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Dans le milieu des années 2000, dans un bâtiment imposant situé au bord du lac de Zurich en Suisse, se tient une séance réunissant divers professionnels des milieux touristiques helvétiques. L’objectif de cette séance est de réaliser de nouvelles brochures devant être diffusées l’année suivante sur le marché intérieur aussi bien qu’extérieur. Lors de cette séance qui a donné lieu à de nombreuses discussions sur la mise en page de ces brochures, mais aussi sur les images qui devraient illustrer les attraits touristiques du pays et le message que l’industrie cherchait à produire de l’expérience touristique, plusieurs points de débat concernant la réalisation linguistique et plurilingue de ce matériel promotionnel ont émergé.

Tout d’abord, les participants se sont questionnés sur les langues dans lesquelles ces brochures devaient être traduites. Certaines langues apparaissaient pour eux évidentes et devaient faire l’objet de traduction : l’allemand, le français et l’italien, dans la mesure où elles correspondent au marché plurilingue national et au marché des pays voisins (France, Belgique, Allemagne, Autriche, Italie), qui constituent une clientèle numériquement importante dans le processus de consommation des produits touristiques du pays. Il en allait de même pour l’anglais à titre de lingua franca et de langue des touristes britanniques et nord-américains anglophones. D’autres langues encore sont apparues comme pouvant faire l’objet d’une possible traduction. Ainsi, l’espagnol, qui permettait de viser une clientèle venant à la fois de l’Espagne et de l’Amérique latine, a rapidement été considéré comme devant faire partie du lot. Courbe statistique à l’appui, l’un des dirigeants soulignait qu’il s’agit dans les deux cas d’un marché grandissant en termes de nombre de nuitées par séjour. Le cas du russe a également été évoqué. Cependant, lors des débats, il s’est avéré que la brochure en question ne conviendrait pas nécessairement au marché russe, mais qu’une version modifiée de cette dernière dans un format différent et plus court pourrait être envisagée afin de répondre davantage à des consommateurs considérés comme exigeants, culturellement différents et ne venant pas en Suisse pour les mêmes raisons que des Britanniques ou des Français. Enfin, la question d’une traduction en polonais a également fait l’objet de discussions dans la mesure où l’organisation faitière du tourisme helvétique avait à cette époque décidé d’investir ce marché émergent, considéré par les économistes de l’industrie comme fort prometteur compte tenu de l’accès d’une partie de la population au statut de classe moyenne désireuse, selon les dires des pronostiqueurs, de consommer des produits touristiques prestigieux. Si le résultat des discussions a conduit à ne pas inclure une traduction en polonais pour cette fois, il a été convenu que la brochure simplifiée pour le marché russe pourrait faire l’objet d’une traduction en polonais.

Dans le processus de fabrication de ce matériel promotionnel s’est également posée la question, non plus uniquement de la langue dans laquelle les brochures pourraient être traduites, mais celle de savoir par qui et dans quelle variété de langue la traduction devait être faite. Sur la base des expériences antérieures et des retours des différentes antennes de l’agence nationale du tourisme localisées à l’étranger, c’est avant tout le « problème » du français qui a retenu l’attention. En effet, si par le passé ces brochures étaient traduites en Suisse romande (la partie francophone de la Suisse), il s’est avéré que les responsables pour le marché français ont relevé la présence de constructions considérées comme trop fortement locales, jugées grammaticalement incorrectes et pouvant être éventuellement mal perçues par la clientèle française (ou plus généralement francophone non suisse). L’illégitimité de ce qui a été construit comme une variété locale difficilement compatible avec le public-cible a conduit à la décision de confier la traduction à un locuteur français et non romand. Ce qui était par ailleurs intéressant dans ce contexte, c’est que la question des variétés locales ne s’est pas posée pour l’allemand. En effet, les variétés helvétiques de l’allemand standard sont considérées comme non problématiques pour le marché allemand ou autrichien, voire même désirables en termes de consommation de l’authentique qui semble être prisée par cette clientèle.

Finalement, la convocation des enjeux linguistiques dans l’élaboration de cette brochure est apparue en lien avec la question des coûts liés à la gestion des stocks : la multiplication des brochures en plusieurs langues pouvait induire une difficulté dans la prévision des impressions et également des surplus qui occasionneraient des coûts supplémentaires. À cet égard, c’est aussi la question des coûts de traduction relatifs au type d’agences qui pourraient être mandatées qui est apparue comme objet de débat. Ainsi, faire effectuer des traductions en Amérique latine dont les coûts seraient moins élevés que celles effectuées en Suisse ou en Espagne a été évoqué[1].

Selon nous, cette vignette met en évidence une série de processus qui dépassent largement les spécificités des terrains touristique et helvétique[2], et que ce numéro thématique d’Anthropologie et Sociétés investigue. En effet, notre objectif est triple : questionner la manière dont, sous certaines conditions, les pratiques langagières (en termes de diversité linguistique, langues, variétés linguistiques, habiletés communicationnelles) font l’objet d’une appropriation économique ; analyser comment ces pratiques s’articulent à une certaine économie des échanges situés localement mais s’ancrant dans une économie politique plus large ; et saisir les conséquences de ces processus sur la valeur accordée aux langues et aux locuteurs.

C’est avec cet objectif que nous souhaitons dans cette présentation commencer par évoquer, à l’appui de la vignette ci-dessus, quatre dimensions qui nous apparaissent comme fondamentales afin de saisir la dynamique sous-jacente à de tels échanges langagiers. Les travaux de Ho (2009) à Wall Street nous ont inspirés dans notre réflexion sur les enjeux évoqués.

Spéculations, négociation et fluctuation des ressources

Nous faisons tout d’abord le pari que nous pouvons penser les pratiques économicisantes liées aux langues sous l’angle des logiques spéculatives qui les régissent. Comme les spécialistes du tourisme mentionnés plus haut le mettent en évidence, la question de savoir quelle langue pourrait être convoquée afin de satisfaire des marchés, des usagers ou des consommateurs rend saillante la manière dont les pratiques langagières s’articulent à des logiques de marché que l’on cherche à anticiper, et sur lesquelles il semble important de miser afin d’assurer une adéquation entre une offre et une demande. Ces processus de choix de langues pointent vers une interprétation des marchés sur une base positiviste (comme l’examen attentif des statistiques) mais aussi proactive et anticipatrice, révélant une certaine prise de risque sur laquelle un contrôle total ne peut être exercé. Nous cherchons au travers des termes de spéculations langagières à filer une métaphore qui permet de saisir comment les individus cherchent à orienter leurs actions langagières en les articulant à des logiques de rationalité qui s’inscrivent fortement dans une certaine interprétation, souvent contestable d’ailleurs, de la valeur économique et symbolique que ces « choix » peuvent potentiellement induire, au même titre que nous cherchons à comprendre en quoi ces processus spéculatifs s’avèrent « payants » ou pas, et ce, en envisageant la résultante de la spéculation pas uniquement en termes strictement monétaires, mais aussi en termes symboliques ou encore de promotion sociale. Si l’on peut considérer que la vignette présentée s’appuie sur des espaces où cette spéculation et son adossement à des logiques marchandes s’avèrent évidents, il nous semble cependant que les pratiques spéculatives ainsi que les formes de risques et d’incertitude qui leur sont associées peuvent également être mises en évidence dans d’autres espaces sociaux (le champ scolaire ou encore les institutions bureaucratiques, par exemple) où la question consumériste et marchande semble moins saillante, mais où les composantes spéculatives associées au choix de langue demeurent rattachées à une économie politique située, ainsi que plusieurs articles de ce numéro le démontrent.

Nous considérons également dans ce numéro que la spéculation langagière est le fruit d’un processus de négociation. Comme l’illustrent les débats entre les différents responsables du tourisme en Suisse présentés ci-dessus, il n’y pas nécessairement de consensus immédiat autour ce qui compte comme pratique langagière légitime. De fait, on peut considérer que les convocations des langues ainsi que celles de leur mise en oeuvre sont le fruit d’un processus qui implique une forme de négociation ; laquelle va elle-même s’appuyer sur diverses logiques et intérêts qui demandent à faire l’objet d’une forme de prise de décision en fonction de la perception que les acteurs, inscrits dans des situations sociales données, se font de la valeur que telles ou telles pratiques et langues peuvent revêtir. Selon nous, l’examen de ces négociations est révélateur de plusieurs enjeux sociaux au sein desquels la langue devient à la fois le terrain et le lieu d’exercice de l’interprétation des forces sociales. D’une part, négocier les langues et les variétés présuppose une certaine analyse de ce qui compte comme production sémiotique socialement désirable. D’autre part, cette négociation met en jeu des rapports de pouvoir entre différents acteurs, porteurs d’intérêts parfois convergents, parfois divergents. Signalons également que si négociation il y a, c’est aussi parce que ce qui compte comme pratiques langagières ou comme langues n’est pas nécessairement transparent, ni évident pour tous de la même manière. Nous postulons ici que ce sont dans les processus de négociation que nous pouvons comprendre quelles sont les idéologies qui permettent de diriger certaines actions, et que ces actions sont elles-mêmes la résultante de négociations qui s’articulent à un certain ordre social. Se pencher sur la négociation, c’est donc également se donner les moyens de comprendre les formes d’alignement et de non-alignement qui conduisent à définir ce qui compte comme pratique langagière légitime.

Cependant, si l’on admet qu’il y a négociation de la valeur des langues, force est de constater qu’il faut également se questionner sur la manière dont les langues sont appréhendées comme une forme de ressources. Dans la vignette introductive, le langage est en effet appréhendé avant tout comme une ressource en vue d’atteindre d’autres buts que ceux strictement langagiers. Dans cet exemple, le fait de choisir des langues et, partant, d’en débattre et de prendre des décisions sur de tels choix, construisent les langues comme des ressources afin : 1) d’accommoder un marché existant et possiblement de le préserver ; et 2) de conquérir de nouveaux marchés. Ici, la langue se trouve intriquée dans des préoccupations matérielles et des logiques promotionnelles qui confèrent à une langue donnée une certaine valeur en lien avec un certain marché. Au-delà de la langue et de son choix, la vignette met également en évidence que le langage est l’un des terrains où se construit un certain discours sur ce qui est censé être un produit à consommer. « Communiquer » devient alors une ressource afin de créer de l’intérêt et de le maintenir. Considérer que les pratiques langagières peuvent constituer des ressources et qu’en ce sens elles peuvent faire l’objet d’une appropriation économique, c’est aussi se questionner plus fondamentalement sur la manière dont ces ressources circulent, sont distribuées et consommées.

En ce sens, ce qui compte comme ressource (ou pas) demande à être exploré au travers à la fois des situations socioéconomiques particulières dans lesquelles les négociations prennent place, et des valeurs qui en résultent (sur un plan symbolique et matériel). Il est intéressant de noter que les responsables du tourisme de notre vignette s’appuient sur une certaine analyse du marché, bien que ce dernier ne soit pas nécessairement homogène, stable et complètement prévisible, voire même plutôt fluctuant. Il est également intéressant de souligner que leurs constructions différenciées des marchés les conduisent à convoquer des conceptions de la langue qui sont hétérogènes (par exemple, la légitimité des variétés non-standard pour une certaine catégorie de consommateurs, ou encore l’illégitimité des dites variétés pour d’autres). Par ailleurs, il apparaît que ce qui compte comme valeur accordée à la langue au sein d’un marché donné fluctue : cette valeur n’est pas stable, et renvoie à la composante situationnelle des processus qui conduisent à reconnaître telle pratique ou telle variété socialement et/ou économiquement. En fait, cette valuation dépend aussi du type d’expertises produites et des objectifs de la production de l’expertise, renvoyant à la convocation de certains savoirs sur la langue, la culture, les marchés qui ne sont jamais neutres ni stables, tout en cherchant à s’inscrire dans des régimes de vérité. Notons par ailleurs que cette fluctuation est également liée à la circulation des ressources dans des espaces transnationaux. À cet égard, une attention particulière doit être portée aux situations de mobilité des personnes et des biens, considérant que la saillance de ces processus au sein d’une économie politique transnationale induit nécessairement des réaménagements et de nouvelles formes de valorisation, de reconnaissance, d’instrumentalisation ou encore de contestation de la diversité linguistique. Les valeurs fluctuantes des langues, et donc des locuteurs, nous apparaissent comme un phénomène central que ce numéro investigue en se questionnant sur ce que la variation et la fluctuation de l’attribution des valeurs à la langue induisent comme conséquence sur ceux qui les parlent et les consomment.

Enfin, ce numéro cherche à mieux comprendre la manière dont les ressources langagières sont produites et par qui. En effet, comme la vignette l’indique, les choix linguistiques s’articulent à des pratiques de travail et pointent vers la définition de travailleurs plus ou moins légitimes. Ainsi, si l’on conçoit que les langues constituent des ressources, il est important de s’interroger sur ceux qui les produisent et sur les conséquences de la spéculation pour ces acteurs, centraux au sein du système, mais qui restent bien souvent invisibles (comme les traducteurs, par exemple). Nous considérons également que la dimension fluctuante des valeurs, comme produit d’une négociation souvent fondée sur une spéculation, a des conséquences en termes de précarisation et de flexibilisation des producteurs des ressources, à savoir la parole d’oeuvre[3], un terme construit sur la base de la main-d’oeuvre afin de renvoyer à la dimension langagière des processus de travail. Si certaines compétences langagières peuvent être considérées à un moment donné comme désirables, ces mêmes compétences peuvent rapidement s’avérer obsolètes.

Anthropologie des pratiques langagières et économie politique

Ces grands axes d’analyse s’ancrent dans une série de réflexions sur la manière dont les pratiques langagières s’articulent à l’économie politique. À part les contributions incontournables de Bourdieu (1977, 1982) sur l’économie des échanges langagiers, et de Gal (1989) ou d’Irvine (1989) sur les liens entre le langage et l’économie politique, ce n’est qu’au cours des quinze dernières années que des travaux dans le champ de l’anthropologie linguistique et de la sociolinguistique ont permis de mettre en évidence des phénomènes liés au processus d’appropriation économique des langues ; processus que nous souhaitons brièvement retracer ici afin de souligner en premier lieu leurs apports, et en second lieu les lignes d’investigation qui demandent à être davantage développées et auxquelles ce numéro cherche à apporter sa contribution. Les deux phénomènes qui nous intéressent plus particulièrement ici portent, d’une part, sur la langue et la diversité linguistique comme argument de distinction au sein d’espaces concurrentiels et, d’autre part, sur les pratiques langagières comme habileté productive dans des espaces transnationaux.

Produire la diversité linguistique dans des espaces concurrentiels

Dans de nombreux espaces sociaux, l’argument de la diversité linguistique comme valeur ajoutée apparaît avec une grande récurrence. C’est à ce phénomène que se sont consacrées une série de recherches qui analysent comment l’argument des pratiques langagières comme valeur ajoutée se déploie et est contesté.

Dans les discours produits dans des espaces supra-étatiques, étatiques ou encore régionaux et locaux, les chercheurs constatent qu’à des degrés divers et variés, les langues de la migration ou les langues minoritaires et régionales – ou plus généralement la diversité linguistique et la coexistence de plusieurs langues – se trouvent appropriées en des termes économiques. Dans son étude historiographique sur le Conseil de l’Europe, Sokolovska (2014) souligne que la diversité linguistique émerge comme un sujet de débat dans cet espace, débat qui prend progressivement une tournure économique, la pluralité des langues devenant non plus seulement une composante intrinsèque de la culture européenne, mais aussi l’une des conditions même de sa réalisation économique[4]. Pour Muehlmann (2007) la question économique revêt aussi une importance au sein d’institutions supranationales qui cherchent à protéger la diversité linguistique. Elle démontre comment les programmes de revitalisation s’appuient sur des arguments économiques afin de convaincre les bailleurs de fonds de la pertinence de leurs actions[5]. Cet argument peut également être utilisé afin de légitimer, auprès des locuteurs eux-mêmes, la pertinence de protéger des langues construites comme étant en danger, en invoquant ses possibles retombées économiques, en termes par exemple touristiques et patrimoniaux (voir aussi les interrogations de Dorais autour de la nécessité d’adossement économique pour la subsistance des langues autochtones dans ce numéro).

Sur le plan national, c’est avant tout autour du « nation branding »[6] que les auteurs ont orienté leurs investigations. Dans sa recherche sur la place de la diversité linguistique dans l’élaboration du « nation branding » de la Confédération helvétique, Del Percio (à paraître)[7] révèle la position particulière du plurilinguisme national dans ce processus. Il démontre que ce dernier est utilisé afin de convoyer une image pacifique, politiquement harmonieuse entre les communautés et d’instituer ainsi les caractéristiques linguistiques de la nation comme un modèle de gestion à suivre. Il montre également que cet argument linguistique permet de positionner la Suisse comme un espace idéal afin de développer des affaires, les langues parlées en Suisse permettant aux entreprises de faciliter l’accès aux marchés européens ayant les mêmes langues en partage. Dans le cas des Philippines, Lorente (2012) montre que l’État va capitaliser sur les travailleuses domestiques, présentées comme compétentes pour « servir » et comme anglophones, ceci afin d’asseoir son image à l’international et de s’assurer d’un retour sur investissement par les devises envoyées au pays par ces femmes expatriées. Les travaux de Brennan (2013) sur l’Irlande révèlent un phénomène similaire, soulignant que l’irlandais est progressivement construit par les autorités étatiques comme une langue « rentable » qui conférerait à l’Irlande une distinction et une forme d’authenticité consommable et en retour permettrait à cette dernière de subsister et d’éviter de tomber dans un déclin annoncé.

Les considérations de Brennan convergent avec d’autres études qui montrent comment des communautés périphériques[8] et linguistiquement minoritaires vont chercher à investir le domaine économique afin de maintenir une subsistance. Heller (2011), dans le contexte canadien de la francophonie minoritaire, souligne l’investissement du développement économique par certains membres de la communauté afin de faire valoir leur existence et de se positionner sur un marché de niche où la langue et les variétés locales du français leur permettaient de miser sur une distinction au sein de marchés concurrentiels. Pietikäinen et Kelly-Holmes (2011), examinant le contexte des Sámi en Finlande, montrent que les langues sámi apparaissent de plus en plus comme un marqueur de l’authenticité de produits destinés à la vente (sous la forme d’artefacts) ou dans le cadre d’expériences touristiques où les langues et cultures sámi font l’objet d’une tentative de commodification. Dans son analyse du positionnement du gouvernement basque, Urla (2012) montre quant à elle comment la langue basque s’articule à des logiques néolibérales managériales et entrepreneuriales, qui pointent vers une tentative de conférer à la langue basque un certain pouvoir économique.

Plus localement encore, il peut s’agir de municipalités qui, afin de se repositionner industriellement, vont miser sur l’existence d’un bilinguisme ou d’un plurilinguisme local afin d’attirer des investisseurs, comme le démontrent les études sur certaines villes du Nouveau-Brunswick (Dubois et al. 2006) ou encore les Îles de la Madeleine (LeBlanc 2012) au Canada[9].

Ce que ces études nous permettent de souligner, c’est que le langage, dans ses diverses composantes, devient alors un terrain qui se trouve investi économiquement et symboliquement, et ce pour diverses raisons. La diversité linguistique permet l’accès à des marchés eux-mêmes plurilingues, l’argument de la diversité linguistique devenant alors un argument de vente d’une région. Certaines caractéristiques de la diversité, que ce soit des accents ou des traits régionaux, permettent d’indexer une spécificité locale et donc confèrent une forme de distinction aux lieux et aux produits. Enfin, le terrain économique est construit comme un possible lieu de l’émancipation de régions linguistiquement minoritaires qui y trouvent une alternative pour l’exercice de la reconnaissance.

Ce que nous tenons à relever également, c’est que ces formes d’appropriation économique ne se substituent pas aux arguments modernistes (Baumann et Briggs 2003), qui s’appuient sur un discours de revendication des droits et qui s’alignent sur des logiques identitaires. Au contraire, les usages économicistes sont interreliés avec les discours identitaires basés sur des revendications nationales ou régionales. Il apparaît en effet que les discours de marketing sur la nation par exemple, ou ceux qui s’appuient sur une tentative de commodification de l’authenticité, vont mobiliser les discours modernistes. Par ailleurs, les postures modernistes n’ont jamais été déconnectées des logiques économicisantes, et en ce sens cherchent également à accéder à des ressources par le prisme des logiques identitaires. Il existe donc une forme de dialectique entre un discours de la fierté et celui du profit (Duchêne et Heller 2011), l’un et l’autre se situant dans un rapport d’interdépendance complexe qui suscite aussi bien des tensions que des alignements, et que nous devons prendre en considération dans nos analyses de l’appropriation économique des langues.

La marchandisation des habiletés langagières

À ces processus s’ajoute une autre dimension du langage comme ressource économique : celle des pratiques langagières comme habiletés, qui constituent le second type de recherches sur lesquelles ce numéro cherche à s’appuyer.

En effet, une série de travaux traitant avant tout de la transformation des espaces de travail dans une économie mondialisée (Castells 2000) ont permis de révéler la manière dont la langue émerge comme une ressource de la productivité économique. Dans son ouvrage La vie verbale au travail (2008), Boutet examine l’évolution des pratiques de travail et propose d’analyser ce qu’elle nomme la « part langagière » des activités professionnelles. L’approche historique qu’elle adopte permet de souligner que si le langage devient de plus en plus central dans les activités de service[10] – conduisant à faire des pratiques communicationnelles une habileté requise pour l’emploi –, les modes de régulation et de contrôle des travailleurs, issus de la période tayloriste, restent souvent inchangés. Cameron (2000) met quant à elle en évidence la manière dont parler et communiquer deviennent une forme de nouvelle doxa dans notre monde contemporain, et comment l’injonction de communication est appropriée dans différents secteurs de travail, mais aussi dans les espaces médiatiques et scolaires. Les analyses qu’elle propose soulignent la composante avant tout prescriptive et scriptée qui fait des habiletés communicationnelles l’enjeu du contrôle des travailleurs et de leurs actions, au même titre qu’elles participent à certaines formes d’aliénation bien éloignées des discours qui font de la communication une forme d’émancipation et de libération. La place des scripts est également décrite dans les travaux de Lorente (à paraître) qui montre comment les « nannies » sont formées par le prisme des scripts à communiquer, et ce afin que les habiletés communicationnelles acquises soient conformes à leur position de servantes et de subalternité (ce que Lorente nomme les scripts de servitude). La question des habiletés (skills, en anglais) est aussi brillamment mise en évidence dans les travaux de Urciuoli (2003, 2008), qui montrent comment le langage comme habileté constitue un argument central dans la définition du travailleur légitime et également dans la fabrication de citoyens employables.

L’ensemble de ces travaux contribue pleinement à expliquer comment ce qui compte comme ressource est négocié à l’aulne de principes économicistes. Ces recherches ouvrent également la voie à d’autres travaux soulignant que ces habiletés s’inscrivent dans un espace mondialisé complexe et plurilingue.

En effet, le plurilinguisme constitue à la fois un instrument de travail et de productivité, voire sa matière première (Heller 2003), et s’avère être un outil permettant d’atteindre des marchés mondialisés, la maîtrise de la langue du « client » pouvant s’avérer un facteur décisif dans la réussite de l’internationalisation d’une entreprise. Dans l’industrie du tourisme, Duchêne (2011) souligne que le plurilinguisme des travailleurs est souvent approprié par les entreprises afin de satisfaire des clients à exigences langagières diverses. Le répertoire plurilingue des employés, parfois d’ailleurs composé de langues considérées comme ayant peu de valeur sur le marché économique, se trouve alors pleinement exploité sans pour autant que les producteurs de ces ressources ne s’en trouvent récompensés sur un plan salarial. La question liée aux répertoires plurilingues des travailleurs a également été mise en évidence dans les travaux de Dubois et al. (2006). En étudiant les pratiques langagières dans un centre d’appels situés au Nouveau-Brunswick, les auteurs soulignent que le bilinguisme des agents constitue bien une façon de gérer de manière productive les flux d’appels[11]. Cependant, les auteurs montrent aussi combien le jugement sur la langue, et sur ce qui compte comme langue légitime (en l’occurrence comme du français ou encore de l’anglais) est fortement sujet à débat. En effet, des tensions portant sur les variétés valorisées et dévalorisées en fonction des marchés que les centres d’appels sont censés viser peuvent apparaître, et la valeur accordée aux variétés dans ce contexte peut se situer parfois en décalage avec une certaine économie politique locale des langues et des variétés, parfois en alignement (lorsque par exemple un centre d’appels cherche à vendre un produit et prodiguer un service considéré comme local et où la performance linguistique dans une variété locale peut s’avérer désirable)[12]. Les usages plurilingues au travail ne sont donc pas uniquement à penser comme des habiletés marchandes déconnectées des politiques linguistiques. Au contraire, ces habiletés peuvent être le terrain de réification de ces politiques et des tensions afférentes. Elles peuvent également amener à rendre flous les liens entre particularités identitaires et valeurs marchandes des langues, comme les travaux de Daveluy (2005, 2011) dans la marine canadienne bilingue le démontrent.

L’examen de cette appropriation langagière à des fins marchandes a également permis de mettre en évidence la manière dont la langue comme habileté participe des processus de sélection et de hiérarchisation des langues, de combinaisons de langues et de variétés, mais aussi, plus important encore, des locuteurs. Il met par ailleurs en évidence comment ces habiletés s’articulent – ou pas – aux logiques de reconnaissances matérielles et symboliques. En effet, si certaines habiletés peuvent constituer des formes de distinction pour l’accès à des ressources, d’autres peuvent faire l’objet d’exploitation sans pour autant qu’une quelconque forme de reconnaissance n’émerge.

Poursuivre le travail sur les liens entre économie politique et langage

Comme ces études le montrent, il existe une convergence vers une construction – et non nécessairement une réalité – des pratiques langagières comme valeur ajoutée ou comme atout, pour les locuteurs, pour les entreprises, pour les militants, pour les nations, etc. Ces recherches ont permis de mieux comprendre l’interrelation entre pratiques langagières et appropriation économique. Elles révèlent également l’existence des transformations (dans les positionnements des États, dans les espaces de travail, etc.) mais aussi des continuités sociales (processus de hiérarchisation, idéologies persistantes, etc.). Finalement, elles nous invitent à poursuivre nos investigations sur les liens complexes entre pratiques langagières et économie politique.

Il nous semble en effet que plusieurs pistes restent à explorer afin de poursuivre notre travail, pistes que nous esquissons brièvement ici.

Clarifions tout d’abord les contours des représentations de l’économie (Comaroff et Comaroff 2009 ; Pantaleón, Mirza et Bernier 2010) par les acteurs engagés dans les processus de valuation des langues, partant de l’idée qu’il appartient à l’analyste de mieux comprendre comment certaines logiques sont appropriées dans divers contextes, par divers acteurs, avec des finalités différentes. En ce sens, nous pensons qu’une approche en termes d’économie politique nous oblige à penser le rôle des pratiques langagières en ce qu’elles participent à la construction de la différence sociale. Cette posture permet d’éviter l’écueil d’une double fétichisation, celle de l’économie – qui consisterait à voir l’économie partout sans se donner les moyens de saisir ses formes diverses et ses réalisations sociales forcément contrastées – et celle de la commodification des langues[13] – qui conduirait à voir la marchandisation langagière chaque fois que cette dernière émerge dans les discours économicistes, et à lui conférer une importance de fait et pour elle-même. Pour nous, une réflexion en termes d’économie politique (incluant évidemment une réflexion sur la marchandisation des langues) a surtout pour objectif de comprendre comment l’analyse de conditions matérielles, des modes de consommation, de circulation et de distribution des ressources, auxquelles diverses formes d’économies participent, permet de mieux saisir les logiques qui définissent les choix de langues, ainsi que les mécanismes qui régulent les marchés linguistiques et participent aux processus de différenciation et d’inégalité sociales (Philips 2004).

À cet égard, il apparaît important de mettre au centre de nos questions de recherche l’analyse contrastive des conditions sous lesquelles les pratiques langagières émergent comme une valeur ajoutée, tout en nous intéressant aux situations où la construction en termes économiques n’apparaît pas, ou seulement partiellement, ou encore aux situations où ces constructions économicistes seraient contestées. En effet, il est utile de mieux saisir la dialectique entre non-appropriation et appropriation économique, considérant que ces deux processus participent pleinement d’une analyse en termes d’économie politique de la langue et permettent de considérer l’économicisation des langues, non pas comme une donnée effective, mais avant tout comme une question empirique.

Nous nous devons de mieux comprendre les variations et fluctuations de la valuation des pratiques langagières en prenant davantage en considération le rôle de la fluctuation des marchés, qui ne sont pas nécessairement prévisibles, et de ce fait rendent moins évidente et contrôlable l’identification des besoins langagiers. Penser en termes de fluctuations ne signifie pas nécessairement que ces fluctuations sont complètement dénuées de logique, ou que le rapport complexe à une prévisibilité difficile laisse libre court à une organisation purement émergentiste des pratiques économiques et à la valuation des langues par celles-ci. Cependant, c’est bien en tentant de mieux saisir les dynamiques dans lesquelles les acteurs agissent, sélectionnent et organisent leurs activités que nous serons en mesure de mieux appréhender ce que la fluctuation induit en termes de structuration sociale et de hiérarchisation des langues et de locuteurs. C’est en ce sens qu’il apparaît important de clarifier comment ce qui compte comme ressources, pour qui, et à quel moment s’avère le produit de négociations situées localement, elles-mêmes révélatrices d’un certain ordre social.

Finalement, il nous faut mieux saisir empiriquement comment les changements sociaux liés au capitalisme tardif (Harvey 2005) participent à la reproduction ou encore à la reconfiguration de ce qui compte comme pratiques et locuteurs légitimes (Appadurai 1996). Il est pertinent de chercher à mettre en évidence les mécanismes qui permettent aux pratiques langagières de s’inscrire dans une logique de travail, où les langues opèrent comme argument de distinction, de productivité et de compétitivité économique, tout en cherchant à saisir ce que ces dynamiques induisent pour les locuteurs. En ce sens, une attention sur les espaces transnationaux permet d’appréhender comment les pratiques langagières s’organisent, sont négociées et contestées, et de mieux comprendre le rôle des compétences langagières en tant qu’instrument de sélection pour l’accès à divers espaces sociaux.

Contribuer aux défis

Le présent numéro vise donc à contribuer à cette meilleure compréhension en revendiquant un ancrage ethnographique fort qui permet de mettre à jour la singularité des situations et la récurrence des processus, à partir de terrains géographiquement divers (Canada, Espagne, France, Luxembourg, Maroc, Suisse, États-Unis) et de données recueillies dans des espaces sociaux divers (institutions éducatives, espaces de travail, tribunaux, institutions étatiques, etc.). Les contributions s’appuient par ailleurs sur des situations sociolinguistiques révélant diverses formes de contact de langues (français-anglais ; allemand-suisse allemand-français ; italien-allemand ; français-allemand-luxembourgeois ; espagnol-catalan ; arabe-berbère ; tamoul-français-anglais ; langues autochtones du Canada).

Ces contributions nous permettent de mieux saisir les processus que nous avons cherché à capturer par le titre de ce numéro thématique sous le terme de Spéculations langagières, ainsi que celui de cette introduction : « Négocier des ressources aux valeurs fluctuantes ». Dans ce qui suit, nous mettons en évidence comment les diverses contributions participent à la compréhension de ces spéculations, tout en étant bien conscients que la lecture que nous proposons de ces textes ne parviendra pas à rendre justice à la complexité des situations et des propositions analytiques qui se déploient dans les articles. Il s’agit en ce sens d’une relecture qui a pour objectif de créer une convergence entre les textes et de les mettre en dialogue.

Katherine Hoffman explore en premier lieu la manière dont les pratiques langagières dans les tribunaux marocains s’articulent à une certaine économie politique située des langues. Elle explore en particulier l’usage de la langue tamazight dans des situations où il s’agit d’établir des contrats de mariage. L’examen de ces pratiques montre qu’alors même que la langue tamazight n’a pas de légitimité au sein des tribunaux, les juges impliqués dans le processus tendent à faire un usage de cette langue, conduisant ainsi à une forme de valorisation de cette diversité au-delà des contraintes de régulation étatiques. Les analyses proposées dans cet article démontrent que la légitimité des pratiques est fortement sujette à négociation, et qu’elle est éminemment située dans des pratiques institutionnelles et interactionnelles qui permettent ainsi d’éclairer des processus qui relèvent d’une fluctuation du marché. Elles soulignent également que dans certaines situations, il est possible de tirer profit des habiletés existantes sans que ces dernières ne puissent être revendiquées institutionnellement et légalement. Finalement, K. Hoffman souligne l’importance du tamazight comme une ressource nécessaire aux finalités de l’action, ce qui laisse aussi matière à réflexion sur les possibles formes de subversion que certains choix langagiers révèlent.

L’article de Louis-Jacques Dorais offre une réflexion comparative de quatre marchés linguistiques autochtones, trois concernant les Inuit et un les Hurons-Wendat. En questionnant la thèse bourdieusienne du marché linguistique, Dorais s’interroge sur l’interrelation entre capital et marché en démontrant que le marché linguistique autochtone ne fonctionne pas de manière homogène, mais qu’il est bel et bien dépendant des situations politico-économiques dans lesquelles il s’inscrit. C’est ainsi que Dorais démontre que les langues revêtent une valeur différente et que ces marchés révèlent leur propre logique de fluctuation à travers le temps. Cette contribution pointe également, bien qu’indirectement, vers la difficulté de spéculer sur l’avenir des langues autochtones, tant ces dernières sont interdépendantes des logiques conjoncturelles et, in fine, de l’évolution des économies dans lesquelles elles s’insèrent.

C’est également sur la question des liens entre marché et appropriation économique de la langue qu’Alfonso Del Percio se penche, mais en adoptant un angle d’approche différent. Partant du constat que l’État suisse, dans ses activités de promotion de la nation comme place économique, utilise comme argument de distinction la diversité linguistique du pays, il s’interroge sur la manière dont cette spéculation destinée à acquérir des capitaux et donc à générer des profits se trouve mise en acte, pondérée et adaptée lors d’activités promotionnelles destinées à cibler un marché spécifique, à savoir l’Allemagne. Il montre que l’argument de la diversité linguistique est variablement utilisé, parfois effacé, parfois stéréotypisé, en appui sur des idéologies socioculturelles qui sont alors mises au service de l’entreprise promotionnelle. La contribution de Del Percio souligne que si la langue et la diversité linguistique peuvent constituer une ressource promotionnelle, elle ne l’est pas toujours, ni à tout moment, ni pour n’importe quel public, permettant ainsi de remettre en question l’idée encore trop répandue d’un marché homogène et illustrant l’importance des approches ethnographiques des pratiques langagières afin d’examiner les fluctuations et les continuités.

Bonnie Urciuoli nous invite quant à elle à une analyse des processus de marchandisation des habiletés des travailleurs en fonction des demandes du marché. Elle souligne combien ce discours néolibéral se trouve lui-même approprié par les travailleurs, permettant la persistance des logiques à tendance hégémonique. Pour Urciuoli, l’agentivité se trouve souvent instrumentalisée dans ces espaces, ce qui renvoie à l’importance des formes de contextualisation dans la compréhension des liens entre langage et agentivité[14]. Par ailleurs, le travail d’Urciuoli démontre combien les habiletés communicationnelles sont construites comme un atout, comme un capital qui conduirait nécessairement à une forme de reconnaissance sociale et économique. La spéculation sur les habiletés communicationnelles se confronte cependant à la définition de ce qui compte comme habileté, et la distinction entre hard skill (compétences formelles) et soft skill (compétences informelles) est en cela éloquente, les unes et les autres n’ayant pas la même valeur.

C’est également autour des tensions autour de l’emploi que s’oriente la contribution d’Isabelle Violette. En étudiant la manière dont la province du Nouveau-Brunswick au Canada capitalise sur l’immigration choisie de francophones, elle montre que cette politique migratoire et les pratiques de « recrutement » afférentes s’appuient sur la nécessité de maintenir une certaine vitalité de la communauté francophone minoritaire mais aussi de s’assurer l’existence d’une main-d’oeuvre nécessaire aux activités économiques de la région. C’est en cela que la question langagière devient un élément saillant dans les processus de recrutement des immigrants dans la région. Le français comme incitateur au choix du Nouveau-Brunswick semble cependant ne pas résister longtemps face à des régions plus attractives, et c’est en cela que le discours d’attractivité va miser sur le fait que les immigrants pourront travailler en français mais aussi bénéficier d’un environnement bilingue qui leur permettrait de gagner en capital tout en apparaissant comme un argument distinctif dans des logiques de concurrence entre les provinces. L’examen des parcours de migrants montre par ailleurs que le « gain » annoncé se heurte aux complexités des espaces de socialisation langagière bilingue – le bilinguisme, dans la logique des espaces minoritaires francophones militants, éloignant les immigrants de l’allégeance désirée, bien que partiellement, à la cause acadienne.

Le terrain auquel s’intéresse Sonia Das porte sur la communauté tamoulophone de Montréal, et offre un cas similaire à celui du Nouveau-Brunswick, où une division communautaire se dessine bel et bien. En étudiant la manière dont les Sri-Lankais et les Indiens qui parlent la même langue ont une manière variable de convoquer la langue tamoule, et en articulant ces pratiques à l’économie politique montréalaise, Das met en évidence une division sociolinguistique du travail révélant des investissements différents dans la langue tamoule mais aussi dans les langues française et anglaise. Elle souligne que ces débats autour des langues s’observent, entre autres, dans le milieu scolaire où la question de savoir quelle langue enseigner (quelle variété et pour quelles finalités) fait l’objet de tensions entre une conception « authentique », que Das attribue à la communauté sri-lankaise, et une conception de la langue comme liée aux affaires, revendiquée par les Indiens. Elle montre que dans ce débat se noue une alliance entre, d’une part, les anglophones et les Indiens, et, d’autre part, les francophones et les Sri-Lankais. Das souligne ainsi la division sociolinguistique du travail qui s’institue déjà lors de la scolarisation. Cette étude nous mène également à réfléchir à l’espace scolaire à la fois comme lieu d’investissement et de spéculations langagières, et comme marché de valorisation des langues et des variétés.

La démarche proposée par Eva Codó est d’examiner les trajectoires d’adultes immigrants dans une ville catalane frappée par la crise économique en se centrant sur la place qu’occupent leurs compétences langagières dans l’accès au marché du travail. Cette étude située dans un contexte sociolinguistique où s’articulent des enjeux politiques autour des langues castillane et catalane met en évidence que les migrants, en particulier par le prisme des ONG qui les « accompagnent », sont amenés à apprendre la langue catalane, considérée par ces institutions comme une clé en vue de l’intégration sociale en général et de l’intégration professionnelle en particulier. Le suivi de cinq jeunes Africains immigrants met en évidence que, d’une part, les migrants adhèrent à ce discours et s’approprient relativement bien la langue catalane, mais que, d’autre part, ces compétences restent peu reconnues dans un contexte de crise économique et ne leur permettent pas vraiment d’avoir un retour sur investissement. Par ailleurs, l’insistance sur la langue catalane oblitère l’existence d’un répertoire plurilingue (en particulier avec le français et l’anglais) qui semble effacé et jugé inutile. Cette étude montre également que les processus de valuation des langues s’articulent pleinement à des dimensions qui les dépassent largement. Elle souligne enfin qu’investir dans la langue n’est pas nécessairement couronné de succès et que le retour sur investissement dans un marché économique saturé n’est pas toujours assuré.

Alexandre Duchêne et Mi-Cha Flubacher questionnent également les logiques d’investissement économique dans les langues et les locuteurs. Ils analysent la manière dont une municipalité en prise avec une crise de l’emploi va spéculer sur la composante plurilingue d’une part importante de sa population en cherchant à attirer des centres d’appels. Si le répertoire plurilingue « idéalisé » des locuteurs a permis l’arrivée d’entreprises de ce type et a contribué à diminuer le nombre de chômeurs issus des classes ouvrières, cela met de l’avant une série de tensions qui viennent pondérer les discours promotionnels idéalisés ainsi que la stratégie de développement de la ville. L’idéal plurilingue se confronte à une réalité du bassin de travail qui s’avère moins plurilingue qu’escompté, obligeant les entreprises à reconfigurer les exigences langagières, allant dans le sens d’un monolinguisme germanophone et d’un bilinguisme français-italien. Cette situation induit alors une hiérarchisation au sein des classes ouvrières entre monolingues et bilingues, et entre monolingues germanophones et monolingues francophones et italophones. Duchêne et Flubacher montrent alors que l’instrumentalisation économique du plurilinguisme est fortement reliée à des enjeux de stratification et de classes sociales qui profitent avant tout aux institutions de pouvoir. L’adossement du plurilinguisme à une logique de marché et de transformations industrielles conduit, quant à lui, à reproduire les rapports de pouvoir entre les langues et les locuteurs, tout en maintenant les travailleurs les plus fragilisés économiquement dans des positions sociales précaires.

Enfin, la note de recherche d’Anne Franziskus porte sur les travailleurs frontaliers qui se déplacent pour travailler dans le Grand-Duché du Luxembourg, un État caractérisé par un trilinguisme étatique (luxembourgeois, français, allemand). S’il existe une division sociolinguistique du travail évidente marquée par l’importance du luxembourgeois pour l’accès aux emplois issus de l’administration, le Luxembourg est aussi dépendant économiquement des travailleurs extérieurs au Grand-Duché. Les frontaliers constituent une main d’oeuvre bon marché provenant de pays limitrophes qui ne connaissent pas le plein emploi. En explorant la manière avec laquelle s’agence la valorisation des compétences langagières au sein de différents secteurs d’activités professionnelles, Franziskus met en lumière diverses tensions. Si les frontaliers constituent une main d’oeuvre économiquement meilleur marché, les besoins langagiers, en particulier d’entreprises locales, requièrent la maîtrise du luxembourgeois que les frontaliers ne maîtrisent généralement pas. Cette constellation montre bien que les spéculations langagières sont adossées à un questionnement économique entre coût de la main d’oeuvre et satisfaction des besoins pour le travail. Il en résulte des tensions entre une célébration économique du plurilinguisme et la réalisation pratique plus complexe et fluctuante en fonction des activités entrepreneuriales et des attentes des consommateurs locaux et internationaux.

À la fin de ce tour d’horizon, deux constats s’imposent qui nous semblent importants et pourraient alimenter les débats sur la manière d’appréhender le langage en société. Le premier porte sur le fait que ce numéro réunit des courants de recherche sur le langage qui ne sont pas nécessairement, ni souvent, en dialogue : l’anthropologie linguistique nord-américaine et la sociolinguistique européenne. La construction des champs disciplinaires de part et d’autre de l’Atlantique fait que les chercheurs intéressés à analyser les interrelations entre phénomènes sociaux et phénomènes langagiers dans une approche ethnographique se trouvent inscrits institutionnellement au sein de disciplines différentes : l’anthropologie d’un côté, les sciences du langage de l’autre, disciplines définissant – et souvent sans l’aval des chercheurs eux-mêmes – les contours de ce qui est légitime comme recherche et comme questionnement. La réunion de ces chercheurs dans un même numéro témoigne à la fois de convergences mais aussi d’une complémentarité bienvenue.

Le second aspect porte sur le fait que la lecture en termes d’économie politique des pratiques langagières que nous proposons dans ce numéro nous invite à réfléchir aux points de croisement au sein même de l’anthropologie. Il nous semble intéressant qu’un dialogue puisse s’instaurer progressivement avec d’autres branches de l’anthropologie qui s’avèrent à nos yeux fondamentales afin de poursuivre nos questionnements et nos investigations. Nous pensons en particulier à l’anthropologie politique et à l’anthropologie économique. Espérons que ce numéro puisse participer à générer de telles rencontres disciplinaires à l’avenir.