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Introduction

Situé au coeur de l’Europe, le Luxembourg est la porte d’entrée idéale sur le marché européen, qui compte plus de 500 millions de consommateurs. Grâce à sa stabilité politique et sociale, à sa main- d’oeuvre qualifiée et multilingue, à ses infrastructures de pointe, à son excellente connectivité aux marchés ainsi qu’à son cadre juridique et fiscal attrayant, le Luxembourg offre des opportunités et des atouts exceptionnels pour faire des affaires en Europe.[1]

Comme le suggère ce paragraphe tiré d’un des sites Internet promotionnels du gouvernement luxembourgeois pour attirer de nouveaux investisseurs étrangers, l’internationalisme de la place financière et surtout la disponibilité d’une main-d’oeuvre multilingue et qualifiée figureraient parmi les principaux atouts de l’économie du Grand-Duché. Les auteurs font ici référence à deux faits : d’un côté, le trilinguisme historique du pays qui fait (en principe) de ses résidents des locuteurs plurilingues en luxembourgeois, français et allemand, ainsi qu’en anglais ; de l’autre, le grand nombre de résidents non-luxembourgeois dans la population nationale et le fait que l’économie luxembourgeoise s’étend au-delà des frontières nationales dans ce qui est communément appelé la « Grande Région »[2], ce qui permet aux entreprises d’avoir accès à un grand bassin de main-d’oeuvre qui possède des qualifications diverses. Or, la réalité se présente toutefois de manière plus complexe. Le développement économique considérable qu’a connu le pays – l’emploi intérieur a plus que doublé entre 1985 et 2014 – et les changements démographiques et linguistiques qu’il a engendrés ont profondément affecté la structure de la société luxembourgeoise et son marché de l’emploi. S’il est vrai que les résidents du Luxembourg figurent parmi les plus plurilingues en Europe, tous les locuteurs ne disposent pas des mêmes profils et compétences linguistiques. Ils se distinguent bien plus par leurs trajectoires migratoires, scolaires et professionnelles. Cela vaut notamment pour les frontaliers, ainsi que l’on appelle les travailleurs qui vivent dans les régions française, belge et allemande limitrophes du Luxembourg et qui font la navette quotidiennement pour travailler au Grand-Duché. Étant donné qu’ils n’ont pas grandi, voire suivi leur scolarisation au Luxembourg, leurs ressources linguistiques ne correspondent pas nécessairement ni exactement au type de plurilinguisme qui est considéré comme central dans l’organisation du travail luxembourgeois et la productivité économique. Deux enjeux se posent plus concrètement : premièrement, de manière générale, les exigences en compétences plurilingues que les entreprises ont vis-à-vis de leur main-d’oeuvre sont élevées. Deuxièmement, les patrons qui exigent, ou du moins souhaitent, des compétences en luxembourgeois sont également en hausse ces dernières années pour satisfaire une clientèle locale revendiquant d’être servie dans « sa » langue (Pigeron-Piroth et Fehlen 2015). Ce décalage entre les besoins et exigences en compétences linguistiques des entreprises, d’une part, et la disponibilité d’une main-d’oeuvre hétérogène en termes de ressources linguistiques, d’autre part, n’est pas sans créer des tensions. C’est à ces tensions que je m’intéresse dans le contexte de cette note de recherche. Plus concrètement, je propose quelques pistes de réflexion sur la présence des travailleurs frontaliers dans trois entreprises différentes. Je pose les questions suivantes, que ce soit quant aux compétences linguistiques, ou quant aux répercussions dans l’organisation sociale de ces entreprises : quels sont les mécanismes mis en oeuvre par les dirigeants d’entreprise pour gérer la tension entre un besoin reconnu pour le plurilinguisme et la main-d’oeuvre disponible ? Quel rôle est attribué à la langue locale ? Comment les discours managériaux contrastent-ils et influencent-ils les pratiques linguistiques au sein des entreprises ? Et, finalement, comment les frontaliers réagissent-ils à ces discours qui souvent posent leurs compétences linguistiques comme « problématiques » ? Pour ce faire, je m’appuie sur une étude ethnographique menée dans trois entreprises luxembourgeoises qui emploient un grand nombre de frontaliers : un supermarché, une entreprise de vente de matériel de bureau, et une dernière spécialisée dans les services informatiques. Si ces trois cas d’études ne permettent évidemment pas de tirer des conclusions exhaustives sur l’ensemble du marché de l’emploi, elles sont néanmoins utiles pour illustrer les phénomènes et discours qui accompagnent actuellement le phénomène frontalier au Luxembourg.

Économie, plurilinguisme et instrumentalisation

Le présent article s’appuie en premier lieu sur les concepts de marché linguistique et de capital symbolique forgés par Bourdieu (2001). Selon ce dernier, les compétences linguistiques des locuteurs sont soumises à des logiques de marché économique : toutes les langues n’ont pas le même capital. Ceux qui détiennent ce que Bourdieu appelle la compétence légitime auront plus de chances de poursuivre leurs intérêts et de faire valoriser leur statut. Ainsi se créent des rapports de force entre les locuteurs et les détenteurs de différents capitaux. Mon travail s’insère en second lieu dans le cadre des travaux menés sur la marchandisation des pratiques langagières en anthropologie linguistique et en sociolinguistique. Cette approche critique s’est donné pour but de mettre à jour les effets de la mondialisation de l’économie sur le statut des langues et du plurilinguisme et sur la conceptualisation de la communication. En effet, des auteurs comme Heller (2003), Boutet (2008), Duchêne (2009, 2011), ou encore Park (2009) ont amplement démontré que dans la nouvelle économie, la communication et le statut des langues sont fortement influencés par les logiques tayloristes. Sous le néolibéralisme, les pratiques communicationnelles sont devenues des éléments fondamentaux dans les processus de production économique (Heller 2003 ; Heller et Boutet 2006), de sorte que dans certains secteurs de l’industrie tertiaire (compagnies de traduction, centres d’appels, etc.), la langue constitue la matière première par excellence (Duchêne 2011). La main-d’oeuvre devient pour ainsi dire une « parole d’oeuvre » (Duchêne 2009). En conséquence, la compétence communicative est envisagée comme une ressource dont doit posséder la main-d’oeuvre. Elle devient comme « n’importe quelle habileté de travail, une compétence à acquérir par la formation » (Heller et Boutet 2006 : 9). Les effets de la marchandisation des langues sont davantage exacerbés dans des contextes plurilingues ou dans des situations de langues minoritaires (Dubois et al. 2006). Park et Lo (2012) proposent que sous le néolibéralisme, il y a eu émergence d’une nouvelle idéologie – celle des ressources linguistiques comme bénéfiques pour l’individu. Le plurilinguisme – et la possibilité d’avoir accès à une main-d’oeuvre plurilingue – fait partie de la rentabilité et de l’efficience économique. C’est ainsi que Canut et Duchêne (2011 : 7) soulignent que la « célébration du plurilinguisme » ne peut être vue comme un « changement de paradigme épistémologique ». Cette valorisation du plurilinguisme n’est en réalité qu’une autre forme d’expression du lien essentialiste entre langue et culture. Cette observation se confirme notamment dans les travaux menés sur les économies du tourisme patrimonial, qui jouent sur ce lien entre langue et identité pour vendre des produits « authentiques » aux touristes (Moïse et al. 2006). Les choix stratégiques des langues que font les entreprises, pour avoir accès à des marchés internationaux, nationaux ou locaux, ne sont donc jamais anodins (Duchêne 2009), mais suivent des logiques de rationalisation et d’optimisation des profits. Mais ils peuvent avoir des conséquences sur le statut des langues et des locuteurs dans un contexte donné. Ce constat vaut également pour le marché de l’emploi du Luxembourg.

Afin de bien saisir la complexité du lien entre multilinguisme et la présence des frontaliers dans le marché de l’emploi luxembourgeois, il faut prendre en compte deux évolutions socio-économiques et sociolinguistiques qui sont étroitement liées : premièrement, le trilinguisme historique du pays et les changements récents qu’il connaît ; deuxièmement, l’évolution démographique engendrée par le boom économique qui se met en place dès les années 1970. Revenons brièvement sur ces deux aspects pour mettre en lumière comment ils sont liés.

Le contexte du Luxembourg

Trilinguisme traditionnel

Le Grand-Duché du Luxembourg doit son histoire trilingue à sa situation géographique aux confins de la France, de l’Allemagne et de la Belgique, donc à cheval sur la frontière romanophone et germanophone (Gilles 2011). Traditionnellement, le français, l’allemand et le luxembourgeois – une langue germanique faisant partie des variétés franco-mosellanes parlées dans les régions avoisinantes de la France, de l’Allemagne et de la Belgique[3] – sont utilisés pour des domaines différents (Horner et Weber 2008 ; Fehlen 2009). Le luxembourgeois occupait traditionnellement le rôle de la langue orale et de communication entre les « autochtones ». D’autre part, le français et l’allemand faisaient et continuent à faire fonction de langues de l’écrit – notamment dans les domaines de l’administration, de la scolarisation et de la juridiction (le français uniquement). Dans cette triade, le français est également perçu comme la langue de prestige, celle de la réussite scolaire et sociale. L’allemand est plutôt perçu comme la langue de transcription du luxembourgeois. C’est la loi sur le régime linguistique qui reconnaît pour la première fois ce trilinguisme en 1984. Elle pose le luxembourgeois comme la langue « nationale », le français comme langue législative, et le français, l’allemand et le luxembourgeois comme langues administratives[4]. Contrairement à d’autres États européens comme la Suisse ou la Belgique, le Luxembourg ne connaît donc pas différentes communautés linguistiques, mais une seule qui est supposée être au moins trilingue, voire quadrilingue si l’on y ajoute l’anglais, qui est appris à l’école (Fehlen 2011). Mais pour une grande partie de la population nationale, il s’agit d’un plurilinguisme acquis formellement à travers le système d’éducation. Le sociologue luxembourgeois Fernand Fehlen (voir entre autres 2009 et 2011) se sert des travaux de Bourdieu pour proposer une lecture du trilinguisme luxembourgeois en termes de compétence légitime. D’après lui, la compétence légitime comprend le luxembourgeois comme la langue de la participation et d’intégration sociale, la compétence quasi-native de l’allemand et du français dans des contextes écrits et parlés appropriés, ainsi que l’anglais comme première langue étrangère. C’est le système scolaire national qui contribue de manière significative à perpétuer cette compétence légitime. Ainsi, ceux qui ont terminé avec succès leur scolarisation dans le système national auront plus de chances de faire valoir leurs ressources sur le marché économique national.

Si les paragraphes précédents donnent une image assez statique de la situation multilingue du Luxembourg, il est important de souligner que cette « division traditionnelle » connaît des bouleversements assez importants depuis les années 1970, notamment en ce qui concerne le statut des trois langues. Ainsi, le français perd progressivement de son statut de langue prestige pour devenir une langue véhiculaire dans l’espace public et le marché du travail. Le luxembourgeois, par contre, à l’image d’autres langues locales en Europe et ailleurs, connaît une forte valorisation parmi les nationaux en tant que marqueur identitaire. La loi de 1984 peut être envisagée comme conséquence directe de ces revendications grandissantes (Horner 2007, 2011), tout comme son utilisation renforcée dans des domaines de l’écrit (et notamment dans les nouveaux médias), donc dans les domaines autrefois réservés à l’allemand et au français (De Bres et Franziskus 2014 ; De Bres et Belling 2015). Cela va de pair avec une perte de terrain partielle de l’allemand dans certains domaines.

Les changements démographiques

Comme le soulignent Horner et Weber (2008), ces changements sur le plan sociolinguistique peuvent être mis en lien direct avec les évolutions économiques, démographiques et sociales qui ont profondément affecté la société luxembourgeoise depuis les années 1970. C’est en effet à partir de ce moment-là que le Luxembourg a connu un essor économique remarquable. En misant sur une politique de niches réglementaires, fiscales et légales (Schulz 2009), le pays s’est établi comme une des places financières les plus importantes au monde. Étant donné que la progression économique dépasse de loin les capacités du pays, le boom économique entraîne l’arrivée d’un très grand nombre de migrants, essentiellement d’origine européenne. Aujourd’hui, 43 % de la population est constituée de résidents d’origine étrangère, ce qui correspond au plus haut niveau de l’OCDE (Thill-Ditsch 2010). Parmi ces migrants, on distingue généralement l’immigration ouvrière classique (essentiellement portugaise et italienne)[5] et celle dite « dorée », à savoir les migrants hautement qualifiés, plus récente (Fehlen 2010). Or, puisque la seule population résidente ne suffit pas à satisfaire la demande en main-d’oeuvre, s’y ajoute, à partir des années 1980, un grand nombre de travailleurs frontaliers venant de France (50 %), de Belgique francophone (25 %) et d’Allemagne (25 %). Le phénomène des travailleurs frontaliers concerne aujourd’hui quelque 161 000 personnes, représentant 44 % de la main-d’oeuvre totale employée au Luxembourg (Statec 2014a, 2014b). En d’autres termes, les frontaliers et les résidents étrangers constituent aujourd’hui près de 70 % de la main-d’oeuvre totale, ce qui fait des nationaux luxembourgeois une minorité. Ils amènent avec eux leurs propres bagages linguistiques et contribuent à battre une brèche dans le paysage linguistique traditionnel du Grand-Duché.

Une partie des nationaux luxembourgeois a tendance à réagir avec une certaine méfiance et réticence envers les changements démographiques et linguistiques. Plus concrètement, ils expriment des ressentiments envers la nécessité de devoir utiliser le français dans l’espace public et y répondent par un repli identitaire sur le luxembourgeois comme la seule « vraie » langue du Luxembourg. Les frontaliers français, le groupe le plus important, sont perçus comme une menace pour la langue nationale (CEFIS 2011, De Bres et Franziskus 2011). Par exemple, une étude récente montre qu’une grande partie des Luxembourgeois estiment que les frontaliers devraient être capables de comprendre au moins un peu de luxembourgeois (Baltes-Löhr et al. 2011).

Langues, frontaliers et marché de l’emploi

Les phénomènes décrits plus haut se répercutent également de manière concrète sur le marché de l’emploi. D’une part, le français est la langue dominante dans l’ensemble des secteurs (Fehlen 2009, 2010 ; Chambre de commerce 2012). D’autre part, les exigences plurilingues sont élevées pour qui veut travailler au Luxembourg, avec des différences toutefois selon les secteurs (Pigeron-Piroth et Fehlen 2015). De manière générale, de plus en plus d’entreprises exigent des compétences en luxembourgeois, répondant ainsi aux revendications identitaires de la population autochtone. Mais une grande partie de la main-d’oeuvre non-luxembourgeoise n’a pas toute la palette des langues exigées, et surtout n’a pas (encore) pu acquérir le luxembourgeois[6]. Pour reprendre les propos de Fehlen, les détenteurs de la compétence légitime sont donc relativement rares parmi la main-d’oeuvre non-luxembourgeoise, et particulièrement parmi les frontaliers qui ne suivent pas une socialisation à travers le système de l’éducation nationale luxembourgeoise. Ceux qui la détiennent sont ainsi mieux positionnés pour faire valoir ce capital sur le marché – par exemple en aspirant à un poste dans les secteurs publics et semi-publics[7]. Ces « secteurs protégés » sont caractérisés par des conditions de travail et des salaires attractifs et très convoités par les nationaux luxembourgeois (ainsi que par les immigrés de longue date qui ont pu acquérir le capital linguistique). Aujourd’hui, près de la moitié (43 %) des nationaux luxembourgeois y sont embauchés, et ils sont encore plus nombreux à envisager une telle carrière (Pigeron-Piroth 2009). Être fonctionnaire d’État est perçu comme une réussite professionnelle aux yeux de maints nationaux luxembourgeois. Certains parlent même d’une « stratégie de repli » des nationaux, qui serait justement une conséquence de la concurrence que représentent les non-nationaux et surtout les frontaliers (Fehlen 2010 ; Wille 2012). Étant donné que l’accès requiert soit la nationalité luxembourgeoise, soit la maîtrise des trois langues officielles, les Luxembourgeois peuvent donc faire valoir leurs compétences linguistiques « qui se sont raréfiées sur le marché de l’emploi » (Pigeron-Piroth 2009 : 4). Les frontaliers et résidents étrangers, quant à eux, sont majoritaires dans le secteur privé. Bien qu’ils se retrouvent dans l’ensemble des secteurs, les frontaliers dominent le secteur des services aux entreprises, les secteurs financiers, l’industrie manufacturière, le commerce, le secteur des assurances et le secteur de la construction. Les résidents d’origine étrangère, particulièrement les personnes d’origine portugaise et italienne, sont concentrés dans le secteur des services domestiques, de la restauration et de la construction.

Le travail de terrain

Mon étude s’appuie sur un travail ethnographique mené dans trois entreprises : un supermarché (Fresh & Fruity), une entreprise de distribution de matériel de bureau (Thommes & Schneider) et une entreprise du secteur informatique (InfoTech)[8]. L’objectif était d’étudier les rapports des frontaliers au multilinguisme, ainsi que les idéologies et normes qui influencent leurs pratiques. Mon travail s’insérait dans un projet plus large qui avait pour but d’étudier les relations de pouvoir et les mobilités transfrontalières dans la Grande Région. C’est la raison pour laquelle je focalise la présente analyse plus spécifiquement sur les travailleurs frontaliers, et non de manière plus générale sur les migrants. Ce travail de terrain a été mené de manière consécutive entre mars 2009 et juin 2011. Je me suis appuyée sur l’approche de l’ethnographie linguistique, qui a pour ambition d’étudier la relation entre pratiques linguistiques locales et processus culturels et sociaux plus globaux (Rampton 2007 ; Blommaert et Jie 2010). Les pratiques linguistiques sont envisagées comme étant émergentes dans l’interaction, tout en étant influencées par le contexte sociolinguistique dans lequel elles s’insèrent. À côté des méthodes ethnographiques plus classiques telles que l’observation participative et les entretiens, l’ethnographie linguistique a recours à des enregistrements audio d’interactions en face-à-face. Ces enregistrements ont été effectués par quinze participants-clés. Dans l’entreprise de distribution, j’ai suivi cinq participants dans quatre services : le dépôt, le service informatique, le service télévente et le service d’achat. Dans l’entreprise d’informatique, quatre enregistreurs étaient placés dans différents bureaux dans l’espace commun et j’ai également demandé aux deux techniciens de l’atelier de s’enregistrer. Au supermarché, cinq personnes ont porté des enregistreurs avec un micro externe. Dans les trois entreprises, j’ai suivi les participants dans leur quotidien professionnel, soit en m’installant dans leur bureau, soit en les accompagnant à travers le magasin et le dépôt. J’ai également assisté aux pauses café, aux repas du midi et ai été invitée à quelques événements sociaux. Pour des raisons éthiques, mes observations se concentraient avant tout sur la communication interne entre les employés.

Alors que les trois entreprises emploient toutes un très grand nombre de frontaliers, elles se différencient dans la composition sociodémographique et le profil linguistique. Le supermarché compte 21 employés, dont six nationaux luxembourgeois (incluant le gérant), une Belge, une Capverdienne, une Russe, un résident allemand, un résident français. Le groupe des 10 frontaliers se compose de 7 Allemands et de 3 Français. Les employés résidents et frontaliers ont des compétences linguistiques diverses. Seuls les nationaux luxembourgeois et la résidente française disposent du capital linguistique légitime « complet ». On note que les 3 frontalières françaises sont plus ou moins bilingues en français et en allemand, alors qu’aucun des frontaliers allemands ne parle le français de manière très soutenue. Les frontaliers et résidents d’origine étrangère ont également des compétences différentes en luxembourgeois, certains ne le parlant pas du tout (comme la personne capverdienne), alors que d’autres le comprennent. Thommes & Schneider, une entreprise fondée par deux entrepreneurs luxembourgeois au début du XXe siècle, compte aujourd’hui une centaine d’employés, dont la moitié environ est composée de Luxembourgeois. L’autre moitié est constituée à peu près à parts égales de frontaliers belges (francophones), de Français et de résidents d’origine portugaise. L’entreprise compte à la fois des ouvriers manuels (le dépôt et les livreurs) et des employés de bureau (les services commerciaux et administratifs). Les Luxembourgeois sont pour la plus grande part des employés de bureaux, alors que les frontaliers et les résidents d’origine portugaise sont la majorité à la manutention. Les participants de mon étude sont tous d’origine francophone[9], et tous indiquent avoir appris soit l’allemand soit l’anglais. Un seul parle le luxembourgeois (il travaille dans la vente). Enfin, l’entreprise InfoTech, dans le secteur de l’informatique, a été créée en 2001 par un frontalier franco-belge. Au moment de mon étude, elle comptait 15 employés, dont 13 frontaliers belges francophones et français, un employé d’origine portugaise et un apprenti luxembourgeois. Aucun des frontaliers ne parle le luxembourgeois et ils ont des niveaux d’anglais différents.

Pour résumer, les profils linguistiques et les ressources linguistiques des participants de mon étude et de la main-d’oeuvre des trois entreprises divergent de manière significative. Dans la première partie de l’analyse sont examinés, moyennant des extraits d’entretiens, les discours des responsables des entreprises concernant les besoins linguistiques et comment ils les « gèrent ». Dans la deuxième partie sont présentées les conséquences que peuvent avoir les logiques managériales sur l’organisation sociale d’une entreprise ; je m’appuie pour ce faire sur les observations ethnographiques et les entretiens menés avec les frontaliers dans deux des lieux de travail.

Analyse

Le point de vue des responsables

L’analyse des discours des responsables permet de relever trois éléments centraux par rapport à la question linguistique. Premièrement, la valorisation du plurilinguisme est très forte dans les discours des trois entrepreneurs, et ce, indépendamment de leurs besoins spécifiques d’une langue ou d’une autre. Catherine, la responsable des ressources humaines de Thommes & Schneider, insiste par exemple sur le fait que :

On essaie justement de promouvoir le multilinguisme chez nous. C’est pour ça que sur le site on a mis que les toutes les langues qui sont parlées dans la maison, surtout au téléphone avec la télévente.

Catherine, 20 octobre 2010, Thommes & Schneider

À plusieurs reprises, elle souligne l’importance du plurilinguisme pour son entreprise. Comme le suggère le passage précédent, ce plurilinguisme est surtout axé sur la clientèle (le site Internet est en trois langues, on indique les langues parlées par les employés au téléphone, etc.). Ce discours fait ainsi écho à l’idéologie du « multilinguisme bénéfique » tel que promu par les autorités luxembourgeoises. Deuxièmement, les compétences linguistiques dont ces trois entreprises ont besoin divergent, reflétant leur ancrage dans des marchés différents. Le lecteur ne sera pas surpris par le fait que Jean-Michel, le gérant d’InfoTech, insiste sur la nécessité d’avoir des employés compétents en anglais : « Je n’ai pas engagé quelqu’un qui n’arrive pas un minimum à baragouiner en anglais. C’est une condition d’exclusion le monolinguisme […] »[10].

Jean-Michel assimile le fait de ne pas parler l’anglais avec être monolingue et construit ainsi sa propre vision d’un employé plurilingue. Plus loin, il explique que :

Quand il y a une panne, n’importe qui doit être capable d’aller chez le client. Donc vous vous imaginez si en plus des compétences technologiques, on doit rajouter la compétence linguistique, le critère est, la gestion de la planification est atroce quoi. Ouais c’est un bon technicien, mais il parle pas l’anglais, on peut pas l’envoyer quoi.

Jean-Michel, 31 janvier 2011, InfoTech

Il met donc au même niveau les compétences linguistiques et les compétences techniques dont doivent disposer ses techniciens et reproduit ainsi la logique instrumentaliste qui caractérise le fondement de la nouvelle économie (Heller et Boutet 2006). Son usage du terme « atroce » pour caractériser la gestion de la planification traduit au mieux cette logique managériale appliquée aux compétences linguistiques. Si l’anglais est primordial pour InfoTech qui se situe dans un marché transnational, les responsables de Thommes & Schneider et Fresh & Fruity construisent une autre vision du plurilinguisme, qui traduit leur ancrage dans un marché plus local. Ici, il faut à la fois avoir une main d’oeuvre trilingue pour répondre à une clientèle hétérogène et pouvoir assurer une administration qui se fait en plusieurs langues et pour proposer des services en luxembourgeois pour satisfaire une clientèle locale de plus en plus exigeante. Catherine, de Thommes & Schneider, le décrit de la manière suivante : « Parce que c’est ça qui est primordial vous avez des clients ben il faut respecter qu’ils soient Luxembourgeois »[11].

En conséquence, il faut trouver des employés qui, idéalement, maîtrisent tout le répertoire local, et surtout le luxembourgeois. Le gérant du supermarché insiste : « Also mir wäre jo frou, wa mir mir natierlech Lëtzebuerger fanne géifen, ne. (Alors nous serions naturellement heureux si nous nous trouvions des Luxembourgeois, hein) »[12].

Si sa référence aux compétences linguistiques n’est pas explicite, elle est présente implicitement à travers la préférence donnée aux nationaux, qui est ici renforcée par l’utilisation de l’adjectif « naturellement ». Son commentaire est intéressant dans la mesure où il sous-tend que cette main-d’oeuvre est détentrice de la compétence légitime nationale.

Cependant, et j’en viens à ma troisième piste d’analyse, les candidats qui répondent à toute la palette des exigences linguistiques posées par les entrepreneurs sont de plus en plus rares. Dan, par exemple, déplore la rareté de candidats « idéaux » – c’est-à-dire trilingues, voire quadrilingues – sur le marché, étant donné que les Luxembourgeois ne veulent plus « ranger les rayons dans les supermarchés ». Il estime que cette réticence des nationaux à accepter des emplois peu prestigieux contraint le gérant à recourir à de la main-d’oeuvre étrangère et frontalière, qui, à ses yeux, est plus monolingue. Cependant, un autre argument joue en faveur de ces derniers. C’est le fait qu’ils sont plus enclins à accepter des conditions de travail moins bonnes que les candidats luxembourgeois, qui préfèreraient pour leur part les bonnes conditions du secteur public. Les trois entrepreneurs s’insurgent contre les pratiques de rémunération du secteur public, qui leur coûteraient les candidats intéressants :

Un jeune Luxembourgeois, vous n’allez pas le motiver pour travailler dans une société privée […] bon ils ont le double salaire d’ici, ils ont un tas d’avantages, moins de soucis, moins de travail, eh et puis et nous on peut pas combattre contre ça.

Catherine, 20 octobre 2010, Thommes & Schneider

Catherine cite les cas de plusieurs jeunes que l’entreprise a embauchés, mais qui sont partis au bout de quelques années de formation coûteuse pour rejoindre l’administration publique. De même, Jean-Michel confirme le décalage en termes de salaires qui existe entre les secteurs privés et publics :

Je pense que le Luxembourgeois ne viendra pas travailler chez nous, pour la bonne et simple raison, pour des raisons financières, je pense qu’il peut se faire deux à trois fois son salaire s’il va se faire engager à l’État eh, commune ou quoi. Donc ça c’est clair et net.

Jean-Michel, 31 janvier 2011, InfoTech

Catherine évoque même une réticence croissante de Thommes & Schneider à embaucher des jeunes Luxembourgeois : « On est dans la perspective de dire ben on peut plus prendre de jeunes Luxembourgeois parce qu’un jour ou l’autre ils vont partir où ils gagnent plus »[13].

Ces discours confirment donc la crainte des employeurs de voir les Luxembourgeois partir pour le secteur public (Fehlen 2010). À l’opposé, les frontaliers sont moins exigeants en termes de salaires et de conditions de travail, comme le souligne par exemple Catherine : « Eux [les frontaliers] ils sont bien ici car ils savent qu’ils sont mieux que dans leur pays ». Comme en général ils n’ont pas accès au secteur protégé, ils seront contents de trouver un emploi, qui est de toute façon beaucoup mieux rémunéré que dans leur région d’origine. Cette réalité joue donc en faveur des frontaliers, et compense en partie le fait qu’ils ne correspondent pas à l’idéal linguistique.

Alors qu’il serait trop hasardeux d’affirmer qu’il existe une exploitation directe des frontaliers à cause de leurs compétences linguistiques manquantes, il y a toutefois un lien implicite entre les deux. Quoi qu’il en soit, vu qu’il existe un manque réel en main-d’oeuvre, les entreprises sont contraintes de recourir aux frontaliers, peu importe leurs ressources linguistiques. Elles cherchent alors à trouver des stratégies de compensation, qui leur permettent néanmoins d’offrir des services plurilingues, ou, plus spécifiquement, en luxembourgeois.

Stratégies de compensation

Les services de vente et les services aux clients sont les lieux de prédilection où s’articulent les dimensions symboliques des langues. Comme Jean-Michel le souligne, « dans les ventes, c’est nous qui devons avoir la langue qui permette à l’autre d’être en confiance ». Un des moyens par lesquels les trois entreprises gèrent la tension entre les besoins linguistiques élevés et la relative non-disponibilité de main-d’oeuvre disposant de la compétence légitime est l’organisation d’équipes linguistiquement mixtes. À défaut de pouvoir s’appuyer sur le plurilinguisme individuel des employés, les équipes sont organisées de façon à ce que chaque langue (français, allemand, luxembourgeois, et anglais dans le cas d’InfoTech) soit représentée. Parfois, il suffit qu’un employé plurilingue soit présent dans l’équipe pour reprendre les clients qui exigent un service dans une langue particulière. Catherine l’explique ainsi :

On regarde toujours d’avoir quand même l’équilibre au moins dans l’équipe de vente de façon à répondre au client (en) luxembourgeois. […] Parce que c’est ça qui est primordial vous avez des clients ben il faut respecter qu’ils soient Luxembourgeois, et alors on fait attention quand on a des sociétés où la personne parle vraiment le luxembourgeois ou/et qui aime bien que ce soit un Luxembourgeois qui vienne le voir ou qui parle allemand, alors on envoie le commercial adéquat.

Catherine, 20 octobre 2010, Thommes & Schneider

Cette primordialité du service en luxembourgeois reflète sa forte valeur symbolique ainsi que l’attente de la clientèle nationale d’être servie en luxembourgeois. Jean-Michel, qui a le moins de personnel compétent en luxembourgeois, a bien compris l’enjeu de cette nécessité. C’est pourquoi il a recours à un centre d’appels externe afin de recruter de nouveaux clients :

Donc là on (a) une équipe de marketing direct aussi, qui eux parlent luxembourgeois […] on fait prendre des rendez-vous par un télé-secrétariat, et eux parlent le luxembourgeois. […] les tout premiers contacts ils sont en luxembourgeois.

Jean-Michel, 31 janvier 2011, InfoTech

Selon Jean-Michel, « il y a beaucoup de francophones qui utilisent ce subterfuge » pour s’établir sur le marché national. Cette affirmation montre à quel point la langue luxembourgeoise fait fonction de porte d’entrée au marché national. Qui plus est, que Jean-Michel soit lui-même un frontalier fait qu’il ne dispose pas du même capital d’ancrage local (réseaux avec les ministères et autres acteurs nationaux) (Fehlen 2011) afin de se créer son réseau de clients. Le recours à la stratégie de marketing en luxembourgeois peut être lu comme une stratégie de compensation pour ce « déficit », mais aussi pour le manque de personnel luxembourgophone dans son entreprise. Comme Thommes & Schneider a des employés luxembourgophones dans son service à la clientèle, elle n’a pas besoin de recourir à cette pratique ; quant au supermarché, la question ne se pose pas[14].

Pour conclure cette première partie d’analyse, nous pouvons retenir que : 1) les trois responsables répètent le discours du « plurilinguisme bénéfique » promu par les institutions luxembourgeoises ; mais 2) « plurilinguisme » a des significations diverses selon le marché dans lequel s’insère l’entreprise ; 3) en réalité, « plurilinguisme » est en fait souvent associé à la maîtrise du luxembourgeois. Étant donné que le nombre de luxembourgophones se raréfie sur le marché de travail, les entreprises sont contraintes de recourir à la main-d’oeuvre frontalière et de trouver des stratégies de compensation.

Organisation sociale et rapports de pouvoir

Dans cette deuxième partie, l’analyse contraste les propos des responsables avec la manière dont la question linguistique se répercute plus concrètement sur l’organisation sociale et les rapports de force, avec une focalisation plus particulière sur Thommes & Schneider. C’est en effet dans cette entreprise que le décalage entre les discours managériaux et la situation telle qu’elle est vécue par les frontaliers se manifeste le plus visiblement.

Chez Thommes & Schneider, le management mène un discours de tolérance envers les frontaliers qui ne parlent pas le luxembourgeois :

C’est sûr que la langue de la maison c’est le luxembourgeois puisque c’est une société luxembourgeoise avec une direction luxembourgeoise, hein. Et on a donc des frontaliers qui parlent le français. Il n’y a pas de souci pour que la direction et les autres personnes parlent le français. La langue ici qui est administratif, tout est écrit en français. Les mails sont écrits en français entre nous parce qu’on respecte les gens qui ne comprennent pas.

Catherine, 20 octobre 2010, Thommes & Schneider

Cependant, ce discours managérial ne trouve pas d’écho dans le vécu des participants frontaliers de mon étude. Au contraire, les enregistrements audio présentent de nombreux exemples de situations où des collègues luxembourgeois critiquent de façon plus ou moins ouverte les frontaliers pour ne pas maîtriser la langue locale. Ces critiques sont souvent exprimées de façon indirecte – par exemple sous la forme de blagues. J’ai pu enregistrer une conversation dans laquelle un employé dit au participant Christophe qu’il est temps d’apprendre le luxembourgeois, car l’entreprise adoptera une politique monolingue à partir de l’année suivante. Très régulièrement, il arrive également que des collègues luxembourgeois ne traduisent pas des conversations en français et isolent ainsi leurs collègues de la communication. Dans les entretiens, les participants confirment mes observations ethnographiques. Voici quelques exemples :

Il y avait des collègues dans le magasin qui ne supportaient pas qu’on ne parle pas luxembourgeois euh… quelquefois bon ils me posaient une question et ils me disaient : « Pourquoi tu ne réponds pas en luxembourgeois ? »

Roger, 21 juin 2010, Thommes & Schneider

Si je ne parle pas luxembourgeois je n’ai rien à faire ici, alors c’est taquiner méchant […] c’est une idée raciale, vraiment, non ça c’est plutôt racial donc euh… je les laisse parler hein moi.

Christophe, 23 juin 2010, Thommes & Schneider

D’autre part, la question linguistique joue également sur les rapports de force dans cette entreprise dans la mesure où les frontaliers se sentent discriminés en ce qui concerne les possibilités de faire carrière. Christophe et Joël, deux participants du dépôt (les « cols bleus »), par exemple, expriment des doutes quant à leur possibilité de faire carrière au sein de l’entreprise, justement parce qu’ils ne parlent pas la langue locale :

Parce qu’en fait euh en perspectives d’avenir ici… il y a un mur [rigole] il y a un mur hein, c’est sûr, c’est un peu gênant quoi […] ce que je ressens depuis que je suis ici effectivement quand ils embauchent quelqu’un pour le bureau c’est toujours un Luxembourgeois […] il y a une sorte de sélection par les langues effectivement oui.

Joël, 3 novembre 2010, Thommes & Schneider

Joël met en doute ses perspectives d’avenir, en décrivant le luxembourgeois comme une sorte de mur qui l’empêcherait d’être un jour promu pour un poste dans l’administration ou le service au client. Christophe et Joël citent l’exemple de Roger, un ancien collègue du dépôt, qui aurait réussi à progresser dans l’entreprise à partir du moment où il a commencé à apprendre le luxembourgeois de son propre chef. L’exemple de Roger suggère que l’avancement dans l’entreprise est associé à un effort personnel considérable. L’entreprise avait accepté de payer les cours du soir de l’employé, mais elle ne propose pas des cours réguliers pendant les heures de travail. Toutefois, cette impression que le luxembourgeois est une barrière à l’accès aux postes dans l’administration n’est vraie qu’en partie, puisqu’il y a des francophones ne parlant pas le luxembourgeois dans l’administration. C’est plutôt le fait qu’ils ont d’autres formations que les ouvriers du dépôt qui les qualifient pour ces postes. Mais plus on monte dans la hiérarchie de l’entreprise, moins il y a de non-luxembourgophones.

Chez InfoTech, la question linguistique se répercute également. Alors que Jean-Michel a insisté sur le fait que des compétences en anglais sont indispensables pour travailler dans son entreprise, comme je l’ai montré plus haut, les observations ethnographiques permettent de constater qu’en réalité, les employés n’ont pas tous le niveau nécessaire pour pouvoir gérer la communication avec les clients internationaux. Cela mène à une situation où ils essayent de se renvoyer les clients anglophones car ils ne se sentent pas en mesure de les servir.

Conclusion

Le but de cette note de recherche était de proposer des pistes de réflexion sur le lien entre la présence massive de frontaliers dans le marché de l’emploi luxembourgeois, les compétences linguistiques exigées par les employeurs et celles dont dispose la main d’oeuvre. J’ai montré qu’il existe surtout un décalage entre les discours « officiels » des manageurs et les réalités telles que je les ai rencontrées au sein des entreprises. L’analyse a montré que les entrepreneurs ont plutôt tendance à adhérer au discours officiel luxembourgeois qui vante les seuls bienfaits et atouts du multilinguisme. L’étude ethnographique a cependant permis de constater que les réalités auxquelles se réfèrent les différents entrepreneurs sont très différentes et font écho aux besoins économiques de leurs secteurs particuliers. Ainsi, l’entreprise Thommes & Schneider et le supermarché se positionnent surtout dans une logique locale – répondre aux clients luxembourgeois et pouvoir les servir en luxembourgeois. Ensuite, les entrepreneurs ne sont pas toujours conscients des tensions qui résultent de leurs modes de recrutement. Enfin, ils admettent que l’argument financier – le frontalier a moins de compétences linguistiques mais en retour accepte des conditions de travail moins généreuses – joue également un rôle important. Le recours aux employés frontaliers est donc un couteau à double tranchant : s’il « coûte moins cher », il ne parle pas le luxembourgeois, ce qui pose problème dans un contexte où la langue locale gagne en importance. C’est cette tension qui est centrale dans le rapport de l’économie luxembourgeoise aux frontaliers – ils sont les mal-aimés (Baltes-Löhr et al. 2011) du Luxembourg : alors qu’ils ne peuvent souvent pas satisfaire aux exigences linguistiques, ils sont toutefois indispensables pour l’économie luxembourgeoise. Pour finir, je suggère également qu’il n’existe en fait pas une « compétence linguistique légitime » comme l’a proposé Fernand Fehlen, mais que celle-ci change selon le contexte. Cette question mériterait davantage d’attention.