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« Sur quoi tu travailles actuellement ? ». « Sur la zoophilie ». « Ah. Tu vas sûrement parler de la mythologie grecque : Léda et le cygne, l’enlèvement d’Europe. Et t’as pas vu ce bas-relief indien du temple de Khajurâho ? Mais si, tout le monde le connaît. Ce sont des orgies zoophiles authentiques sculptées dans la pierre… Et les Latins aussi… Tu as lu les Métamorphoses d’Apulée ? Et chez Rabelais… il y a une scène où Panurge répand sur les habits d’une dame le parfum d’une chienne en chaleur... Et le Marquis de Sade... et Apollinaire, ils ont écrit des pages passionnantes là-dessus. Et La Belle et la Bête ? Et comment appelle-t-on ces cauchemars lubriques ?... Ah oui, les incubes. Ce sont souvent des animaux, les incubes. Et d’ailleurs, souviens-toi du tableau de Füssli : t’as vu le regard du cheval derrière la dormeuse ? Et après, bien sûr, tu dois parler des bergers. Les bergers, alors là, tu vas en avoir pour un cycle entier de conférences... Et tu sais d’où vient la croyance des sirènes ? C’est lorsque les marins, après de longs mois d’abstinence, apercevaient des phoques allongés sur l’estran… Et King Kong ? Tu as pensé à King Kong j’imagine ? Et sinon, tu n’as qu’à regarder sur le Net. Il y a de tout eh, mais vraiment de tout... Et d’ailleurs on ne parle plus de zoophilie mais de porno-zoophilie. Et de « pet-girls », et de... Et tu sais qu’en Italie – ne serait-ce qu’en Italie – ces films pornos assurent un chiffre d’affaires de vingt millions d’euros ?... ».

Bref, on sait déjà presque tout sur la zoophilie. Les philosophes ont fait le tour de la question, pour ne pas parler des éthologues et des psychologues[1]. Et ce qui est pire, si je peux ironiser encore un peu, c’est qu’en cherchant à constituer son corpus, l’ethnologue risque de se faire repérer sur le web et de se retrouver fiché dans la catégorie des pervers ou des criminels sexuels. Si je me suis lancé sur un thème si ingrat, c’est pour donner une continuité à deux études que j’ai menées il y a déjà quelques temps. La première, qui s’appelait « Une personne pas tout à fait comme les autres. L’animal et son statut » (Dalla Bernardina 1991), insistait sur une sorte de truisme, à savoir sur le fait que la distance qui nous sépare des autres animaux, loin d’être une évidence perceptive ou une catégorie de l’esprit humain, est une construction culturelle – je citais Lévi-Strauss (1973), quand il dit que le premier sentiment de l’homme face à l’animal a dû être celui de l’empathie, de l’identification. Cette construction, dans la perspective que j’ai suivie pour cette recherche, poursuit des finalités pratiques : elle assure la « mangeabilité », pour ainsi dire, de l’animal. Si l’animal était comme nous, en fait, nous ne pourrions pas le manger.

Bref, l’altérité de l’animal nous arrange : elle rend possible sa consommation. Cette position semblerait rejoindre celle du mouvement antispéciste[2], dans le sens où elle met en avant le caractère instrumental des barrières interspécifiques. Elle en est en fait très lointaine. Mon objectif n’était pas de prôner l’abolition de cette frontière qui par ailleurs, comme l’a si bien montré Philippe Descola (2005) est une frontière à géométrie variable, mais de souligner, là où elle apparaît – là où l’on assiste à une « mise en altérité de l’animal » – sa cohérence et son utilité pratique. Dans une recherche plus récente, qui s’appelait « Du camp au poulailler » (Dalla Bernardina 2006), j’attirais l’attention sur le cas singulier, mais pas tant que cela finalement, de Koko, célèbre gorille américaine (en fait, je ne sais pas si on peut attribuer une nationalité aux gorilles, ni si on peut dire « une » gorille). Ce que j’avais trouvé significatif dans l’histoire de Koko, ce n’était pas tellement son intelligence, ni sa capacité à maîtriser plus de mille signes différents, ni sa tendance à s’émouvoir en regardant un film triste (son préféré était Un thé avec Mussolini de Franco Zeffirelli), mais bien le fait, en raison peut-être de son entourage très anthropisé, qu’elle trouvait normal, comme le gorille de Georges Brassens, de s’intéresser sexuellement au genre humain. Elle a donc demandé aux deux employées censées s’occuper de sa personne d’enlever leur soutien-gorge pour lui montrer ce qui se cachait dessous. Koko, autrement dit, était anthropophile (à savoir zoophile, à sa manière) et, dans un certain sens, antispéciste. Là aussi, à vrai dire, rien d’étonnant : n’importe quel propriétaire de chiens sait que l’animal, dans certaines circonstances, peut confondre la tendresse et les gestes de camaraderie qui lui sont adressés avec des avances sexuelles. Il peut voir ainsi dans son maître, par erreur, un partenaire potentiel.

Cette aspiration à dépasser les frontières ontologiques – voici peut-être ce qu’il y a de nouveau – n’a pas été sanctionnée comme une perversion, mais acceptée et en quelque sorte reconnue comme s’il s’agissait d’un droit. C’est ainsi, si l’on en croit le quotidien La Repubblica, que les deux employées peu collaboratives ont été limogées, n’ayant pas compris que la société, aujourd’hui, est en train de changer. Or, peut-on interpréter cet événement anecdotique comme l’indice d’un changement de paradigme ? Faut-il y voir une « rupture » par rapport à la manière « occidentale » (que l’on me permette cette généralisation très facile à contester) de penser les frontières ontologiques ? Plus particulièrement, faut-il y voir les prémices d’une banalisation de la zoophilie ou, pour être plus précis, de la zooérastie[3], qui cesserait d’être une pratique clandestine, socialement désapprouvée, pour trouver sa place en pleine lumière (lorsque le consentement des partenaires est assuré), conséquence logique d’une évolution des sensibilités reconnaissant les droits des animaux à être traités comme des sujets pensants et désirants ? Faut-il y voir l’abandon de l’anthropocentrisme occidental et l’adoption d’une nouvelle ontologie, plus proche, qui sait, de celles qui caractérisent d’autres sociétés ?

Inutile de préciser que la taille de ces questions est immense. La zoophilie, d’un certain point de vue, est comme l’inceste : elle fait l’objet de nombreux interdits, mais qui varient beaucoup d’une société à l’autre. Elle constitue un champ d’investigation immense. Vouloir y mettre de l’ordre serait tout aussi illusoire que de prétendre ranger dans la catégorie du totémisme, comme on l’a fait à l’origine de notre discipline, l’ensemble des rituels mettant en scène des animaux. De plus, des pratiques apparemment similaires peuvent changer de sens d’une société à l’autre, et seulement une ethnographie très précise, qui manque souvent dans ce domaine, pourrait autoriser des généralisations légitimes. Cela dit, rien ne nous empêche de jeter un coup d’oeil aux sources qui ont contribué à la création d’une vulgate anthropologique (« ce qui se dit » sur le sujet) et d’explorer très rapidement ce que l’on pourrait définir comme le « remarquable zoophilique », l’ensemble des lieux communs qui viennent à l’esprit lorsque l’on pense à la sexualité interspécifique.

L’apport de l’imaginaire

Certes, on ne peut rester indifférent face à la fréquence des occurrences « zoophiles » dans la mythologie grecque. Que l’on songe à Pasiphaé, possédée par un taureau et engendrant le Minotaure. Que l’on songe aux centaures, ou aux faunes, issus également d’un amour interspécifique. Cela n’a rien de typiquement grec, comme le prouve le caractère récurrent, dans les mythes du monde entier, du thème de l’ancêtre animal : « Le chien fit du feu en frottant le bois », raconte un mythe étiologique des aborigènes australiens, « il frotta très fort ; il y eut de la fumée. Des larmes tombèrent des yeux de la femme. Elle pleura et dit que le chien devrait l’épouser. Le chien en fut très heureux » (Frazer 1969 [1930] : 61-62). « Sakanusoyn est le fils d’un homme et de Marsa, une guanaca apprivoisée », narre un mythe Selk’nam de la terre du feu, « il est un excellent coureur capable d’attraper n’importe quel guanaco à la course » (Testart 1991 : 164)[4]. Et si on peut tuer les porcs, nous explique un mythe des Marind-anim, horticulteurs de la Nouvelle Guinée, c’est que leur ancêtre avait pris l’habitude, pendant la nuit, de se transformer en garçon pour violer les jeunes filles du village (Lanternari 1983 : 300). Dans son ouvrage consacré au « Folktale », Stith Thompson réserve un chapitre entier au thème des épouses et des époux animaux (Thompson 1979 [1946] : 486-493). Il relate par exemple l’histoire, très connue chez les Esquimaux, de la Femme-renard[5]. Ce qui rappelle une autre légende, celle de la femme-buffle, collectée chez les Indiens des Plaines : dans les deux cas, lorsqu’on fait remarquer aux épouses leur origine animale, elles se fâchent et quittent le foyer. Diffusé chez les tribus de la Colombie-Britannique, le récit du jeune homme qui rejoignit les cerfs entre même dans la description des détails psychologiques du nouveau ménage et énumère les difficultés endurées par le jeune indien pour s’habituer au cycle sexuel des cervidés.

Le folklore européen aussi – je viens de le rappeler – présente de nombreux récits mettant en scène des relations interspécifiques. Nicole Belmont a étudié le motif de l’époux animal dans une perspective à la fois anthropologique et psychanalytique. Elle analyse le rapport de symétrie et d’inversion qui relie, entre autres, le thème populaire du chien blanc qui épouse la fille du roi, à la figure du Bisclavret, protagoniste d’un lai de Marie de France, qui devient périodiquement loup-garou. Dans ces récits, selon Nicole Belmont, la liaison avec un animal, loin d’exprimer des pulsions zoophiliques, est à considérer comme un support symbolique métaphorisant les risques d’un excès (endogamique ou exogamique) dans le choix du conjoint (Belmont 2004 : 77-88).

Sophie Bobbé, de son côté, a mis en évidence la fréquence avec laquelle on retrouve, aussi bien en Europe que dans les pays sibériens, des récits relatant l’histoire d’ours qui kidnappent des femmes pour vivre avec elles une existence conjugale, avec des détails narratifs qui frôlent parfois l’érotisme (Bobbé 2002). Et après, pour rester dans le champ du folklore, on connaît l’abondance des rumeurs contemporaines en matière de zoophilie, dont Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard (2002) ont retracé les contours. Le sens de ces histoires, je le répète, ne se livre pas à priori. Si nous ne connaissons pas le contexte, nous risquons de prendre pour une coutume réelle ce qui est de l’ordre de l’allégorie. Par rapport à son corpus, Thompson croit pouvoir affirmer que « le répertoire des Indiens du Nord de l’Amérique est riche en fables dans lesquelles le rapport sexuel entre l’homme et l’animal est posé sans équivoques » (Thompson 1979 [1946] : 493, notre traduction). Mais son propos reste sibyllin : l’ensemble de ces récits s’interroge philosophiquement sur le thème de la sexualité interspécifique, ce qui est le propre du mythe. Mais l’existence de cette spéculation ne nous autorise à tirer aucune conclusion sur le vécu des populations concernées.

On aurait tendance à ranger ces motifs narratifs du côté du folklore, comme s’ils étaient le fruit de la déraison, alors que la science aussi est un champ propice à l’imagination zoophile (ou, plus précisément, à notre manière d’imaginer la zoophilie). Si les anciens croyaient que les Satyres étaient issus d’une relation de l’homme avec la chèvre, ou d’un bouc avec la femme, des penseurs comme Locke et Voltaire trouvaient tout à fait concevable que, dans certaines régions du monde, l’homme puisse entretenir des liens avec le singe (Boia 1995). L’élève de Linné Johan Fabricius « allait jusqu’à affirmer que la race des Noirs était issue d’un croisement entre les Blancs et les singes » (Boia 1995 : 122-123). Ce qui nous amène à une autre dimension de l’imagerie zoophilique : l’exotisme. La littérature de voyage nous apprend que, dans les contrées lointaines, ce qui est ici inadmissible devient possible, voire même normal : « Sur la route du Caire à Choubra », écrit Flaubert sur un ton désabusé, « il y avait, il y a quelque temps, un jeune drôle qui se faisait enculer publiquement par un singe de la forte espèce [c’est lui qui souligne], toujours pour donner bonne opinion de soi et faire rire » (Flaubert 1973 [1849] : 452)[6].

Zoophilie réelle

Jusqu’ici nous nous en sommes tenus au champ de l’imaginaire. Mais que peut-on dire des comportements réels ? Sur ce thème scabreux les sources ne manquent pas[7]. Dans la mesure où, dans notre tradition, le commerce sexuel avec les animaux d’une autre espèce est perçu comme une déviance, c’est plutôt du côté de la psychiatrie, de la religion et de la justice que l’on peut trouver une documentation satisfaisante. Une place importante, dans ce domaine, est occupée par les procès pour bestialité, sources très riches nous livrant des informations qui vont bien au-delà des données criminologiques. Elles nous laissent entrevoir l’horreur ressentie par une société profondément religieuse face à des actes qui étaient considérés comme contre-nature, voire de nature diabolique – comme étaient diaboliques, par ailleurs, les accouplements des sorcières qui, à la même époque, étaient brûlées sur la place publique pour s’être rendues au sabbat et s’être livrées au diable, qui les possédait déguisé en animal, les déguisements les plus usités étant ceux du bouc et du chat (Ginzburg 1993). Mais elles nous laissent entrevoir aussi la relative banalité de cette pratique. Je pourrais évoquer l’histoire de Guillaume Garnier, convaincu du crime de sodomie commis avec une grande chienne noire et, je cite la sentence, « condamné à être attaché à un poteau qui sera planté pour cet effet dans la place du marché de Meaux, et là brûlé vif » (Hernandez 1920 : 22 et sqq). Ou l’exemple de Pierre Grondeau, surpris par des témoins – je cite encore – « habitant charnellement et détestablement avec une ânesse appartenant à Monsieur Jean Dumas »[8]. « Pour réparation de ses crimes », Grondeau « sera étranglé et son corps sera brûlé avec celui de l’ânesse ». Même sort pour le berger Jean Devialle, « accusé de sodomie avec plusieurs brutes le 9 janvier 1545 ». Surpris par Joseph Valdatte, le chirurgien de Chaslard, « en copulation charnelle avec une chèvre noire », il se fait ensuite repérer dans une étable, en train de reproduire le même scénario avec une génisse. Son cousin germain est au courant, d’ailleurs, « de la détestable inclination du-dit Devialle, il l’en avoit souvent repris, mais sans aucun fruit » (ibid.). Le laboureur Jean Gion, lui, est aperçu par un vigneron « commettant sodomie avec une vache dans la basse-cour du Château ». Le juge le condamne à être brûlé dans la place de Chamarolle « avec la vache avec laquelle il a commis ledit crime », mais aussi avec « le fagot sur lequel ledit Jacques Gion étoit appuyé pour commettre ledit crime de bougrerie »[9]. Le tout, poursuit le magistrat, devra être « réduit en cendres » (Chamarolles le dix-septieme jour de Mars mil cinq cent cinquante). Quant à Michel Morin, un maréchal originaire d’Avalon que le juge de Baugé décrit comme « un quidam vêtu d’un surtout rouge », il est accusé par sa femme « d’avoir acheté une brebis pour en jouir charnellement ». Il sera lui aussi « pendu et étranglé, son corps mort ensuitte jette au feu, ensemble [à celui de] la Brebis avec laquelle il a commis ledit délit ; tous et chacun ses biens confisqués au profit de son épouse sur lesquels sera néanmoins préalablement pris la somme de deux cent Livres d’amendes envers le Roy » (ibid.).

Dans ces procès qui présentent aujourd’hui, pour notre sensibilité, une allure un peu grotesque, nous découvrons que les magistrats de l’époque n’avaient aucune difficulté à reconnaître chez les bêtes une capacité de jugement. Ils les considéraient comme des sujets à part entière, susceptibles de pécher, donc d’être punis. Et ceci, bien avant les études contemporaines sur l’existence d’un sentiment moral chez les autres espèces (Bekoff et Pierce 2009). Paradoxalement, nous sommes aux antipodes de la théorie des animaux-machine professée quelques décennies plus tard par Descartes et Malebranche (fondant la distance homme-animal sur des raisons théologiques). Nous sommes plus proches, à la limite, des conceptions contemporaines attribuant à l’animal un statut de personne.

Des événements bien plus récents, pour élargir notre collection de représentations collectives liées à la sexualité interspécifique, nous rappellent que le rapport homme/animal peut prendre la forme d’une sanction. Sanction où l’animal n’est plus un partenaire ou un complice, mais un instrument de torture. C’est ce que nous révèlent les actes du procès de Klaus Barbie accusé, entre autres, d’avoir imposé à une prisonnière un rapport avec son chien. On sait que le docteur Mengele, dans ce triste domaine, constitue une sorte de prototype. Mais il ne s’agit pas forcément d’une prérogative nazie : il y a quelques temps, commentant son passé de résistant, l’avocat Paul Lombard rappelait qu’à Marseille, à la Libération, un groupe d’individus sur la Place de la plaine s’apprêtait à punir une femme accusée de collaboration en la faisant accoupler avec un âne. Pour empêcher les événements, il dut sortir son pistolet et abattre l’animal. L’idée sous-jacente, dans ces actions « punitives », est de souiller l’humain en le croisant avec une bête. L’opération symbolique effectuée par les « justiciers » est une mise en analogie : « Tu n’es pas un humain », disent les uns, « accouple-toi donc avec un chien ». « Tu n’es plus une humaine », disent les autres, « tu mérites de t’accoupler avec un âne »[10].

Parfois en revanche – voici un autre topos – c’est l’homme qui, par l’acte zoophile, marque délibérément sa distance avec l’humanité courante. Un cas très connu, pour le moins en Italie, est celui du poète Gabriele d’Annunzio, qui poussait son excentricité jusqu’à forniquer avec des palmipèdes. Mais celui-ci, justement, aimait se présenter comme une sorte de divinité. S’il s’accouplait avec des oies, c’était à la manière de Zeus. On pourrait ranger dans la même catégorie toute une série d’artistes et d’aristocrates ayant fait de leurs ébats vrais ou fantasmatiques avec des animaux un acte ostentatoire. Si on a commerce avec un animal, dans ce cas, c’est moins pour fusionner avec la bête que pour se démarquer de l’humain.

Une étape dans la vie

Mais nous disposons aussi d’études ethnographiques qui analysent le sens culturel attribué à ces pratiques dans certaines sociétés. Une place particulière, dans ce domaine, est occupée par l’ouvrage de Marie-Christine Anest (1994), Zoophilie, homosexualité, rites de passage et initiation masculine dans la Grèce contemporaine. L’ethnologue a réussi à recueillir les confidences d’un réseau de jeunes hommes ayant personnellement vécu des rencontres interspécifiques. Elle met en résonnance leurs témoignages avec des matériaux de la littérature orale et du folklore attestant du caractère « institutionnel », en quelque sorte, de cette étape liminaire précédant la maturité sexuelle. Nous découvrons ainsi que, loin d’être une coutume anodine réservée à quelques esprits transgressifs, « dans les îles de Crète et de Chypre la zoophilie est organisée en pratique collective » (Anest 1994 : 24).

Lorsque l’animal repéré est une vache, celle-ci est conduite sous un olivier ou sous un figuier ; on choisit un arbre ayant des branches horizontales, assez grosses et résistantes. L’un des garçons est chargé de tenir fermement la corde attachée au cou de l’animal, un deuxième garçon lui soulève la queue, et un troisième doit prendre et retenir la patte droite. Lorsque la vache est ainsi immobilisée, un quatrième garçon se suspend à la branche de l’arbre, avec les deux mains, et copule avec l’animal en balançant son corps. Le chef du groupe est le premier à passer à l’acte ; puis on procède à un changement de rôles en suivant un sens giratoire, inscrivant véritablement cette pratique dans une dimension rituelle : un nouveau garçon, jusqu’alors parmi les « spectateurs » entre dans le jeu en tenant la patte de l’animal ; celui qui tenait la patte précédemment se déplace vers la tête pour tenir la corde, celui qui tenait la corde se déplace vers la queue et enfin c’est à celui qui tenait la queue que revient la possibilité de copuler.

Anest 1994 : 26

La séquence, souligne Marie-Christine Anest, n’a rien d’improvisé. Elle répond à une chorégraphie bien précise qui n’est pas sans rappeler d’autres actes rituels, cortèges, processions, axés sur « un mouvement circulaire qui suit le sens inverse des aiguilles d’une montre » (ibid.). Dans ces escapades d’adolescents, tout est finalement programmé et la rencontre charnelle avec la bête (vache, ânesse, chèvre, truie) n’est rendue possible que par la maîtrise d’une technique, d’un véritable savoir-faire[11]. Par rapport à notre problématique, cependant, il serait erroné d’interpréter ces activités tolérées – mais somme toute clandestines – comme l’indice d’une manière alternative, plus ouverte, de penser les frontières entre les espèces. Cet entraînement à la sexualité adulte n’a qu’un temps, celui de l’adolescence : « Si le coupable de ces actes est un adulte, la faute est considérée comme plus grave et subit la réprobation publique, mais s’il est âgé l’acte devient un délit qui relève généralement du droit pénal » (Anest 1994 : 32).

La mission culturelle remplie par la zoophilie dans le monde rural grec ne serait qu’un exemple parmi d’autres. C’est d’ailleurs sans préambule, comme si la chose allait de soi, que Françoise Héritier, dans sa préface à l’ouvrage de Tassadit Yacine-Titouh (2006), Si tu m’aimes, guéris-moi. Études d’ethnologie des affects en Kabilie, donne un caractère général à cette coutume, qu’elle présente sous l’angle d’une didactique, d’une propédeutique. Elle parle en fait de ce

[M]inimum d’éducation sexuelle collective que vivaient dans leur classe d’âge les bergers des temps anciens. Cette éducation passait par une homosexualité infantile, admise comme l’était la zoophilie (âge de la poule, de la chèvre, puis de la vache et de l’ânesse, etc.) sans compter les expériences menées avec des melons ou des pastèques évidés, mais encore frais et juteux.

Héritier 2006 : XIII

Or, quels sont les sentiments des protagonistes de cette zoophilie juvénile constatée dans certaines sociétés pastorales ? Les confessions autobiographiques des bergers sur ce sujet sont plutôt rares. Nous disposons néanmoins du témoignage de l’écrivain sarde Gavino Ledda qui dans son ouvrage Padre padrone (1977), dont les frères Taviani ont fait un film qui a reçu la Palme d’Or à Cannes, avoue avoir connu charnellement quelques brebis. Interrogé récemment sur cet épisode, il a tenu les propos suivants :

Ce que j’écris dans mon livre ne concerne pas la zoophilie, mais la curiosité d’un garçon qui, n’ayant pas la possibilité de connaître quelques femmes, fait cette expérience avec une brebis, tout en imaginant, cependant, le faire avec une femme.

L’Unione sarda 2012

Il réagit ainsi aux propos de l’acteur comique Paolo Villaggio qui avait déclaré à la télé, en 2012, qu’« en Sardaigne on fait peu d’enfants parce que l’on s’accouple avec les brebis ». « Lorsqu’il couche avec une femme », a répliqué Gavino Ledda, « lui, évidemment, il pense à une brebis »[12].

Pour résumer, on voit émerger de l’ensemble de ces matériaux un certain nombre de situations relativement stables :

  1. Dans les récits étiologiques, la liaison sexuelle avec l’animal (l’ancêtre animal) a bien eu lieu. Mais cette liaison, comme le dirait Mircea Eliade, s’est déroulée, in illo tempore, au temps du mythe, au temps des commencements.

  2. Dans la littérature de voyage, ou dans la prose des anciens géographes et naturalistes, la liaison interspécifique est un fait bien réel, mais trouvant sa place et sa normalité ailleurs : chez les habitants de l’Inde et les Égyptiens, par exemple, et les autres communautés qui pratiquaient, pour paraphraser le Dr. Hernandez, la « bestialité sacrée »[13]. Plus généralement, chez les « peuples de nature » comme par exemple les Noirs (Buffon, Flaubert, etc.).

  3. Dans la littérature ethnographique consacrée aux sociétés traditionnelles, la zoophilie est tout aussi réelle, mais elle aurait sa temporalité spécifique et son espace de légitimité, circonscrits au moment de la puberté. Elle constituerait une étape, finalement, dans la constitution du sujet.

  4. Dans les aveux de Gavino Ledda (pouvons-nous le considérer comme le représentant d’une catégorie ?), l’acte sexuel interspécifique a lieu ici et maintenant, mais avec un animal qui est censé représenter autre chose que lui-même.

Le partenaire animal : un humain par défaut ?

Je n’ai en revanche pas trouvé d’exemples européens ou exotiques nous présentant un couple interspécifique comme quelque chose de courant et de normalement admis. Mais j’ai peut-être mal cherché. Le témoignage de Gavino Ledda me semble introduire un élément d’analyse particulièrement intéressant. Il discrimine en fait entre l’animal comme remplaçant de l’humain et l’animal comme vrai destinataire de l’acte sexuel. Ce critère nous aide peut être à saisir quelques récurrences dans l’univers des oeuvres d’art contemporaines traitant de la sexualité homme-animal. Je me limiterai à quelques exemples très rapides. L’oeuvre du photographe anglais Derrick Santini, Leda and the Swan, reproduisant les ébats d’une jeune femme avec un cygne, rentrerait, à première vue, dans cette catégorie. C’était d’ailleurs le point de vue de la police londonienne quand en avril 2012, alertée par un passant qui ignorait la référence mythologique de l’ouvrage, elle fit irruption dans la Mayfair Gallery pour mettre fin à l’exposition. Selon l’auteur, qui ne s’attendait pas à une telle publicité, il s’agissait juste de revenir sur un vieux mythe grec et de susciter le débat. On pourrait citer aussi Cécile Jarsaillon, qui confectionne des broderies à caractère zoophile s’inspirant de cartes à jouer des années 1970. Le fait que ses broderies ne se limitent pas à des scènes érotiques (le même traitement est appliqué à des photos de jeunes filles qui mangent leur petit déjeuner, à des enfants qui se brossent les dents, à des cartes Panini immortalisant des footballeurs mexicains) montre que le sujet à caractère zoophilique, dans ce cas, n’est qu’un échantillon parmi d’autres « tranches de vie » objectivées et mises en perspective par la plasticienne. Le russe Oleg Kulik ne développe pas, à proprement dire, une poétique de type zoophile. Il convie néanmoins le spectateur à découvrir le monde tel qu’il apparaît en plongeant sa tête dans le sexe d’une vache. Autre performance : il se met à la place d’un chien et erre nu en pleine ville en mordant les mollets des passants. Plus que d’une incitation à l’intra-spécisme sexuel, il s’agit ici d’une méditation sur les frontières du vivant et, selon les commentateurs, d’une prise de position engagée en faveur de la cause animale. Les mobiles de ces artistes varient, bien entendu, mais on s’aperçoit que très souvent l’animal est un humain idéalisé. La scène, provocatrice, représente plutôt une critique des institutions qu’un désir sexuel orienté sur des animaux ou une réflexion sur la sexualité animale. Tout ceci n’est pas foncièrement nouveau : les minotaures de Picasso s’accouplent bien avec des femmes, mais ils représentent davantage la sexualité, la virilité, l’animalité de l’homme, que la condition taurine.

En me livrant à une généralisation qui mériterait quelques vérifications (je n’ai pas effectué dans ce domaine de véritable ethnographie), j’aurais tendance à dire que ce critère de discrimination permet aussi de régler la question des sites pornographiques, effectivement très nombreux, montrant des accouplements interspécifiques. Le « bénéficiaire » de la scène pornographique, dans ce cas, n’est pas l’animal, mais bien l’interlocuteur humain, le voyeur à qui elle est adressée. Dans les films classés X, comme dans la production raffinée des artistes et des écrivains touchant à cette problématique, l’instrumentalisation de l’animal pour une communication interhumaine est la situation la plus courante. Dans un poème amoureux de la poétesse Patrizia Valduga (1997) – je me limite à cet exemple qui a l’avantage d’être succinct – on menace une femme, « si elle n’arrête pas avec ses balivernes », d’enduire son sexe de pâté et de le faire lécher par un chien[14]. Or ce genre de rêveries, tout en mettant en scène un partenaire animal, n’évoque pas la sexualité interspécifique mais bien des fantasmes érotiques par chien interposé. L’animal, dans ces cas, est un opérateur symbolique, un outil qui trouverait bien sa place dans la vaste panoplie de jouets et de machines sexuelles commercialisées sur Internet.

Le partenaire animal : une vraie préférence

La situation est tout à fait différente, en revanche, quand l’animal ne remplace pas un interlocuteur humain qui se dérobe, quand il n’est pas convoqué pour alimenter les fantasmes sexuels d’un couple qui s’ennuie. Parfois, en fait, le partenaire animal est vraiment choisi – librement choisi – en tant qu’animal. De cette prédilection très intime, paradoxalement, nous avons des témoignages relativement anciens. Revenons un instant sur les procès pour bestialité. Pour expliquer ses choix sexuels quelque peu insolites, Guillaume Garnier, le compagnon de la chienne noire, répondait, je le cite, « qu’il ne vouloit point se marier, ni avoir de maîtresse, attendu qu’il en avoit une qui ne luy coutoit point d’entretien et luy étoit fîdele […] », que « chacun avoit son goût et que c’étoit le sien ». Morin (celui de la Brebis avec la majuscule), déclare tout bonnement qu’il aime « mieux sa Brebis que sa Femme »[15]. Mais à l’époque, justement, cette préférence était perçue comme un penchant abominable à effacer par le feu, une plaie morale à cautériser. Et c’est là, me semble-t-il, que le discours antispéciste présente un côté vraiment novateur. Nous pourrions le résumer en reprenant un entretien de Peter Singer (2003) qui a été largement commenté montrant, en quelque sorte, la nécessité logique de reconnaître la légitimité, voire même le caractère banal (si un certain nombre de critères est respecté), d’un choix sexuel visant un interlocuteur appartenant à une autre espèce. Singer s’appuie sur un travail assez connu, Dearest Pet…, du biologiste hollandais Midas Dekkers (2000), pour rappeler un paradoxe. Dans les années 1940, le rapport Kinsey sur la sexualité des américains montrait que 8% des hommes et 3,5%, des femmes avaient eu des contacts sexuels avec des animaux. En milieu rural, chez les hommes, le taux atteignait les 50% (j’ai lu ailleurs que Kinsey avance en fait le chiffre, plus modeste, de 17%). Beaucoup d’autres sources, comme celles que je viens de détailler, attestent le caractère « pas rare » de cette habitude campagnarde dont nous ne connaissons pas assez bien l’équivalent citadin. Pourquoi donc ferait-elle l’objet d’un tabou ? Selon Singer, cela vient de notre héritage judéo-chrétien, posant comme un dogme la séparation des hommes et des animaux (ce que le discours des droits de l’homme, d’un certain point de vue, ne ferait que confirmer). « Il se peut », affirme Singer,

[Q]ue le tabou sur les rapports sexuels avec les animaux ait émergé comme composante d’un rejet plus général de la sexualité sans procréation. Mais la véhémence avec laquelle on continue à maintenir cet interdit, sa persistance alors que d’autres activités sexuelles non procréatrices sont devenues acceptables, suggère qu’une autre force puissante est à l’oeuvre : notre désir de nous différencier des animaux, sur le plan érotique comme en tout autre domaine.

Singer 2003 : n.p.

Singer ne prétend pas affirmer que les rapports sexuels entre membres d’espèces différentes sont « normaux » ou « naturels », il se limite à nous rappeler qu’une fois reconnu le caractère arbitraire, purement idéologique, de la hiérarchisation des espèces, « de tels rapports cessent de constituer une offense envers notre statut et notre dignité d’êtres humains » (ibid.). S’il ne défend donc pas la zoophilie, il fournit néanmoins un support philosophique à ceux qui, aujourd’hui, à l’instar des zoophiles accusés de « sodomie » et brûlés sur la place publique à l’époque de la Renaissance, pensent que faire l’amour avec un animal est non seulement « normal » et « naturel », mais, au bout du compte, que c’est même mieux. Et ces humains attirés par les non-humains sont, paraît-il, nombreux. Il y en a même qui ont créé un mouvement (dont l’analyse mériterait un traitement à part entière) qui s’appelle ZETA, « l’unique fédération officielle de zoophiles du monde », qui prétend représenter l’orientation de 100 000 citoyens et s’oppose publiquement à la nouvelle loi qui interdit la zoophilie en Allemagne. Son leader, Michael Kiok, est un bibliothécaire qui cohabite paisiblement, depuis un moment, avec une bergère allemande de 8 ans. Il a déclaré à la presse qu’« un Animal sait très bien montrer ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas », que « les Animaux sont parfois plus faciles à comprendre que les femmes » et que « derrière la défense des animaux, se cache en fait un retour à la morale et à l’intolérance ». Kiok, finalement, n’aurait trouvé rien de déplacé dans les propositions coquines de Koko, la gorille anthropophile.

Les commentaires sur le témoignage de ce « zoophile fier de l’être » ont été nombreux et montrent la grande variété des positions que l’on peut tenir aujourd’hui autour de la question des frontières interspécifiques. La plupart, bien entendu, sont des commentaires de dégoût. En consultant une page Facebook qui s’appelle « Solidaires avec les animaux du monde », il est inquiétant de constater la virulence avec laquelle on réagit aux propos de Michael Kiok : certains suggèrent de l’émasculer, d’autres de le gazer, d’autres encore de le piquer. Il y a un monsieur, dont je ne livrerai pas le nom, mais qui signe son message mortifère sans problème, en demandant : « c’est qui cet ersatz d’être humain, cette merde patentée, ce rebut de l’humanité, cette bouse, affichez l’adresse, on va lui faire la peau ». Et juste après il y a une dame qui déclare : « c’est un homme déjà mort ! ! ! ». Bref, nous ne sommes pas loin du lynchage. En confrontant les propos des uns et des autres, force est de constater que Kiok, en dépit de ses choix radicaux, montre une mesure, et j’oserais même dire une humanité, qui ne sont pas forcément présentes chez certains de ses antagonistes.

L’abolition des différences et le chaos

J’ai deux conclusions à proposer. La première concerne l’hypothèse de Singer. À l’origine du tabou, il y aurait donc notre héritage judéo-chrétien. D’accord. Mais la présence de ce tabou, à bien réfléchir, va bien au-delà de la civilisation occidentale. Et même là où l’échange interspécifique est culturellement prévu, il est en quelque sorte contrôlé, circonscrit : on le « fait imploser », pour ainsi dire, dans un cadre spatio-temporel rigide. Singer, je le répète, laisse entendre qu’il n’y a pas de raisons naturelles pour renoncer aux rapports avec les animaux : si la « consommabilité alimentaire » des animaux est une construction culturelle (si c’est nous, de façon tout à fait arbitraire, qui avons décidé que l’on peut manger les animaux parce que cela nous arrange), leur « non-consommabilité sexuelle » (le fait qu’il soit interdit de copuler avec eux) l’est tout autant, elle est aussi une construction culturelle. Derrière le tabou, autrement dit, il n’y aurait pas de raisons objectives renvoyant à une sorte de morale universelle. Mais s’il n’y a pas de raisons naturelles, et on peut tomber d’accord avec Singer, il existe en revanche – et c’est tout aussi contraignant – des raisons symboliques. Des raisons d’ordre classificatoire, taxinomique. Mine de rien, et peut-être à juste titre, ce qui est remis en cause par l’abolition des frontières ontologiques prônée par les antispécistes est en fait l’ordre du monde. Singer s’étonne de la violence qui entoure le tabou de la zoophilie alors que, remarque-t-il, des gestes bien plus cruels, comme ceux qui sont liés à l’abattage, au gavage, etc., des animaux de rente, nous laissent presque indifférents. Sa remarque me semble tout à fait pertinente. D’après lui, cette inexplicable violence viendrait, je cite à nouveau le même passage, « de notre désir de nous différencier des animaux, sur le plan érotique comme en tout autre domaine » (Singer 2003 : n.p.). C’est probablement vrai, mais à partir d’une perspective qui n’est pas nécessairement la sienne. Pour Singer, en fait, ce qui déclenche la violence est la remise en cause de notre centralité (de notre anthropo-centralité), et la blessure narcissique qui en découle. Il suffirait donc que l’on accepte le principe de l’égalité des droits, ou que l’on accepte d’adopter une attitude plus oecuménique, pour que cette violence s’apaise. Mais sur un plan plus général, comme l’a si bien montré René Girard (1972), ce qui déclenche la violence n’est pas la permanence des différences mais bien leur disparition. Le problème de la zoophilie, dans ce sens, est moins d’ordre psychologique que d’ordre cosmologique. L’abolition des différences, et donc la confusion des places, l’effacement des repères introduit le chaos. La culture grecque disposait d’un terme pour définir l’aspiration des humains à dépasser les frontières qui leur sont imparties. C’est la notion d’hybris. L’hybris est le péché d’Icare, qui prétend se livrer au vol comme un oiseau, c’est l’ambition de la grenouille qui veut devenir plus grosse qu’un boeuf, c’est le comportement d’Oedipe qui, sans le savoir, prend la place de son père, c’est la mégalomanie de Lucifer qui brigue la place du bon Dieu. L’hybris réclame une sanction. Or, et ce n’est pas un hasard, les rumeurs qui relatent des actes zoophiles rapportent, à côté de la transgression, sa punition : le sodomite développe un cancer juste à l’endroit où il avait péché. La femme qui a un rapport avec un âne ou un cheval subit des lacérations, ou des infections, qui entraîneront sa mort prématurée. La promiscuité sexuelle produit des traumatismes, des zoonoses, avec les amputations qui s’ensuivent. Et l’acte individuel, perpétré dans le microcosme domestique ou dans l’intimité de la brousse, retentit sur le macrocosme et prend des proportions apocalyptiques. C’est bien le cas du sida, cette contagion planétaire qui, selon la rumeur, se serait propagée à cause d’un accouplement contre-nature : celui d’un singe et d’un humain[16].

Bref, les temps sont peut-être mûrs pour un changement de paradigme. Les avant-gardes, paraît-il, y sont déjà parvenues[17]. Mais pour ceux qui traînent encore dans la tradition, perdus dans un imaginaire de type « spéciste », le futur qui se profile est un scenario apocalyptique. Comme le prédisait le prophète, « Le loup dormira avec l’agneau », oui, mais au risque d’attraper une maladie sexuellement transmissible.

Zoophilie platonicienne

C’est autour du dégoût suscité par Michael Kiok que je vais construire ma deuxième conclusion. Nous réservons toute notre attention à la zoophilie « hard », en regardant le zoophile comme un pervers ou, dans le meilleur des cas, un révolutionnaire. Cela nous empêche de voir d’autres formes de zoophilie, moins directes et peut-être plus hypocrites. À quoi est donc dû le grand succès de l’ouvrage de Frans de Waal (2002) consacré aux bonobos ? Au talent de l’auteur et à la finesse de ses analyses, bien entendu. Mais aussi, en partie, au contenu licencieux des scènes décrites, à l’érotisme des stratégies de recomposition adoptées par les bonobos, ces sympathiques hominidés qui, pour régler des conflits, préfèrent sans hésitation l’amour à la guerre. En lisant cet ouvrage, nous suivons de près leurs accouplements. Pour dire les choses d’une façon provocatrice, nous réalisons des accouplements fantasmatiques par bonobo interposé[18]. Mais cette zoophilie « platonicienne » peut aller au-delà du fantasme. Au Japon et, par la suite, dans les métropoles européennes, on a assisté à l’ouverture de « bars à chats ». Le consommateur prend sa place dans le café, commande une boisson, et achète ainsi le droit de caresser un des nombreux chats mis au service de la clientèle. Même scenario dans certains aéroports où ce sont par contre des chiens, embauchés par les compagnies aériennes, qui peuvent se faire cajoler pour atténuer le stress des voyageurs angoissés. Rien de plus édifiant, a priori : un monde meilleur s’annonce, celui d’un « nouveau contrat » scellé entre des humains demandeurs d’affection et des bêtes prêtes à en donner. Il n’empêche que dans l’image de ces chats « Geisha » et de ces chiens « mercenaires » (ou plutôt, de ces chiens « marchandise ») offrant leurs performances affectives au premier venu, il y a quelque chose de déjà-vu.