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La vraie nature de la télévision est le flux, pas le spectacle ; le processus, pas la conclusion.

Moses Znaimer[1]

Le silence des anthropologues devant la télévision

Les anthropologues se sont autoproclamés de longue date les spécialistes disciplinaires de l’étude de la culture. Corroborent-ils dès lors l’affirmation du journaliste Vladimir Donn (2007 : 6), pour lequel « [l]a télévision est la première pratique culturelle du monde » ? Comment les anthropologues comprennent-ils la télévision ? Ce numéro spécial d’Anthropologie et Sociétés sur les transformations sociales et culturelles opérées par la consommation télévisuelle relève principalement de l’anthropologie des médias. C’est un sous-champ de l’anthropologie qui est en pleine expansion actuellement, mais qui ne semble pas (encore ?) avoir suscité l’intérêt des anthropologues de langue française. On peut d’ailleurs s’interroger sur cet angle mort de l’anthropologie francophone, laquelle s’est pourtant distinguée par une riche et longue tradition d’anthropologie visuelle (où le documentaire ethnographique occupe une place prépondérante), mais qui semble avoir abandonné l’analyse de la communication de masse aux disciplines voisines au sein des sciences humaines : la sociologie, les études de la communication, l’histoire ou encore les sciences politiques. Alors que l’anthropologie des médias est assez établie dans le domaine anglo-saxon, laisserait-elle de marbre les francophones ? N’avons-nous donc rien à dire sur ces contenus symboliques, ces pratiques, ces processus, ces flux économiques, ces institutions ou ces moyens technologiques qui occupent une place centrale dans la vie quotidienne, les relations sociales et l’imaginaire de chaque groupe humain pourvu de l’électricité ? C’est maintenant un truisme de relever le fait que les médias non seulement reflètent le monde et en facilitent les échanges, mais en outre participent activement à ses transformations culturelles, politiques et sociales, ainsi que l’a mis en lumière la récente actualité dans les pays arabes.

L’objectif de ce numéro est donc d’offrir, pour la première fois dans un périodique anthropologique[2] en français, une tribune à l’anthropologie des médias. Une consultation des portails de recherche Érudit et Persée permet de constater que les revues anthropologiques francophones n’ont publié aucun volume thématique sur les médias[3]. De plus, les articles individuels qui relèvent peu ou prou de l’anthropologie des médias y sont extrêmement clairsemés. Pour cette première exposition, c’est l’angle particulier de l’ethnographie de la télévision qui a été retenu. Ici encore, il est étonnant de constater qu’à une récente exception près[4], L’Homme, L’Ethnographie, Ethnographiques, le Journal des anthropologues[5], Socio-anthropologie, Gradhiva ou encore Terrain n’ont pas publié d’articles consacrés à la télévision. Seule la présente revue se démarque avec trois contributions publiées voici plus de quinze ans[6]. D’autres périodiques, délimités par leur ancrage géographique (Cahiers d’études africaines, Études Inuit) comportent çà et là quelques contributions sur, ou proches de, notre thème, mais souvent en anthropologie visuelle. Enfin, au sein même de la Media anthropology anglophone, la télévision fait figure de sous-champ de recherche mineur, lorsqu’on voit la faveur que connaissent le documentaire ethnographique, le cinéma ou Internet – marginalité qui ne se retrouve pas dans les périodiques des sciences de la communication. On peut ainsi noter ce désintérêt relatif en scrutant les listes de chercheurs en Media anthropology dans les réseaux spécialisés[7], ou les articles de recherche parus davantage dans les revues d’anthropologie visuelle[8] que dans les grandes revues d’anthropologie générale[9].

On peut voir deux raisons principales, me semble-t-il, au silence relatif des anthropologues devant la télévision. D’une part, le poids écrasant des défis méthodologiques et théoriques de ce « médium problématique » (troublesome medium, Painter 1994) : l’anthropologie, enracinée dans la petite dimension et la vie quotidienne, est-elle équipée pour décrire les médias de masse ? La télévision provoque un double sentiment de confusion sur le terrain (que doit-on observer exactement, puisque la production de ces contenus culturels dépasse complètement la dimension locale ? Comment s’y retrouver dans la profusion de l’offre ?) et d’impuissance conceptuelle (à quelles généralités nos observations locales peuvent-elles conduire ?). D’autre part, à cet évitement prudent, il faudrait ajouter, davantage chez les francophones sans doute, un sentiment de déconvenue face à l’hyper-modernité soudaine de ces sociétés que jusqu’à récemment nous rêvions encore autres, plaisamment différentes d’un Occident désenchanté. Or, si le coeur de l’anthropologie est de « prendre les gens au sérieux » (McClancy 2002 : 1), nous devons aujourd’hui nous engager dans « les lignes de front », les réalités concrètes, souvent conflictuelles, qui forment l’expérience sociale de ces gens aujourd’hui, et donc sortir le savoir anthropologique de « l’exotisme confortable » qui a historiquement marqué sa constitution (ibid.).

Jusqu’à quel point ces mondes locaux dans lesquels nous nous immergeons et que nous tentons d’interpréter sont-ils pétris par des idées et des valeurs véhiculées par la petite lucarne ? Contrairement à l’imprimé, qui exclut les illettrés, la télévision est « démocratique », ou plutôt, elle est à la portée de tous. Les États l’ont bien compris, et ont activement soutenu son développement : « comment pourrait-on gouverner sans la télévision ? » se demandait André Malraux[10]. Pourtant, il convient de se demander si, à l’heure d’Internet, l’importance de la télévision comme objet et comme pratique n’est pas variable selon les contextes. Dans un Occident urbain qui vit depuis plusieurs générations avec ce médium de masse, la jeunesse semble se détourner de la télévision comme moyen d’information et de divertissement (Spitulnik 2010). La nature décentralisée d’Internet a concurrencé les industries culturelles des médias de masse traditionnels, dont la production et la distribution, et donc le contrôle des contenus, étaient centralisés dans des bureaucraties étatiques puis commerciales (Gunter 2010). Trois remarques peuvent être faites à ce stade. D’abord, « l’addiction planétaire » pour les téléséries (Blum 2011) montre que l’industrie télévisuelle est toujours vivace, qu’elle est toujours susceptible d’attirer les foules, et qu’elle est peut-être en train de redéfinir son propos. Ensuite, au fur et à mesure qu’Internet devient un médium à bande passante large (broadband), il acquiert les caractéristiques d’un médium de masse plutôt que d’une plateforme d’échanges interpersonnels, ce qui fait dire à Mazzarella (2004 : 350) que les tendances observées pour les médias de masse seront probablement étendues à Internet prochainement. On peut en voir une illustration dans la commercialisation du site de partage de vidéos Youtube, par exemple. Enfin, et de manière plus importante pour le propos du présent numéro, dans les sociétés non occidentales « paramodernes » (Salzman 1993), où le taux d’alphabétisation reste variable (excluant donc les illettrés de l’usage d’Internet), la télévision reste le médium de masse de référence, occupe une partie importante du temps et de l’espace domestique, et enfin constitue un écran privilégié sur lequel sont projetées des questions cruciales telles que le rapport aux représentations d’une certaine modernité occidentale, le rapport entre les genres, ou les reconfigurations identitaires politiques, pour ne citer que quelques-unes des thématiques abordées par les contributions de ce numéro. Les formats des productions télévisuelles, façonnés par les lois du marché, se retrouvent certes aux quatre coins du monde : le bulletin d’information aux heures de grande écoute, les séries mélodramatiques en journée, la téléréalité en prime-time, et les talk-shows en fin de soirée. Mais le contenu de ces formats familiers, et surtout les usages et la réception qui en sont faits (Crawford et Hafsteinsson 1995), en révèlent à chaque fois les spécificités culturelles locales. Songeons par exemple à l’émission de téléréalité Afghan Star (sept saisons depuis 2005)[11], diffusée dans et pour un pays qui est en guerre, dans un rapport tendu avec certaines représentations de l’Occident, et où les relations entre les genres sont très codifiées. Les débats soulevés par l’idée même de téléréalité et par les déhanchements des candidates y sont très différents (voir Kraidy 2009 pour des contextes comparables) de ceux que soulève Star Academy au Québec ou en Europe. « Comment les médias représentent et construisent la culture » (Askew 2002 : 2) : tel est le propos, formulé de manière très générale, de l’anthropologie de la télévision.

La télévision dans l’anthropologie des médias

Les études proprement anthropologiques de la télévision ont débuté par la publication, dès le début des années 1980, d’articles épars où des anthropologues, familiers de longue date avec un groupe particulier, tentaient de faire sens de l’irruption subite de la petite lucarne sur leurs terrains d’enquête, un peu à la façon d’une comparaison qualitative « avant/après »[12]. Petit à petit, des monographies importantes ont été réalisées pour tenter de rendre compte de la complexité des enjeux soulevés par la télévision[13]. Mais il faudra attendre le tournant des années 2000 pour que la recherche anthropologique sur la télévision, et sur les médias en général, s’établisse institutionnellement autour des figures importantes du Program for Culture and Media de la New York University : Faye Ginsburg, Lila Abu-Lughod et Brian Larkin (voir Ginsburg et al. 2002, articles qu’ils ont rassemblés de concert) et Purnima Mankekar (voir, par exemple, 1999). C’est ainsi que se construit graduellement le sous-champ à la fois cohérent et divers de la Media anthropology (limitée au domaine anglo-saxon), distinct théoriquement et méthodologiquement de l’anthropologie visuelle. Cette dernière se préoccupe de la construction et de la réception des images, du rapport entre représentation et réel, ou des codes et modes de (non)communication : l’essai anecdotique de Breton (2005 ; voir aussi Osorio 2005a, 2005b) est peut-être l’un des seuls travaux d’anthropologie (française, en l’occurrence) abordant l’objet télévisuel avec ces questions. En fait, les propositions théoriques de l’anthropologie des médias[14] sont principalement politiques, et elles ont largement puisé à l’extérieur de l’anthropologie : aux Cultural studies (études de la réception, publics actifs) ; aux études de la communication (construction du champ médiatique, rapport au champ politique national ou global, études d’impact[15]) ; à la Social theory (opposition structure/pouvoir d’agir, théories de la gouvernance) ; à la sociologie (sphère publique, mouvements sociaux) ; à l’économie politique (car la télévision est avant tout une industrie culturelle) ; aux Postcolonial studies (étude critique de la modernité comme rapport à l’Occident post/colonisateur) ; aux théories du développement ; à celles de la globalisation (homogénéisation versus hétérogénéisation culturelle, impérialisme culturel, hybridité, modernités alternatives) ; et enfin aux théories du transnationalisme (loyautés multiples, identités flexibles). L’anthropologie des médias est donc intrinsèquement pluridisciplinaire. C’est la complexité de l’objet (ici, une télévision produite en masse, mais consommée dans l’intimité des foyers) qui l’amène à imbriquer des influences théoriques issues d’horizons divers.

Ouvrir la boîte noire de la télévision, « c’est accepter de se poser de très grosses questions » (Ginsburg 2005 : 17). Les ethnographies restent ancrées localement – c’est la marque de fabrique de l’anthropologie – mais elles ne peuvent plus faire l’économie de l’échelle macro-structurelle à laquelle se situent les enjeux de la télévision, tant dans sa production que dans sa consommation. La télévision est produite par des industries très puissantes, à la fois économiquement et politiquement. Le défi auquel invite l’anthropologie des médias, c’est celui de « voir de manière bifocale » (seeing bifocally, Peters 1997), sur une grande et une petite échelle simultanément. Car il faut parvenir à articuler ces divers niveaux d’emboîtement de l’expérience sociale, depuis l’espace privé de la famille (ou de l’individu), où la télévision est reçue, jusqu’à l’espace-sens du monde globalisé où elle est produite. C’est donc aussi, et surtout (Pack 2000 ; Mazzarella 2004), le défi de résister aux deux grandes tentations théoriques développées ailleurs, notamment en études de la communication : la perspective de l’économie politique, écrasante (les médias asservissent les consommateurs passifs pour que se reproduisent l’industrie médiatique et ses commanditaires) et la perspective des « publics actifs » (en anglais, active audiences) des Cultural studies, célébrant à l’échelle micro le pouvoir de résistance des spectateurs (Ang 1992, 1996). L’anthropologie de la télévision, comme celle des médias en général, prend donc à bras le corps l’éternel débat de la Social theory entre structure et pouvoir d’agir (en anglais, structure/agency, voir Ortner 2006).

Le propos de l’anthropologie de la télévision est, me semble-t-il, résumé par le sous-titre de l’une des plus influentes monographies consacrées à cet objet (Mankekar 1999) : la télévision est « un écran sur lequel se projette la culture et un espace d’où l’on peut voir le politique »[16]. Il faudrait ajouter que le propre de la télévision est aussi de travailler ces deux dimensions macrologiques dans l’intimité de la famille[17]. En conservant à l’esprit ces trois éléments et leur jeu dynamique, un survol de la littérature produite en anthropologie de la télévision (dans les sociétés non occidentales, principalement) permet de faire ressortir six thèmes principaux, chaque contribution de ce numéro répondant à l’un ou parfois à plusieurs d’entre eux. À travers l’usage de la télévision, les producteurs et les spectateurs sont amenés à mettre en lumière, débattre, contester ou négocier des représentations relatives : à la modernité, aux imaginaires politiques, à l’autoreprésentation (pour les groupes minorisés), aux rapports de genre, aux désirs et affects, et enfin à la circulation transnationale de contenus symboliques.

La modernité, en premier lieu, dont la technologie télévisuelle est elle-même emblématique, constitue dans les sociétés paramodernes un débat crucial, où diverses voix cherchent à préciser les articulations locales, spécifiques, « alternatives », ou « multiples », d’un concept flou et chargé politiquement du poids sinon de la colonisation, du moins du modèle historique d’une certaine modernité occidentale[18]. L’analyse de la télévision relève ainsi, avant tout, d’une « anthropologie politique de la modernité » (Abélès 1992).

Les imaginaires politiques, ensuite : si la presse de masse a favorisé l’émergence des communautés imaginées, en particulier nationales (Anderson 1983), ce rôle a été repris par le petit écran. Les États sont souvent impliqués dans tous les rouages de la production télévisuelle, de l’écriture des scripts à la gestion matérielle et institutionnelle. Mais les États sont aussi dépassés par la puissance de ce médium, qui peut être un agent important de la sphère publique, voire un rouage de la société civile, notamment dans le cas de chaînes privées (satellite ou autres) dont les intérêts soit infranationaux soit transnationaux ne convergent pas nécessairement avec les priorités nationales. Les travaux concernent autant la télévision dans des États forts, vue du point de vue national[19] ou régional (Pace 2009), que des réactions locales à des télévisions étrangères (Bishara 2008), ou encore la télévision et son rôle dans la construction et le maintien de diasporas transnationales[20].

L’autoreprésentation de groupes minorisés, en troisième lieu : ces travaux portent sur l’appropriation et l’indigénisation des médias pour porter des revendications locales, avec une prédilection jusqu’à présent pour des populations autochtones[21].

Les rapports de genre, quatrièmement, tels qu’ils sont mis en scène dans les mélodrames notamment, et les réactions de désapprobation ou d’admiration qu’ils suscitent, constituent l’un des grands axes de recherche en anthropologie de la télévision[22].

Les désirs (notamment en matière de consommation), les sentiments et les affects, ainsi que les valeurs morales, cinquièmement, eux aussi mis en scène de manière privilégiée dans les fictions[23].

La circulation transnationale de contenus audiovisuels, enfin : ces travaux concernent principalement la réception de séries télévisées dans des sociétés culturellement différentes de celles qui les ont produites, telles les telenovelas brésiliennes en Afrique ou en Kirghizie[24].

MédiaMorphoses : l’orientation de ce numéro

La télévision change tout, même la façon dont les choses changent.

Moses Znaimer[25]

Étant donné qu’il s’agit ici du premier volume sur la télévision dans un périodique anthropologique en français[26], l’orientation thématique des contributions a délibérément été laissée assez ouverte : il s’agit, dans un premier temps, de saisir l’étendue et la créativité des réflexions posées dans ce sous-champ dans des thèmes très variés (développement rural, transitions économiques postsocialistes, consumérisme, image de soi, relations de genre, construction de la sentimentalité, effectivité d’une sphère publique, téléréalité et religion, modernité, représentations de minoritaires dans des médias majoritaires, etc.). Toutefois, deux axes méthodologiques ont été soumis aux auteurs pour les faire converger vers une problématique commune, celle des transformations (culturelles, sociales, politiques) opérées localement par l’usage de la télévision, nommées ici « médiamorphoses » – nous y reviendrons.

Les deux axes méthodologiques sont, d’une part, un ancrage ethnographique solide, et, d’autre part, une priorité accordée à l’observation non pas de la production, mais de la réception télévisuelle. Les recherches publiées ici sont donc toutes d’orientation empirique plus que théorique, enracinées dans des terrains diversifiés (peuples autochtones du Canada, Brésil, France, Corée, Chine, Vietnam, Inde, diaspora tibétaine, Maghreb, Arabie saoudite et Sénégal). On le voit, c’est « l’ailleurs cathodique » (Donn 2007 : 6) qui a été privilégié, même si la dernière contribution fera un retour sur l’audiovisuel au Québec. Pour ce qui est de l’ethnographie, on dit souvent que c’est la méthode distinctive de l’anthropologie, mais force est de constater qu’elle est aujourd’hui largement sortie de son berceau. Les contributions ci-dessous sont majoritairement le fait d’anthropologues, mais la tribune a aussi été ouverte à d’autres pratiquants de l’ethnographie (deux spécialistes de la communication, une sociologue et une spécialiste en Asian studies) afin de montrer comment l’exigence ethnographique vient renforcer des questionnements disciplinaires. Dans le domaine des médias, la démarche ethnographique (Crawford et Hafsteinsson 1995 ; Ginsburg 2002 ; La Pastina 2003 ; Peterson 2003) présuppose une grande familiarité « basée sur des rencontres réflexives intimes et sur une longue période. [C’est] un savoir situé, dérivant d’une compréhension profonde des structures de la vie quotidienne » (Peterson 2003 : 8, traduction libre). Cette démarche implique aussi de procéder à l’analyse en replaçant les données dans un contexte : dépasser ce que les médias ou les spectateurs « disent », refuser d’isoler les médias du reste de la vie culturelle ou sociale[27] et les rapporter aux interactions et préoccupations de la vie de tous les jours. La télévision est certes un prisme déformant dans lequel toutes les nations mettent en scène leurs préoccupations. Mais l’anthropologie considère la télévision comme davantage qu’un « texte » : comme un ensemble de relations sociales qu’elle reflète et contribue à modifier tout à la fois. La télévision est donc aussi plus qu’un simple « miroir de la société qui la regarde » (Donn 2007 : 7)[28]. Elle est une forme culturelle à part entière, qui doit être analysée en tant que partie d’un champ discursif et pratique plus large (voir Machado-Borgès, Henrion-Dourcy et Hong-Mercier dans ce volume). Le concept de « paysage médiatique » (mediascape, Appadurai 1996) rend compte de cette imbrication des médias dans un réseau discursif et pratique plus vaste, mais il se limite aux réseaux (trans)nationaux de la mondialisation.

Le second axe privilégie l’observation de la réception de la télévision sur un mode qualitatif, donc en contraste avec les études d’impact des sciences de la communication, le plus souvent quantitatives. Les auteurs ont donc étudié non seulement des téléspectateurs devant leur poste, mais aussi des entreprises de mesure de taux d’écoute, des débats publics complexes, écrits ou oraux, soulevés par certaines émissions (notamment des programmes « étrangers » reçus par satellite), ainsi que des blogues sur Internet rédigés par des fans de téléséries. Cette attention portée aux pratiques de consommation se concentre particulièrement sur les effets, le plus souvent microsociaux, produits par la consommation télévisuelle sur le tissu familial ou communautaire, ainsi que sur les valeurs religieuses, politiques, esthétiques ou morales.

Ces deux balises avaient pour but de faire ressortir sur chacun des terrains la problématique centrale de cette collection d’articles : les « médiamorphoses » de la télévision. Le terme choisi pour le titre de ce numéro est inspiré de l’essai de Roger Fidler intitulé Mediamorphosis : Understanding New Media (1997)[29]. Je l’ai repris pour son jeu de mots et pour son euphonie, car je ne lui accorde pas la même signification que ce spécialiste d’Internet et des médias numériques, qui y entend « les transformations à l’oeuvre dans le champ médiatique (lui-même) […] à la suite de pressions politiques et sociales et d’innovations technologiques » (Fidler 1997 : 22-23). Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’appréhender les changements sociaux et culturels dont la télévision est vectrice. Il est quasiment impossible d’assigner analytiquement à la télévision la responsabilité exclusive de transformations spécifiques, tant les bouleversements en question viennent plutôt, serait-on tenté de dire, enpackage, c’est-à-dire sous une multitude de manifestations (technologiques, symboliques, sociales, économiques, politiques, etc.) concomitantes que, faute de mieux, on range souvent par commodité sous le terme de « modernité ». Les changements dont il est question ici (par exemple dans les conceptions de la nation, du travail, des relations sentimentales ou des rapports entre les genres) se situent donc à une échelle macro et sont multifactoriels. Toutefois, le propos des médiamorphoses de la télévision est d’observer à l’échelle locale les « interpellations » (Pace 2009 : 411) spécifiques opérées par la petite lucarne. La télévision « interpelle », propose des contenus, mais les spectateurs peuvent les écouter, les ignorer, les comprendre de travers, ou leur résister. En maintenant le regard posé sur les dynamiques mises en branle par le petit écran, il s’agit en fait d’examiner tout autant ce que les gens font de la télévision que ce qu’elle fait d’eux. Par l’ethnographie de la réception télévisuelle, les contributions se proposent d’évaluer le rôle joué par la télévision dans la vie quotidienne locale : comment elle est utilisée, quelle place elle occupe dans les contextes socioéconomiques et politiques où elle est consommée, quel rôle elle joue dans l’élaboration quotidienne du sens que les individus donnent à leur existence, ou encore quelles nouvelles formes d’interactions sociales et d’imaginaires (politiques ou esthétiques) elle met en oeuvre. L’invitation était donc lancée, à tous les contributeurs, de débrouiller sur leurs terrains respectifs cet écheveau de grandes questions qui entremêle télévision, modernité, technologie, subjectivité, espace politique, imaginaire national, globalisation et vie quotidienne, pour ne citer que les éléments les plus importants.

Les contributions dans ce numéro

Les textes rassemblés ici évoquent les médiamorphoses locales de la télévision selon quatre ensemble thématiques qui vont être présentés successivement : la représentation de populations marginales ou minoritaires, les débats de valeurs véhiculés par les fictions mélodramatiques, l’espace politique ouvert par la télévision satellite et enfin la constitution de groupes de téléspectateurs particuliers (les fans de téléséries).

Les deux premières contributions évoquent la représentation, ou en l’occurrence l’absence de représentation, de deux types de groupes marginalisés : les populations rurales d’une Inde en pleine expansion économique, et les Autochtones du Canada. Tout d’abord, Sally Steindorf se propose d’examiner les répercussions, sur une collectivité rurale du Rajasthan, d’émissions de télévision axées principalement sur le mode de vie urbain : quels sens les paysans font-ils de cette Inde urbaine projetée sur l’écran, sans commune mesure avec leur expérience quotidienne ? L’auteure rappelle les liens étroits qui ont associé, à ses débuts, la télévision indienne avec le projet nationaliste de modernisation du pays et d’émancipation des paysans : le petit écran devait être un moyen de développement et d’éducation. Or, il est devenu la vitrine des moeurs des classes moyennes et favorisées des grandes villes. L’ethnographie présentée s’attache à comparer les points de vue des producteurs de télévision et ceux des villageois qui reçoivent leurs programmes. Les premiers veulent « transformer les villageois par la télévision », c’est-à-dire les faire accéder à « la modernité », mais qu’est-ce que la modernité ? L’élimination de croyances jugées ineptes, ou le fait de « vendre du Pepsi » dans des zones reculées ? Les villageois, de leur côté, semblent confirmer la deuxième option, car ils ne restent pas insensibles à la séduction de biens de consommation qu’ils ne peuvent pas s’offrir. S’ils bénéficient récemment d’un peu de visibilité sur les écrans cathodiques, ils n’ont en revanche pas encore acquis la capacité de contrôler la façon dont ils sont représentés.

Sigurjón Hafsteinsson, de son côté, veut « démasquer » les téléspectateurs autochtones qui regardent la chaîne Aboriginal Peoples Television Network, restés largement invisibles (parmi le public indifférencié de la chaîne) aux yeux des entreprises de mesure de taux d’écoute et des agents publicitaires. L’absence de représentation des autochtones marginalisés concerne donc ici non plus ce qui se passe sur l’écran, mais derrière l’écran, au sein d’institutions qui président à la gestion de la chaîne. Cette ethnographie de la réception télévisuelle est novatrice non seulement par son objet, mais aussi par le recours créatif fait à la notion de « démocratie en profondeur » d’Appadurai.

Les trois contributions suivantes abordent la réception des fictions mélodramatiques dans des contextes contrastés et avec des approches différentes. Thaïs Machado-Borges propose une réflexion méthodologique et théorique pour appréhender « les transformations télévisuelles » opérées par les telenovelas brésiliennes dans la vie quotidienne des téléspectateurs. Elle propose le concept de « telenovela en flux continu » pour rendre compte de l’imbrication « dialogique » de ces intrigues télévisuelles avec d’autres éléments prégnants de la vie quotidienne, tels que les médias de masse, les biens de consommation ou encore certaines valeurs relatives au bonheur et à la beauté. S’éloignant de la question classique de l’étude des médias qui visait à cerner l’influence que les mélodrames ont sur les téléspectateurs, son ethnographie veut au contraire montrer comment les spectateurs se situent dans ce flux intégré constitué, entre autres, par les telenovelas. Celles-ci montrent toujours des héros en transformation personnelle (esthétique, de classe sociale, ou morale) pour atteindre le bonheur, ce qui lui fait dire que « la télévision fonctionne comme une référence commune pour les téléspectateurs », « le flux des telenovelas fonctionne comme une sorte de catalogue, ou une banque de données de traits désirables », notamment en termes d’attirance sexuelle, de construction du désir amoureux et des biens de consommation spécifiques associés à la richesse.

Jean-François Werner observe pour sa part la réception transnationale des telenovelas d’Amérique latine au Sénégal, en nous rappelant d’emblée à quel point les publics télévisuels sont construits. La distance culturelle est ici double : transatlantique et linguistique (les téléséries sont traduites en français, langue mal maîtrisée par ce public majoritairement féminin et peu scolarisé). Son ethnographie porte autant sur la réorganisation concrète du temps et de l’espace domestique pour pouvoir s’adonner à une consommation avide de ces séries, que sur le travail symbolique d’appropriation, « actif et collectif », de certains messages télévisuels. Les femmes s’inspirent des nouvelles modalités de relations sociales qu’elles découvrent à l’écran pour agir discrètement sur les relations entre genres et entre générations au sein de leur maisonnée. L’auteur replace aussi ce travail d’appropriation dans une perspective historique longue, en se rapportant à l’effet de vérité produit par les images elles-mêmes.

Shuyu Kong s’intéresse de son côté aux mélodrames qui portent sur l’un des plus gros problèmes sociaux que connaisse la Chine actuellement : la masse des travailleurs mis à pied du fait de la privatisation des entreprises étatiques consécutive à la transition radicale du socialisme vers une économie de marché décomplexée. Les mélodrames sont ici politicoéconomiques : produits par l’État, ils en promeuvent l’idéologie officielle, qui veut présenter ces tragédies quotidiennes comme des reconversions triomphantes de travailleuses licenciées en femmes d’affaires prospères et autonomes. L’auteure s’appuie sur « le tournant affectif » opéré dans les sciences sociales, qui voit « la primauté de l’affectif dans la réception de l’image », pour montrer toute l’ambivalence de la sentimentalité à outrance exhibée dans ces téléséries. Alors que pour les producteurs, le mélodrame sert à faire passer l’idéologie officielle, les spectateurs sont plutôt sensibles au mécontentement et à la détresse émotionnelle des personnages, et font donc une lecture sociale en porte-à-faux de ces téléséries. L’auteure nous rappelle enfin que « la culture populaire fonctionne moins par consensus idéologique que par adhésion aux structures des besoins montrés, et par investissement affectif ».

Les trois contributions suivantes tentent d’évaluer les remous politiques provoqués par la télévision satellite au sein d’espaces politiques « nationaux ». L’étude de la consommation des flux télévisuels transnationaux révèle des difficultés qui étaient absentes dans le cadre national des grandes chaînes terrestres : cette consommation est plus éclatée en raison de la démesure de l’offre, et elle est plus difficile à arrimer à la société consommatrice.

Isabelle Henrion-Dourcy poursuit sur la lancée de l’article précédent sur la Chine en chroniquant la « rupture dans l’air » provoquée par les programmes en tibétain de la télévision satellite chinoise auprès de la diaspora tibétaine, exilée en Inde et très politisée. Prenant le contrepied de l’étude des médias des diasporas, qui considère ceux-ci le plus souvent comme instrumentaux dans le maintien du groupe en raison de la langue véhiculaire, l’auteure montre que divers types de médias tibétophones, en provenance de Chine, d’Inde et des États-Unis, viennent au contraire élargir la fracture sociale qui divise les exilés selon leur parcours migratoire (né ou établi de longue date en Inde versus né au Tibet). Son ethnographie de la réception différentielle de la multitude de chaînes satellitaires multilingues, multiculturelles et multinationales par les exilés tibétains fait en effet ressortir le relief social hétérogène de la communauté locale.

Les deux articles suivants offrent des éclairages stimulants sur l’actualité récente dans les pays arabes et se répondent entre eux : ils examinent des aspects différents de l’impact des chaînes transnationales dans des pays où l’information, les chaînes de télévision et la conformité idéologique étaient ou sont majoritairement contrôlées par les États. Ces deux analyses rappellent l’une et l’autre à quel point les représentations médiatiques sont avant tout des sujets de controverse.

Ratiba Hadj-Moussa part d’une réflexion théorique sur l’émergence (ou non) d’une sphère publique arabe, attribuable à la diffusion de chaînes satellite telles qu’Al Jazeera, qu’elle va ensuite confronter aux données de terrain dans divers pays du Maghreb. Le débat sur l’émergence potentielle d’une « sphère publique panarabe », espace de discussion politique libéré d’entraves étatiques, fait rage entre intellectuels, en raison des espoirs de démocratisation que le concept porte implicitement (ses référents historiques occidentaux). Cette question est problématique à plus d’un titre. Les effets fédérateurs de ce type de médias transnationaux sont « lâches » dans des espaces nationaux déjà bien établis et délimités. Les rivalités interétatiques se maintiennent et il faut composer avec d’éventuelles sphères publiques nationales. Ces chaînes satellitaires transnationales, de surcroît, créent-elles un sentiment de communauté, et si oui, de communauté de quoi : d’opinion ? De sentiment ? Cela débouche-t-il alors concrètement sur une forme d’activisme politique (mais la contestation dans les pays arabes n’émerge-t-elle pas également de l’espace privé ?). Ce sont les mêmes chaînes qui diffusent de la téléréalité comme Star Academy : « alors que dans les pays démocratiques [ces chaînes] sont suspectées de détourner les masses de la critique ». Pourquoi considérer alors que dans les pays arabes elles l’encourageraient ou la susciteraient ? La « transitivité entre la sphère publique et la télévision n’est pas toujours avérée », dit Hadj-Moussa, et l’ethnographie menée au Maghreb montre qu’effectivement, les spectateurs de ces chaînes satellitaires ne se considèrent pas comme des activistes. Il semblerait même que, parmi les chaînes transnationales, ce soient plutôt les chaînes religieuses qui exercent l’impact local le plus important, du moins à en juger par le nombre de filles qui se sont récemment mises à porter le voile. Cette « sphère publique » prétendument créée par les médias transnationaux est-elle en définitive culturelle (arabe) ou religieuse (islamique) ?

Marwan Kraidy, quant à lui, expose un aspect spécifique de la réception télévisuelle : la manière dont les médias en général (craints pour « leur potentiel d’incitation au changement social et politique »), et une émission en particulier (Star Academy, téléréalité diffusée sur une chaîne satellitaire basée au Liban) sont reçus par les islamistes wahhabites en Arabie saoudite. Il analyse les sermons de ces contradicteurs et démonte la rhétorique de leur critique de la télévision. En fait, la téléréalité ranime de vieux débats. « Les prétentions des chaînes de télévision à représenter la “réalité” se heurtent de front aux conceptions locales de l’authenticité ». Être « authentique », selon eux, ce n’est pas présenter un moi authentique et vulnérable à des millions de téléspectateurs, c’est respecter les prescriptions rituelles de la culture wahhabite : la pureté absolue de la culture et de la religion, la séparation rigoureuse entre hommes et femmes. Or, ces émissions font la promotion du pluralisme et de « l’idéal consumériste de la femme “d’allure occidentale” et sans inhibitions ». « Les controverses sur la téléréalité mettent en lumière les points de vue opposés de l’expérience arabe envers al-hadatha – la modernité » et exposent les « tensions entre le dogme officiel de la pureté culturelle et la réalité effective de la fusion culturelle ».

Seok Kyeong Hong-Mercier déplace le propos, pour le quatrième grand thème de ce volume, de la télévision satellite à la télévision par Internet. Dans son projet d’ethnographie de la réception, elle agrandit les réflexions produites jusqu’à présent en soulignant que « la réception d’un contenu télévisuel ne se limite pas au moment de la diffusion de l’émission, mais va au-delà, avec les activités des fans [presque exclusivement des jeunes femmes], au sein de communautés qui se constituent autour de l’émission ». Son étude porte sur la réception transnationale, en France, des mélodrames coréens (K-Drama, diffusés sur le web et non par des diffuseurs conventionnels). Elle est réalisée entièrement dans le domaine virtuel, par la fréquentation et la contextualisation des textes postés par les fans sur les blogues de discussion. Comme dans le cas de Werner ci-dessus, « la différence culturelle ne constitue pas un obstacle et semble au contraire être un facteur favorisant pour le fandom ». L’auteure décrit finement le processus d’acculturation des spectatrices aux valeurs coréennes, leur familiarité avec les controverses politiques et culturelles de ce pays, ainsi que leur plaisir « de romance pure », ce qui amène l’auteure à conclure à la constitution d’une contre-culture féminine geek en France.

La collection d’articles se clôt par deux notes de recherches et une entrevue, qui offrent une réplique à plusieurs des réflexions développées par les auteurs précédents. Tout d’abord, Philippe Messier étudie la réception locale, parmi les Hmong et les Yao, ethnies minoritaires du Vietnam, des équipes de télévision mobile, majoritaires, venues projeter ou tourner sur place des documentaires mettant en scène le discours officiel de développement social, culturel et économique des minorités. L’auteur montre les diverses stratégies des minoritaires pour conserver une capacité d’agir (agency) sur ces documentaires télévisés : en ne faisant pas tout ce qu’on leur dit, ou en jouant de leur participation dans les institutions qui les réalisent. Gopesa Paquette, de son côté, réalise une ethnographie de la réception qui porte ici sur la manière dont des professionnels indiens des médias et de l’image (en l’occurrence, des photojournalistes) « reçoivent » les canons esthétiques du photojournalisme venus d’Occident (le réalisme documentaire, le discours de l’instant décisif), et comment ils articulent des éléments de l’esthétique classique indienne (les concepts de rasa et de darshan) pour construire leur aura morale. Mouloud Boukala ramène le propos de ce numéro au Québec, en réalisant une entrevue avec la cinéaste documentaire québécoise Stéphanie Lanthier. Celle-ci documente les anciens métiers de la forêt, qui ont construit l’identité québécoise, et les nouveaux métiers de la forêt, qui font recours à de la main d’oeuvre immigrée. Pour elle, « faire du cinéma documentaire revient à faire un acte de mémoire ». Cette contribution, comme toutes les précédentes, montre le rapport intime qui lie images, paroles, mémoire et identité.

En conclusion, ce numéro contribue à définir les lignes de forces et les axes porteurs d’un champ de recherches encore faiblement investi. Ces travaux ne peuvent certes représenter à eux seuls l’éventail des possibilités ouvertes par l’analyse ethnographique de la télévision. Par leur diversité d’approches, de méthodes et thématiques abordées, ces textes font la preuve de la fascinante multiplicité des facettes de l’objet télévisuel. Il est à espérer qu’ils susciteront des débats et réflexions qui ouvriront de nouvelles pistes de recherche qui viendront consolider ce champ en émergence.