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Introduction : un livre qui marche sur la tête

En 1985, je publiai un livre intitulé Échanges, développement et hiérarchies dans le Bamenda précolonial – Cameroun. Quinze ans plus tard, il m’est apparu que ce livre vieillissait bien et qu’il n’était pas un mauvais livre, mais qu’il marchait sur la tête. Pour pasticher Marx : il fallait le remettre sur ses pieds. Je me propose ici de faire le récit de ce renversement. L’objectif est de faire l’analyse d’un terrain africain – celui des Grassfields du Cameroun – et de voir comment celle-ci a été reformulée à plusieurs reprises au fil de quarante années de montée en puissance des recherches effectuées dans de multiples disciplines, entraînant des changements de paradigmes anthropologiques dans le sens d’une interdisciplinarité de plus en plus affirmée.

Les hauts plateaux du Cameroun de l’ouest sont célèbres pour leurs royaumes. Il en existe environ 150 sur un territoire grand comme la Belgique. On y parle 50 langues mutuellement inintelligibles bien que génétiquement apparentées entre elles au sein du Bantu des Grassfields. Mis à part le royaume bamoum qui est relativement grand et peuplé, il s’agit de micro-royaumes. En ce début du XXIe siècle, ils sont en pleine réinvention. C’est le fait du retour des rois analysé par Claude-Hélène Perrot et François-Xavier Fauvelle-Aymar (2003). J’ai la chance de fréquenter l’un d’eux – le royaume Mankon – depuis 1971, soit depuis quarante ans (voir Warnier 1975, 1985 et 2009) et d’en avoir proposé des analyses anthropologiques dont la première fut coulée dans le moule de l’anthropologie sociale qui avait cours dans les années 1960 et 1970.

Premier paradigme : l’anthropologie sociale

En 1971, à l’époque où je pris contact avec le roi des Mankon, je me formais à l’anthropologie à l’Université de Pennsylvanie. À l’époque, les études africaines, du moins dans le monde anglophone, étaient encore fortement marquées par l’anthropologie sociale héritière de la tradition de Durkheim, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, revue à la lumière de la sociologie dynamique. Celle-ci fournissait la recette d’une thèse : étudier les groupes de descendance, la parenté, les institutions de la royauté, les conflits, les procédures de résolution des conflits et vous aviez un doctorat. Elle postulait que l’enquête devait se limiter à une entité sociopolitique circonscrite et en manifester l’organisation interne.

J’ai donc appliqué la recette. Mais le terrain a fissuré le paradigme en plusieurs endroits. Les généalogies montraient qu’un tiers des femmes mariées dans le royaume venaient d’ailleurs ; que le roi, les notables, les chefs de maisonnées étaient impliqués dans le commerce régional et les échanges nobles ; que la hiérarchie du royaume était en prise sur des hiérarchies régionales embrassant des dizaines de royaumes et communautés locales. Dans les années 1970, l’approche régionale de Leach sur les hauts plateaux birmans dont il fit état dans son ouvrage Political systems of Highland Burma (Leach 1954) commençait à être acceptée. Lors de sa parution ce livre avait été boudé par l’anthropologie sociale. C’est qu’en recommandant une approche régionale des dynamiques de transformation structurale partout où se manifestaient des réseaux de relations, Leach sortait des cadres reçus. À son école, j’élargis donc l’approche de l’anthropologie sociale classique.

Deuxième paradigme : une anthropologie historique et régionale des réseaux

Voilà donc un premier changement paradigmatique : faire le saut d’une anthropologie dynamique encore très solidaire de l’anthropologie sociale à une anthropologie régionale et historique des réseaux. Cela ouvrait mes recherches à des dimensions de cartographie, de géographie humaine et d’histoire en longue et moyenne durée. Je me suis donc engagé dans des enquêtes de terrain non plus sur un seul royaume, mais sur une région entière, le plateau de Bamenda (environ 100 x 50 km) au sein de la grande sous-région s’étendant du lac Tchad à la côte atlantique. Il s’agissait d’explorer les réseaux d’échanges nobles de marchandises de prix (sel, noix de kola, ivoire, esclaves, fusils, perles, etc.) et les réseaux d’échange de biens de subsistance corrélatifs de spécialisations locales et d’échanges marchands. En conséquence, je me plongeai dans la lecture des historiens de la côte atlantique (Latham 1973 ; Northrup 1978 ; Ardener 1956, 1968 ; Curtin 1969 ; Wirz 1972 ; Austen et Derrick 1999), et de tout ce qui était disponible sur l’histoire de la Bénoué moyenne et de l’Adamawa. C’est à ce moment-là que je fis la connaissance de Michael Rowlands et que nous nous mimes à travailler ensemble sur les mêmes terrains avec les mêmes informateurs. Il avait exploré ce type de configuration régionale dans l’Europe de l’âge du bronze, et il cherchait des parallèles ethnographiques. Son approche était informée par le paradigme systémique qui se développait à l’époque et qui s’imposa à notre attention.

Troisième paradigme : l’approche systémique

Partant de la cybernétique, la notion de système pénétra dans les sciences sociales au cours des années 1960. Elle renouvela la lecture de Marx. Développement et sous-développement apparaissaient comme le résultat de relations systémiques. André Gunder Frank publia Le développement du sous-développement en 1970. Immanuel Wallerstein (1974-1989) entreprit la publication de The Modern World System en 1974 ; Jonathan Friedman et Mike Rowlands publièrent The Evolution of Social Systems en 1977. Dans ce dernier cas, l’approche systémique était teintée à la fois de marxisme et d’évolutionnisme multilinéaire. Bien que de manière atténuée, la notion de système informe la grande oeuvre de Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, publiée en 1979.

Dans les Grassfields, le passage d’un point de vue leachéen à une approche systémique me semblait tout indiqué. D’ailleurs la notion de système était déjà présente, bien que beaucoup moins élaborée, chez Leach, puisque le titre même de son livre la mentionnait (Political Systems of Highland Burma). J’étais bien en présence d’un sous-système régional inscrit dans un système continental. Il y avait des centres de développement et des périphéries. Dans les centres s’accumulaient une quadruple richesse : sociale, culturelle, matérielle et symbolique, aux dépens de sociétés périphériques productrices de denrées de base à faible valeur ajoutée comme l’huile de palme. Le royaume Mankon et son voisin Bafut se signalaient par leur centralité. Cela ressortait des enquêtes de terrain sur les échanges de marchandises de prix entre monarques de rang équivalent, et d’échanges de biens de subsistance sur les marchés locaux et régionaux. Ces biens faisaient l’objet de spécialisations locales qu’on pouvait cartographier. Il y avait des zones de production d’huile de palme, de grains, de petit bétail, d’artisanat, de production métallurgique, pour le dégagement de surplus et la vente sur le marché. Encore dans les années 1970, ces spécialisations locales étaient inscrites dans les paysages, les agrosystèmes, les activités artisanales des maisonnées, l’économie domestique, les marchés locaux.

Mon livre de 1985 – celui qui marche sur la tête – prend acte des deux premiers changements paradigmatiques et analyse tout cela : les réseaux d’échanges au loin avec la côte atlantique, le bassin de la Bénoué, les émirats de l’Adamawa et du Nord Cameroun ; les spécialisations économiques régionales et les échanges marchands ; les hiérarchies locales dans quatre royaumes emblématiques de différents cas de figures, et les hiérarchies sociales et politiques régionales. Ces analyses étaient moulées dans un appareil qui combinait l’histoire en longue et en moyenne durée à la Braudel avec ses composantes géographiques, environnementales, économiques et démographiques, et l’analyse des transformations des systèmes régionaux de Wallerstein. Ce paradigme s’inspirait du modèle épigénétique d’évolution des systèmes sociaux conçu par Rowlands et Friedman.

La cerise sur le gâteau, c’était la notion de système-monde de Wallerstein. Pourquoi ? Parce qu’un système régional a une histoire. Il s’est mis en place sous l’action de facteurs et d’événements historiques qui ont transformé le système et se sont inscrits dans sa configuration. La néolithisation, l’introduction de la métallurgie, des cultigènes asiatiques puis américains, de la traite transatlantique, faisaient incontestablement partie de ces facteurs. L’analyse historique demeurait incomplète tant qu’on n’avait pas fait la liste de ces facteurs et leur périodisation. Je ne pouvais donc pas éviter la question de l’origine et de l’ancienneté de ces royaumes.

Une chose était claire : aux XVIIIe et XIXe siècles, tous ces royaumes étaient profondément impliqués dans la traite des esclaves. On en avait des traces tangibles. Par exemple, à Mankon, sept chefs de clans, dont le roi, chef du clan royal, possédaient une licence de traite sous forme d’une « corde à esclave » tressée avec des cheveux humains et enroulée sur le bâton de marche de son détenteur. Celui-ci pouvait déléguer la licence à des notables de son entourage, qui pratiquaient la traite pour son compte. L’approvisionnement se faisait essentiellement par la vente de concitoyens. J’ai exploré ce dispositif en détail dans un article sur la « traite sans raids » (Warnier 1989). Le notable traitant versait une commission au chef de clan et au roi. Robert Brain (1972), qui a fait des recherches chez les Bangwa occidentaux, dit que la traite était l’épine dorsale de leur économie. On pourrait multiplier les observations de cet acabit. Les Grassfields sont densément peuplés depuis des siècles. C’était le grand réservoir d’esclaves de l’arrière-pays de Douala et Calabar. La traite a pris son essor entre 1700 et 1750. La conclusion semblait s’imposer que ces royaumes se seraient constitués comme un dispositif de participation à la périphérie du système-monde eurocentré de Wallerstein, entre 1700 et 1800. Ces royaumes seraient donc relativement récents. Cette conclusion ne choquait personne à l’époque car les historiens – camerounais ou expatriés – travaillant dans les années 1960 et 1970 à partir des seules traditions orales, tombaient sur la même chronologie résumée par Tardits (1981). Ce biais méthodologique assez général en Afrique fut nuancé par Jan Vansina (1961) et vivement critiqué par David Henige (1974).

Si l’on était bien en présence de sociétés participant du système-monde européen, il convenait de voir les Grassfields en position périphérique par rapport aux ports de la côte atlantique du Golfe de Guinée – Douala, Bimbia, Rio del Rey, Calabar – eux-mêmes en position semi-périphérique par rapport au coeur de développement européen à partir du XVIe siècle. La production des hiérarchies de rois et de notables apparaissait alors comme une technologie politique, un outil qui permettait de contrôler les effets de l’afflux de marchandises de prix, et de financer l’intensification et la division du travail aux niveaux local et régional.

C’est ce schéma qui est erroné. Il marche sur la tête. Il existe maintenant mille raisons de penser que les Grassfields constituaient un centre grandement autonome de densification de la richesse, de la population, des connaissances, de la créativité culturelle, du pouvoir. Il y a toutes sortes de raisons de penser que l’émergence de royautés sacrées dans cette région est beaucoup plus ancienne que le XVIIIe siècle. Par quels chemins en est-on passé pour arriver à cette conclusion ?

Quatrième paradigme : la praxéologie du roi sacré comme réceptacle

Mon livre de 1985 proposait une anthropologie historique du politique en longue durée dans les Grassfields. Celle-ci était fiable sur les trois derniers siècles. Le livre analysait des dynamiques historiques d’accumulation qui se prolongeaient dans l’actualité. C’est ce qui retint l’attention de Peter Geschiere, Piet Konings et Jean-François Bayart. À la fin des années 1980, ces trois chercheurs travaillaient sur les itinéraires d’accumulation au Cameroun. L’objectif lointain était de repérer les modalités de la réinvention du capitalisme à la périphérie (voir Bayart 1994 ; Geschiere et Konings 1993). Or, il se trouve que les Grassfields fournissent des hommes et femmes d’affaires en grand nombre. Leur itinéraire d’accumulation méritait une étude. Bayart, Konings et Geschiere me demandèrent de la faire. Au terme de quelques années de travail, le résultat fut inattendu : toutes sortes de données éparses, laissées en déshérence par les paradigmes précédents se mettaient à dessiner les contours d’une interprétation nouvelle de la royauté sacrée.

Pour faire ce travail, je m’étais associé avec Dieudonné Miaffo (voir Miaffo et Warnier 1993 ; Warnier 1993). Au fil de nos séances de travail, nous vîmes s’associer de manière inattendue un certain nombre de champs sémantiques et de pratiques. Au risque de lasser les lecteurs déjà familiers avec mes écrits, voici ce qui nous apparut : les notables des Grassfields ainsi que les néo-notables qui se sont enrichis dans le commerce, les services, l’hôtellerie, l’immobilier, font appel à des registres d’accumulation qui reproduisent la fonction de réceptacle remplie par les rois et les chefs de groupes de descendance à l’endroit des substances ancestrales de vie qu’ils ont pour mandat d’accumuler et de dispenser à leurs sujets.

En ce qui concerne le roi, les pièces du puzzle qui se sont assemblées dans les années ultérieures dessinent le tableau suivant : le roi fait des offrandes sur les sépultures de ses ancêtres défunts. Ipso facto, ses substances corporelles, investies par la force vitale des rois défunts, deviennent des principes de vie et de reproduction qu’il a pour tâche de dispenser à son peuple afin d’assurer la reproduction et la prospérité de celui-ci. Les pratiques corporelles et matérielles de réception, stockage, dispensation constituent autant de technologies du pouvoir produisant certains types de sujets et les assujettissant à une souveraineté. Ces pratiques se concentrent sur les enveloppes cutanées, les orifices, le contrôle des flux entrants et sortants, et sur toute la culture matérielle des récipients et des contenus incorporés. Les notables mettent en oeuvre de telles pratiques chacun dans son groupe de descendance. Les sujets, enfin, possèdent des techniques du corps qui sont en même temps des technologies du pouvoir.

Mes recherches ont fait apparaître qu’en fonction des catégories de données prises en compte, on peut construire deux interprétations de la royauté sacrée. Si l’on prend en compte les mythes, les codes symboliques et rituels, les représentations, les récits et les connaissances verbalisées pour leur valeur-signe dans un système de connotation ou de communication, on produira une interprétation structuraliste dont Luc de Heusch (1987, 1990) fournit l’un des exemples les plus accomplis. Si, par contre, on prend en compte les connaissances procédurales, ainsi que les cultures matérielles et motrices pour leur valeur praxique dans un système d’effectuation ou de technologies du sujet et du pouvoir, on obtient une analyse praxéologique de la royauté dont j’ai fourni une analyse dans un livre récent (Warnier 2009).

L’une des illustrations les plus éloquentes de cette différence d’approche ressort d’une comparaison entre deux interprétations possibles du meurtre rituel du roi sacré, déjà bien repéré par Frazer. Le fait est que dans de nombreux royaumes africains, le roi était rituellement mis à mort au bout de quelques années, soit effectivement, soit métaphoriquement, en lui substituant un esclave ou en le chassant du royaume. Alternativement, on pouvait mettre le roi à mort lorsque la fertilité des humains, des animaux ou des récoltes laissait à désirer et que les spécialistes diagnostiquaient une dysharmonie grandissante entre le roi et les forces cosmiques ou ancestrales. Dans une perspective structuraliste, Luc de Heusch propose l’interprétation suivante : « il s’agit toujours de devancer la fin naturelle du roi, de lui imposer une fin culturelle, comme si la société entendait se réapproprier le contrôle des forces cosmiques qu’abrite son enveloppe corporelle » (de Heusch 1990 : 12). Cette phrase condense mes motifs de perplexité à l’endroit de la vaste entreprise menée par Luc de Heusch : la distinction culture/nature importée des constructions lévi-straussiennes ne me semble pas soutenue par le donné africain : les royaumes des Grassfields, à tout le moins, n’en font pas un élément opératoire de leur univers symbolique, et je ne vois pas que les royautés d’Afrique orientale le fassent. C’est une surinterprétation qui vient d’ailleurs, en particulier des mythes amérindiens tels qu’ils furent analysés par Claude Lévi-Strauss.

À mon sens, l’allusion que fait De Heusch à l’enveloppe corporelle du roi nous met sur la piste d’une réalité beaucoup plus concrète et pragmatique : si le corps du roi, en tant que récipient matériel, ne reçoit plus ou ne retient plus les substances ancestrales, il faut en changer, comme on remplace un vieux pot fêlé par un neuf. Cela seul suffit à motiver un régicide ou des procédures permettant de pallier les déficiences royales. Entre deux explications concurrentes, il faut choisir celle des deux qui colle au plus près du donné et qui, de ce fait, est la plus simple. Il faut leur appliquer le rasoir de Guillaume d’Occam.

Le paradigme praxéologique et foucaldien

Afin de construire le nouveau paradigme dont j’avais besoin pour analyser le roi-réceptacle, il a fallu prendre en compte la praxéologie des cultures matérielles et motrices et les faits d’incorporation. Trois disciplines ont aidé pour ce faire. D’abord, la neurologie qui, en partant de Head et Holmes (1911), a abouti aux neurosciences cognitives avec Berthoz (1997) et bien d’autres, en passant par Schilder (1935). En second lieu, la philosophie, sous deux de ses manifestations, et avant tout la constellation qui s’est organisée autour d’une nouvelle approche de la subjectivité et du sujet, principalement avec Michel Foucault (1994, 2001). Les technologies du sujet, la subjectivation comme assujettissement et gouvernement de soi, et les technologies du pouvoir en tant qu’elles s’adressent au corps ouvraient de vastes perspectives à l’analyse de la royauté sacrée. Mais le filon phénoménologique, après avoir donné des résultats décevants dans les années 1990 lorsque plusieurs chercheurs tentèrent de l’acclimater en anthropologie, ouvrait de nouvelles perspectives grâce à des philosophes comme Jean-Luc Petit qui le travaillèrent à frais nouveaux en le confrontant aux neurosciences cognitives (voir à ce sujet Berthoz et Petit 2006). Enfin, la psychanalyse permettait de poser des questions originales, et de suggérer des réponses.

Revenons à la question chronologique à partir de ce que je viens de développer. Si le fardeau de la royauté consiste à produire matériellement et symboliquement l’enveloppe du royaume, de l’intériorité, de l’extériorité, de l’ouverture et de la clôture, alors chaque royaume est la mise en oeuvre de technologies d’assignation à la localité des choses et des sujets, et de contrôle des flux. Le royaume répond à des problèmes de mobilité, de localité, de limites.

Ce n’est donc pas nécessairement la traite, mais l’intensification de la mobilité des groupes, des personnes et des choses à l’échelle régionale et sous continentale qui aurait constitué le bouillon de culture d’où émergèrent les royaumes. Cette thèse n’avait rien de nouveau. Elle avait déjà été proposée par Robin Horton (1971) et elle fut considérablement élaborée par Igor Kopytoff (1987). Les questions pertinentes, pour l’historien/anthropologue, sont donc les suivantes : de quand date cette intensification ? Quelles en sont les configurations successives ?

Les recherches pluridisciplinaires des années 1970 et 1980

Pour répondre à ces questions, il fallait interroger tout un ensemble d’autres disciplines que l’anthropologie, à commencer par l’archéologie. Au début des années 1970, les montagnes, où qu’on les trouvât dans le vaste monde, étaient investies par deux imaginaires opposés. L’imaginaire britannique y voyait un milieu favorable au peuplement. Au XIXe siècle, lorsqu’ils tentaient de reconstituer l’histoire du peuplement, les auteurs de langue anglaise imaginaient les colons descendant des montagnes surpeuplées pour s’établir dans les plaines considérées comme un domaine de miasmes insalubres et hostiles aux humains. Au contraire de cet imaginaire, les auteurs des nations latines comme la France et l’Espagne imaginaient les montagnes comme des milieux hostiles à l’homme. Elles ne pouvaient être peuplées que par des réfugiés qui, chassés des plaines, soumis à un environnement difficile et isolés les uns des autres, étaient voués à la dégénérescence. Cet imaginaire est celui du crétin des Alpes, de Los Hurdes de Buñuel ou de la dégénérescence provoquée par le vin d’Arbois ou de Cilaos qui sont censés rendre fou. Dans les années 1970, cet imaginaire fut mis à mal par John Murra (1975) dans le cas des Andes, un biotope diversifié dont les étagements écologiques fournissent des ressources de toutes sortes très favorables au peuplement.

Pour des raisons mal élucidées, jusqu’aux années 1980, l’histoire des Grassfields était coulée dans l’imaginaire latin des montagnes-refuges. Les historiens pensaient que celles-ci auraient été peuplées récemment, principalement vers le XVIIe siècle. Dès 1971, ayant en tête les travaux de John Murra, et voyant les paysages des Grassfields, les hypothèses des historiens des Grassfields (résumées par Tardits 1981), me semblaient extrêmement fragiles. En 1973, je me mis à la recherche de sites stratifiés susceptibles de fournir une chronostratigraphie de la région. En l’espace de quelques mois, Jacqueline Leroy et moi identifiâmes cinq sites majeurs. Deux d’entre eux (Shum Laka et Mbi Crater) furent fouillés par R. Asombang et par P. de Maret et son équipe (cf. Ribot et al. 2001). À l’heure où j’écris (début 2012), Richard Osisly et Geoffroy de Saulieu sont à pied d’oeuvre pour reprendre ces recherches mais n’ont encore rien publié.

L’archéologie n’était pas la seule discipline susceptible de fournir des indications sur l’histoire de la région en longue durée. Les recherches linguistiques s’intensifièrent au milieu des années 1970, en partie dans le contexte de l’intérêt pour les migrations des locuteurs de langues bantoues (à mon sens improprement nommées « migrations bantoues »). Une vingtaine de linguistes se constituèrent en Groupe de travail sur le Bantu des Grassfields (GTBG) qui devait par la suite produire des inventaires, des classifications et des schémas de linguistique historique extrêmement précieux (voir les références données par Leroy 1977 et 2007). De 1979 à 1985, j’enseignai à l’Université de Yaoundé où je fis la connaissance de Serge Morin (1982), un géomorphologue avec qui je fis des missions dans les Grassfields. Sa lecture des paysages fut déterminante pour me faire percevoir de visu l’impact d’une néolithisation précoce (environ 6000 BP) dans la région. Par la suite, les recherches en paléopalynologie, phytogéographie et paléoclimatologie par Jean Maley (2001) produisirent les contours d’une histoire du couvert végétal et du climat sur les 30 000 dernières années. La génétique des populations ne fut pas en reste avec les recherches d’Alain Froment (voir Froment et Guffroy 2003). Les recherches en archéologie et en génétique des populations n’en sont qu’à leurs débuts et n’autorisent pas encore de synthèses. Mais elles sont suffisantes pour pouvoir affirmer l’ancienneté du peuplement des Grassfields et l’énorme potentiel de connaissances nouvelles qui est le leur.

Enfin, les Grassfields adoptèrent la métallurgie du fer il y a environ 2 500 ans et s’illustrèrent dans cet art du feu. D’un point de vue historique, il était important d’étudier de près cette activité structurante des paysages et des réseaux d’échange. Ian Fowler, Mike Rowlands, Raymond Asombang et moi nous attelâmes aux datations, à la cartographie et à la quantification des crassiers (voir les synthèses produites par Fowler 1989, 2011 ; et Warnier et Fowler 1979). Il est désormais clair que la spécialisation locale dans la production métallurgique existait déjà au Xe siècle de notre ère. Les palmeraies naturelles, qui produisent l’huile d’éléis échangée contre le métal, sont bien antérieures à cette date, l’éléis étant une espèce pionnière qui se déplace avec l’écotone forêt/savane.

Quarante ans après mes premières recherches anthropologiques et quatre changements de paradigme grâce à l’apport pluridisciplinaire, les conclusions suivantes s’imposèrent : le peuplement des Grassfields est ancien et dense ; le processus de néolithisation a six millénaires d’existence ; des processus endogènes de mobilité, de spécialisation économique régionale et d’échanges régionaux se sont mis en place avant le Xe siècle de notre ère, peut-être même bien avant, en particulier en rapport avec le développement de la métallurgie du fer ; cette spécialisation est corrélative d’une intensification du travail ; la mobilité des personnes et des choses est sans doute un fait très ancien dans les Grassfields, illustrée, à défaut d’être causée, par les spécialisations régionales et les échanges. Elle a posé des problèmes de traçabilité, en quelque sorte, des personnes et des biens qui se déplaçaient dans l’espace régional, un besoin d’assignation à la localité et de production de limites depuis au moins un millénaire, probablement deux. Si l’on adopte une approche systémique de ces phénomènes, les Grassfields constituent un centre de développement et non une périphérie, ce qui ouvre des perspectives nouvelles sur l’ancienneté des royaumes de la région.

Cinquième paradigme : l’histoire globale et les systèmes-mondes

Ce cinquième paradigme émerge du croisement des paradigmes 3 et 4 (approche systémique et praxéologie des flux). Il prend son point de départ dans les travaux de Wallerstein (1974-1989), Frank (1970), Friedman et Rowlands (1977), Beaujard, Berger et Norel (2009), Wengrow (2010), etc. Le schéma qu’ils dessinent est le suivant : des sphères d’interaction émergent au Moyen Orient y a cinq millénaires. Vers 500 avant notre ère, un premier système-monde « euroasiatique et africain » se constitue. Il est centré sur l’Océan indien. Il connaît quatre phases d’expansion et de retrait jusqu’au XXe siècle. Le système de Wallerstein, centré sur l’Europe, n’est pas le premier, ni le plus dynamique, ni le plus important, jusqu’à une époque toute récente, qui s’avère déjà transitoire en 2012. L’accumulation de valeur ne bascule sur l’Atlantique nord que tard dans le XIXe siècle. Sur la côte africaine, les transactions européennes sont périphériques aux économies locales jusqu’à la colonisation. Si cette hypothèse semble se vérifier y compris au regard de la traite transatlantique, elle demande un réexamen de l’historiographie de celle-ci. Les recherches pluridisciplinaires depuis les années 1970 et le développement de l’approche systémique en histoire globale m’amènent donc à renverser mon schéma de 1985 : les Grassfields sont presque certainement un centre autonome d’accumulation du capital démographique, économique, culturel, politique, symbolique.

Lorsqu’on se tourne vers l’arrière pour regarder les connections interdisciplinaires mobilisées au cours de ces quarante années de changements paradigmatiques, on voit que ce renversement ouvre de nouvelles perspectives de recherche régionales dans les Grassfields et à l’échelle continentale. Si les Grassfields sont un coeur de développement endogène, quels en sont les ingrédients, la chronologie, la dynamique et les réseaux d’échanges impliqués dans ces phénomènes, puisqu’il n’y a système que lorsqu’il y a circulation des personnes, des idées, des choses, etc. ? Avec quelles régions, quand, sous quelles modalités se sont faits ces échanges, et sur quelles sortes de biens portent-ils ? Le modèle eurasiatique et africain propose des candidats : la Corne de l’Afrique, la vallée du Nil et le Soudan. C’est la thèse de John Sutton (2001) concernant Igbo-Ukwu. Pour être validée, cette hypothèse exige une importante recherche documentaire. Je l’ai entreprise. Elle nécessiterait également des recherches archéologiques tout autour des Grassfields sur les trois derniers millénaires.

Conclusion : une anthropologie historique du politique

Au fil des ans, mes recherches sont venues s’inscrire dans une entreprise beaucoup plus vaste dont Jean-François Bayart (2004, entre autres), directeur de la collection dans laquelle j’ai publié mon ouvrage intitulé Régner au Cameroun (Warnier 2009), est l’un des animateurs les plus actifs. Il s’agit de construire une sociologie compréhensive et comparative du politique d’inspiration wébérienne plutôt que durkheimienne. L’anthropologie en fait partie, pour ainsi dire de droit. La pluridisciplinarité s’est invitée dans cette entreprise sous une double impulsion. La première est venue du terrain. C’est la contradiction entre l’historiographie reçue dans les années 1970 et la lecture des paysages ; entre le paradigme de l’anthropologie sociale et les données relevant de la praxéologie du pouvoir ; entre une approche locale de la royauté et l’inscription de celle-ci dans de vastes réseaux régionaux et sous continentaux qui a imposé tant le passage d’un paradigme à l’autre que l’interdisciplinarité qui m’a conduit à croiser le chemin de nombreuses disciplines : histoire, archéologie, linguistique, géomorphologie, étude des agrosystèmes, neurosciences cognitives, philosophie, psychanalyse. Jamais je ne me suis substitué aux spécialistes de ces disciplines. J’ai incité des archéologues à s’intéresser à la région en leur communiquant contacts et informations. Je me suis mis à l’école de tous les autres en conservant mon coeur de métier – l’anthropologie – enrichi de tous les apports extérieurs.

Il s’en faut de beaucoup que cette entreprise interdisciplinaire ait été un long fleuve tranquille. Elle souffre de plusieurs faiblesses. D’abord, en dépit du fait que le Cameroun se signala dans les années 1970-1985 par une densité exceptionnelle de chercheurs de toutes disciplines, elle est lacunaire. Les recherches archéologiques sont très en deçà de ce qu’il faudrait accomplir pour avoir des séquences culturelles continues, en particulier depuis la néolithisation. On peut à peine parler d’histoire des agrosystèmes et d’histoire démographique tant les données sont conjecturales. S’initier au vocabulaire et aux méthodologies de tant de disciplines différentes ne va pas sans erreurs et malentendus. Les relations avec les collègues d’autres disciplines furent la plupart du temps amicales et désintéressées, mais tel n’a pas toujours été le cas. Enfin, certains chercheurs spécialisés dans telle ou telle discipline rechignent à se risquer en dehors de leur domaine de compétence, ce qui ne facilite pas la coopération.

Depuis 1985, une seconde impulsion est venue s’ajouter à celle du terrain. Elle vint, comme je l’ai dit, de la sociologie historique du politique dans laquelle mes recherches pouvaient s’inscrire en suscitant des échos et des synergies intellectuelles dont les enjeux scientifiques et les engagements qu’ils étaient susceptibles de susciter dépassaient largement l’attention qu’on pourrait accorder à un petit royaume dans un petit canton de l’immense Afrique.