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Introduction

Les anthropologues ont un rôle majeur à jouer dans le processus de construction interdisciplinaire. Leur médiation est importante pour transcender les frontières disciplinaires et appréhender l’objet scientifique dans toute sa complexité ; le but ultime étant de répondre efficacement aux demandes sociales en termes de développement.

Il s’agit de mettre en question le principe de disciplines qui découpent au hachoir l’objet complexe, lequel est constitué essentiellement par les interrelations, les interactions, les interférences, les complémentarités, les oppositions entre éléments constitutifs dont chacun est prisonnier d’une discipline particulière. Pour qu’il y ait véritablement interdisciplinarité, il faut des disciplines articulées et ouvertes sur les phénomènes complexes.

Morin 1973 : 227

La complexité de la question foncière en Afrique répond parfaitement à cette observation d’Edgard Morin. Le continent africain est dominé et freiné par des systèmes fonciers divers et morcelés en termes d’usages, de droits, de coutumes et de pratiques culturelles. L’administration de la terre fonctionne également dans une logique de foisonnement et de cloisonnement institutionnels. Ces systèmes éclatés ne favorisent nullement la sécurisation foncière, la transparence et la clarification des droits dans la conception et la mise en oeuvre d’une bonne gouvernance foncière en Afrique. Le foncier (Diop 2006), habituellement étudié et analysé comme un domaine essentiellement technique, occulte le plus souvent des pratiques localement ancrées dont la connaissance ne saurait être ignorée, dans la mesure où les différentes dimensions du foncier, traditionnelles comme modernes, sont interdépendantes et complémentaires. D’où l’intérêt de privilégier une démarche interdisciplinaire ou pluridisciplinaire de mobilisation des compétences dans le but de répondre aux besoins du développement des populations locales.

Cette contribution s’intéresse moins à la médiation entre disciplines qu’au dialogue entre scientifiques autour d’objets complexes. S’appuyant sur notre expérience de veille épistémologique (construction interdisciplinaire au sein du programme Mousson) et sur nos parcours et études foncières en Guinée, la réflexion cherche à montrer les avantages pratiques d’une construction interdisciplinaire de recherche scientifique, en particulier dans le domaine complexe et transversal du foncier et de la gestion des ressources naturelles en Afrique (Diop 2011). L’objectif ultime de cette démarche est de chercher à construire un modèle institutionnel polyvalent et décentralisé de gestion foncière pour l’impulsion du développement des pays africains. D’où l’intérêt de revenir sur le mode d’organisation et de structure de fonctionnement des centres hospitaliers universitaires (CHU) en France.

Un anthropologue dans un programme interdisciplinaire

Le programme Mousson, conjointement mis en place par le Département des sciences humaines et sociales du Centre national de recherche scientifique (CNRS) en France et le Centre national de la recherche scientifique (CNRST) du Burkina Faso, visait à comprendre et à analyser comment les populations et les leaders d’opinion perçoivent la qualité de l’air en relation avec le milieu dans lequel ils vivent, leurs conditions de vie, leurs réalités sociales, économiques et environnementales, l’urbanisation et les réseaux de transport qui se développent dans la ville de Ouagadougou en tenant compte des mesures de la qualité de l’air et de l’état de santé de ses habitants. Ces analyses (Diop 2007b) permettaient d’élaborer un système d’alerte ou d’alarme contre la pollution urbaine au dessus d’un certain seuil.

Les chercheurs réunis dans ce programme ne se connaissaient que de réputation. Très peu ont collaboré ensemble auparavant. La première étape du travail de collaboration consistait à définir l’objet d’étude et les thématiques connexes qui en dépendaient. Cette réflexion a donné lieu à l’organisation d’un colloque qui avait regroupé plusieurs spécialistes émanant de disciplines différentes. Le programme s’est par la suite orienté en se recentrant spécifiquement autour des problématiques d’interactions entre la pollution urbaine et la santé publique au Burkina Faso. Cet objet scientifique, qui dépassait largement le champ de compétences d’une seule discipline, avait exigé la mise en commun des compétences et savoir faire de climatologues, médecins, géographes, anthropologues, sociologues, juristes, épistémologues ou encore de mathématiciens et de spécialistes des systèmes complexes. Cette démarche interdisciplinaire, élaborée autour de la problématique de la pollution urbaine, s’est opérationnellement appuyée sur le système Wiki comme outil d’information et de base de données. Ce système de connexion permettait aux différents chercheurs de travailler en réseau. Le choix des outils et les résultats obtenus (après chaque mission de terrain) faisaient ainsi l’objet d’une évaluation au sein du « comité scientifique » interne, conformément à la feuille de route définie ensemble et sous la direction des « copilotes du programme ». Ce système de codirection, regroupant les chercheurs confirmés (burkinabé et français), se voulait un modèle de bonne gouvernance en matière de coopération scientifique entre le Nord et le Sud.

Les missions de terrain démarraient avec les enquêtes socio-anthropologiques avant que les autres spécialistes, notamment ceux de l’analyse physicochimique de la pollution de l’air, ne proposent progressivement leurs démarches. Dans cette approche d’intervention disciplinaire graduelle, les résultats de l’analyse chimique se sont révélés particulièrement pertinents, en particulier pour la construction interdisciplinaire et autour de l’objet de recherche commun. Ces analyses non seulement ont montré l’importance du comportement humain comme facteur aggravant de la pollution sur la santé publique à Ouagadougou, mais surtout elles ont amené les autres chercheurs à approfondir les observations des chimistes, en procédant à l’identification d’agents responsables et à la détermination de leur localisation géographique. Les conclusions des chimistes mettaient en effet l’accent sur l’existence d’une pollution particulièrement délétère à Ouagadougou au mois d’avril. Celle-ci serait liée aux pratiques sociales : avril est un mois de transition entre la saison de l’Harmattan et celle de la mousson d’été. C’est aussi et surtout le moment de la célébration des funérailles, au cours desquelles les feux flambent partout dans la ville. Bref, le mois d’avril apparaît comme la période où tous les facteurs d’émission des sources de pollution se conjuguent pour générer un impact extrêmement préoccupant sur la santé publique. Cette démarche de terrain a donc permis aux autres spécialistes d’intervenir graduellement et de manière complémentaire autour de différentes sources d’émissions : la localisation des sources de pollution (par les géographes), l’analyse des pratiques sociales (par les sociologues et anthropologues), les maladies liées aux sources de pollution (par les médecins de santé publique), les différents types de vent (par les climatologues), l’analyse et la modélisation des données recueillies (par les mathématiciens des systèmes complexes).

La méthode Mousson, en réalité, repose sur des propositions conceptuelles ou théoriques s’effectuant entre différents groupes de travail. Cinq (5) axes étaient définis : axe 1 : Pollution ; axe 2 : Perceptions de la pollution ; axe 3 : Aspects sanitaires ; axe 4 : Gestion de crise ; et axe 5 : Transversal et interdisciplinaire. Les réflexions communes permettaient non seulement de procéder au choix des outils adaptés à la complexité de l’objet d’étude commun, mais surtout d’envisager les points d’articulation d’ensemble dans une perspective interdisciplinaire. D’où la prise en compte des interactions entre sources de pollution, pratiques sociales, maladies pulmonaires et modélisation des données recueillies. L’objet d’étude, au fil des missions, s’est progressivement affiné en se focalisant sur les perceptions élargies aux représentations de citadins et des pratiques sociales urbaines. Les spécialistes de la modélisation, ne pouvant intervenir avant les autres, élaboraient des « modèles fictifs ou virtuels ». L’objectif étant d’améliorer les figures de synthèse avant leur validation au niveau des modèles mathématiques et de progresser finalement vers le modèle informatique. Ces opérations ont été canalisées et facilitées grâce à la mise en place de « boîtes de stockage ».

Dans cette position d’anthropologue-épistémologue, il fallait non seulement formaliser les avancées scientifiques au travers des réflexions communes, des débats menés et des controverses suscitées, mais aussi consigner les obstacles épistémologiques rencontrés ou noter les causes de retards enregistrés dans le développement du programme. Ce travail de veille épistémologique accordait une très grande importance aux interactions humaines, notamment aux frustrations ou aux ressentis, exprimés ou non, au niveau des chercheurs impliqués. Notre position d’observateur privilégié (comme anthropologue) accepté par les autres a permis d’examiner le comportement des chercheurs dans le développement et la réalisation de ce programme interdisciplinaire. D’où la mise en place d’un dispositif de « veille épistémologique »[1] dans le but de favoriser la modélisation d’une « épistémologie interdisciplinaire appliquée »[2] répondant à la complexité de la pollution urbaine et servant ultérieurement de modèle de base susceptible d’être généralisé.

Cette expérience a montré combien il est difficile de trouver sa place ou celle de sa discipline, ainsi que de justifier la pertinence de sa démarche scientifique au regard des autres spécialistes. La démarche devait non seulement convaincre mais surtout être validée par les autres. Un rapport de force s’instaurait donc implicitement ou indirectement : les uns voulant imposer leur démarche et les autres résistant en souhaitant demeurer dans le programme. C’est dire que les travaux de recherche ont démarré mais ne se sont pas poursuivis avec les mêmes chercheurs. Ceux qui se sentaient exclus ou qui ne se retrouvaient pas dans la dynamique, en particulier une fois les orientations du programme ou la reconfiguration des axes de recherche redéfinis, se retiraient, non sans amertume. Il fallait indirectement et sans cesse se remettre en cause. D’où de nombreuses frustrations, ressenties notamment du fait des évictions provoquées lors de chaque changement de copilote du programme. Cette méthode d’entrée graduelle, redéfinie par rapport aux réalités du terrain, créait plus de tension que de consensus au sein des équipes. Fait à noter – cela n’est pas toujours souligné : l’implication d’un chercheur dans un programme de recherche, qu’il soit monodisciplinaire ou pluridisciplinaire, repose sur la garantie de financement et la reconnaissance de sa démarche ou des résultats obtenus. Cette expérience du PIR-Mousson, très intéressante et instructive, ne minimise nullement les difficultés des chercheurs de disciplines différentes à travailler ensemble : la confrontation des égos forts, la différence de pratiques, de cultures scientifiques, et la volonté d’hégémonie implicite de chaque spécialité l’emportaient sur la démarche interdisciplinaire recherchée, surtout lorsque le pilote tentait d’intégrer une certaine normalité, soit par une construction commune, soit par une prescription de bonne pratique :

Une épistémologie appliquée serait plutôt une démarche ascendante, réflexive ; une épistémologie fortement différenciée suivant les domaines disciplinaires et attentive à la pluralité des pratiques. Il semble en effet extrêmement hasardeux de tenir le même discours unifié sur des modèles mathématiques, des modèles de physique, des modèles d’ingénieur, des modèles de biologie, d’économie ou d’environnement. Chacun de ces domaines secrète une conception et des modèles spécifiques de la modélisation ; imposer un discours unitaire relève d’une normalité déraisonnable.

Hervé et Laloë 2009 : 193-194

L’effectivité d’une construction de l’interdisciplinarité appelle nécessairement au dialogue entre praticiens. Dans cette perspective, les débats devraient être recentrés autour des préoccupations communes et de la place ou de la contribution de chaque discipline. La manière d’articuler les méthodes, en tenant compte de différentes pratiques disciplinaires, encouragerait fortement les chercheurs à s’investir dans une entreprise commune. Celle-ci permettrait à la fois de transcender les frontières disciplinaires mais aussi de résister à l’idéalisation d’une discipline par rapport aux autres. Il fallait également, dans cette démarche commune, prendre conscience de l’existence des zones d’incertitude limitant chaque discipline. Cette expérience a donc permis de mesurer combien le dialogue entre scientifiques est primordial, et combien la médiation des anthropologues est déterminante.

Le dialogue entre les anthropologues et les autres spécialistes

On ne peut occulter le jeu des médiations qui obligent à prendre en compte les conditions sociales actuelles de la production scientifique. Dans la mesure où la science n’est plus ce savoir absolu, pur et neutre, il faut revenir au contexte social…

Éla 2007 : 108

Une démarche interdisciplinaire, pour qu’elle soit cohérente et efficace, ne peut ignorer les conditions sociales au coeur des enjeux du développement[3]. Dans ce sens, les anthropologues ou le sociologue se trouveraient confortablement ou inconfortablement au four de l’interdisciplinarité et au moulin de la problématique du développement : entredéchirés par la volonté d’être soi et la nécessité de travailler avec les autres. Ils ne sauraient alors se soustraire à ce travail de communication inhérent à leur objet d’étude transversal et à leur méthode scientifique ancrée sur le terrain. La question foncière, définie ici comme une question sociale complexe et transversale, est l’objet scientifique par excellence pour donner aux anthropologues l’occasion de dialoguer avec les autres ; d’où l’accent mis sur le cas particulier de la problématique foncière en Guinée.

Les débats et réflexions, qui se multiplient actuellement notamment autour du phénomène d’appropriation massive des terres (Diop 2012), gagneraient en profondeur et en efficacité si les autorités publiques acceptaient d’intégrer toutes les compétences en tenant en compte des points de vue des acteurs locaux. C’est dire que la terre est très importante pour les pouvoirs publics comme pour les entreprises privées. Elle est en lien autant avec les questions de mobilité, d’urbanisation, d’infrastructure ou de logement que de sécurité alimentaire. Les terres agricoles, tout comme les terres urbaines, sont en forte valorisation économique ou financière ; elles attirent régulièrement des acteurs économiquement plus puissants, sans oublier des multinationales. Dans ce contexte, l’acquisition de la terre se transforme en véritable enjeu de compétition internationale ou de spéculation de toute nature (Djabali 2009). Le manque de contrôle et de transparence dans ce domaine constitue une menace réelle, à la fois pour les paysans et pour les propriétaires africains dépourvus de titre de propriété. Le découpage des régimes fonciers, la multiplication des acteurs, des intermédiaires, des procédures complexes et des normes hétéroclites de régulation foncière ne favorisent nullement une vue d’ensemble des transactions et des mutations foncières (Diop 2007a). Ces pratiques occultes ne facilitent pas non plus la lutte contre la pauvreté des populations africaines. La diversité des pratiques, la faiblesse des institutions[4], la multiplication des dispositifs institutionnels et juridiques sont généralement soulignées comme les principales causes de l’insécurité foncière en Afrique.

La Guinée, pays francophone localisé en Afrique de l’Ouest et doté de ressources naturelles exceptionnelles, est considérée comme le château d’eau de l’Afrique de l’Ouest, et comme un pays possèdant des zones minières de grande importance dans la sous-région. Mais les autorités de ce beau pays se heurtent actuellement aux problèmes fonciers qui empêchent la relance de sa politique de développement économique et social. Les pouvoirs en place ont hérité d’un système de pratiques foncières qui s’avère aujourd’hui un frein à la mise en place des politiques publiques de développement. Après plus de 50 ans d’indépendance, le bilan en la matière est particulièrement critique : les pouvoirs publics n’exerçaient plus, et ce, depuis longtemps, de réel contrôle sur le patrimoine foncier de l’État ; les droits fonciers des particuliers semblaient totalement ignorés. Les occupations anarchiques, illégales et précaires dominaient partout et les politiques d’aménagement du territoire ou de planification spatiale élaborées depuis ne pouvaient aisément se mettre en place.

Ces pratiques sociales et institutionnelles bien ancrées ont entraîné une véritable confusion dans l’exercice des droits fonciers des personnes publiques et des personnes privées. On ne savait plus, et on ne sait pas, à qui appartient ou à qui attribuer la terre en Guinée : l’occupant effectif ou le propriétaire sans titre ? D’où de nombreuses revendications ou réclamations foncières engorgeant régulièrement les prétoires des tribunaux guinéens. Les prétentions concernent à la fois l’État, les communautés villageoises, les familles, les personnes physiques ou morales… tant les confusions de propriété fusent et se diffusent partout. Dans cette situation de « confusion patrimoniale », c’est le droit du plus fort qui l’emporte au détriment des plus vulnérables (Diop 2002b), ce qui explique également la multiplication des conflits intra- et intercommunautaires. Ce type de conflits se développe particulièrement dans les zones d’exploitation minière et de plantations. La cohabitation, ou confusion, entre le droit dit légal et le droit dit coutumier ne facilite pas non plus les modes de gestion. Elle compromet constamment la paix sociale dans la construction des grands projets de développement. Le problème se complique davantage avec la pression démographique, le déplacement des populations, leur concentration dans les zones d’exploitation ou de pôles économiques, la dégradation de l’environnement, le chômage, la pauvreté, etc.

Les pratiques traditionnelles ou coutumières, dans ce contexte, s’ébranlent progressivement. Les anciens modes de mutation, comme l’héritage, le prêt, le don, qui s’effectuaient généralement sans contrat écrit ni testament, et qui correspondaient à un système économique disposant largement de terres inexploitées, sont fortement influencées aujourd’hui par le système moderne de location, de bail, d’achat ou encore de vente. La marchandisation de la terre se généralise et la parole des anciens n’est plus respectée : les dons, les prêts consentis, etc., au profit des étrangers ou allochtones sont constamment remis en cause en raison de la rareté des terres ou de l’importance économique du foncier (Diop 2004b). Les priorités se sont inversées : si la terre autrefois était disponible et la main d’oeuvre recherchée, aujourd’hui les travailleurs veulent travailler mais les terres se font rares. Aussi, les contreparties, comme les dix noix de kola qu’on remettait aux notables pour l’accès à la terre, sont aujourd’hui remplacées par les moyens de paiement en numéraire ou en argent. Les pratiques de jachères, de la dîme, propres à l’agriculture extensive, subissent également les effets directs des cultures de rente ou de contresaison. On assiste partout à la fermeture des couloirs de transhumance, à la saturation des zones de pâturage, alimentant régulièrement les conflits entre agriculteurs et éleveurs.

Au-delà de ces réalités et pratiques sociales, la gestion administrative du foncier et des ressources naturelles reste aussi complexe qu’hétéroclite (Diop 2002a). Plusieurs dispositifs juridiques et institutionnels se superposent ou se cloisonnent, rendant inefficaces les services fonciers de l’État. Ces pratiques institutionnelles sont particulièrement foisonnantes en Guinée.

La Guinée possède plusieurs réglementations foncières : le code foncier et domanial, la réglementation des plans fonciers ruraux, le code des collectivités locales, la lettre de politique nationale de décentralisation et de développement local, la politique nationale de l’habitat, la réglementation foncière en milieu rural, le projet de la réglementation foncière, le projet des associations foncières agricoles, le code minier, le code pastoral, le code forestier, le code de la protection de l’environnement, etc. Toutes ces législations sectorielles portent sur, ou concernent directement le foncier.

Plusieurs services fonciers de l’État sont en concurrence : la Direction nationale des domaines (service des domaines, du cadastre et de l’urbanisme), la Direction nationale du patrimoine bâti et non bâti de l’État, le Bureau de la conservation foncière, les services cadastraux des mines, de l’agriculture, de l’élevage, des eaux et forêts, du ministère de l’urbanisme, de l’habitat et de constructions, pour ne citer qu’eux.

Plusieurs professionnels ou corps y sont impliqués : notaires, avocats, huissiers de justice, magistrats, forces de défense et de sécurité, topographes, géomètres, cartographes, architectes, urbanistes, entrepreneurs immobiliers, chercheurs, experts, consultants, agriculteurs, éleveurs, artisans, maçons, paysans, pêcheurs, fonctionnaires, élus locaux, ONG, bailleurs de fonds ou partenaires dits de développement.

Les domaines fonciers sont morcelés : domaine public naturel de l’État, domaine public artificiel de l’État, domaine privé de l’État, domaine des collectivités locales, domaines publics maritimes, domaines forestiers, zones minières, domaines des particuliers, réserves foncières, etc.

La gestion foncière en Guinée est entourée d’une telle opacité, d’une telle superposition d’acteurs, d’un tel cloisonnement institutionnel que la nécessité s’impose de clarifier la question avant toute mise en oeuvre des politiques de développement. Il devient indispensable, pour sortir de cette situation de blocage, d’instaurer un cadre de concertation et de dialogue entre tous les acteurs concernés, publics comme privés. Les anthropologues, dans cette démarche, ont un rôle important à jouer : mobiliser l’interdisciplinarité autour de la question foncière, adopter une démarche critique des savoirs et mettre en oeuvre une méthode comparative d’articulation cohérente des expériences foncières pratiquées sur le terrain (Diop 2004a) permettant d’intégrer toutes les compétences nécessaires pour mieux agir.

Un premier volet de la médiation devrait se faire autour de la réalité sociale concrète. Dans cette perspective, il s’agit de privilégier les pratiques qui se déroulent sur le terrain, comme le font habituellement les anthropologues (Éla 2007 : 101), qui se familiarisent avec les réalités du terrain en considérant la rationalité scientifique comme une construction sociale. La nécessité de l’interdisciplinarité apparaît le plus souvent dans les pratiques scientifiques enracinées socialement, historiquement, politiquement, géographiquement, idéologiquement et culturellement. Ce qui suppose une conceptualisation des situations concrètes :

[…] la pratique active d’une interdisciplinarité axée sur la thématique du développement, où la sociologie entretient des proximités disciplinaires fortes avec tous les familiers des enquêtes de terrain, serait beaucoup plus efficace. C’est le cas des anthropologues, agronomes, géographes, médecins, économistes, politologues, juristes, historiens…

Guichaoua 2007 : 540

Le deuxième volet de la médiation pourrait se faire à partir d’une double démarche critique sans succomber à l’idée d’une surévaluation des concepts importés ou d’une idéalisation des savoirs locaux. La pertinence scientifique d’une démarche interdisciplinaire émergerait alors entre ces deux mondes interdépendants :

Il s’agit de promouvoir l’interdépendance des connaissances scientifiques. Le caractère inachevé de tous types de savoir est alors posé comme condition de la possibilité d’un débat épistémologique et d’un dialogue entre eux. Chaque type de savoir contribue à ce dialogue en ce qu’il amène une pratique donnée à dépasser une ignorance donnée. Ce qui suppose, en réalité, une remise en cause de part et d’autre, tant au niveau des savoirs du dedans que celui des savoirs du dehors.

De Sousa Santos 2011 : 30

Le troisième volet de la médiation pourrait s’obtenir à partir d’une démarche comparative inhérente également à l’approche anthropologique. Dans cette perspective, la méthode historique (Goerg 1997) de comparaison et celle de la « géographie sociale » (Bertrand 2011) seraient pertinentes dans la compréhension de « substrats » (Copans 1990) des sociétés étudiées en prenant en compte leur dynamique dans le temps et dans l’espace. Monique Bertrand (2011) montre bien l’importance d’une grille de lecture comparative d’expériences urbaines de traditions juridiques différentes (Bamako et Accra) et des trajectoires historiques différentes. Odile Goerg (1997), dans un autre contexte, met aussi l’accent sur la nécessité de comparer les municipalités de la ville de Freetown (Sierra Leone) et de Conakry (Guinée) dans le but de comprendre la différence des deux traditions de gestion foncière urbaine. La prise en compte d’une profondeur historique, au-delà de la période coloniale (Perrot 2000), est aussi pertinente dans la compréhension des modes endogènes de gestion foncière. Dans toutes ces démarches scientifiques, la question foncière apparaît comme le « fil conducteur à la fois d’une approche holiste et d’une approche plus fine de la vie urbaine » (Bertrand 2011 : 19). Ce dialogue interdisciplinaire, vivement souhaité et exalté ici, a surtout pour intérêt pratique de construire des modèles d’organisation adaptés, capables d’apporter des réponses efficaces aux problèmes fonciers récurrents en Afrique. Le modèle des centres hospitaliers universitaires (CHU) en France, dans cette perspective, est particulièrement significatif.

Un modèle institutionnel polyvalent de gestion foncière en Afrique

Il s’agit d’une réflexion sur le modèle de structure institutionnelle permettant de mieux gérer les problèmes fonciers en Afrique. Les Centres hospitaliers universitaires (CHU) en France, se révèlent, dans ce contexte, très intéressants. Comme les polycliniques ou les pôles technologiques, les CHU reposent sur une logique cohérente de regroupement des compétences techniques ou pluridisciplinaires. Ils ont pour vocation d’intégrer, au sein d’un même centre, des structures de recherche, de formation, de gestion et des soins pathologiques. Conçus pour une bonne synergie des pôles de compétence, ces centres s’intègrent parfaitement dans le processus de décentralisation en servant d’outil de base pour les opérations d’aménagement du territoire et de développement local. Dans une dynamique régionale de recherche, les CHU mettent en interface cliniciens et chercheurs pour répondre aux besoins d’une médecine fortement professionnalisée et spécialisée. Les services se regroupent en plusieurs pôles médicaux et médico-techniques, structurés autour des soins et tournés vers la recherche, l’enseignement, la formation et les réseaux professionnels ou associatifs. L’organigramme des CHU illustre bien cette polyvalence.

Les CHU possèdent un centre administré : Direction générale, Direction générale adjointe, Direction des affaires médicales, Direction qualité et clientèle, Direction du système d’information, Direction des ressources humaines et relations sociales, Direction des affaires financières, Direction des soins, Direction des achats et approvisionnement, Direction des ressources biomédicales.

Ils constituent des pôles de compétences intégrées : Service d’hématologie biologique, Service d’hémato-oncologie pédiatrique, Service des maladies respiratoires et de réanimation respiratoire, Service de médecine infantile et de génétique clinique, Service de cardiologie pédiatrique, Service de chirurgie cardio-vasculaire, Service médico-psychologique, Service de consultation de pathologies professionnelles, etc.

Ils restent des hôpitaux universitaires de recherche et de formation, soumis à des commissions ou des comités de contrôle et de gestion du Centre : Conseil de surveillance (orientations stratégiques et contrôle sur la gestion de l’établissement), Directoire (appui et conseil à la Direction), Commissions médicales d’établissements (composées de médecins qui représentent le corps médical), Comité technique d’établissement (instance représentative du personnel), Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (suivi et prévention des infections).

En s’appuyant sur le modèle de structure des centres hospitaliers universitaires, des polycliniques ou des pôles technologiques, la Guinée, comme les autres pays francophones d’Afrique, pourrait regrouper, à l’image d’ailleurs des pays anglophones (Diop et al. 2012), tous les services fonciers au sein d’un organisme unique de gestion foncière et des ressources naturelles. Il s’agit alors de mettre en place un Ministère de la terre et des ressources naturelles (MTRN) avec des Centres régionaux de la terre et des ressources naturelles (CRTRN). Cette administration, qui s’appuie localement sur ses démembrements régionaux et ses services déconcentrés au niveau communal, serait compétente pour la gestion du domaine public de l’État ; des domaines réputés libres et vacants ; des réserves foncières de l’État ; du domaine public maritime ; du domaine public communal ; du domaine agricole ; du domaine minier ; du domaine forestier ; du domaine pastoral, etc. Tous les services fonciers, divers et variés, lui seraient rattachés : les services du domaine et des bureaux communaux de la conservation foncière ; la Direction nationale du patrimoine public bâti et non bâti de l’État ; les services communaux du patrimoine public ; tous les services cadastraux et cartographiques, notamment des mines comme de l’agriculture, y seraient intégrés. Cette administration collaborerait ainsi et facilement avec tous les acteurs ou professionnels intéressés ou impliqués dans le processus de gestion foncière et des ressources naturelles en Guinée comme dans la sous-région.

Ce ministère s’occuperait également des procédures d’identification, de création, d’utilisation, de récupération des patrimoines publics et privés des personnes physiques et morales, de l’harmonisation et de la vulgarisation des textes relatifs à la réforme foncière de l’État, des collectivités locales et des personnes physiques et morales, de la clarification et de la mise en place d’un système de formalisation et de sécurisation foncières concertées et adaptées aux réalités locales. Une telle synergie de compétences techniques favoriserait nécessairement la clarification et la protection progressive des droits fonciers des populations locales, notamment en freinant le phénomène d’accaparement massif des terres. Elle faciliterait aussi la reconnaissance et la formalisation des droits fonciers locaux ou coutumiers et surtout ceux des personnes vulnérables comme les femmes, les jeunes ou les étrangers. Soulignons que les droits de ces catégories fragiles sont souvent ignorés au profit des investissements importants. Dans ce cadre légal, le développement économique et social serait relancé, la paix sociale serait préservée et les transactions foncières bien sécurisées en Guinée.

Conclusion

Cette réflexion autour de la construction de l’interdisciplinarité dans la recherche scientifique s’est appuyée sur notre formation et notre parcours pluridisciplinaire, sur notre expérience de veille épistémologique au sein du programme interdisciplinaire de recherche (PIR-Mousson) et sur nos études foncières en Guinée. Elle a voulu mettre en évidence la nécessité d’instaurer un cadre de dialogue entre spécialistes dans la construction et la mise en oeuvre effective d’un programme interdisciplinaire de recherche scientifique. Si ce dialogue est important et particulièrement souligné, la médiation des anthropologues dans ce processus est déterminante. La recherche scientifique, sans l’ignorer, est aussi traversée par des jeux et des enjeux du pouvoir ou de concurrence, par l’expression en termes de besoin de sécurité, de reconnaissance, de réalisation de soi. Si les chercheurs éprouvent le besoin de nouer des relations de confiance, d’assurance, de collaboration ou de coopération, ils doivent également accepter de dénouer l’esprit de corporatisme en privilégiant les expériences communes de recherche. L’existence des pilotes à bord ou de direction est aussi importante pour encourager le regroupement des compétences sans trop restreindre la liberté des chercheurs. D’où l’intérêt porté aux centres hospitaliers universitaires (CHU) comme modèle de réflexion ou de proposition pour impulser les réformes structurelles de gestion foncière et des ressources naturelles en Afrique.