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Si les hommes et les animaux partagent plusieurs manières d’être affectés, la souffrance est le point de départ le plus souvent adopté. Alors qu’on peut se demander si les animaux éprouvent des émotions morales, il est difficile de douter qu’ils souffrent, puisque l’émotion se lit à même les comportements corporels. C’est le sens de la fameuse phrase de Bentham : « la question n’est pas s’ils peuvent penser mais s’ils peuvent souffrir » (Garcia 2011). Rousseau remarquait que le sentiment de pitié partagé par les hommes et les animaux est l’amorce d’une exigence de justice, car il construit une communauté sur la protection contre cette souffrance. De là vient que l’éthique animale soit partie de la souffrance pour concevoir un sujet de droit au-delà des frontières de l’humanité, soit sur une base utilitariste, soit sur une base contractualiste (Jeangène Vilmer 2011).

Les sciences humaines, lorsqu’elles ont repris à la philosophie le thème de la souffrance animale, ont cependant rencontré des problèmes méthodologiques particuliers. Comment avoir accès à la souffrance animale puisqu’elle ne s’exprime que par des médiations humaines ? Ces médiations que construit l’éthique à des fins de juridiction, les sciences humaines les rencontrent dans le monde social, où des humains se font les porte-parole des animaux souffrants. Ainsi, une sociologie du travail des éleveurs voit dans la souffrance animale l’indice d’une relation d’exploitation industrielle qui détourne d’une relation réciproque dans la production de biens communs (Porcher 2002). De même, une histoire des animaux dans la guerre part des symptômes de la souffrance animale relevés par les vétérinaires (Baratay 2012). Mais l’entreprise d’accéder au « point de vue animal » se heurte ainsi à la limite des archives, qui renseignent davantage sur la sensibilité de ceux qui les rédigent que sur les émotions éprouvées par les sujets décrits.

Nous proposons de prendre cette distance à la souffrance animale comme objet d’étude, en suivant les méthodes de la sociologie pragmatique. Dans la souffrance animale, la distance est en effet double : c’est un autre sujet qui souffre, mais il est en outre séparé de celui qui l’observe par une frontière d’espèce. Comment les hommes sont-ils parvenus à sauter par-dessus cette double barrière pour percevoir la souffrance animale ? La sociologie pragmatique résout le problème de la connaissance des affects d’autrui par une étude des actions au moyen desquelles est atténuée et négociée la distance entre moi et autrui. Des « politiques de la pitié » sont possibles à partir du moment où l’écart entre un autrui souffrant et un moi observant est comblé par une action de type humanitaire, visant à résoudre cette souffrance (Boltanski 1993). Si on s’interroge sur ce que signifie s’émouvoir de la souffrance animale, il faut observer les différents types d’action et de figuration visant à combler l’écart signalé par cette émotion. Autrement dit, il s’agit d’analyser « les changements dans la distribution des sentiments » (Stoler 2010) et les collectifs d’humains et de non-humains qui se forment à cette occasion (Descola 2005) à partir d’une hypothèse sur la dynamique de la souffrance animale.

Cet article porte sur l’implication des vétérinaires dans l’action humanitaire depuis une trentaine d’années. Comme le monde vétérinaire est structuré selon les clivages qui caractérisent le rapport moderne aux animaux, entre animaux de compagnie et animaux d’élevage, nous mettrons en contraste deux cas opposés de mobilisation vétérinaire : au plus près, la défense des animaux de compagnie dans des procès pour cruauté ; au plus loin, le soin des animaux d’élevage atteints de maladies épidémiques. Nous verrons comment la médecine légale vétérinaire et les réseaux de surveillance des zoonoses atténuent ce contraste entre deux figures opposées d’animaux pris dans le même spectacle de la souffrance. Au-delà du paradigme compassionnel d’une extension de la souffrance au plus grand nombre d’êtres sensibles, nous cherchons ici à suivre la formation de nouveaux collectifs, les exclusions qui les accompagnent, et les articulations qu’elles opèrent entre le biologique et le social. La sociologie de l’action humanitaire se prolonge donc ici en une sociologie des sciences, en montrant comment les savoirs sur le vivant résolvent un trouble dans l’identification aux animaux produit par la souffrance à distance. Nous ne proposons pas l’analyse d’un terrain mais d’un ensemble de cas contrastés qui signalent une transformation en cours dans les relations entre hommes et animaux.

Mattei Candea (2010) a récemment souligné que plutôt que d’expliquer l’attachement aux animaux, il fallait étudier comment les naturalistes se détachaient des sujets qu’ils observent. À partir de l’énigme que constitue l’attribution d’affects humains à un sujet non-humain, on peut suivre comment cette incertitude – avons-nous affaire à un sujet humain ou non ? – devient un moteur pour l’action scientifique. Nous adoptons ici une démarche similaire, en mettant en contraste deux cas opposés, l’image médiatique d’un animal victime de cruauté et la prise en charge sanitaire d’un animal malade, pour faire varier les modalités de construction de la souffrance animale. Plutôt que d’appliquer aux vétérinaires le modèle compassionnel qui accompagne la montée du récit humanitaire, nous suivons les modèles scientifiques qu’ils développent dans la construction d’une socialité interspécifique dans le contexte de la crise écologique.

Le spectacle de la souffrance animale

Nous partirons de deux cas situés aux États-Unis et en Chine mettant en scène à travers les médias une souffrance animale et une action de type humanitaire. Il ne s’agit pas de décrire le contexte ethnographique de ces scènes mais de les prendre comme exemples de publicisation de la souffrance animale. Comme les anthropologues et les sociologues de l’humanitaire l’ont noté, l’action humanitaire, à commencer par MSF (Médecins sans frontières ; voir Kouchner 1986 ; Malkki 1996 ; Keenan 2002), est indissociable d’une forte publicisation, visant à toucher le plus grand nombre de soutiens.

En mai 2010, une femelle Pitbull est aspergée d’essence et brûlée, à Baltimore. En apercevant la fumée, une jeune policière secourut l’animal avec son pull. Le chien, que l’on surnomma par la suite « Phoenix », brûlé à 95 %, ne survécut que 4 jours. L’histoire fut reprise en quelques heures et diffusée dans tout le pays par les journaux, la radio et la télévision. Certaines personnes offrirent une récompense de 26 000 dollars pour retrouver le(s) responsable(s) de l’acte ; d’autres organisèrent une veillée de prières. L’article qui raconte cette histoire dans le New York Times Magazine parle de « syndrome de cruauté envers les animaux » (Siebert 2010). Il montre des portraits de chiens, pris en photos seuls sur leurs couvertures, regardant au loin, désespérés, révélant avec leurs cicatrices ou leurs balafres les violences subies. Ces clichés rappellent un certain genre de photos humanitaires, illustré par exemple par un livre portant sur des femmes et leurs enfants nés au Rwanda à la suite de viols (Torgovnik 2009), photographiés seuls ou par deux, regardant la caméra directement ou de façon lointaine, à l’évidence traumatisés physiquement.

En janvier 2010, les journaux américains ont publié une série d’articles à propos de chiens Chihuahua abandonnés en Californie, secourus et transportés en avion pour être adoptés par de nouveaux propriétaires un peu partout en Amérique du Nord – de New York à Houston (au Texas) ainsi qu’à Edmonton (au Canada). Dans un des cas, la compagnie aérienne Virgin a même fait don de 12 000 dollars pour couvrir les frais de transport de ces chiens et de leurs accompagnateurs. Ces vols – surnommés « le pont aérien des Chihuahuas » – furent financés par des philanthropes, ainsi que par l’association américaine de prévention de la cruauté envers les animaux (ASPCA). Dans un des cas, le New York Times mentionne que « 15 chiens SDF [sans domicile fixe] de la Baie de San Francisco furent transportés par avion, de façon à pouvoir être adoptés par des New-yorkais » (Fernandez 2010). Un autre article déclare : « les amis des animaux sont déterminés à les secourir, et à les sauver d’une vie triste et solitaire dans un chenil en Californie » (Bustamante 2011). Avant leur arrivée, on fait passer aux animaux une évaluation du comportement ainsi qu’un examen médical, pour s’assurer qu’ils sont en bonne santé et peuvent être adoptés. Les candidats pour ces adoptions faisaient la queue en attendant l’arrivée de ces chiens, car, disait l’une de ces personnes, la majorité de ces animaux « viennent certainement d’élevages commerciaux de chiots où ils ont souvent vécu dans d’horribles conditions » (Bustamante 2011).

Passons d’Amérique en Asie. En décembre 2008, le gouvernement de Hong Kong abattit 100 000 volailles après qu’on ait découvert qu’une ferme du territoire avait été infectée par le virus de grippe aviaire H5N1. Ces abattages étaient régulièrement opérés par le Département de l’agriculture depuis le premier cas de H5N1 sur des volailles et des humains en 1997. Ils se déroulaient sur le marché central de Cheung Sha Wan sous les caméras des médias, et consistaient à placer les volailles dans des poubelles remplies de gaz (en Asie du Sud-Est les volailles étaient souvent brûlées). À chacun de ces abattages, les autorités bouddhistes priaient pendant une semaine pour les âmes des animaux abattus[1] (Greger 2006). Sur les temples bouddhistes, des images montraient des oiseaux lâchés dans le cadre de la pratique rituelle du fangsheng, qui devenaient des cadavres en s’élevant dans le ciel. Ces affiches avaient été conçues consécutivement à un colloque organisé à Taiwan par une association de protection des animaux contre la cruauté, qui utilisait les informations sur la grippe aviaire pour forcer le gouvernement taiwanais à révéler les mauvais traitements des volailles dans les élevages industriels. Le virus H5N1 transformait les animaux les plus valorisés (la volaille domestique, source de protéines des immigrés chinois, ou l’oiseau sauvage, échangé sur les marchés pour la qualité de son chant) en dangereuses sources d’infection.

En janvier 2012, le Centre de protection de la santé de Hong Kong organisa un exercice appelé Jadeite simulant l’évacuation d’un bâtiment où une personne était supposément infectée par le virus H5N1. Des employés du Département de l’agriculture étaient présents pour procéder à l’évacuation des animaux de compagnie. Le scénario avait prévu qu’une femme, jouée par une spécialiste des situations de catastrophe (Auxiliary Medical Service), refuse de se séparer de son chat. Les fonctionnaires du Département de l’agriculture lui expliquaient qu’elle devait passer un examen pour voir si elle n’était pas infectée par la grippe aviaire. Ils rejouaient ainsi le traumatisme de l’année 2002, lors duquel les habitants de Hong Kong furent obligés de se séparer de leurs volailles de basse-cour.

Ces images diffusées dans les médias aux États-Unis et à Hong Kong jouent sur le passage du spectacle de la souffrance à une action pour l’atténuer (ici sous la forme paradigmatique de l’évacuation). Mais ils impliquent aussi une réflexion sur les frontières qui séparent les animaux sauvages, les animaux domestiques et les humains. Il n’y a pas d’un côté une victime innocente, l’animal domestique subissant un traitement cruel, et de l’autre une victime impure, l’animal d’élevage potentiellement infecté. Ces cas nous fourniront le matériel initial pour observer comment se construit la figure de victime.

L’humanitaire : de la politique de l’innocence à la crise écologique

Le scénario de secours aux victimes animales rappelle en effet les récits humanitaires d’enfants pauvres et affamés et de femmes innocentes. Ces histoires émotionnellement fortes contribuent à former le sujet humain (humane) que nous connaissons aujourd’hui, liant le concept d’humanité à l’idée de la compassion. Thomas Laqueur a montré qu’à la fin du XVIIIe siècle, l’être humain a commencé à être perçu non pas comme un fait physiologique mais plutôt comme un sujet éthique : « le protagoniste du récit humanitaire »[2] (Laqueur 2009 : 38). « L’humanité » fait référence au sentiment commun de sympathie et de bienveillance, mais ne désigne pas pour autant le partage de traits biologiques. L’historienne Lynn Festa écrit ainsi : « la sentimentalité est une forme littéraire : une structure rhétorique visant aussi bien à inciter les sentiments des lecteurs, qu’à diriger ces derniers vers l’objet approprié » (Festa 2010 : 7). Cependant, cette forme sentimentale repose sur une définition instable de l’humanité. L’absence de définition rigoureuse de l’humain permet d’inclure des êtres différents, et la réflexion éthique partant du sentiment littéraire ne peut fonctionner qu’au cas par cas (Festa 2010 : 5).

Si le contenu de la forme sentimentale est flexible, qu’est-ce qui rend un contenu ou une histoire plus captivante et passionnante qu’un(e) autre ? Les anthropologues et les historiens de l’humanitaire montrent que même si l’action humanitaire est fondée sur le devoir moral de soulager la souffrance de façon universelle, quelle qu’en soit la cause, la forme, ou le contexte (au moins dans la forme typique que lui a donné l’association MSF : Rieff 2002 ; Fassin 2011 ; Redfield 2013), la victime innocente est le plus souvent celle qui souffre d’une manière perçue comme moralement reconnue (Ticktin 2011). En ce sens, les enfants sont peut-être les sujets modèles pour l’humanitaire aujourd’hui, car ils sont les archétypes des victimes innocentes. C’est pourquoi leurs images servent pour les collectes de fonds ou pour les campagnes publicitaires : ils apparaissent comme des sujets génériques humains, en dehors de leur histoire et de leur géographie. Les femmes, aussi, peuvent occuper cette position d’innocentes victimes, mais elles sont alors plus souvent « racialisées », comme lorsque les femmes « du tiers-monde » sont décrites comme les victimes passives d’hommes barbares ou de « cultures » rétrogrades (Razack 1995 ; Ticktin 2011).

La politique de l’humanitaire produit ces victimes en même temps qu’elle cherche à les sauver, car une victime « pure » est un paramètre fictif et hors d’atteinte. L’anthropologue Liisa Malkki montre ainsi que les enfants soldats sont perçus comme une erreur de catégorie, si bien qu’on leur donne l’appellation de « jeunes » ou « d’adolescents » pour mettre de côté et protéger ce temps de l’innocence, tant qu’ils sont naïfs et non corrompus (Malkki 2010 : 63-64). De même, l’intérêt récent pour les victimes de trafic d’êtres humains conduit à présenter des jeunes filles ou des femmes kidnappées de leurs maisons et enfermées dans des maisons closes. Cette image de l’innocence se complique lorsque l’on sait qu’une grande majorité de ces jeunes filles et femmes qui travaillent dans l’industrie du sexe quittent leurs maisons de leur plein gré, tout en sachant ce qu’elles font, même si elles ne connaissent pas toujours les conditions exactes dans lesquelles elles vont travailler. Ici, la victime est impliquée dans sa propre situation d’exploitation, et son statut change rapidement de personne en danger à personne dangereuse, d’innocente à délinquante.

Dans la mesure où l’humanitaire dépend de l’image de la victime innocente comme principe de moralité – afin d’éviter des solutions ou des buts trop politiquement marqués – il fonctionne selon une logique d’extension vers de nouveaux territoires d’innocence. La victime innocente ne peut jamais être isolée assez longtemps pour être maintenue en dehors de l’histoire ou du contexte. Dans ce sens, l’humanitaire déplace la politique jusqu’aux limites de l’innocence : c’est une frontière qui doit être constamment redessinée.

On peut alors supposer que cette construction de victime innocente se produit à travers le passage de l’animal d’élevage à l’animal de compagnie. L’animal secouru est toujours un animal de compagnie potentiel : même s’il est vu à travers la distance des médias, l’émotion qui porte vers lui vient de la possibilité de partager avec lui une intimité. On gomme ainsi toute l’histoire à travers laquelle des animaux d’élevage sont devenus des animaux de compagnie, et le travail par lequel les médias transportent ces images (Digard 1990). Mais cette histoire peut être raccourcie lorsque les images portent sur des animaux « exotiques », comme dans les images de bouddhistes relâchant des oiseaux sauvages potentiellement infectés. La distance médiatique est alors remplacée par la distance exotique, et, paradoxalement, produit une autre forme d’intimité rêvée.

La formation récente de la passion pour les animaux domestiques est en effet indissociable de la genèse du sentiment humanitaire. Au XVIIIe siècle, le mouvement abolitionniste était :

[N]otoirement aveugle sur ses choix de sujets, englobant non seulement les êtres humains mais aussi les chiens d’appartement, les oiseaux mourants, et (comme s’en plaint un grand critique du dix-huitième siècle), les tritons, crapauds, chauves-souris, tout ce qui a une vie.

Festa 2010 : 5

Joanna Bourke (2011) décrit comment, en 1872, une femme connue sous le nom de « la sincère Anglaise » demanda à ce que l’on laisse les femmes « devenir des bêtes » de façon à récolter des bénéfices niés de longue date du fait qu’elles ne faisaient pas partie de « l’humanité ». Keith Thomas (1985) a montré que l’industrialisation de l’Angleterre a produit par contrecoup une sensibilité pour la nature qui animait les mouvements protectionnistes au XVIIIe siècle (voir aussi Traïni 2011). Peut-on dire alors que l’intégration des animaux dans les actions humanitaires est la conséquence d’une extension du sentiment de compassion, du fait d’une esthétisation des images d’animaux souffrants ?

Nous supposons au contraire que ce qui est nouveau dans l’élargissement de la politique humanitaire aux animaux au cours des trente dernières années est la mise en scène de la souffrance animale à travers la notion de crise écologique. Elle implique en effet tout un travail scientifique et technologique pour construire un sujet animal souffrant au niveau global. Faisal Devji (2008), dans son analyse de l’activité planétaire d’Al-Qaida, reprend la suggestion d’Hannah Arendt selon laquelle « l’humanité globale » est le produit de la même technologie qui permet aussi sa destruction : la bombe atomique. De même, l’action humanitaire s’inscrit dans l’idée selon laquelle l’espèce humaine, du fait de ses capacités techniques, est à la fois responsable de la destruction des autres vivants et de leur possible sauvegarde. Ce serait là un paradigme commun aux victimes de cruauté et d’infection : l’humanitaire vient compenser une faute que l’humanité a commise à l’égard de son environnement.

On souligne souvent que l’action humanitaire est née en 1859 lorsqu’Henri Dunant créa le Comité international de la Croix-Rouge pour limiter l’effet des violences dues aux conflits : la légitimité de cette intervention tenait à ce que la causalité d’une guerre est strictement humaine, permettant ainsi de distinguer des oppresseurs et des opprimés (Fassin et Rechtman 2011). Mais si l’action humanitaire s’étend aux désastres naturels, comment intégrer les non-humains dans la causalité morale qui pousse à agir après le désastre ? Les organismes humanitaires s’investissent en effet beaucoup dans le domaine des désastres naturels : ils fournissent de l’aide après les tremblements de terre, les tsunamis, les cyclones, et reçoivent beaucoup d’argent de donateurs à ces occasions (Langumier et Revet 2013). Si les catastrophes naturelles ne renvoient pas à l’opposition entre une victime et un coupable, la notion de crise écologique permet cependant de penser que les hommes sont responsables des transformations qu’ils ont imposées aux animaux et à leur environnement. Les nouveaux acteurs de l’humanitaire se dotent donc d’une conception transformée de l’écart entre l’observateur secouriste et la victime souffrante : il ne s’agit plus de la victime innocente vers l’action humanitaire, mais de la causalité écologique vers une responsabilité collective. Il ne s’agit pas de s’identifier à une victime innocente face à un coupable, mais de produire de nouveaux collectifs d’humains et de non-humains dans une responsabilité assumée par les humains, et en particulier par ceux qui possèdent un savoir sur la santé des animaux.

L’intervention des vétérinaires : médecine légale et biosécurité

L’action des vétérinaires pour soulager la souffrance animale relie la victime innocente à une causalité écologique. C’est qu’ils répondent à l’écart perçu entre le spectateur humain et l’animal souffrant par un savoir sur les maux qui les affectent en commun et un équipement permettant de les atténuer. Prenons à nouveau deux exemples de savoirs mobilisés sur les cas de départ pour mettre en évidence ce fait.

La médecine légale vétérinaire (Veterinary Forensic Science) est une nouvelle forme d’expertise scientifique créée en 2008, à l’Université de Floride, avec le soutien de l’Association américaine pour la prévention de la cruauté envers les animaux (ASPCA). Le principe en est d’appliquer les sciences médico-légales à la médecine vétérinaire pour « aider à comprendre, à prévenir, et à poursuivre en justice la cruauté envers les animaux » (Cooper et Cooper 2007). Ce nouveau modèle d’experts se mobilise pour identifier, mesurer, et soulager la souffrance des animaux, et pour aider à promouvoir la santé et le bien-être de ces derniers, ainsi que des êtres humains.

Or, ces experts sont impliqués dans des actions de type humanitaire : ils se joignent sur le terrain aux équipes de réponses des catastrophes, ainsi qu’aux services d’urgence et d’aide pour les animaux. Par exemple, ces vétérinaires de médecine légale travaillent avec l’American Humane Association pour porter secours aux animaux victimes du tsunami et du tremblement de terre au Japon. Ils travaillent aussi avec l’unité nationale de secours et d’intervention pour les animaux[3]. Cette dernière a été fondée en 2006, après l’ouragan Katrina qui a suscité un élan de compassion pour les animaux de compagnie victimes de désastres – même si des animaux de zoos comme les crocodiles ont dû être abattus (Huret 2010 : 36). Ces groupes et experts possèdent les mêmes techniques médicales d’urgence et de technologies que les autres équipes d’interventions rapides. Ils aident ainsi à identifier les victimes de ces catastrophes, et à déterminer si un animal a souffert. Ces experts, accompagnés des ONG avec lesquelles ils travaillent, apportent des changements dans le domaine des réponses humanitaires, dans la mesure où leurs sujets ne sont plus tout à fait les mêmes. Les limites du domaine humanitaire se sont déplacées, mais les techniques et dispositifs demeurent identiques.

Quel type de souffrance animale est invoqué par ces vétérinaires ? Revenons au cas de Phoenix, le Pitbull brûlé. Lorsque des frères jumeaux furent arrêtés pour avoir mis le feu à Phoenix, un des experts-vétérinaires affirma lors de l’avant-procès qu’il avait sélectionné comme preuve une photo de Phoenix couvert de pansements à cause de ses brûlures, à la place d’autres photos beaucoup plus crues. Lors de l’audience, cet expert dit : « il est facile de sympathiser avec les brûlures parce que nous sommes tous passés par là, et même pour une petite brûlure, on réalise à quel point cela est douloureux » (Siebert 2010 : 50). De même, l’idée d’une subjectivité commune entre des êtres humains et des animaux liés par la souffrance fut évoquée par la directrice de l’unité médico-légale de l’ASPCA et du programme de vétérinaire médecine légale à l’université de Floride à Gainesville. Elle déclara ainsi : « les agressions sexuelles sur les enfants et sur les animaux sont liées. Ce sont les mêmes types de victimes » (Siebert 2010 : 50).

Les vétérinaires ont joué un rôle dans la dénonciation de la cruauté envers les animaux, qui était punie par la loi dans seulement six États des États-Unis avant 1990, et dans quarante-six États aujourd’hui. L’un des arguments avancés est que les actes de cruauté envers les animaux sont liés à d’autres crimes plus étroitement apparentés aux humains, comme par exemple le port d’arme illégal, le trafic de drogue, le jeu, les homicides, ainsi que les abus envers les enfants et les femmes (Siebert 2010). Une étude menée en 1997 sur quarante-huit foyers d’accueil pour les victimes de violence domestique aux États-Unis a montré que 85 % de ces femmes avaient déjà signalé des incidents d’abus envers leurs animaux (Siebert 2010), et qu’un quart de ces femmes battues avaient retardé leurs venues dans ces foyers parce qu’elles craignaient pour la santé de leurs animaux. Certains foyers se sont donc adaptés : ils offrent l’accueil non seulement aux personnes, mais aussi à leurs animaux. Tout comme les pédiatres qui doivent avertir la justice lorsqu’ils suspectent des abus envers des enfants, les vétérinaires doivent aviser les autorités lorsqu’ils suspectent des abus envers les animaux qu’ils soignent. Mais ce n’est pas tout. Les vétérinaires doivent maintenant le faire s’ils soupçonnent l’abus envers les enfants, du fait qu’il y a abus sur les animaux. Plusieurs États et régions ont créé sur Internet un enregistrement obligatoire des auteurs de cruauté envers les animaux, au même titre que les auteurs de délits sexuels (délinquants sexuels) (McKinley 2010 ; Siebert 2010).

La médecine légale vétérinaire doit donc aider à prévenir la violence éventuelle envers les humains, et introduit de ce fait dans ses jugements sur la souffrance animale des critères de référence de la souffrance humaine. Ainsi, pour le jugement de la star de football américain Michael Vick qui organisait des combats illégaux de Pitbulls, un vétérinaire a découvert que huit Pitbulls étaient enterrés dans sa propriété, confirmant les témoignages selon lesquels ces chiens avaient été tués par pendaison, par balles, par noyade ou projetés contre le sol. Vick fut condamné à 23 mois de prison pour son rôle dans ces crimes, le juge arguant qu’il n’avait pas reconnu et accepté tous les faits reconnus contre lui, lesquels visaient à « promouvoir, financer, et organiser cette activité cruelle et inhumaine (“inhumane”) » (Macur 2007).

Dans l’autre cas, celui de l’intervention des vétérinaires pour soigner les maladies animales au niveau mondial, le modèle n’est pas celui de la cruauté ni de la souffrance commune ou partagée, mais de la biosécurité. Depuis une vingtaine d’années, les vétérinaires se sont mobilisés pour sonner l’alarme sur les maladies qui émergent chez les animaux et se transmettent aux humains, avec des effets catastrophiques : Ebola, Marbourg, Nipah, grippe aviaire ou porcine, etc. (Moutou 2007). Ils y ont vu l’occasion de globaliser leur action, en sortant du face-à-face entre l’État et les sociétés paysannes qui avait jusque-là encadré leur organisation, et de la clinique d’animaux de compagnie qui est un débouché aujourd’hui majoritaire en ville (Hubscher 1999). Les zoonoses transforment les moyens d’action de santé publique du fait que les pathogènes émergeant aux frontières entre les espèces ne sont pas connus par le système immunitaire, dont la réaction est imprévisible. De là vient leur comparaison avec l’attentat bioterroriste qui peut frapper en n’importe quel point du tissu social sans que l’on puisse en calculer la probabilité. Le paradigme appliqué est alors celui de la « biosécurité » régi par un principe de préparation : il s’agit de limiter les effets catastrophiques d’une émergence infectieuse en s’y préparant (Lakoff 2010).

Les animaux apparaissent alors comme des « sentinelles » alertant à l’avance de l’émergence. À Hong Kong, la crainte d’une pandémie de grippe H5N1 a conduit les autorités de santé publique à surveiller les oiseaux sauvages et domestiques pour repérer l’apparition d’une souche interhumaine (Keck 2010). Certaines volailles ne sont pas vaccinées dans une ferme car elles meurent les premières à l’approche des virus de grippe aviaire contre lesquels les autres volailles sont vaccinées. Les animaux sont également enrôlés dans des exercices de simulation au cours desquels les autorités se coordonnent pour faire face à une nouvelle maladie infectieuse. Enfin, des vaccins sont stockés pour les animaux et les humains au cas où une nouvelle souche pathogène émerge, à laquelle ils seraient exposés en commun.

Si les images médiatiques reposent sur une esthétisation de la souffrance suscitant une identification immédiate (l’animal violenté), les vétérinaires équipent l’action d’un savoir sur les maux à venir : soit par la prévention des risques de crimes au moyen de listes suscitant une identification rétrospective (l’animal traumatisé), soit par la préparation aux catastrophes par des simulations suscitant une identification anticipatrice (l’animal sentinelle). Nous confirmons ainsi qu’il n’y a pas extension simple de l’humanitaire à des nouvelles figures de victime innocente, mais réorganisation de l’action vétérinaire à partir du moment où les animaux sont intégrés dans la communauté humaine exposée à la crise écologique.

Modèles d’affects trans-espèces : le cerveau social et l’immunité partagée

Sous la différence entre une prévention des actes de cruauté et une préparation aux interventions de biosécurité, nous supposons donc que les vétérinaires opèrent une identification des humains aux animaux alternative au modèle compassionnel. Il s’agit à présent de voir quel modèle de savoir justifie cette action réductrice des distances entre espèces. La médecine vétérinaire légale s’appuie en effet sur les neurosciences tandis que les interventions de biosécurité s’appuient sur l’immunologie. En comparant ces deux types de savoir, nous voudrions discuter en quoi l’action humanitaire des vétérinaires se présente comme une nouvelle forme de « biopolitique ».

L’article du New York TimesMagazine qui racontait l’histoire de Phoenix, le chien brûlé (Siebert 2010) se conclut sur les recherches en neuroscience sur l’empathie. Ces dernières soulignent l’analogie entre les structures biologiques et les mécanismes d’évolution qui unissent les humains aux animaux dans la perception du mouvement. Là où l’humanitaire des Lumières invoquait des idées sentimentales, il semble donc que l’humanitaire contemporain invoque des identités biologiques pour justifier l’attachement de l’homme aux animaux. Allan Young (2012) parle de « cerveau social » par contraste avec le concept de « nature humaine » dans la philosophie des Lumières, comprise comme un paquet inné et universel de dispositions, de goûts, et de capacités rationnelles séparant les humains des non-humains. Aujourd’hui, les recherches sur les « neurones miroir » font plutôt concevoir une forme de « contagion émotionnelle », par imitation d’un état émotionnel à travers les neurones miroir. Dans ces théories, l’empathie n’est pas seulement limitée aux humains en tant qu’espèce, mais apparaît comme une option adaptative qui émerge durant la transition évolutionnaire des reptiles aux mammifères, dont les composants sont conservés à travers les espèces de mammifères (Carter et al. 2009). Les théories du cerveau social laissent supposer une ontologie différente de l’ontologie naturaliste analysée par Philippe Descola (2005), dans laquelle les animaux sont similaires aux hommes par leur physicalité mais différents par leur intériorité : ici, la similarité physique des animaux est précisément ce qui montre leur similarité d’affects. La souffrance devient un phénomène biologique qui regroupe les humains et les non-humains en nouveaux collectifs.

On voit ainsi l’intérêt des recherches qui attribuent un cerveau social aux animaux capables de survivre à un traumatisme. La psychiatrie animale – surnommée aussi psychopathologie animale – apparaît comme un nouveau domaine d’expertise. Des chiens auxquels on donne du prozac pour les aider à soulager leurs dépressions (Segata 2012), aux chats atteints de « maladies territoriales » en passant par les perroquets que l’on soigne pour leur jalousie, la psychiatrie animale est liée de très près à l’industrie pharmaceutique. Alors que la psychopathologie inclut la dépression, les crises d’angoisses, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et le stress, il est frappant de voir l’extension du trouble de stress post-traumatique (TSPT) pour inclure les animaux. Ce diagnostic médical peut aider à établir l’authenticité de la souffrance des victimes (humaines), et légitimer les demandes d’asile ou les requêtes pour l’aide humanitaire.

D’un côté, l’application de ces diagnostics médicaux aux animaux porte non seulement sur les symptômes mais aussi sur le contexte qui produit ces symptômes. Les périodes de guerre, les conflits, les désastres sont considérés comme favorisant le TSPT chez les animaux. Des recherches montrent ainsi que des éléphants sont atteints de TSPT dans les zones de conflits où ils ont vu leurs parents et aînés se faire massacrer par des braconniers, et où ils ont été déplacés à cause de la destruction de leur habitat par les humains. Leurs symptômes sont identiques à ceux des humains : réactions de sursaut anormales, comportement antisocial imprévisible et hyper-agressif. De jeunes mâles dans cette situation auraient « violé » des rhinocéros ou tué des êtres humains (Siebert 2006). On parle alors de « trauma qui dépasse les frontières des espèces (species-wide trauma) » (Bradshaw et al. 2005).

D’un autre côté, ces recherches sur le TSPT chez les animaux se tournent vers les neurosciences pour expliquer les comportements anormaux : elles invoquent un hippocampe énorme chez les éléphants – une structure qui traite la mémoire –, ainsi que des structures importantes du système limbique, qui traite les émotions. Ce que ces chercheurs appellent « une psyché trans-espèces » (Bradshaw et Schore 2007), justifiant de traiter les éléphants avec les mêmes thérapies que les humains, ne se concentre plus sur les neurones miroirs, mais sur les structures du cerveau et les comportements évolutionnaires qui stockent en mémoire l’histoire du cerveau social. Ici encore, la relation entre les humains et les non-humains est racontée dans un registre biologique plutôt que dans un registre compassionnel, et gérée dans des termes de santé. La question que nous posons est alors : quel type d’identification sous-tend ce modèle de santé ? Sommes-nous dans une logique de prévention des crimes ou de préparation à des catastrophes ?

On peut alors comparer ce modèle de la santé mentale à celui de la « santé globale », dont un des mots d’ordre est « Un monde, une santé »[4]. Selon cette conception, défendue de plus en plus largement par les autorités sanitaires internationales – Organisation mondiale de la santé (OMS), Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et Organisation mondiale de la santé animale (OIE) –, les maladies des animaux révèlent des perturbations de l’environnement qui affectent à terme les humains. Une telle approche vise à intégrer les réseaux de surveillance des animaux et des humains pour alerter à l’avance sur les pathogènes qui émergent à leur interface. Une maladie animale signale une pandémie humaine si elle passe par la représentation d’écosystèmes perturbés.

L’association Vétérinaires sans frontières, créée en France en 1983, est révélatrice d’une telle transformation. Fondée à la même époque et avec le même esprit que MSF, avec lesquels plusieurs membres fondateurs sont en discussion, cette association avait à l’origine pour mission de lutter contre la faim en aidant les pays du Sud à renforcer leur élevage domestique. Ce modèle s’est internationalisé dans le cadre de la plateforme VSF Europe mettant en réseau des associations analogues. Il s’est ouvert au soutien des écosystèmes en devenant en 2004 Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF). Dans ce modèle, l’image des animaux est toujours composée d’un troupeau mené par des hommes, car il s’agit de renforcer les capacités à la production de biens et services d’origine animale. Au contraire, dans le modèle « Un monde une santé », les animaux sont représentés sans les hommes, le plus souvent comme une population d’oiseaux, ou bien à travers les cycles de mutation des pathogènes, où les hommes sont des « culs-de-sac épidémiologiques ». L’animal est à la fois ce dont il faut se protéger, car il annonce les épidémies à venir, et ce qu’il faut protéger, car il souffre de maux qui vont affecter les humains. C’est toute l’ambiguïté du programme « Un monde, une santé » : les animaux sont-ils de simples outils dans de nouveaux systèmes d’anticipation des épidémies, ou bien la prise en compte des zoonoses conduit-elle vraiment à se soucier de la santé des animaux et de l’environnement autant que de celle des humains ? Ce programme peut ainsi concilier des logiques de prévention (qui traitent les maladies animales au niveau de la population) et des logiques de préparation (qui imaginent des catastrophes au niveau de l’écosystème).

Une association comme Vétérinaires sans frontières affiche ainsi clairement que le développement est sa priorité, au sens d’une communauté durable entre éleveurs et animaux dans les pays du Sud. Mais elle utilise les mots d’ordre de la biosécurité et du bien-être animal dans la rédaction de ses projets de développement. Un de ses membres, Hervé Petit, justifie ainsi cette ouverture :

Dans le monde du développement, le bien-être animal est souvent critiqué comme une préoccupation des pays riches. Les collègues me disent souvent qu’il y a suffisamment d’enfants qui meurent de faim pour ne pas se préoccuper d’un type qui frappe son cheval. Je leur dis toujours : s’il y a des gens qui meurent de faim, ce n’est pas une raison pour que les animaux souffrent ; votre réponse n’est pas acceptable pour le public en Occident, qui se préoccupe du bien-être animal. Nous devons donc prendre position sur cette thématique dans les pays où nous travaillons, mais en l’abordant sous l’angle du bénéfice que peuvent en retirer les populations qui vivent des produits et services délivrés par ces animaux[5].

Ainsi, un programme d’aide à la construction d’élevage avicole en Afrique implique-t-il pour AVSF une limitation de la taille des bâtiments afin de diminuer le risque de contagion et de favoriser le bien-être des volailles.

À l’inverse, le programme « Un monde, une santé » propose d’intégrer les animaux domestiques dans une logique d’anticipation. Ainsi, Mélanie Rock propose une approche « syndémique » des maladies animales en soulignant leurs liens causaux avec les maladies humaines. De même qu’on vaccine les animaux domestiques pour protéger les humains contre la rage, en reconnaissant le lien entre l’abus des animaux de compagnie et la violence conjugale, remarque-t-elle, on peut protéger les animaux contre la cruauté et la violence pour éviter que celles-ci ne se développent entre humains (Blue et Rock 2010). On peut voir dans cette proposition l’inscription de logiques de prévention de la cruauté dans la logique de la préparation biosécuritaire.

Peut-on alors concevoir un modèle analogue au cerveau social pour décrire cette perturbation des écosystèmes ? L’immunologie apparaît comme un modèle de gestion des affects trans-espèces au niveau des écosystèmes. On découvre en effet qu’en franchissant les barrières d’espèces lorsque les niches écologiques sont bouleversées (par exemple lorsque le nombre de volailles augmente dans le cadre des élevages industriels), les pathogènes suscitent une chaîne immunitaire catastrophique dans l’organisme hôte (Peiris et al. 2007). Il est remarquable également qu’un grand nombre de zoonoses conduisent à des encéphalites, comme si le cerveau mesurait le plus fortement la différence des espèces transgressée par le pathogène. David Napier (2012) a souligné que le système immunitaire ne doit pas être conçu comme une protection de Soi contre l’Autre mais comme un « moteur de recherche » par lequel une somme d’information (l’organisme) va à la rencontre d’une autre information (un pathogène) pour voir si elle est compatible avec elle.

Conclusion

Roberto Esposito (2004) oppose la « communitas » au paradigme immunitaire, la politique de la vie à une politique qui exerce le pouvoir sur la vie. En dégageant les modèles de relations entre espèces mobilisés par les vétérinaires dans l’action humanitaire, nous mettons en question une telle opposition. S’il semble que le programme « Un monde, une santé » et la médecine vétérinaire légale définissent des populations protégées, disciplinées, et contrôlées, la thèse de Arendt selon laquelle l’humanité globale a été produite comme catégorie par la menace de destruction nous permet de suivre l’extension de l’humanitaire aux animaux, en voyant quels collectifs émergent dans les savoirs sur la crise écologique.

De la neurologie à l’immunologie, nous voyons ainsi se mettre en place une politique qui redéfinit la relation entre le social et le biologique en posant la question de ce qui peut se connecter et ce qui ne le peut pas. La cognition se distribue à toutes les parties du réseau qui communiquent entre elles au moyen de signaux d’alerte. Si l’intervention des vétérinaires dans le cadre du programme « Un monde, une santé » consiste à tracer la carte des réservoirs animaux pour repérer les mutations des pathogènes et leurs effets sur l’organisme humain, elle est en affinité avec le modèle neurologique qui sous-tend la médecine vétérinaire légale, dans lequel il s’agit de tracer la carte des informations qui portent la mémoire des rencontres passées entre humains et animaux. Ces cartes relationnelles tracées par les savoirs biologiques, composant de nouveaux collectifs entre humains et non-humains, peuvent ensuite être orientées soit vers une logique de préparation aux catastrophes naturelles, soit vers une logique de prévention des crimes politiques.

Le dépassement du paradigme compassionnel qui oriente souvent les analyses de l’action humanitaire permet ainsi de voir quels collectifs d’humains et de non-humains émergent dans les nouvelles pratiques scientifiques, comme la médecine légale vétérinaire et le programme « Un monde, une santé », et dans les modèles, neurologique et immunologique, qui les sous-tendent. Une anthropologie des modes d’identification se combine avec une anthropologie des sciences pour éclairer les controverses sur la souffrance animale, trop souvent limitées à l’image publique de la victime innocente.