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L’ouvrage de Christopher Kelty constitue une démarche expérimentale portant sur les pratiques du logiciel libre, dont la contribution dépasse le champ de l’anthropologie des sciences et des technologies. En effet, les pratiques du logiciel libre mobilisent systématiquement le droit et dépendent du maintien d’un mode associatif démocratique constamment renouvelé. Elles concernent, par conséquent, tout chercheur qui s’intéresse à la société civile contemporaine.

La première partie de Two Bits. The Cultural Significance of Free Software réhabilite une (anti)épistémologie pragmatique deweyenne renouvelée par une théorie de l’imaginaire social, qui s’appuie largement sur l’ouvrage de Charles Taylor : Modern Social Imaginairies (2004). C. Kelty réaffirme ainsi l’unité des idées et des pratiques matérielles, en ajoutant à la légitimation morale la notion d’une convention technique. La sphère publique est alors soutenue par un ordre à la fois moral et technique, qui assure la cohérence des pratiques. Pour démontrer cette idée, C. Kelty développe le concept de recursive public. Il emprunte ici la notion de public développée par Dewey (2003 [1927]), en tant que système conventionnel visant l’accord dans l’action. Ce public est alors mis en oeuvre par une dimension de récursivité, qui articule consciemment l’interaction de « couches » (layers) conventionnelles d’ordre technique et juridique (p. 8). Par conséquent, l’accord dans les pratiques du logiciel libre – d’où C. Kelty déduit son concept – ne repose pas strictement sur un consensus idéel, mais aussi sur la transformation concrète des infrastructures conventionnelles et/ou matérielles qui permettent l’existence temporelle du public. Cela se traduit concrètement par des discours sur la technologie, sa finalité et sa fonction sociale ; mais aussi par la rédaction, la modification et la révision de programmes et de licences de propriété intellectuelle qui instituent ou « implémentent » ces idées sur l’ordre moral et technique.

La seconde partie retrace l’histoire du logiciel libre, à partir de laquelle C. Kelty dégage cinq pratiques constituantes. Ces pratiques sont : 1) l’émergence d’un mouvement compris comme un système expérimental technique collectif : un recursive public ; 2) le partage du code source assurant, d’une part, la libre circulation de l’information et, d’autre part, les moyens de transformer, d’adapter ou d’améliorer la technologie ; 3) la conception de systèmes ouverts permettant l’autoproduction de normes fondées sur l’efficacité d’utilisation plutôt que la rentabilité ou la standardisation planifiée ; 4) l’écriture de licences de propriété intellectuelle ; et 5) la coordination de la collaboration, qui implique la création d’outils de gestion qui s’adaptent à des projets dont les finalités sont indéterminées et en constante évolution. Un chapitre est consacré à chacune de ces pratiques, auxquelles est directement associée l’apparition d’une technologie informatique ou juridique fondamentale du logiciel libre. En plus de leur pertinence empirique et de leur richesse documentaire, ces chapitres effectuent une relecture critique du discours tenu par les acteurs du logiciel libre et de l’open source eux-mêmes. C. Kelty échappe ainsi à la fumeuse rhétorique de la « révolution Internet » ainsi qu’à la rivalité idéologique entre partisans de l’open source et puristes du logiciel libre.

La troisième partie est consacrée au transfert ou « portage » de ces pratiques expérimentales hors du domaine du logiciel. C. Kelty exploite alors son expérience d’observation participante des projets Creative Commons et Connexions. Le premier projet est une organisation sans but lucratif qui rédige des licences de droit d’auteur et le second, une plateforme Internet de diffusion de matériel éducatif. Le logiciel libre se révèle alors un extraordinaire laboratoire face aux enjeux de l’articulation du pouvoir et de la connaissance, soulevés par la démocratisation du savoir et l’innovation.

L’ouvrage de C. Kelty ouvre une perspective inusitée et complète sur les pratiques du logiciel libre, intégralement soutenue par une expérience de terrain qui s’échelonne sur dix ans. On s’étonne cependant de la faible importance accordée à la dimension économique du phénomène, souvent reléguée – en dehors de l’analyse historique – au statut de débat idéologique. De plus, le second chapitre consacré à la description d’un imaginaire puisant dans l’histoire de la réforme protestante ne trouve pas écho dans les pratiques analysées et décrites par la suite.

Two Bits. The Cultural Significance of Free Software s’adresse principalement au chercheur en sciences, technologies et société, mais son écriture personnelle et dynamique en fait un ouvrage accessible au-delà du milieu académique. C’est d’ailleurs dans cette ouverture que réside sa plus originale contribution anthropologique. C. Kelty met ainsi en pratique une ethnographie participante expérimentale qui, partant de son expérience du logiciel libre, intervient ensuite dans le champ académique. En effet, l’ouvrage est distribué gratuitement sur Internet, sous une licence de droit de propriété qui en permet la libre adaptation, le « remixage ». La valeur pratique attribuée à la signification culturelle du logiciel libre, analysée et décrite par le livre, se concrétise matériellement avec sa propre diffusion.