fabrication et de sa circulation. Callon et al. (2000) ont proposé de nommer « économie des qualités » cette économie dynamique du produit par opposition à une économie plus statique du bien. En ce sens, le produit désigne un processus, tandis que le bien correspond à un état, à un résultat, ou plus exactement à un moment dans ce processus jamais achevé.

Le produit [..] est un bien économique envisagé du point de vue de sa fabrication, de sa circulation et de sa consommation. La notion (producere : faire avancer) souligne qu’il consiste en une séquence d’actions, en une succession d’opérations qui le transforment, le déplacent, le font passer de mains en mains, à travers une série de métamorphoses qui finissent par le mettre dans une forme jugée utile par un agent économique qui paye pour en bénéficier. Au cours de ces métamorphoses, ses caractéristiques se modifient.

Callon et al. 2000 : 216

Ces dynamiques de coproduction en art numérique nous font également passer du travail artistique dirigé vers la production d’un objet d’art, vers un programme de recherche artistique transversal à plusieurs projets susceptibles de donner lieu à des oeuvres fragmentées et multicentriques. Les incidences sur la définition traditionnelle de l’oeuvre d’art y sont multiples et bien plus contrastées que ne le prévoit le droit de propriété intellectuelle relatif aux oeuvres collectives. Lorsque l’on se réfère à l’article L 113-2 du code français de la propriété intellectuelle[14], une « oeuvre collective » y est génériquement désignée comme une oeuvre de l’esprit créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom, et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé. L’article introduit toutefois une précision intéressante à travers sa définition d’une « oeuvre de collaboration », qui permet de spécifier et de distinguer plus finement le statut des contributions sous deux aspects : « l’oeuvre de collaboration divise » introduit la possibilité d’identifier l’apport ou le concours de différentes personnes à l’oeuvre collective, par distinction avec « l’oeuvre de collaboration indivise » (authorship work) qui, quant à elle, ne permet pas d’identifier la participation des différents contributeurs. Par conséquent, aucun des trois types d’oeuvre commune que distingue et décrit l’article L 113-2 du Code de la propriété intellectuelle – oeuvre collective, de collaboration divise ou indivise – ne prévoit la possibilité d’attribuer à chacune des personnes qui ont concouru à l’oeuvre collective un droit distinct sur l’ensemble réalisé en commun. Le droit repose en dernier ressort toujours sur l’identification d’un auteur singulier et hégémonique, les contributions individuelles se fondant dans un ensemble déterminé.

Or, l’examen approfondi de la carrière d’oeuvres d’art numérique, que nous avons proposé d’appeler ici, faute de mieux, des « oeuvres frontières », montre que ces dernières ne parviennent à sortir de la tension de leur engendrement collectif qu’au prix de fixations sociales multiples. Au-delà de la dimension processuelle de leur production collective, la carrière de ces oeuvres met également en perspective les systèmes de qualification et d’évaluation concurrentiels qui jalonnent leur déploiement. Les oeuvres y apparaissent de plus en plus dématérialisées, associées à différents apports et déclinables, à des degrés variables, sur des supports variés. Cet « état » rend heuristique l’approche en termes de produits prototypiques, plutôt que de biens dont les caractéristiques auraient été stabilisées dès l’amont de la production. L’économie de la qualité permet de ne pas occulter dans l’appréhension du travail artistique et des oeuvres d’art l’existence des métamorphoses progressives de l’oeuvre et la nécessité des investissements successifs pour organiser ses épreuves de qualification. C’est pourquoi les différents auteurs de la nouvelle sociologie économique s’entendent, malgré leurs divergences sur d’autres points, sur l’idée de qualité et de processus (continu) de qualification-requalification, les deux notions n’étant que l’avers et l’envers d’une même médaille. Selon ces derniers,

Il n’y a pas de qualité qui ne soit obtenue au terme d’un processus de qualification et il n’y a pas de qualification qui ne vise à établir une constellation, stabilisée au moins pour un moment, de caractéristiques qui se trouvent attachées au produit considéré et le transforment, provisoirement, en bien échangeable sur un marché.

Callon et al. 2000 : 217

La sociologie de l’art et du travail artistique peut elle-même développer un regard spécifique et attentif au suivi de cette carrière des oeuvres, afin d’éclairer le théâtre d’opérations et de négociations qu’elles réalisent : des négociations entre acteurs et objets, sur des rôles ou des identités dans l’ordre négocié entre divers mondes sociaux où les oeuvres circulent et trouvent à se fixer (Strauss 1992). Qualifiées ainsi du fait de leur instabilité et de leur plasticité, les oeuvres frontières tendent à devenir plus flexibles que ne le prévoient les définitions habituelles de l’oeuvre d’art, pour s’adapter aux besoins et aux nécessités spécifiques des différents acteurs qu’elle engage. Elles doivent dans le même temps rester assez robustes pour maintenir le projet commun et l’identité de ces différents acteurs.

Conclusion

Le travail artistique a changé d’échelle et de nature. Plus collectif et interdisciplinaire, il est sous-tendu par la mise en marché de produits hybrides : oeuvres d’art, solutions logicielles et procédés techniques. Le suivi d’une affaire de recherche-création en arts et technologies numériques éclaire des logiques de production visant une pluralité d’enjeux d’exposition (artistique et scientifique), d’invention (technologique) et d’innovation (économique). Les récentes politiques et dispositifs publics participent de l’expansion d’un « monde de l’art » où les acteurs culturels, académiques et économiques interagissent. Deux innovations majeures sont introduites : le travail en équipe interdisciplinaire et l’impératif d’un « programme de recherche » transversal à plusieurs oeuvres ou projets.

Le travail artistique devient ici une entreprise collective qui enrôle de multiples auteurs dont la coordination, tout en s’appuyant sur des savoirs et savoir-faire partiellement constitués, ménage des zones d’hybridation inédites entre art, recherche et ingénierie. En dernière instance, l’oeuvre peut difficilement se trouver appropriée par un seul auteur qui endosserait la figure du créateur ultime et hégémonique héritée de la modernité, ou de l’artiste, seul maître d’oeuvre, entrepreneur d’une équipe de production dont la direction lui est exclusive. Il s’en dégage au contraire des formes moins hiérarchiques de fragmentation et d’attribution des oeuvres mises en scènes et régulées à travers des dispositifs renouvelés de co-signatures (Fourmentraux 2005, 2007a). La mise en oeuvre de l’art numérique suppose par conséquent un dépassement du « conflit culturel » caractéristique des modèles antérieurs de la création, qui entretenaient une séparation ou un confinement des arts et des sciences (Adler 1978 ; Menger 1989 ; Harris 1999). Parmi les cas de figure, les projets dans lesquels l’expérimentation artistique était le plus souvent conçue comme susceptible d’apporter une plus-value aux projets industriels, en favorisant des développements et usages inédits de la technologie ; ou à l’inverse, les projets pour lesquels les apports technologiques se bornaient à une simple aide à la création, dans le cas de la conception d’une oeuvre d’art.

Dans le cadre d’un rapprochement désormais plus fortement encouragé entre art, université et industrie, les projets initiés obéissent à des logiques et promeuvent des résultats enchevêtrés qu’un générique global manquerait à refléter, mais que le suivi de la carrière permet ici d’éclairer. L’examen des « génériques » de production révèle une mise en scène du travail en équipe et une gestion d’attribution de la paternité fondée sur le modèle scientifique du contributorship : un marquage collectif localisé en opposition à l’authorship individuel (Pontille 2004). Les génériques de production font alors varier l’ordre des noms et des signataires selon les occasions de valorisation des différentes dimensions du projet collectif : créations artistiques, développements technologiques ou scientifiques. Mêlant différentes contributions, artistiques et informatiques, ces nouvelles coalitions instaurent donc un morcellement de l’activité créatrice, mais aussi des modes pluriels de désignation et de valorisation de l’oeuvre, en interaction avec différents mondes.

À l’écart d’une conception trop unitaire et fermée, l’oeuvre devient elle-même modulable, façonnée différemment selon le marché (scientifique ou artistique) auquel elle est destinée. L’activité de valorisation permet ainsi de distinguer différentes externalités de recherche-création et de faire varier les occasions de leur exposition ou de leur mise en marché. Le travail artistique donne ainsi forme à des créations qui sont rendues publiques sous forme de publication dans des revues académiques, ou qui font l’objet d’une prise de brevets industriels, ou qui sont destinées à stabiliser des protocoles innovants dans le secteur culturel. Dans ce cadre, s’il est encore difficile de tenir le mandat d’une production qui rivalise avec la « recherche et développement » industriels, ou de satisfaire à la production d’une oeuvre d’art telle qu’on pouvait la définir pour les médias plus traditionnels, de nouvelles formes de production émergent au-delà de cette opposition catégorique qui, sans être ni purement appliquées, ni libres, ménagent des zones d’hybridation inédites entre art, science et technologie.