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L’article qui suit pose un regard sociologique sur le geste, plus précisément le signe, qui compose la langue des signes à laquelle recourent certains individus atteints de surdité. À partir de données d’entrevues, nous développons l’argument selon lequel le geste en tant que signe est porteur d’une dimension identitaire et culturelle, d’une part, et normative, d’autre part. Cette dernière se déploie à deux niveaux : endogène et exogène. Ces deux dimensions culturel-identitaire et normative sont constitutives de l’identité de la personne sourde.

Le signe est un référent identitaire fondamental pour la communauté des personnes sourdes, voire plus spécifiquement chez les Sourds[1]. Notre position est que les travaux centrés sur la reconnaissance du caractère linguistique des langues des signes, et surtout de leur autonomie en tant que système linguistique, constitue le levier d’une reconnaissance identitaire des personnes sourdes au sein de la société, ce que nous avons appelé dans nos travaux doctoraux l’identité sourde[2]. Cette reconnaissance est inhérente au regard que pose la société sur les personnes sourdes et à celui que les personnes sourdes portent sur elles-mêmes. Une dialectique qui semble être un truisme mais qui, comme nous le verrons, implique un processus où plusieurs éléments sont interreliés : reconnaître que les langues des signes appartiennent à un système linguistique autonome n’est pas uniquement un acte de désignation et de reconnaissance, il recouvre un acte identitaire complexe. Précisons à ce titre que, notre propos étant centré sur le concept d’identité, l’analyse est celle de l’identité sourde au Québec, c’est-à-dire qu’elle se situe dans un contexte nord-américain et occidental.

Le présent article développe l’idée plus générale que les personnes sourdes sont prises dans un rapport identitaire dual porté par l’outil de communication que constitue la langue des signes. Cette dernière contribue à la fois à cimenter leur identité, à déterminer leur autonomie à l’égard du monde des entendants et à établir des scissions identitaires importantes au sein même de la communauté des personnes sourdes.

Le symbole de cette fonction multiple du geste s’incarne par exemple dans le recours à la désignation métonymique. Les personnes sourdes gestuelles, appelés communément les Sourds, font appel à un « métonyme »[3], appartenant selon Cuxac à la grande catégorie « d’iconicité de deuxième ordre » (Cuxac 1993 : 50), afin de référer au prénom d’un individu. Il se peut que pour valider un prénom, il soit nécessaire dans un premier temps d’en appeler à la dactylologie, c’est-à-dire d’épeler le prénom, mais rapidement des locuteurs vont s’entendre sur un signe qui correspond le plus souvent à un trait de caractère ou de physionomie qui caractérise l’individu. Cela peut-être un aspect physique particulier, une habitude récurrente précise, un signe caractériel fort, voire une provenance géographique, bref, un signe qui se démarque et qui représente le plus adéquatement la personne dont il est question et qui fait un certain consensus au sein de la communauté. À titre d’exemple, l’actrice sourde française Emmanuelle Laborit (1994) est désignée en langue des signes française par « Soleil qui part du coeur ». Le métonyme n’est pas un raccourci, il est un indice de l’existence d’un « système nominal » qui se retrouve uniquement dans le monde des sourds, c’est-à-dire entièrement indépendant de la nomination en langue orale. L’existence d’un système nominal autonome permet ainsi à la communauté des personnes sourdes gestuelles d’exister à l’extérieur du monde des entendants. Il contribue à constituer le « je » et le « nous » nécessaires à la constitution des catégories d’identité et d’altérité que nous développerons ultérieurement.

Toutefois, si les langues des signes bénéficient d’une reconnaissance en tant que système linguistique, il est encore admis que leur structure doit se conformer à celle des langues orales (Dalle-Nazébi 2008 ; Cuxac et Salandre 2007 ; Cuxac 2001), que leur dépendance à l’égard des langues orales persiste et que leur caractère iconique est malmené :

La grande majorité des travaux effectués ont défendu et défendent encore le caractère éminemment linguistique des langues des signes (en particulier de l’ASL, la langue des signes américaine) sur la base de l’assimilation « structures formelles des langues des signes = structures formelles des langues orales » dans le cadre des modèles linguistiques structuralistes dominants.

Cuxac 2001 : 2

Les langues des signes ayant été longtemps stigmatisées, et leurs locuteurs avec elles, nombre de personnes sourdes répugnaient à faire état de ces pratiques de communication en public. Elles craignaient également, et ce encore aujourd’hui, une dépréciation ou une transformation de leur langue des signes. L’histoire de l’éducation des sourds est en effet marquée, dans plusieurs pays, par des tentatives de réforme des langues gestuelles pour qu’elles correspondent davantage à la syntaxe et au découpage lexical des langues vocales utilisées dans ces contrées. La faisabilité de ces recherches linguistiques dépend ainsi de la caution que leur apportent des personnes sourdes.

Dalle-Nazébi 2008 : 71

Plus qu’à des outils de communication, les langues des signes renvoient les personnes sourdes à ce qu’elles sont et à leur manière de se représenter. Ici, nous faisons référence à la forme que peut prendre un échange en langue des signes qui produit et qui s’incarne dans le sens. Pour reprendre la formule de Cuxac, les signes de la langue des signes ont la particularité de permettre « un processus d’iconicisation (de l’expérience), s’intégrant dans une intention sémiotique – construire du sens pour et avec autrui – visant à rendre compte d’une expérience réelle ou imaginaire perceptivo-pratique » (Cuxac 2001 : 1).

Les langues des signes, en tant que modes de communication, sont soumises à une multiplicité de pressions qui, bien que dépendantes de la structure de la langue, les dépassent largement. La problématique de la conformité des langues des signes sur le modèle des langues orales, telle que soulevée dans les citations précédentes, dépasse l’enjeu de structure de la langue qui, par exemple, se limiterait à un cadre d’intercompréhension et d’efficience de la communication. Celui-ci s’inscrit dans un contexte sociohistorique, voire idéologique, où les personnes sourdes sont perçues comme une population devant se conformer et s’intégrer à une majorité dite « normale ».

Nos recherches (Poirier 2005a, 2005b) ont souligné l’importance des langues des signes dans la représentation identitaire des personnes sourdes. Toutefois, tout en reconnaissant cet aspect identitaire fondamental, nous défendons également que les personnes sourdes sont confrontées à l’obligation de se conformer au mode dominant de communication qui demeure centré sur le canal audio-oral. L’analyse d’entrevues[4] de personnes sourdes nous a permis de formuler l’hypothèse que les personnes sourdes, oralistes (canal audio-oral) et gestuelles (canal-visuo-gestuel), vivent une tension identitaire incessante entre leur culture et leur inadéquation en tant que personne sourde au sein d’une majorité entendante. Nous avons illustré cette tension entre le pôle du handicap social et le pôle culturel. De cette tension résulte une utilisation complémentaire de la part des personnes sourdes de l’oralisme et du gestualisme. À ce titre, de manière illustrative, un axe pourrait être tracé sur lequel se retrouveraient aux deux extrémités l’oralisme et le gestualisme. Le recours au mode de communication oraliste répondrait à la nécessité de conformité dictée par la société et le mode gestualiste confèrerait une réalisation identitaire aux personnes sourdes qui en feraient usage. Il est évident que de manière très concrète, le recours à l’un ou l’autre des modes de communication se fait en fonction des différentes trajectoires de vie des personnes sourdes, ces dernières étant incessamment soumises à diverses influences : cadre éducatif précis, histoire familiale, socialisation par les pairs, etc.

Force est de constater que l’usage exclusif d’un mode de communication, davantage le gestualisme que l’oralisme, est possible mais touche une minorité d’individus. À titre d’exemple, il est permis de supposer qu’une personne sourde se représentant comme appartenant à la catégorie du Sourd recoure à la langue des signes, mais que pour se faire « entendre » de la majorité, elle fasse appel à différents modes de communication se rapprochant de l’oral à la fois pour l’émission et pour la réception d’un message (lecture labiale, oralisation). À cet égard, la personne sourde se retrouve en situation bilingue-biculturelle[5], qu’elle soit complète ou partielle. Cet argument sous-entend certes que la reconnaissance d’un rapport symbolique à la langue des signes existe, mais suppose en partie également que la personne sourde se soumette à une idéologie intégrative dictée par une majorité d’individus et les institutions qui les soutiennent. Cette tension paraît dans les témoignages ci-dessous :

Ensuite, pour ce qui est du travail comme tel, je n’avais pas besoin de lui, on m’expliquait le travail et, quand, je ne comprenais pas, je lisais sur les lèvres et j’écrivais. J’écrivais beaucoup, particulièrement avec des personnes qui portaient des barbes ou des moustaches, c’est plus difficile. Au début, c’était comme ça, il y a eu beaucoup de communication par écrit, mais maintenant, je suis habitué et je connais tout le monde, tout le monde me connaît. Sauf que de midi à une heure, sur l’heure du midi, si XXX [un collègue sourd] est là, ça va bien, on parle ensemble, mais si jamais il est absent, par exemple s’il est malade ou en vacances, là c’est plate ! À ce moment-là, le plus souvent, quand je suis seul, je lis le journal parce que n’ai pas de gens avec qui jaser. Je vais parler avec les entendants qui sont là, mais on parle très peu, c’est superficiel. Ce n’est pas comme s’ils s’exprimaient bien en LSQ ; à ce moment-là on peut discuter plus en profondeur. Sinon, on ne dit que des choses simples (Sujet P).

Je communiquais avec mes compagnes de travail. Quand je les rencontrais, je leur disais : « Bonjour, ça va ? » Ce n’était pas long. Jamais je ne discutais longtemps avec les entendants. Je jasais une demi-heure, le temps qu’ils me donnent des nouvelles, et c’était tout. Je partais. Je n’aime pas converser longtemps. [...] Quand les gens me questionnent, je dois utiliser ma voix et je n’aime pas ça. Je ne sais jamais si ça va, si les gens me comprennent (Sujet K).

Poirier 2005b : 157

Une identité sourde

De quelle manière définir l’individu sourd ? La surdité chez les individus se manifeste de différentes façons. Dans le cas présent, nous écartons les critères épidémiologiques pour privilégier le caractère identitaire de la surdité. Il est certain que les étiologies et le moment d’acquisition de la surdité sont des facteurs qu’il faut considérer mais notre attention se porte ici sur le rapport que les individus entretiennent à l’identité sourde. La construction identitaire est un phénomène complexe où les critères d’ordre individuel et collectif sont intimement liés. Un courant très important de la psychologie sociale (Erikson 1972 ; Mead 1963 ; Dubuisson et Grimard 2006) attribue le développement identitaire à des variables individuelles. L’identité se construit dans un rapport dynamique entre l’autoreprésentation de soi et l’identité que nous projetons et qu’autrui nous renvoie. Cette perspective rejoint celle de Goffman (1975) lorsqu’il parle en termes des deux composantes de « l’identité sociale » que sont « l’identité réelle » et « l’identité virtuelle ». La première composante se fonde sur des caractéristiques réelles appartenant à la personnalité d’un individu. La seconde est prospective en ce sens où la caractérisation d’autrui est établie davantage en fonction d’attentes et d’exigences fondées sur des jugements personnels. Les interactions entre les individus sont construites en fonction d’une dialectique entre représentation de soi et représentation d’autrui structurée dans un cadre sociétal défini. Elles sont constituées, d’une part, d’anticipations découlant d’a priori individuels et sociétaux et, d’autre part, de signes visibles chez autrui. Les individus envoient à leur entourage des informations sociales, c’est-à-dire des informations déterminantes sur eux-mêmes et leur statut social à travers des signes apparents, tels que des caractéristiques individuelles évidentes, la tenue vestimentaire, la posture, des traits physiologiques marqués, etc., et ceux qui reçoivent ces informations sociales les décodent selon leurs connaissances individuelles construites à partir d’un bagage de convictions politiques, religieuses et morales.

Nous inscrivant dans ce cadre, nous avons travaillé le concept d’identité sourde dans une perspective sociologique (Poirier 2005b). En nous centrant sur le caractère dynamique du concept d’identité, nous défendons que les personnes sourdes (comme tout sujet d’ailleurs) construisent leur identité dans un rapport « dialogique » (Taylor 2003) avec autrui. C’est-à-dire que celle-ci se constitue dans un espace de dialogue interne et externe au groupe d’appartenance (Farro 2000). L’identité dialogique implique un rapport de ressemblance et d’opposition. Les personnes sourdes, c’est-à-dire les membres d’un groupe vivant une situation de handicap social où le manque d’ouïe peut être un obstacle, fondent leur construction identitaire sur des caractères qu’ils partagent et qui les distinguent d’autrui. L’identité se construit en fonction de ce qui est similaire et de ce vers quoi le sujet voudrait tendre (un modèle), mais également en fonction de ce qui est extérieur et différent de soi, une altérité. C’est-à-dire en fonction d’un sujet ou d’un groupe de sujets extérieurs avec lesquels on entre en relation de manière positive et négative, avec lesquels il est possible de tisser des liens et d’établir des contacts mais aussi avec lesquels on est susceptible de prendre ses distances ou de carrément s’opposer. À ce titre, dans le champ de la surdité, il est fréquent d’évoquer l’existence de deux mondes : celui des personnes sourdes et celui des entendants. Autrement dit, comme le rapportent les deux répondantes ci-dessous, l’identité sourde se construit dans un rapport aux personnes sourdes, oralistes et gestuelles (groupe interne), ainsi qu’aux « entendants » (groupe externe).

J’étais habituée, j’avais grandi en oralisme, mais des fois j’étais prise entre les deux mondes. À la maison, ça se passait en signes. Mais mes parents m’aidaient quand même en oralisme pour que je m’améliore. Parce que si ça n’avait pas été que de l’oralisme à l’école et du gestuel à la maison, j’aurais pu progresser en oralisme. Mes parents me donnaient comme un support l’un et l’autre. Par contre, dans la famille de ma mère, ils font de la LSQ pure, je l’ai donc apprise. C’est pour ça que je suis capable de maîtriser tout ça, d’être à l’aise dans les deux mondes, de ne pas être déséquilibrée (Sujet L).

Poirier 2005b : 169

T’sais, elle [en référant à sa soeur aînée qui est entendante] était contente de me voir grandir, mais en même temps elle sentait que vers l’âge de 20, 24 ans, j’avais plus de liens avec la culture sourde, avec les fêtes de Noël. Non pas à Noël, à Noël, j’allais dans ma famille. Au Jour de l’an, j’allais avec les Sourds. T’sais, ça, c’était un peu décevant pour elle, mais elle acceptait que j’y aille, de la même façon que moi, j’acceptais sa culture. Donc on est deux cultures qui travaillent d’un côté ou de l’autre où on... deux cultures donc on fait nos choses côte à côte (Sujet N).

Poirier 2005b : 170

L’identité, sourde ou pas, se construit en fonction des trois concepts fondamentaux que sont l’appartenance à une culture (Padden et Humphries 1998 ; Lachance 2002), l’appartenance à une histoire, et le partage d’une langue commune. Nous pourrions parler en termes plus larges de culture sourde.

Le sentiment d’appartenance se construit, il n’est pas donné et relève de déterminants individuels et collectifs. Ces déterminants sont par exemple : le moment d’apparition de la surdité, l’influence d’une situation familiale X, l’existence ou non d’un contact avec des modèles sourds, le rapport au groupe formé par les sourds et nécessairement par les entendants. Un autre élément à retenir est celui de la conscience de l’appartenance à une communauté immédiate (groupe d’appartenance) et élargie (conscience historique). À cet égard, il est possible d’identifier chez le groupe des personnes sourdes la présence d’un certain habitus sourd (Delaporte 2002). Celui-ci est constitué de faits historiques[6] et politiques ainsi que d’une expression humoristique et théâtrale[7] auxquels les personnes sourdes peuvent se référer et s’identifier. En ce sens, elles présentent une différence culturelle qui s’inscrit dans une existence historique, c’est-à-dire qui a un passé s’incarnant dans une mémoire collective que certains membres de la communauté des personnes sourdes, plus particulièrement les Sourds, participent à reproduire et, surtout, tiennent à maintenir et à transmettre (Mottez 1993 : 143).

Tous ces éléments contribuent à la création d’un sentiment d’appartenance à la communauté culturelle des personnes sourdes qui est entretenu par ce que nous considérons être le noeud de cette identité : la langue des signes. Cette médiation linguistique contribue à cimenter le sentiment d’appartenance et représente un vecteur de revendication politique. Plus qu’un outil de communication, la langue des signes est un pôle de référence individuel et collectif. Elle constitue une médiation symbolique permettant aux personnes sourdes de se reconnaître réciproquement comme appartenant à une communauté de langage qui contribue à façonner leur identité immédiate et leur identité en tant qu’entité historique. Une répondante illustre l’importance de la LSQ dans la représentation identitaire de la personne sourde :

Je trouve que faire de l’oralisme, ce n’est pas facile. Ce n’est pas quelque chose qui m’appartient. Ça appartient aux entendants. Mes parents sont sourds, je le sais. Mais l’oralisme, c’est quelque chose que tu apprends, ça fait partie de l’éducation. [...] J’ai l’impression que c’est comme une deuxième peau dont je me suis débarrassée. J’ai patienté jusque-là en sachant que ça allait bientôt être fini et que, plus j’allais être en LSQ et que j’allais rencontrer des Sourds, c’est officiel. Je suis née de parents sourds alors évidemment je suis vraiment sourde (Sujet L).

Poirier 2005b : 179

Là, c’était la LSQ pure. C’était intéressant, je ne me suis pas intégrée tout de suite. Avant, j’ai appris à les connaître. Je suis comme ça, moi. C’est mon caractère. Ce n’est pas tellement mon genre d’arriver quelque part et d’être immédiatement emballée par quelque chose. J’ai passé un été, j’étais avec les enfants et j’ai senti que c’était mon monde. L’oralisme, j’y ai travaillé fort, mais en somme qu’est-ce que ça m’a apporté ? Tandis que le monde de la LSQ, c’est riche et ça m’apporte beaucoup (Sujet L).

Poirier 2005b : 178

Les Sourds ont vraiment besoin de la LSQ. C’est très important ! C’est important aussi que les Sourds puissent avoir la LSQ étant jeunes afin d’avoir une base solide. Ensuite, ils feront le choix d’aller soit vers la LSQ, soit vers l’oralisme. Ce sera un choix personnel. C’est très important pour moi ! C’est vrai que, pour moi, mon expérience à moi... Si plus tard j’ai un enfant sourd, c’est officiel qu’il aura la LSQ dès son jeune âge pour qu’il se sente solide et riche, et ensuite on verra [...]. J’étais attirée par la LSQ, je trouvais ça intéressant, j’apprenais beaucoup. Je me sentais bien. Je me sens bien en LSQ, confortable. C’est vraiment ma langue. J’ai éliminé les autres signes, ceux du français signé (Sujet M).

Poirier 2005b : 195

Rappelons ici qu’il n’y a pas de langue des signes universelle. Il existe autant de langues des signes que de communautés culturelles qui en font usage[8]. Les travaux de Christian Cuxac (Cuxac 2001 ; Cuxac et Salandre 2007) ont démontré qu’il peut y avoir des rapprochements iconiques entre les différentes langues des signes. Il a identifié des « structures de grande iconicité » qui seraient communes à toutes les personnes sourdes en tant que locuteurs en langue des signes, ce qui leur permettrait par exemple d’échanger lors d’événements internationaux. Il y a des cultures sourdes. Toutefois ces différentes communautés d’individus partagent une histoire, défendent des valeurs et des traditions communes ainsi qu’une appartenance à une identité particulière et différente en référence à l’identité de l’entendant.

Si nous venons d’identifier un acte de différenciation qui se déploie en termes identitaires en lien avec un groupe « extérieur », cet acte est susceptible de se manifester au sein même du groupe d’appartenance. Les langues des signes génèrent l’existence d’une norme à l’intérieur de la communauté des personnes sourdes, c’est-à-dire entre ceux qui recourent à la langue des signes et ceux qui n’y recourent pas, ce que nous appelons la norme endogène.

Le fait de revendiquer une appartenance à une condition définie en fonction de variables identitaires, qui se traduisent dans le discours par le recours à des catégories comme « pur sourd » ou « sourd comme du bois » (Gaucher 2005), contribue à délimiter les contours d’une communauté axée sur des critères ethnolinguistiques. Toutefois, cela implique également qu’il puisse y avoir des individus qui se situent à l’extérieur de ces limites, et cela ne concerne pas uniquement les entendants. Selon cette perspective, il y aurait aussi de « faux sourds », c’est-à-dire des personnes sourdes qui ne font pas usage de la langue des signes.

Poirier 2010 : 70

Dimension normative endogène et exogène à l’identité sourde

La citation ci-dessus met en évidence la dimension normative rattachée à l’identité sourde. Le caractère culturel inhérent à l’identité sourde ayant été présenté, discutons maintenant de sa dimension normative endogène et exogène.

L’aspect normatif exogène dans lequel se situent les langues des signes est celui du rapport à la norme que constituent les langues orales. Dans le contexte d’une société articulée plus majoritairement selon une norme « audiocentrique »[9], la communication par le biais des langues orales représente le point de référence socialement admis. À cet égard, la dimension normative exogène constitue le point de référence à partir duquel se définit la dimension normative endogène. La norme appelle à la fois la conformité et l’émancipation. En ce sens, le groupe des personnes sourdes est divisé, voire même déchiré par des tensions et des clivages identitaires. À l’image de la normativité qui se déploie à un niveau macro (exogène), les individus y adhèrent ou n’y adhèrent pas, ils s’y conforment ou ne veulent pas s’y conformer, l’acceptent ou la refusent. Le caractère normatif endogène est celui par le biais duquel se vivent des tensions internes au sein même du groupe des personnes sourdes, c’est-à-dire le groupe de personnes atteintes de surdité, qu’elles soient oralistes ou gestualistes.

Comme nous le verrons ultérieurement, certaines recherches en faveur de la défense des langues des signes s’emploient à défendre le caractère dit « naturel » inhérent à leur apprentissage par les personnes sourdes. Bien que nous reconnaissions cet aspect important, nous défendons que l’usage effectif de la langue des signes nécessite un processus d’adhésion. Les personnes sourdes arrivent à un moment de leur vie où elles doivent effectuer un choix : celui de basculer dans le monde des entendants ou dans celui des personnes sourdes, ou bien de demeurer « entre les deux chaises ». Dans le cas présent, au-delà du choix d’un mode de communication, il s’agit d’un choix identitaire : la décision de vivre en conformité avec une culture dominante, du moins le plus adéquatement possible, ou alors d’adhérer à une culture minoritaire, posture qui place l’individu sourd dans un rapport où la défense et la préservation du statut minoritaire sont constantes. C’est à ce niveau que les différents travaux centrés sur l’autonomie effective des langues des signes à l’égard des langues orales revêtent à notre avis toute leur importance.

Langues des signes et langues orales : statut égalitaire ?

Les travaux de Chomsky (1966, 1968) en faveur d’une grammaire universelle ont en quelque sorte consacré un courant qui a conféré un statut privilégié aux langues orales par rapport à d’autres formes de langages. Un des arguments développés par l’auteur était celui de l’existence de capacités innées, en tant que structures communes déjà inscrites, prédisposant les humains à l’apprentissage de la langue. Il existerait une structure commune à toutes les langues, et les individus détiendraient cette structure inscrite cognitivement en termes de compétences, ce qui justifierait, par exemple selon Chomsky, la rapidité avec laquelle un enfant pourrait apprendre une langue. Cette hypothèse a notamment engagé Chomsky dans un débat direct avec Piaget (Piattelli-Palmarini 1980) qui défendait que cette capacité relève non pas d’un « programme génétique déterminé communément partagé » ou d’un « organe du langage spécifique », mais plutôt d’un processus construit et acquis, communément appelé en sociologie la socialisation. Si plusieurs travaux ayant pour objet l’étude des langues des signes et de leur émergence ont démontré l’existence du caractère chomskyen, la citation ci-dessous réconcilie ces deux dimensions de l’apprentissage de la langue des signes en rappelant l’existence de ces aspects inhérents à la langue des signes québécoise :

Pour les chercheurs québécois rencontrés par exemple, la langue maternelle des sourds, comme leur culture, est pour partie le produit de la nature. La LSQ [langue des signes québécoises] n’est ici « naturelle » que pour les plus sourds. Il existerait par ailleurs un âge optimal pour s’approprier une langue en dehors d’un enseignement formel. « Il est probable que la plasticité du cerveau de l’enfant diminue à partir de l’âge de 7 ans et que vers 12 ans tout soit pratiquement joué en termes d’acquisition du langage » (Dubuisson, 1997, p. 4). Les critères de définition d’un locuteur natif de LSQ s’appuient alors sur ces thèses d’un ancrage biologique du langage et de l’existence d’un âge critique : degré important de surdité d’abord, âge précoce d’acquisition de la langue des signes ensuite, parents sourds ou présence de membres sourds dans la famille enfin, puis investissement dans des lieux sociaux ou scolaires où la LSQ est pratiquée.

Dalle-Nazébi 2008 : 74

Le caractère universel des langues des signes ressort dans d’autres travaux grâce à la démonstration de la capacité de locuteurs sourds à développer des langues ayant des structures linguistiques formalisées sans le contact récurrent avec des pairs ou des locuteurs expérimentés. Nous référerons par exemple aux travaux de Senghas et al. (2004) qui portent sur le développement d’une langue des signes au Nicaragua. En effet, celle-ci aurait émergé dans un contexte de contacts très limités, voir quasi inexistants, entre locuteurs expérimentés et inexpérimentés, mais aurait mené au développement d’une langue formalisée. Dans une autre perspective, les différents travaux de Goldin-Meadow de l’université de Chicago ont démontré, chez les enfants sourds de parents entendants, une influence parentale limitée dans l’acquisition de la langue des signes. Certains travaux (Goldin-Meadow et Mylander 1998) ont fait ressortir la capacité des enfants sourds à dépasser le stade dit de l’usage de signes domestiques vers des signes formalisés. Ces chercheurs ont observé deux groupes d’enfants sourds nés de parents entendants, l’un résidant en Chine et l’autre aux États-Unis, et ont constaté, d’une part, que les enfants avaient développé une langue plus élaborée que celle utilisée pour communiquer avec les parents et, d’autre part, que les deux langues dites « formalisées » partageaient davantage de points communs que les langues formalisées et les langues domestiques utilisées respectivement.

Ces travaux permettent de questionner la dimension évolutive attachée au développement des gestes (caractère spontané et immédiat), des signes (signes domestiques, signes formalisés) et de la parole, ou du moins du lien qui se construit entre eux. Des thèses sur l’émergence du langage ont présenté celui-ci sous la forme d’un continuum linéaire marqué par les différentes phases (gestuelle, lexicale et grammaticale – nommée plus spécifiquement oralisation) ou, en termes de stades, comme l’évoque William Stokoe : « du geste au langage à la parole » (Stokoe 2002 : 31). Selon ce schème qui s’attache à une perspective évolutive, les gestes déboucheraient vers la parole. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer les différentes phases qui ont mené à l’étape du sujet-qui-pense (Pichot 1991). Rappelons le principe du philosophe Étienne Condillac (XVIIIe siècle)[10] selon lequel les signes (sons et gestes servant à la communication) seraient à l’origine du langage – précisons ici : du langage humain (la langue orale). En effet, le philosophe des Lumières distinguait les signes selon trois types : accidentels, naturels (cris de la nature) et d’institution, c’est-à-dire, dans ses propres termes, les signes arbitraires. Ce philosophe a systématisé le lien existant entre besoin de communiquer (découlant d’un acte instinctif) et l’acte d’idéalisation traduit par le « contrôle sémiotique de l’expérience humaine » (Rosenfield 2001). Les corps seraient naturellement organisés pour communiquer et le passage de l’acte instinctif (action) à l’acte formalisé (parole) se déroulerait de manière progressive. À cet égard, le concept de « langage d’action » comporterait deux dimensions : la propension instinctive de communiquer et l’organisation de cette capacité.

L’argumentaire de Stokoe est que les signes, qu’il est important de différencier des gestes, étaient présents dès l’origine de l’être humain. Selon lui, les signes représentent des marques non verbales conventionnelles qui composent la langue des signes. Pour reprendre la formule de Cuxac (2001 : 1), les signes de la langue des signes ont la particularité de permettre « un processus d’iconicisation ». Cette perspective apporte un éclairage supplémentaire sur le statut des langues des signes, ou, plus justement, vient réaffirmer que celles-ci n’appartiennent pas au domaine du protolangage, de la pantomime ou d’une « sous-langue » par analogie à une sous-culture. Cette contribution s’inscrit dans la lignée de perspectives qui réfutent l’idée que les langues des signes seraient dépourvues de structure syntaxique ou que cette dernière, si on en reconnaît l’existence, serait déterminée ou directement dépendante de celle des langues orales.

À l’origine du geste, l’acte de pointer ?

Selon un cadre évolutionniste, les gestes et les signes (en tant que signal) seraient des systèmes de communication qui préexisteraient à la parole en raison, soit d’une adaptation progressive de l’humain à son environnement, soit de transformations physiologiques d’ordre mécanique (comme par exemple un phénomène d’abaissement du larynx qui permettrait aux sons de s’exprimer) qui déboucheraient sur la faculté de s’exprimer oralement. Cette vision évolutive et adaptative identifie un acte fondateur afin de cibler l’origine du geste. Le geste, ou l’acte gestuel, qui semble créer consensus est l’acte de pointer. Le pointage a deux composantes : on lui associe l’utilisation de l’index pour explorer, et l’extension du bras pour attraper (Mathiot et al. 2009). Les recherches sur le développement du langage attribuent différentes fonctions au pointage. Traditionnellement, on distinguait deux fonctions principales au pointage directif : celle de demander un objet convoité (proto-impératif) et celle de référer (pointage proto-déclaratif). D’autres recherches ont permis de bonifier les fonctions du pointage. Certaines ont mis en lumière la fonction de type assertif, c’est-à-dire ayant pour objectif d’établir l’attention conjointe et ainsi faire appel à un usage davantage informatif du pointage, comme c’est le cas chez les bébés de 12 mois, qui utiliseraient le pointage pour transmettre à autrui un savoir connu d’eux seuls (Liszkowski et al. 2006). D’autres recherches se sont penchées sur la fonction du langage en tant que « mécanisme d’apprentissage culturel » c’est-à-dire permettant au bébé d’obtenir de l’information sur son environnement de la part de l’adulte (Southgate et al. 2007).

Certaines recherches sur le processus d’acquisition d’une langue orale défendent que le pointage constitue un pont entre communication gestuelle et communication orale chez le tout jeune enfant. Cette perspective voit dans cet acte simple mais fondateur un geste présymbolique ou du moins antérieur à tout acte symbolique de représentation, plaçant ainsi le « pointage comme acte précurseur de la dénomination » (Mathiot et al. 2009).

Cependant, d’autres travaux sur le développement des langues des signes ont démontré que, chez certaines personnes sourdes, le pointage ne précède pas le langage (Bonvillian et al.1994). C’est le cas des enfants sourds nés de parents sourds qui font usage de la langue des signes. Dans ce contexte, le pointage et les premiers signes (de la langue des signes) apparaissent conjointement. Qui plus est, les chercheurs postulent que le pointage, appelé intentionnel, apparaîtrait plus tôt chez les enfants sourds (nommés signeurs natifs) que chez les enfants qui acquièrent une langue orale. L’intentionnalité jouerait un rôle fondamental, voire déterminant dans l’acte de pointage.

Bien que le nourrisson puisse utiliser le pointage dès l’âge de trois à six mois, il semblerait que la nécessaire phase d’inter compréhension et d’intentionnalité, appelée pointage communicatif, n’est véritablement possible qu’à partir de 12 mois. Le pointage sert dans ce cas à communiquer un « ressenti », à désigner un objet, et à engager un dialogue. À ce titre, les travaux de Tomasello et al. (2007) ont démontré qu’à cette phase l’enfant aurait même la capacité d’identifier le motif qui serait à l’origine de l’acte de pointage. S’appuyant sur leurs travaux menés auprès des grands singes, Tomasello et son équipe précisent que les échanges entre l’enfant et la mère, qu’ils nomment dyadiques, sont très importants pour le développement ultérieur du langage. Il ajoute que c’est l’intentionnalité partagée qui revêt une importance toute particulière. Selon cet angle, le pointage ne représenterait pas de facto un prérequis au langage, contrairement à ce que concluent de nombreux travaux sur l’acquisition des langues orales. Selon cette perspective, les modalités gestuo-visuelles et verbales de communication pourraient être associées et complémentaires (Morgenstern et al. 2008). Poussant plus loin l’argumentaire, plus particulièrement à propos de la langue des signes, Stokoe (2002) défend la thèse que le pointage peut être un acte qui ne nécessite pas la présence de la langue, comprise ici évidemment comme langue orale.

Les langues des signes, une autonomie dans l’acte de pointage

Bien que le titre de l’ouvrage de Stokoe (2002), Langage in Hand : Why Sign Came Before Speech, et l’argumentaire qui y est développé laissent entrevoir une perspective évolutionniste, il apporte une contribution importante en tant que linguiste, en montrant que les langues des signes détiennent une structure autonome par rapport aux langues orales. Dans la thèse ultime de cet ouvrage, Stokoe pousse plus loin l’argumentaire en accordant un statut privilégié aux langues des signes. Il soutient que celles-ci précéderaient et conditionneraient le langage. Il apporte donc de la matière à un champ d’étude de plus en plus prolifique qui défend l’idée, d’une part, que sur le plan syntaxique les langues des signes sont autonomes, voire autosuffisantes et, d’autre part, que les langues orales peuvent difficilement se passer d’une dimension importante, voire fondamentale dans le cadre de la communication et de l’intercompréhension, offerte par les gestes et les signes, dimension qui se définit en tant que « possibilité de percevoir un lien entre la forme linguistique et la forme ou les caractéristiques du référent dénoté » (Rinfret 2009). À cet égard, Christian Cuxac a développé le concept de « visée iconicisatrice » :

Toutes les langues permettent de reconstruire des expériences, mais les langues orales ne font que le dire (sauf les cas d’ajouts gestuels : un poisson grand « comme ça », d’imitation posturale de personnages, ou d’imitation de voix dans des dialogues rapportés), sans le montrer. Il en va tout autrement avec les langues des signes, où la dimension du comme ça en montrant et/ou en imitant (comme si j’étais celui dont je parle, et quelles que soient ses actions), bref, en donnant à voir peut toujours être activée.

Cuxac 2001 : 6

En accordant une attention particulière à cette dimension, ces auteurs permettent d’inverser le rapport existant entre les langues orales et les langues des signes.

Votre geste signifie « Elle est partie par-là ». Il donne cependant à la tierce personne plus d’information que cette simple traduction, car il indique vers où votre compagne s’est dirigée. Les mots traduits ne veulent pas dire grand-chose s’ils ne sont pas accompagnés d’une indication gestuelle (en se limitant aux mots, on n’apprend pas vers où votre compagne est partie). Dans cette situation hypothétique, vous montrez de la main la direction dans laquelle votre compagne s’en est allée, mais votre main représente aussi votre compagne elle-même. Le geste possède ainsi sa syntaxe propre, votre main et son déplacement étant respectivement le sujet et le prédicat de votre énoncé. Cette expérience démontre que, sans que la moindre parole soit prononcée, un simple geste peut à lui seul mettre en place une construction syntaxique. Existe-t-il un phonème qui puisse en faire autant ?

Stokoe 2002 : xiiii[11]

L’esprit de cette assertion a été repris à travers l’expression de « grammaticalisation de l’espace » développée par Yves Delaporte (2002 : 352) ou la notion d’iconicité, voire de « structures de grande iconicité » employée par Cuxac (2001 :14). L’iconicité dans la langue des signes est effective grâce au recours aux « éléments linguistiques non discrets et donc non susceptibles d’être transcrits exhaustivement au moyen d’unités de type “phonologique” » (Cuxac 1993 : 48) appelés aussi descripteurs. Ce sont les « descripteurs et spécificateurs » qui réfèrent au mouvement ; les « transferts situationnels », c’est-à-dire les éléments qui consistent en la reproduction iconique de l’espace ; le « transfert personnel » où le corps du locuteur est sollicité. Les structures de grandes iconicité sont traduites grâce à différents articulateurs : la configuration de la main, l’emplacement (c’est-à-dire la hauteur à laquelle se situe la formulation du signe : le visage, le bras, le thorax) et le rythme dans l’acte du mouvement (rapide, lent, accentué, etc.).

Selon la thèse développée par Stokoe, le caractère iconique identifié dans les langues des signes, c’est-à-dire l’utilisation des gestes dans une perspective syntaxique/sémantique qu’il fait remonter à la transition des espèces Homo erectus à Homo sapiens, aurait été le point de départ de l’histoire humaine. Il hérite de la perspective de Condillac, qui avait identifié le langage d’action, en questionnant la perspective évolutionniste du continuum gestes et parole. Dans le cas présent, Stokoe propose d’inverser le rapport : les premiers auraient précédé la seconde. Il défend ainsi que les langues des signes constituent une modalité de communication plus aisément apprise que les langues orales. Situation de facilité qui serait attribuable, d’une part, au caractère iconique des langues des signes et de la communication par gestes, qui recouvre, entre autres, différentes dimensions nécessaires à la communication entre les individus et, d’autre part, au fait que les humains auraient une propension naturelle à communiquer par gestes même dans un cadre où la modalité orale domine, venant ainsi l’appuyer et la compléter.

Au sein du débat concernant la préséance d’une langue sur une autre qui touche de manière générale les courants évolutionnistes s’intéressant au phénomène d’apparition de la langue, la contribution de Stokoe est fondamentale pour la reconnaissance des langues des signes. Toutefois, sans réfuter entièrement sa thèse, nous privilégions un regard pondéré en adoptant la nuance développée par la tradition ethnolinguistique qui s’attache au fait que les humains auraient certes pu utiliser une communication non verbale pré-linguistique, mais que celle-ci n’a rien à voir avec les langues des signes. En ce sens, nous défendons davantage une perspective où le lien entre les langues des signes et les langues orales est un rapport de type coévolutif et que ces langues peuvent à certains égards être complémentaires, comme en témoigne concrètement l’utilisation complémentaire de la part des personnes sourdes de l’oralisme et du gestualisme.

Conclusion

Le processus de reconnaissance des langues des signes et le statut qu’elles occupent à l’égard des langues orales et dans le processus de développement du langage ont généré une prolifération de travaux. Dans cet article nous avons tenté de mettre en valeur que la reconnaissance en termes linguistiques des langues des signes recouvre un processus identitaire complexe. L’identification de signes porteurs d’une grande structure d’iconicité qui composent les langues des signes nous a permis de mettre en lumière l’existence d’une tension identitaire vécue par les personnes sourdes. Nous avons défini cette tension à la fois par des actes endogènes et exogènes d’identification et de différenciation. Nous avons développé que ces actes se déploient à la fois en réaction à un groupe externe du groupe des personnes sourdes, c’est-à-dire vis-à-vis des entendants, et à l’intérieur du groupe, créant des scissions internes au sein de la communauté des personnes sourdes. Nous avons illustré ce processus grâce à des pôles relevant de deux ordres, soit l’identitaire et le normatif. Nous avons par la suite interrogé le cadre évolutionniste du langage et en nous appuyant sur des éléments qui contribuent habituellement à conférer aux langues orales un statut privilégié dans le continuum classique du langage. Nous avons repris ces mêmes catégories pour rappeler que les langues des signes occupent un statut de non dépendance à l’égard des langues orales, soutenant même que le rapport entre les deux langues puisse être inversé.