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Maxime Coulombe est professeur d’arts actuels à l’Université Laval (Québec). Sociologue et historien de l’art, on connaît déjà de lui un ouvrage essentiel : Imaginer le post-humain : sociologie de l’art et archéologie d’un vertige, paru aux Presses de l’Université Laval en 2009. Ce nouvel ouvrage dessine une exploration fine et sensible des jeux vidéo en ligne à travers un paradoxal retour sur soi car M. Coulombe, adolescent, a été un virtuose en la matière, battant même un record du monde sur un jeu vidéo en ligne aujourd’hui disparu. Il faut souligner la qualité d’écriture et de pensée d’un ouvrage qui se lit avec jubilation, loin des autres textes souvent voués au dénigrement ou à la défense des jeux vidéo. Il s’agit ici de comprendre, sans juger, pourquoi ces jeux possèdent aujourd’hui une telle puissance d’attraction en mobilisant une analyse nourrie de multiples références. Les jeux vidéo participent aujourd’hui de la culture quotidienne d’innombrables contemporains et particulièrement des adolescents du monde entier. La globalisation s’exerce aussi dans ce domaine, et les jeux vidéo imposent leur récit et leur design dans la vie quotidienne ou dans certains secteurs de la création contemporaine, notamment le cinéma.

L’étude de M. Coulombe porte surtout sur les jeux en ligne fréquentés par de nombreux adeptes à travers le jeu World of Warcraft, lancé en 2004, qui a largement franchi la barre des dix millions de joueurs. Le jeu développe un univers partagé et persistant marqué par une mythologie à la Tolkien, sollicitant un Moyen Âge revisité et manichéen, la science fiction, etc., dessinant un univers postmoderne de collage et de métissage improbable où la magie existe encore, où le joueur croise des loups, des morts vivants et d’autres créatures incernables.

Le joueur entre dans le jeu sous une forme virtuelle ; il détermine son avatar en choisissant un nom, un sexe, un métier, et toutes les caractéristiques physiques qu’il souhaite posséder sur la scène onirique partagée avec les autres. Univers du masque, variante du carnaval, où il s’agit d’échapper aux contraintes de la vie réelle pour décider de soi jusqu’à un certain point, le jeu crée un espace d’interaction et d’affrontement ludique entre des individus qui ne se connaissent pas mais disposent chacun d’un avatar. Dans ce monde féérique, le joueur rencontre des héros qui prennent consistance et lui résistent ; lui-même est actif et influe sur le déroulement de la scène. Certes, les créatures qui s’y meuvent échappent à toute expérience sensorielle hormis celle de la vue, mais l’imaginaire suture la béance et donne au joueur le sentiment de se dissoudre sur la scène ludique. C’est un contre-monde où aucune décision n’est irrémédiable mais plutôt propice à une échappée belle hors de la contrainte d’être soi. Lors de l’immersion, le joueur glisse dans un état proche de celui du « sentiment océanique » décrit autrefois par Freud. Les frontières de soi se dissolvent. Le temps disparaît, et l’individu emporté par la passion peut ainsi rester dans l’image de longues heures en oubliant tout le reste, jusqu’à la dépendance.

Le jeu est immersion dans un monde imaginaire qui affranchit des responsabilités et des principes inhérents au lien social au profit d’un univers virtualisé, infiniment simplifié, dont le joueur contrôle la plupart des données et où il peut se sentir tout puissant. Ici, le jeu est une matrice alimentant un rapport au monde qui incite parfois certains à faire l’économie de la vie réelle ; il fournit des solutions mais il est aussi une chausse-trappe. Certains ne s’en sortent pas aisément à cause des avantages qu’il procure. « Si les lieux de reconnaissance se raréfient dans la culture occidentale contemporaine, le jeu vidéo en ligne permet d’y remédier. Il s’offre à la fois comme un lieu de fuite et comme un lieu où reprendre pied » (p. 14). Au départ, bien entendu, il y a le désir d’un sentiment d’épanouissement et d’un monde gratifiant, susceptible parfois de plus d’épaisseur que le monde du quotidien. M. Coulombe rappelle l’aisance de l’enfant à croire en des personnages dont il sait qu’il les a inventés lui-même. Mais la jubilation tient aussi à cette régression contrôlée où il s’agit de redevenir l’enfant qui joue tout en tournant le dos aux soucis du quotidien. Pour maints individus il s’agit aussi d’essayer des personnages, de brouiller la personne que l’on est mais à laquelle on ne peut s’identifier tout à fait, et de devenir un autre, avec la légèreté que procure le fait de ne plus avoir à penser à soi, sinon sous la forme choisie. L’ordinateur accrédite volontiers ces jeux d’ombre, et le jeu en ligne plus encore, qui favorise une valorisation, une reconnaissance par les autres joueurs qui parfois se fait rare dans l’ici-bas du quotidien. World of Warcraft « permet de faire partie d’une guilde, c’est-à-dire d’un groupement social de joueurs, une communauté dans la communauté » (p. 123). C’est un lieu où se refaire dans une sociabilité simplifiée et toujours complaisante, sans risque de dommage pour soi, avec beaucoup à gagner en revanche dans le sentiment d’être à la hauteur et de figurer en bonne place dans la « guilde ». Le jeu vidéo en ligne est une solution au désarroi ou au manque à être, en ce sens il amène certains à l’addiction, car il leur offre un rapport au monde infiniment plus heureux que celui qu’ils affrontent au quotidien. Mais le remède est pharmakon, c’est-à-dire qu’il est aussi un poison, tant que la « bonne distance » n’est pas trouvée. La réflexion de M. Coulombe est essentielle pour mieux comprendre pourquoi certains préfèrent vivre dans l’imaginaire plutôt que de se heurter à l’âpreté d’un monde qui les a déçus.