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Cet article décrit certaines pratiques liées à la construction de l’attachement entre un bovin et son propriétaire en pays Mursi, dans le sud-ouest éthiopien. Son objectif est de montrer que ces pratiques pastorales participent avant tout de la mise en relation des personnes entre elles.

Les principales propositions concernant la place des bovins dans les traditions nilotiques est-africaines seront d’abord rappelées, en insistant sur les deux positions extrêmes : la valeur économique, d’une part, et la valeur symbolique, d’autre part. En effet, ces traditions ont depuis longtemps été remarquées par l’omniprésence bovine dans la vie sociale, à l’origine de l’expression cattle complex (Herskovitz 1926) qui qualifie la relation d’intense proximité des hommes et des vaches dans ces régions. Ce qui permettra d’émettre la proposition selon laquelle l’omniprésence bovine dans la vie sociale des Mursi repose sur bien plus qu’une relation d’identité entre un bovin et son propriétaire. En effet, c’est tout le travail quotidien d’interactions entre les personnes, dans lequel le bovin intervient sous différentes formes (souvent discursives et plastiques), qui produit la relation spécifique d’attachement entre un animal et son propriétaire. Ainsi, cette relation émerge à la suite d’un processus interpersonnel qui justifie en conséquence la saturation bovine dans la vie des Mursi.

Dans les débats récents sur les rapports entre les hommes et les animaux, on mentionne parfois les Nuer et leurs bovins, une autre tradition pastorale nilotique, comme un exemple d’inclusion de l’animal dans le collectif humain au point de lui être équivalent[1]. C’est en effet ce que suggèrent de célèbres ethnographies où l’on peut lire que, par exemple, lors d’un sacrifice bovin, « un boeuf piaculaire est le sacrifiant lui-même, et par le boeuf, il meurt symboliquement » (Evans-Pritchard 1956 : 321). Lienhardt (1961 : 16) propose que les Dinka imitent leurs bovins. L’équivalence est toujours présentée en sens unique : les humains se pensent au moyen des bovins, mais pas le contraire. L’attraction a toujours une direction. Il ne s’agit pas d’un point de vue perspectiviste tel que défini par Viveiros de Castro (1998) où les positions sont réversibles, et où certains existants, jaguars ou pécaris en Amazonie, ont une vie collective similaire au modèle humain. D’ailleurs, la proposition d’une équivalence entre humains et bovins est problématique chez les Nilotes. Cela soulève d’abord le problème de la mise à mort des bovins. Il n’est pas du tout évident que des êtres qui seraient ontologiquement similaires et avec lesquels la relation est souvent fondée sur un rapport affectif puissent être régulièrement et massivement sacrifiés. C’est pourtant la destinée première des bovins dans les traditions pastorales d’Afrique de l’Est.

Mais le fait qu’un auteur participant d’un courant ontologiste mentionne les Nuer comme un exemple d’identification n’est pas un hasard. En effet, Gourlay (1972) a déjà montré que l’identification entre un humain et son bovin existait bel et bien, mais à certaines occasions seulement, et au niveau linguistique. Dans la lignée de cet auteur, je vais ajouter un décalage supplémentaire, car pour éclairer les mécanismes de la construction de l’attachement entre un bovin et son propriétaire, il faut se détacher un peu du bovin en tant qu’animal. Avec une idée préconçue de ce que sont l’animal et sa relation de proximité avec son propriétaire, on ne peut qu’apporter des arguments négatifs au problème de l’identification. Il faut à mon sens montrer comment cette relation se construit, et considérer le bovin comme le produit final de cette construction.

Le bovin n’est pas qu’un animal. Il est présent dans des références langagières ou sous des formes plastiques, par exemple. Nous verrons que le partage d’une certaine identité (qui entraîne des moments d’identification et d’équivalence) n’est pas la seule modalité relationnelle entre les humains et les bovins. En effet, les bovins triangulent avant tout la relation entre les personnes. Et la relation singulière d’une personne envers son bovin est issue de l’ensemble des relations engagées avec le collectif pastoral élargi : les bovins, certes, mais aussi toutes les relations interpersonnelles.

Le bovin entre économie et symbolisme

Comme les Nuer ou les Dinka, les Mursi[2] sont des Nilotes d’Afrique de l’Est pour lesquels les bovins sont au centre de la vie quotidienne. Non seulement leur mode de vie agropastoral fait des bovins une ressource inévitable, mais ces derniers font l’objet de soins qui dépassent largement l’élevage en tant qu’activité de production de protéines lactées ou carnées. Les Mursi portent des noms reprenant les couleurs des bovins auxquels ils sont liés ; ils leur chantent des poèmes ; ils en parlent avec enthousiasme ; et souvent paradent avec leurs animaux, sourire aux lèvres, ou encore larme à l’oeil lorsqu’ils les conduisent vers leur mise à mort.

L’omniprésence des bovins dans les sociétés de pasteurs nilotes d’Afrique de l’Est a été décelée très tôt et désignée par l’expression cattle complex (Herskovitz 1926), expression dont la polysémie a parfois gêné sa pertinence (voir Mair 1985). Cattle complex désigne d’abord la présence du bétail, de manière directe ou référentielle, dans l’ensemble des discours et des activités. Pourtant, l’imbrication des hommes et des bovins a souvent été laissée comme un contexte référentiel ou un arrière-fond descriptif[3]. Certains auteurs présentent cependant le bovin comme une condition majeure de l’étude de ces sociétés, de différentes manières : facteur clé de l’organisation sociale en lien avec les contraintes écologiques et les enjeux politiques (Evans-Pritchard 1968 ; Almagor 1978 ; Fukui 1996) ; matière symbolique parallèle à la vie sociale (Beidelman 1966) ; matière première de la vie spirituelle (Lienhardt 1961) ; fétiche organisant la vie symbolique (Bonte 2004) ; ou même, obsession témoignant d’un manque de rationalité de l’élevage (voir Hardin 1968 et son argument sur « la tragédie des biens communs »).

Au-delà de l’apport de ces différentes études, on remarque qu’une distinction assez claire est maintenue entre, d’une part, des conditions écologiques participant d’une interdépendance effective et nécessaire des hommes et des bovins, et, d’autre part, un contenu symbolique, participant de l’obsession et de l’expression poétique ou spirituelle. Jusque dans des énoncés d’apparence anodine, une séparation nette entre ces deux ordres de phénomènes est établie : « La signification morale et imaginaire du bétail pour les Dinka complémentent de la sorte leur importance pratique »[4] (Lienhardt 1961 : 27, je souligne). Selon Lienhardt, l’imaginaire et l’utilitaire se complètent. Deux domaines distincts sont présupposés, ce qui les rend en conséquence inconciliables. Dans cette perspective, le cours des choses ne saurait être déterminé par une pratique poétique.

L’esthétique, souvent relevée comme omniprésente, n’était donc que le décor folklorique de la scène. Coote (1992), à propos des Dinka, avance que l’habitus poétique en rapport aux bovins était avant tout la preuve que l’appréhension esthétique précédait les artefacts[5]. Les Dinka seraient des poètes sans production artistique. Mais cette thèse d’inspiration romantique ne peut pas suffire, car on voit mal comment un schème relationnel engageant deux collectifs entiers peut reposer sur une émotion par ailleurs indéfinissable. Alors même qu’Evans-Pritchard écrit, à propos des Nuer et de leurs bovins, que « la symbiose va jusqu’au contact physique le plus étroit » (Evans-Pritchard 1968 : 59), aucune description précise du lien n’était suggérée entre un contact physique et une modalité relationnelle. Au lieu d’ouvrir des propositions sur, par exemple, des modalités de l’attachement (Bowlby 1978), ce sont plutôt des thèses psychanalytiques qui exploitèrent cette constatation (Beidelman 1966). De nombreuses pratiques unissant les personnes et leurs bovins sont décrites dans cette littérature, mais en tant que complément, pour illustrer de son omniprésence ou afin d’éclairer une pratique spécifique. Souvent, les pratiques pastorales des Nilotes ont beau être décrites avec minutie, elles sont répertoriées en items à la manière de « traits culturels »[6] et bien peu expliquées. D’une manière ou d’une autre, on en revient souvent, dans les travaux les plus contemporains, à imputer une obsession (voir par exemple Gabbert 2012 : 91) à ces pasteurs pour justifier in fine de voir des bovins partout à des fins seulement expressives.

La communauté élargie des pasteurs

Il faut dire qu’en pays Mursi, le bovin est partout, sous les yeux tout au long de la journée et omniprésent dans les conversations. Même le mode mineur de la réalité (Piette 1992) est saturé des bovins : il y a toujours une vache qui meugle et qui détourne l’attention ; une bouse dans laquelle on marche ou un morceau de cuir que l’on assouplit. Le bovin est source de viande, c’est un animal que l’on nourrit et que l’on tue, qui sauve de la famine, et pour lequel on s’entretue aussi. Le bovin est également source de l’expression poétique et plastique. C’est là que le soin se transforme en précaution : on l’embrase d’un seul regard pour observer son état de santé, en recherchant les courbes les plus parfaites et les commentaires sur la robe des bovins devenus noms de personnes. Si le bovin peut être un stock de viande mobilisable en cas de disette, il est aussi un animal que l’on pleure avant de le tuer. Il est le sujet premier du sacrifice, entendu dans son acception la plus affective « faire le sacrifice de », c’est-à-dire « renoncer à ». Il est aussi la première médiation employée dans les prestations matrimoniales, en cas de maladie ou pour payer le prix du sang.

Comme mentionné précédemment, l’usage de coréférences et l’inspiration que les humains trouvent chez le bovin ont parfois été perçus comme relevant d’une copie humaine des caractéristiques bovines :

Les bovins et les hommes sont encore davantage liés, dans un idiome commun aux deux, par lequel les Dinka conçoivent explicitement leur propre vie et la vie des bovins au moyen du même modèle. Les hommes imitent le bétail.

Lienhardt 1961 : 16

À y regarder de plus près, l’identification entre un bovin et son propriétaire (et par métonymie, entre un homme et le troupeau tout entier, comme le propose Strecker 2010) n’est pas si évidente. Les hommes n’imitent pas les bovins. L’idiome gestuel qu’un humain emploie lors des danses ou dans tout autre moment pour figurer son bovin consiste à lever les bras en reprenant la forme des cornes de l’animal qu’il souhaite représenter. Pour autant, imite-t-il un bovin ? Les cornes et leurs formes variées, créées par des coups de pierres assénés par les hommes quand le bovin n’est encore qu’un veau, contribuent certes à lier un bovin à son propriétaire lorsqu’il rappelle ces formes avec ses bras, mais ce geste est trop fragmentaire pour le valider en tant qu’imitation réussie. Le propriétaire suggère son bovin plus qu’il ne l’imite. Il manque le meuglement, la position à quatre pattes, les gestes de la tête et l’ensemble du comportement pour pouvoir, à la vision d’un homme levant ses bras comme des cornes, y voir une bonne imitation de bovin. À moins de considérer les Mursi comme de mauvais imitateurs, on ne voit que des hommes qui s’inspirent du bovin en le suggérant. En effet, les enfants pratiquent des imitations bien plus réussies : ils s’affrontent en duels dans l’enclos où, à quatre pattes sur le sol et tête contre tête, ils imitent des taureaux en train de se battre. Une autre imitation bien plus plausible que des bras levés, réalisée là aussi par les enfants, consiste en des figurines d’argile, composées des cornes et de la boule de graisse située sur le garrot (dhog’e). Les enfants s’en servent comme des jouets, en les tenant dans leurs mains pour faire, une fois de plus, des duels. Mais ces deux pratiques disparaissent avec l’âge. Ces deux imitations, jeux et artefacts, instaurent justement les bovins dans une équivalence trop stricte avec les humains. Elles s’arrêtent dès les premières expressions pastorales en relation directe avec un taureau possédé, c’est-à-dire lorsque l’enfant devient un guerrier, vers douze ans.

La ressemblance entre une gestuelle et celle d’un bovin nous incite à voir une relation d’imitation. Mais Foucault (1966 : 82) a bien montré que c’est la Renaissance qui fit de « la ressemblance une “relation naturelle” sur laquelle peut s’appuyer la connaissance ». Puisque cette conception n’est qu’une mise en relation singulière et non la matrice générale de la ressemblance, il faut se demander pourquoi il est mis un terme à la ressemblance jouée dans l’enfance, et qu’est-ce qui est recherché dans certains gestes s’il ne s’agit plus d’imiter des bovins.

Durant les danses (holog’), chaque catégorie de personnes (jeunes hommes et vieux hommes, jeunes femmes et vieilles femmes) s’engage dans une chorégraphie puisant dans la gestuelle du bovin : les jeunes hommes sautent et frappent le sol de leurs pieds joints, comme des taureaux se battant ; les jeunes filles sautillent les bras ballants, reprenant ainsi la description que les Mursi font de veaux gambadant ; les vieilles femmes traversent l’aire de danse, bras en l’air, figurant le troupeau indifférencié où seul ce geste indexe les bovins. Les hommes âgés restent en retrait. Ils observent et commentent, comme un pasteur le fait avec son troupeau. Ils sont dans la position de gardiens du troupeau. Mais ce que les Mursi font par ces danses ne revient pas à imiter les bovins, comme s’ils ajoutaient une plus-value esthétique sous forme d’un symbolisme bovin. Les jeunes hommes, par exemple, ne se comportent pas comme des taureaux. Ils prennent du taureau une certaine référence qui les décrit, eux, dans leur vie pastorale. Les Mursi interagissent dans des relations de groupe en incluant leur propre relation aux bovins. Chacun exprime en fait la relation qu’il a aux autres en empruntant une caractéristique des bovins qui l’exprime le mieux et avec lequel il est en proximité au quotidien : proximité martiale et migratoire pour les jeunes hommes (au moyen d’une gestuelle taurine) ; domestique pour les jeunes femmes (au moyen d’une gestuelle empruntée aux veaux) ; gestionnaire pour les vieilles femmes (au moyen de la figuration d’un troupeau). Les anciens, eux, ne s’occupent plus guère des troupeaux, et surtout, dans cette société où le critère d’âge compte tant, sont au-dessus des autres personnes, au point d’en devenir leur pasteur. Aussi ne suggèrent-ils même pas les bovins dans leur gestuelle, mais prennent part quand même aux danses, bien que de côté.

Photographie 1

Un danseur levant les bras pour montrer la forme des cornes de son boeuf

Un danseur levant les bras pour montrer la forme des cornes de son boeuf
Photo : Jean-Baptiste Eczet (2010)

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Les formes plastiques que créent les Mursi sont donc davantage des formes intermédiaires entre eux et l’animal. Elles insistent sur la relation d’interdépendance plus qu’elles ne proposent une définition ontologique des termes de la relation. Ni humains isolés ni bovins imités, ce que font les Mursi en usant de la référence bovine n’est pas l’ajout du symbole bovin dans leurs actions. C’est l’expression littérale de leur condition de pasteur.

L’une de ces formes intermédiaires entre humains et bovins est particulièrement saillante dans l’espace visuel du quotidien. Les femmes Mursi portent un labret. Il s’agit d’un disque d’argile, parfois de bois, inséré dans la lèvre inférieure et porté de la puberté à la maturité lors des moments où la présentation de soi est une condition importante de l’interaction : recevoir des hôtes, participer à des cérémonies, etc. (LaTosky 2006). Outre la modification de la gestuelle corporelle et l’exhibition d’une scarification lorsque le labret est déposé (Eczet 2012), le labret modifie le visage et ses proportions. En parallèle, les bovins voient leurs cornes modifiées, qui poussent en différentes orientations. La plus fréquente, nommée chipto (noué), consiste à recourber les cornes au-dessus du crâne afin de créer un cercle. La face d’un bovin et le visage d’une femme ont alors des proportions similaires. Dans les poèmes que chantent les hommes, ils y parlent de vaches aux cornes chipto qui ont le « front haut » tandis que les femmes qui portent le labret ne peuvent plus tourner la tête avec la rapidité habituelle. Avec leur bouche (tuo) ainsi agrandie et alourdie par le labret, elles figurent un mufle (dit aussi tuo) et leur visage peine à quitter l’axe de leur corps, comme un bovin.

Photographie 2

Une vache avec les cornes chipto (noué) et une jeune femme portant son labret. On remarque aussi le parallèle graphique entre les scarifications des oreilles du bovin (niava kono) et les scarifications (kichoa) sur le bras.

Une vache avec les cornes chipto (noué) et une jeune femme portant son labret. On remarque aussi le parallèle graphique entre les scarifications des oreilles du bovin (niava kono) et les scarifications (kichoa) sur le bras.
Photo : Jean-Baptiste Eczet (2008)

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On voit dans cet exemple que les deux collectifs se rapprochent, chacun en s’éloignant de son collectif d’origine : les femmes se sont rapprochées des bovins comme ces derniers se sont rapprochés des femmes. Il s’agit bien de formes intermédiaires et non d’imitation. Afin de multiplier les coréférences et de ne pas les cantonner à l’initiative humaine, les corps des bovins sont aussi modifiés pour atteindre ces intermédiaires. Ce ne sont pas des productions autonomes, car les humains les marquent et les modifient symétriquement à eux. Tout comme les humains, les vaches, les taureaux et les boeufs sont décorés, brûlés, saignés et peints, bien qu’aucun des collectifs ne se grime en l’autre. Si les bijoux des personnes se prêtent et circulent entre eux, et si les bijoux des bovins peuvent aussi passer d’un animal à un autre, jamais ces bijoux ne passent d’un collectif à l’autre, excepté lors des grimages auprès des touristes. Là, les collectifs se confondent. Quand une personne place sur sa tête un harnachement de tête bovin (ngilla) face à un touriste qui le prend en photo, il se place dans la position du bovin et renonce à sa préférence esthétique (la forme intermédiaire) pour un outil pragmatique de mise à distance du touriste, le travestissement, et éviter ainsi de se montrer soi-même.

Avec les ornements et la gestuelle, l’association entre les humains et les bovins est exhibée, figurée et actée, mais elle est peu spécifique. En effet, les ornements durables des Mursi (scarifications, robes, labrets) exhibent des relations génériques entre les sexes, les femmes, les hommes et avec les bovins[7]. La gestuelle, elle, est fortement stéréotypée. L’identité des personnes et la relation spécifique entre une personne et certaines têtes de bétail est construite ailleurs.

Identité personnelle et bovins

C’est dans les noms et dans les poèmes que le lien spécifique entre une personne et son bovin[8] se donne à voir. Et ce, en utilisant la couleur de l’animal qui fournit la matière pour l’expression anthroponymique et poétique.

Les robes bovines constituent même les taxons de la classification des couleurs en pays Mursi. Les Mursi n’usent pas du spectre décomposé de l’arc-en-ciel, mais des termes issus des couleurs de leurs vaches (Tornay 1973 ; Turton 1981 ; Fukui 1996). On trouvera donc comme termes de couleur ce que nous décrierions comme « couleurs », mais aussi comme « motifs », et que nous traduirions par rouge (goloni), noir (koroy) et blanc (holi), tacheté noir (biseni), tacheté rouge (kori), rayé (tulay), dégradé (sirway), noir-flanc blanc (kiwo), rouge-flanc blanc (sirali), etc., c’est-à-dire la liste des robes bovines[9].

Le premier nom qu’un homme reçoit[10] est toujours composé d’une association entre le mot « taureau » et un terme de couleur. L’enfant reçoit donc ce nom en vertu duquel il est associé à la couleur correspondante. Il cherche alors à posséder des bovins de cette couleur. Le garçon nommé Taureau Rouge est lié au rouge et possède un taureau rouge. À partir de ce nom coloré générique (car partagé par de nombreux Mursi), chaque nouvelle relation interpersonnelle pourra se vivre sous un nom différent. J’ai ainsi recensé plus de soixante noms pour certaines personnes, et il ne s’agissait pas d’une liste exhaustive.

Chaque nom est une déclinaison de la couleur d’origine. Par exemple, si celle-ci est le rouge, alors les noms emploieront des références telles que le feu, le coucher du soleil, des baies, une termitière ou tout autre type de perception rouge. Cet investissement des perceptions colorées dans l’anthroponymie extensive des Mursi en vertu des robes bovines participe d’un triptyque relationnel couleurs-noms-bovins qui est au centre de la définition de la personne : un nom est toujours une couleur, elle-même toujours issue d’une robe bovine. Peu importe l’élément du triptyque choisi en premier, les deux autres suivent. En pratique, cette association se voit dans des énoncés tels que : « Moi : C’est quoi cet oiseau bleu [dont tu parles dans ton poème] ? Une femme : C’est de couleur gris-vert-bleu[11], c’est comme la vache grise. C’est moi ».

De même, lorsqu’on demande à quelqu’un sa couleur, la réponse se formule souvent en termes de bovin, par exemple, « mon boeuf est rouge ».

Vivre chaque relation sous un nom différent permet de les particulariser sur des critères de vécus communs[12]. Le nom est choisi par celui qui nomme, et pas par celui qui est nommé. De plus, du fait qu’il y a autant de noms que de relations, il n’y a pas d’identité consensuelle apportée par un seul nom. En ce sens, les noms désignent des relations plus que des personnes.

La particularisation extrême des relations duales fait du système anthroponymique des Mursi un outil très expressif, mais peu puissant (Severi 2004). Chaque nom optimise au mieux son occurrence en précisant une relation entre deux personnes, mais son application à d’autres contextes est problématique : une partie de la langue lui est dédiée, mais, hors de l’interaction duale, son action est faible. En effet, chacun utilise des noms différents pour nommer des mêmes personnes et il devient difficile de parler de personnes tierces dès lors que l’on sort du voisinage proche, car tous n’usent pas du même nom. En outre, cette particularisation des relations duales nécessite un dispositif propre pour se présenter à un collectif. Les Mursi utilisent les poèmes chantés (zilüe) qui donnent à voir, sous forme de synthèses sémantiques d’indices sur soi, son identité personnelle à un collectif plus large. Dans ces poèmes, les chanteurs énoncent des références colorées rappelant leur propre couleur ainsi que les couleurs des personnes de leur réseau proche (ami, mari, père, etc.). En dehors de ce faisceau convergent d’indices sur le récitant (faisceau qui lui est unique), il n’y a pas de consensus sur l’identité.

Le bovin est à l’origine des couleurs qui vont être retrouvées dans d’autres perceptions. En ce sens, il est un support et une ressource privilégiée pour les personnes qui se définissent en lien avec une couleur. Il est ainsi une des expressions de leur identité, mais pas seulement un miroir identitaire. Certes, il y a une identité entre une robe bovine d’un animal possédé, des noms qui en reprennent la perception et, en conséquence, chaque personne. Et cette identité se manifeste par un attachement à cette couleur. Mais les diverses modalités d’existence de l’index d’identité qu’est la couleur (elle est tantôt perception, tantôt langage ; tantôt constatée, tantôt imputée ; etc.) rendent bien plus complexe et fonction de pratiques interpersonnelles l’association entre une personne et son animal que ne le ferait une identité conférée du fait d’une caractéristique commune. Evans-Pritchard n’avait pas poussé plus avant son étude des noms de personnes en rapport au bétail, mais avait bien perçu qu’ils sont « d’un grand intérêt sociologique, illustrant que le langage est comme une technique d’économie des relations » (Evans-Pritchard 1965 : 628, ma traduction, je souligne).

Pourtant, alors que la non-équivalence entre un bovin et son propriétaire me sautait aux yeux, certaines situations m’ont fait douter : j’étais par exemple étendu sur une peau de vache (ada) alors que le soleil se couchait. Je m’étais isolé des autres hommes pour me reposer un peu. Je les entendais parler et je devinais qu’il leur manquait une peau pour être tous, à leur tour, étendus confortablement. Ne sachant pas que j’étais rentré dans mon enclos et que j’utilisais ma peau, un homme s’approcha pour l’emprunter. À ma vue, il fit demi-tour et, pour signifier aux autres qu’il faudrait faire sans cette peau supplémentaire, dit : « Le boeuf qui est rayé est dessus » (Bhungay atula hi bae hung’). J’aurais pu comprendre cela comme une preuve discursive d’une équivalence ontologique entre mon bovin et moi : j’étais non seulement de couleur rayé (tulay), certains m’appelaient Taureau Rayé (Oletula), mais on parlait de moi en disant « le boeuf rayé ».

Ce court exemple est en fait une nécessité récurrente au cours des discussions. Il s’agissait d’une situation interactionnelle particulière, nécessitant l’emploi d’un registre de discours spécifique. En effet, mentionner par son nom une personne absente ne peut se faire au moyen d’un nom, car il y a peu de chances que les deux interlocuteurs utilisent le même ou, sauf dans le voisinage restreint, qu’ils connaissent le nom par lequel l’autre l’appelle. Lorsque c’est le cas, cela ne se fait pas. De plus, il serait trop fastidieux d’employer la synthèse d’indices sur l’identité de la personne comme le font les poèmes qui sont toujours récités pour se décrire soi-même. C’est donc au moyen de la description d’activités où prennent place des bovins de couleurs que l’on parle des absents. Ainsi, pour parler des personnes absentes, les Mursi parlent des bovins. Plutôt, les Mursi produisent un discours narratif où les bovins sont les sujets syntaxiques, car ils s’inscrivent en parallèle à la vie des personnes, le sujet référentiel demeurant les histoires des personnes. En fait, le bovin est utilisé comme un signe seulement, comme un idéomorphe[13]. Dans la phrase « Runebi Rongadi négociait pour se marier avec Nashigin », il y a deux personnes impossibles à nommer lorsqu’elles ne sont pas là (ce serait surtout inefficace pour savoir qui est désigné), en raison des contraintes de mention de l’identité dues à la particularisation des relations. Les Mursi diront alors « les boeufs noirs sont restés dans l’enclos pendant que la vache rouge était cherchée ». Ainsi, l’information « les boeufs noirs » implique une personne de couleur noire qui accumule du bétail pour se marier et « la vache rouge » implique une femme de couleur rouge. Ces indices vont être couplés à d’autres indices narratifs concernant d’autres personnes mentionnées par des bovins colorés, ou, bien sûr, qui concernent vraiment des bovins. Ainsi, les discours qui racontent des évènements ou des situations loin dans le pays contiennent-ils de nombreuses digressions. Avec un peu de chance et de talent oratoire, le locuteur parviendra à mobiliser suffisamment de narrations pour que les auditeurs en relèvent au moins une, ou quelques-unes, qu’ils connaissent. Ils peuvent alors accrocher la narration principale : reconnaître un motif narratif et identifier les personnes qui y ont pris part permettra ensuite, par déduction, de savoir qui sont les autres personnes dans le reste de la narration, au seul moyen de l’indice de couleur.

Donc, lorsqu’on parle des nouvelles du pays, on mentionne des sacrifices, des conduites vers des points d’eau, des mariages, des transhumances, des maladies et des disputes, c’est-à-dire des activités où humains et bovins ont participé. Mais l’omniprésence bovine provient surtout du détour par la couleur des robes des bovins pour désigner les personnes. Évidemment, cette surreprésentation des bovins dans les histoires

J’ai enragé quelquefois de ne tirer des jeunes gens d’autres propos que de bêtes et de filles : encore passait-on immanquablement de la fille à l’animal. Quel que fût le sujet, sous quelque angle que je l’eusse abordé, ce n’étaient bientôt que boeufs et vaches, génisses et bouvillons, veaux, agneaux et chevreaux. […] Les Nuer, qui mettent volontiers du bétail dans la définition de toutes les opérations et de tous les rapports sociaux, s’en sont fait un idiome : socialement, ils parlent le bétail.

Evans-Pritchard 1968 : 36

Mais ce n’est pas le bétail qui est anthropomorphisé au point d’être plus intéressant que les histoires des hommes. Si les Mursi, comme les Nuer, « parlent le bétail », ils ne parlent pas toujours du bétail. Le bovin est ici langage et véhicule de l’information sur autre chose que lui – les humains – au moyen de quelque chose qui n’est pas que lui-même – les couleurs.

Construction d’une relation affective

Si le corps et ses ornements constituent un répertoire commun, l’identité personnelle est quant à elle créée en continu par le cumul d’interactions ponctuelles. Ne pas s’appuyer sur de nombreux artefacts et se construire par les interactions duales constitue un type de socialité particulièrement adapté au mode de vie dynamique et imprévisible des Mursi. En effet, les migrations, les scissions et les assimilations incessantes font partie de l’histoire de la région (Tornay 1978, 2001 ; Verswijver et Silvester 2008). Les collectifs ne cessent de se constituer et de se défaire, et leur définition passe davantage par une communauté de pratiques en continuel renouvellement que par des liens figés dans le temps, dans un territoire ou dans des productions matérielles. Dans ces régions instables, où le passé n’est fait dans les mémoires que de déplacements et de longues marches (voir Lamphear 1988 ; Turton 1988 ; Schlee 1989) et où le présent se déroule en fonction des pluies erratiques, des épidémies potentielles et des guerres imprévisibles, mais fréquentes, c’est-à-dire sur un déplacement incessant des corps et des lieux d’activités, les socialités du quotidien trouvent donc des médiations qui s’adaptent. Les identités et des définitions de groupes sont ainsi fixées dans des formes suffisamment dynamiques pour suivre les mouvements voulus ou subis, et résister à la disparition des personnes[14].

Les conditions écologiques et la compétition des groupes ne sont pas les seuls motifs participants du dynamisme local. Le déplacement et la guerre sont les marques valorisées de l’entreprise individuelle. L’expression idiomatique des guerriers parlant d’eux-mêmes est : « nous sommes de la poussière rouge » (ou « de la poussière soulevée », dans une variante) (Kano teri’ goloni, ou kano teri’chu-chu-chu), qui insiste sur le déplacement des hommes pour la guerre et leur survie. De même, voir des campements pastoraux se reconfigurer radicalement est la norme, alors que l’on pensait avoir observé un groupe d’amis dont la solidarité semblait acquise et la cohabitation durable.

Chez les Mursi et l’ensemble des pasteurs de la région, il est aussi attendu des hommes et de leurs bovins qu’ils soient dans une relation dépassant largement l’élevage à fin de production. Ces pasteurs regardent les agriculteurs et leurs bovins qui tirent des charrues avec dédain. C’est que dans la relation d’un pasteur Mursi à son bovin, des attachements se créent qui viennent contraster ceux afférant aux relations entre les personnes.

L’attachement des Mursi envers leurs bovins est difficilement descriptible dans ses ressorts affectifs. Les Mursi sont peu loquaces sur ce point. Mais les manifestations d’un attachement à l’animal sont nombreuses. Le pelage du boeuf à la couleur de son propriétaire est longuement brossé au moyen de feuilles, en même temps que le « poème boeuf » (zilüe a bunagn) est chanté, dans lequel est énoncé le projet pastoral et sa conclusion : la mise à mort de l’animal. Au cours de la journée, plusieurs moments sont l’occasion de lever les bras en leur donnant la forme des cornes de son bovin. Durant les danses, ce motif chorégraphique est repris comme l’idiome élémentaire du lien entre la personne et son bovin. Parfois, au matin, lorsque les bovins sortent de l’enclos, le propriétaire effectue une danse. Grelots aux pieds, il saute et chante parfois son « poème boeuf », en amplifiant avec son corps les mouvements de bonne santé : sautillements, relevés de tête vigoureux et course sur quelques mètres. Inversement, durant certains sacrifices, alors le bovin s’avance vers sa mise à mort, on peut voir pleurer son propriétaire et ses proches. Lorsqu’Evans-Pritchard propose maladroitement que le bovin peut donner au pasteur « le contentement des désirs de son coeur » (Evans-Pritchard 1968 : 59), c’est, il me semble, parce que les Mursi, comme les Nuer, donnent une impression de contemplation admirative lorsqu’ils s’occupent de leur bétail : celle de l’amateur d’art devant son chef-d’oeuvre. En pratique, il faudrait parler de regards appuyés lorsqu’un Mursi regarde son troupeau, d’enthousiasme lorsqu’il en parle, et de solennité, comme lorsqu’on me fit comprendre qu’il serait bon que je possède un ou plusieurs boeufs à ma couleur.

Comme toujours dans les situations de recherches sur le terrain où l’observateur est incomparablement plus riche (en argent et en biens divers), j’étais sujet à des demandes, parfois très insistantes. Surtout, le moindre de mes dons ou achats était vite connu de personnes qui n’avaient pas pris part à ces transactions. Après quelque temps, plusieurs Mursi me dirent qu’avoir des bovins à sa couleur était une bonne chose. Il fallait donc que je m’en préoccupe. Une fois que j’eus acquis deux jeunes veaux « rayés » (tulay), mon entourage m’en félicita et m’encouragea à bien m’en occuper. On me demandait parfois des nouvelles de mes veaux. Personne ne voulait que je les lui cède et on ne me demanda presque jamais le montant de l’achat qui semblait, au fond, peu important. Ces veaux étaient bien à moi, contrairement à tout ce que je croyais posséder et qui attirait l’échange, la convoitise, la curiosité ou même le vol. Il y avait toujours la possibilité que mes objets deviennent la propriété d’un autre, mais mes bovins étaient à part. Lorsque je partis, je proposais à deux amis, qui gardaient chacun un de mes veaux, de s’en servir en priorité en cas de sacrifice. Je compris vite que ma proposition n’avait pas de sens : si je pouvais à tout moment céder mes veaux, il semblait non pertinent d’imaginer un stock potentiel de bêtes à sacrifier en mon absence. Enfin, je dois avouer que je prenais un plaisir grandissant à voir mes veaux, à les regarder faire ce que font des veaux et que, s’ils ne contentaient pas les désirs de mon coeur, selon l’expression d’Evans-Pritchard, ils me ravissaient : ils semblaient fixer un peu mes efforts entrepris avec les personnes lors de ces terrains. J’avais désormais acquis la chose qui peut sembler la plus paradoxale : le bovin le plus commun, fréquent et générique était maintenant devenu mien, c’est-à-dire unique et possédé.

Je ressentais donc une certaine affection envers mes bovins en vertu d’une couleur que nous partagions et que les autres Mursi ne cessaient de mobiliser en s’adressant à moi. Mais, s’il me semblait en être arrivé aux prémisses, et pour quelque temps seulement, d’une disposition affective approchant celles que tout Mursi ressent envers son bétail, je n’avais aucune assurance que les émotions et le lien spécifique entre ces animaux et moi étaient bien de même nature. D’abord parce que, comme je l’ai mentionné plus haut, la pudeur des Mursi quant à leurs états émotionnels est quasi totale[15], et ne permet guère de recevoir des confidences ou une quelconque exégèse, personnelle ou plus stéréotypée. Ensuite, par la difficulté méthodologique de mettre en mots des émotions qui souvent s’en passent, et qui sont dans ce cas le résultat d’un processus davantage que le processus lui-même. Ce sont donc plutôt les contrastes que nous pouvons faire entre l’attachement aux bovins et les relations entretenues avec les autres personnes qui nous informent indirectement des éventuels sentiments ou dispositions affectives qui lient les personnes à leurs animaux.

Ajouter au monde ce qui se retire trop vite…

On l’a vu, le bovin sature les interactions, qu’elles soient quotidiennes (noms, pratique pastorale, etc.) ou rituelles (poèmes, danses, etc.). Et ce, y compris celles où le bovin n’est pas partie prenante, c’est-à-dire où il ne constitue pas la motivation première des interactions. Par exemple, on ne se nomme pas pour parler du bovin. Ce faisant, le bovin vient s’accrocher aux affaires humaines en les rendant à la fois plus signifiantes et plus supportables.

Reprenons. Exister, au moyen de la couleur et de son corps, est dépendant de la présence d’autrui et des formes que l’on produit à sa rencontre. Le nom construit une image éphémère figurant une perception visuelle. À l’initiative d’autrui, il est énoncé dans un acte d’interlocution – le face-à-face – et aussitôt évaporé. Aucun Mursi ne connaît tous ses noms dans la mesure où ils dépendent de l’autre pour exister et désignent la relation davantage que la personne. Reste le radical du nom que sont les couleurs, la constante malgré les variations. Elles existent en nombre fini et sont peu nombreuses, mais partageables, partagées et transmises. Ce radical qui pourrait être la portion intime des personnes est ainsi trop sous-déterminé pour tenir lieu d’essence singularisée. Trop de Mursi ont ce même radical, ainsi trop distribué dans le monde et les personnes. Le recouvrement identitaire entre les personnes se produit souvent et les couleurs, à elles seules, sont aussi les autres personnes. Ainsi, être soi dépend des autres et des interactions, et si les autres ne sont plus, alors le soi coloré n’est plus qu’un potentiel, un point de départ, un appui, un a priori, mais jamais une définition suffisante de la personne. Et c’est pour cela que lorsque j’interrogeais des Mursi pour savoir leur couleur (« Quel est ta couleur (ree) ? »), entendue dans ce contexte comme « qui es-tu ? », on ne me répondait pas par un substantif, mais par un verbe ou par une relation : « Je kereg’ey rouge » (où reg’e est la forme verbale de ree, et tout à fait intraduisible), ou « Mon boeuf est rouge ».

Les Mursi utilisent le terme ree pour désigner la couleur à laquelle ils sont liés. Mais ce terme désigne aussi le corps qui subit les mêmes assauts de l’éphémère. Tous les décors, toutes les postures n’ont de sens et de justification que lorsqu’ils se voient, que lorsqu’ils s’adressent à quelqu’un, et que lorsqu’ils sont créateurs de contextes interactionnels et qu’ils produisent des inférences chez l’autre[16]. Aucun ornement n’est caché sous un autre ou pour un usage sorcellaire. Mais la maladie, elle, se vit cachée, et les Mursi demandent les nouvelles sur l’état général en employant ce même terme. Le malade se tient dans sa hutte, dérobé aux regards, et tout au plus lui parle-t-on de l’extérieur de sa hutte. Ainsi, le ree malade, qu’il soit couleur ou corps, ne peut avoir lieu (c’est à dire se tenir devant les autres) s’il est diminué dans ses capacités interactionnelles : plus de corps, plus de noms. Un état de faiblesse entraîne la suspension du processus afférant au ree, en interrompant la vue du corps et l’usage de déclinaisons colorées présentes dans les noms. Le ree ne désigne que le corps vivant, c’est un intensif que la maladie vient diminuer et que la mort vient anéantir. D’ailleurs, on ne peut pas employer ce terme pour désigner un cadavre. Et lorsqu’il désigne la couleur des personnes, le ree est également mentionné sous sa forme verbale (reg’e), lors de l’usage d’une couleur dans un poème par exemple.

Photographie 3

Boeuf à la couleur de son propriétaire. On peut y voir un ornement de tête (karum) et deux coupes d’oreilles différentes reprenant les deux types de scarifications des personnes.

Boeuf à la couleur de son propriétaire. On peut y voir un ornement de tête (karum) et deux coupes d’oreilles différentes reprenant les deux types de scarifications des personnes.
Photo : Jean-Baptiste Eczet (2008)

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Face à ces interactions nécessaires pour advenir, quelque chose va tenir lieu de point fixe qui concentrera ce que la personne est. Or, un élément du monde peut, à lui seul, contenir toutes les relations qui forment la personne et peut être suffisamment déterminé, spécifique et stable pour ne pas subir l’incertitude de la nécessaire présence d’autrui. Les bovins, d’où sont issues les couleurs qu’ils exhibent de manière univoque, deviennent ainsi la constante. Stock de viande quand vient la famine, ils sont aussi stock de couleur et de potentialité des personnes au quotidien.

Toutefois, si la couleur est une de ses conditions premières qui lui permet de se lier aux personnes, il faut que l’animal acquière une capacité supplémentaire pour parfaire vraiment son rôle de point fixe. Il ne faut pas qu’il soit totalement réductible à sa seule couleur comme, par exemple, avec les idéomorphes colorés vus plus haut où un bovin ne vaut que pour sa seule couleur. Une relation spécifique se crée donc, qui va être distinguée de toutes les autres. Mais la particularisation des relations entre les personnes que les Mursi effectuent au quotidien rend plus difficile l’émergence de cette relation spécifique, car toutes sont reconnues comme telles. Ainsi, deux modalités sont employées pour contraster cette relation particulière de celles entre seuls humains.

D’un côté, à l’éphémère relationnel entre les personnes, le bovin oppose la propriété et sa modalité d’attachement : l’appartenance. Ce que les personnes se refusent à être dans cette société égalitaire où l’entreprise individuelle est une valeur primordiale, le bovin le requiert : il est dépendant, on peut en jouir, on l’enferme, on s’en nourrit, on peut le tuer, on le garde sous les yeux et il ne montre sans cesse qu’une seule image de lui.

De l’autre, les Mursi vivent avec leur bovin une relation démonstrative. Contrastant avec l’ethos martial qui préfère la retenue entre personnes, la démonstration affective fait sortir cette relation des affaires strictement humaines qui se font, elles, sur le mode de la pudeur. La relation avec le bovin est ainsi une relation rare et stéréotypée à la fois. Elle se vit criée, pleurée et caressée, toutes choses que les Mursi ne font pas au quotidien entre eux. On comprend alors mieux la coprésence d’un attachement qui prend la forme de l’appartenance de bien inaliénable, et la démonstration émotionnelle qui distingue cette relation de celles engagées entre humains.

Avec les gestes, les noms et les poèmes, les bovins n’étaient que des références. On voit maintenant en quoi la possession d’un bovin à sa couleur est indispensable. Chez les Mursi, les biens matériels sont davantage marqués par l’usufruit que par la propriété[17] et les bovins sont aussi conservés, échangés, prêtés et mis en pension[18]. Mais le bovin à la couleur de son propriétaire est l’ombre de ce dernier : le propriétaire peut le donner s’il le souhaite (comme lors d’un mariage) et on pourra lui réclamer si, par exemple, il est un meurtrier devant donner le prix du sang. Mais il sera toujours traité avec un égard particulier et n’entrera dans une logique de transfert qu’en fonction de son rapport singulier avec l’identité de son propriétaire. La relation affective à un bovin permet de rendre personnelle une propriété qui serait, sinon, aussi labile qu’une perception et aussi partageable qu’un nom. Et la démonstration publique contraste cette relation entre un bovin et son propriétaire de celles engagées avec les autres personnes, où elle laisse place à la retenue. Cette relation au bovin est ainsi exclusive et inaliénable, et ne repose pas uniquement sur un recouvrement identitaire.

En conjuguant la propriété et la démonstration publique, le bovin à la couleur du propriétaire se trouve placé dans une relation préférentielle et distinguable. Il finira par mourir, et si son propriétaire en sera triste, il sera quand même vite remplacé par un autre bovin : restera la modalité relationnelle entre la tête de bétail et son propriétaire sur laquelle d’autres noms et d’autres poèmes vont porter à la venue d’un autre bovin. Comme un artefact construit par la praxis de l’élevage et de la socialité entre les personnes, le bovin chéri pourra ainsi être détruit et remplacé, à condition ensuite de le reconstruire. Il faudra du temps et toutes les qualités du pasteur pour mener à bien ce projet, mais les bovins restent plus facilement interchangeables que les personnes : on se souviendra davantage de cette épouse ou de cet enfant mort que de ce boeuf-là. On pourra remplacer le bovin et seulement pleurer les personnes. Le bovin occupe ainsi un espace affectif très particulier, celui d’être une incarnation qui accumule des relations personnelles (car elles y font toutes référence) et sur laquelle se portent les affects correspondants, sans atteindre jamais la qualité de relation entretenue avec une personne.

C’est pourquoi le bovin est si difficile à saisir chez les Nilotes. Il peut être vu comme le sujet le plus complet, car il contient toutes les manifestations des personnes et il sature les références des actions humaines. On risque alors d’évoquer l’obsession. Mais, dans le même temps, il est un bien des plus matériels, car il est une possession, un objet de soin dont on dispose. On risque alors de parler seulement d’économie. Nombre d’analyses n’incluent pas ce paradoxe et instaurent le bovin soit dans une position affective ou symbolique, soit dans un dispositif économique, puis rabattent l’un sur l’autre.

… Et garder à distance son bovin

Un autre aspect de la relation au bovin doit encore être souligné afin de bien décrire l’attachement sans en faire une déclinaison d’une relation anthropomorphisée, sur le modèle animique par exemple. En effet, la relation entre un bovin et son propriétaire, pour être viable et satisfaire à la volonté d’être stable, doit être à sens unique. La réciprocité implique l’intention et le jugement d’autrui, comme entre les personnes. Mais le bovin, comme une impasse, ne produit pas de mouvement retour vers l’humain : on ne peut être ni jugé ni déçu par son bovin. Il n’y a pas d’attentes envers le bovin autres que celles de vivre, en tout cas pas d’attentes comportementales qui seraient interprétées comme une information intentionnelle à l’encontre des pasteurs. Si les bovins sont davantage dépendants des humains pour leur survie que ne le sont les humains envers leurs bovins, il n’y a pas non plus de relation affective réciproque. Aucun dialogue ne vient anthropomorphiser la relation. Les hommes se pensent à l’aide des bovins, mais les bovins n’ont que faire des hommes et ces derniers ne leur demandent rien. Autrement dit, on peut s’attacher à autre chose qu’un équivalent pour ne pas avoir à subir l’éphémère d’autrui. Ce bovin-là, en pays Mursi, est une construction nourrie par les dispositions de son propriétaire davantage qu’un agent intentionnel inspiré par le modèle humain.

Le tableau suivant récapitule certaines des caractéristiques des relations entre personnes et celles entre humains et bovins. Qu’on les envisage en termes de contraste, de complémentarité ou d’inversion, ces caractéristiques mettent l’accent sur des différences relationnelles écartant toute idée de recouvrement ontologique. De plus, chaque type de relation contient l’autre en creux, lui offrant ainsi un espace relationnel inoccupé :

Figure 1

Caractéristiques contrastives des relations entre personnes et entre pasteur et bovin

Caractéristiques contrastives des relations entre personnes et entre pasteur et bovin

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Enlever du monde

Pour conclure, mentionnons enfin que la destinée des bovins – de tous les bovins – est d’être abattue. Sa mise à mort pose des problèmes nouveaux si l’on saisit que cet attachement au bovin est en partie dû à son rôle de chaînon entre les personnes. Il m’est impossible de présenter dans le cadre de cet article les conséquences sur l’interprétation du sacrifice que l’on peut faire si cette analyse de la construction de l’attachement est correcte. On peut toutefois, et à titre indicatif, donner quelques pistes qu’il conviendra d’explorer par la suite.

Comme je l’ai proposé précédemment, le travail quotidien d’interactions et sa tonalité instable, en continuelle construction, trouvent une opposition dans le bovin possédé. L’affection démonstrative déployée à son égard le distingue des autres types de relations engagées. Lorsque ce bovin est tué, on supprime donc l’ancrage de cette modalité relationnelle. Celle-ci n’a plus de lieu vers lequel se porter. Taureau Rouge est triste et détourne le regard quand il voit la peau de son boeuf rouge d’autrefois qui sert désormais de couche. Le propriétaire du boeuf que l’on tue pleure et reste en retrait pendant sa mise à mort et la consommation de sa viande. Ceci, non pas en raison d’une interdiction infranchissable, mais parce que la souffrance et la tristesse sont rendues plus supportables si les autres s’en occupent. Rien ne servirait d’ailleurs d’user d’une interdiction pour empêcher ce qu’on ne ferait pas de toute façon[19]. Si l’on voit le bovin comme le double de son propriétaire, on peut être tenté de penser que ce à quoi on touche lorsqu’on le tue est la somme cumulée des pratiques de son propriétaire qui l’a fait advenir : les relations qui se sont servies de lui pour prendre forme, les noms qu’il a modelés, les gestes de danses qu’il a inspirés, etc. Mais les choses qu’il a aidé à produire perdurent au-delà de sa disparition : les personnes et les noms sont toujours là, les poèmes aussi, tout comme les gestes dont il fut à la source. Ce qu’on enlève du monde quand on tue ce bovin, ce ne sont pas ses antécédents, mais bien, et seulement, lui-même en tant que forme émergente d’un processus relationnel. Renoncer à ce produit final de la vie mursi, cette forme commensurable des socialités instables, permet de relancer la dynamique relationnelle. Les compteurs ne sont pas remis à zéro, on reste un bon pasteur avec sa connaissance de l’élevage et on conserve ce que l’animal précédent a permis de produire. Mais la victoire évidente qui s’incarnait dans un bovin à côté duquel on parade doit se gagner à nouveau, et la vie pastorale reprendre de plus belle.