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Le baseball est introduit à Taïwan au début du XXe siècle[1] par les Japonais qui administrent l’île entre 1895 et 1945 et pratiquent eux-mêmes ce sport depuis les années 1870. Le Parti nationaliste chinois (國民黨 Kuomintang) se replie à Taïwan en 1949, après sa défaite face au Parti communiste sur le continent chinois, et y impose la loi martiale jusqu’en 1987. Le Kuomintang connaît un isolement croissant sur la scène internationale dans les années 1970. En 1971, il perd la représentation légitime de la Chine aux Nations Unies au profit du régime de Pékin. Le Parti nationaliste fait alors du baseball un instrument de sa diplomatie et un symbole de sa réussite économique. Les jeunes joueurs taïwanais remportent à dix-sept reprises entre 1969 et 1996 les Séries mondiales de la Little League, pour les 10-12 ans. Ces enfants deviennent les dépositaires de l’honneur national et les représentants des valeurs morales promues par l’État-parti (Sundeen 2001) ; le baseball est désormais considéré comme le « sport national » (國球 guóqiú)[2].

Les changements sociopolitiques des années 1990 permettent l’émergence d’une ligue professionnelle de baseball, sport le plus populaire du pays. Avec la levée de la loi martiale en 1987, Taïwan s’ouvre sur une période de démocratisation de son régime et de libéralisation économique. Ces conditions et le souhait d’entreprises privées d’investir dans les pratiques sportives conduisent à la fondation de la Ligue professionnelle de baseball chinoise (中華職業棒球大聯盟 Zhōnghuá zhíyè bàngqiú dàliánméng, en anglais Chinese Professional Baseball League ou CPBL). Planifiée dès 1987, sa structure est officialisée en 1989 et la première saison se joue en 1990.

Après deux décennies d’existence, la ligue reste fragile. Depuis la saison 2009, elle ne regroupe plus que quatre équipes, chacune appartenant à une grande entreprise[3]. La CPBL est aussi moins attractive que les ligues japonaises et américaines pour les téléspectateurs taïwanais. L’affluence moyenne par rencontre en saison est de 3 000 spectateurs seulement, mais les stades de 20 000 places sont pleins lors des matchs des séries éliminatoires et de finales. Depuis le milieu des années 1990, la ligue fait l’objet d’affaires endémiques de « matchs truqués » (假球 jiǎqiú) relatifs aux « paris illégaux » (簽賭 qiāndǔ)[4] qui peuvent conduire à la disparition de clubs entiers[5].

Ces affaires impliquent généralement un grand nombre de joueurs et d’entraîneurs, des figures politiques locales et des membres de la police, ainsi que des membres d’organisations criminelles. Elles sont la raison la plus souvent avancée par les acteurs du monde du baseball taïwanais (joueurs, entraîneurs, direction des clubs, journalistes, spectateurs, etc.) pour expliquer la désertion des gradins que la CPBL connaît depuis ces dernières années, par refus de suivre une compétition considérée comme complètement faussée. La « tricherie » (放水 fàngshuǐ), conséquence de menaces ou de l’appât du gain selon les médias, constitue une rupture du contrat moral qui lie les joueurs professionnels à leurs supporters[6]. L’organisation interne des clubs et de la ligue, qui repose notamment sur le respect et la démonstration de valeurs morales (Soldani 2013), en est profondément perturbée.

Il est difficile d’établir la culpabilité des suspects et même si les faits sont pénalement condamnables, ils sont d’abord socialement réprouvés. La temporalité des procédures judiciaires, les témoignages contradictoires et les rumeurs rendent le phénomène d’autant plus difficile à saisir. L’effervescence médiatique autour de ces scandales se décline généralement sous la forme de débats sur la moralité des joueurs et des entraîneurs. Une véritable paranoïa s’est emparée des clubs, dont la surveillance est désormais assurée par la justice. D’aucuns reconnaissent que la question dépasse cependant le seul cadre du baseball professionnel et que les pratiques de corruption sont liées aux réseaux de clientèles et aux organisations criminelles. En quoi les affaires de matchs truqués relatifs aux paris sportifs permettent-elles de mieux comprendre les mécanismes de la corruption et la perception de ce phénomène dans le contexte de Taïwan ? En quoi ces affaires sont-elles aussi un révélateur des rapports sociaux et un mécanisme de leur restructuration ?

Cet article[7] se fonde principalement sur une enquête ethnographique d’une vingtaine de mois, réalisée à Taïwan entre 2006 et 2010, dont plus de la plus grande partie auprès du club des Elephants de Brother (兄弟象 Xiōngdì xiàng). Ce dernier a vu la moitié de son effectif exclue à l’issue de la saison 2009 pour une affaire de matchs truqués. Il s’agira tout d’abord de revenir sur la distinction entre clientélisme et corruption, ainsi que sur les principales caractéristiques et les problèmes méthodologiques que pose leur étude. Une description du crime organisé à Taïwan, directement impliqué ici, précèdera un historique des principales affaires de matchs truqués qui ont frappé la ligue. Les logiques et les conséquences internes du phénomène seront ensuite abordées, notamment au travers de témoignages de joueurs et d’entraîneurs. Une dernière section sera consacrée à la réception de ces affaires par le public.

Clientélisme et la corruption

Si l’on se réfère à la définition qu’en donne Ernest Gellner (2002) et aux travaux de Robert Vuarin (1994), le clientélisme est une forme de rapport politique dissymétrique et inégalitaire mais réciproque. C’est un système d’échanges interpersonnels de biens et de services qui lie un patron (généralement un individu riche et influent) avec un client (le plus souvent économiquement et socialement précaire). Le premier assure le second de sa protection et lui offre des avantages matériels en échange de son soutien et de sa relative soumission. Il n’y a pas coercition dans ce type de relation. Le patron en retire un capital symbolique qu’il doit entretenir pour se constituer un patrimoine financier servant à agrandir son réseau.

Cette relation clientélaire qui, dans la plupart des cas, ne franchit pas le cadre de la légalité, ne doit pas être confondue avec la corruption que Jacky Bouju définit comme :

[U]ne transaction sociale clandestine, illégale, par laquelle une autorité (sociale, économique, rituelle ou politique) négocie son pouvoir – très précisément sa capacité de mettre en oeuvre, de réguler et/ou de sanctionner les principes de l’action collective – exercé en vertu d’un mandat public ou d’une autorité coutumière contre des privilèges ou des bénéfices économiques personnels.

Bouju 2000 : 159

La corruption est envisagée par les acteurs sociaux comme illégitime et comme une forme de déviance. Son étymologie latine, corruptio, signifie « dégénérescence ». L’idée même de corruption renvoie à son contraire, à savoir la conception normative de l’intégrité. Elle n’est cependant pas réductible aux discours la dénonçant[8], même si la rumeur fait aussi partie de l’objet d’étude. La notion de « corruption » correspond généralement à une idée de dégradation associée à une transgression des normes morales et juridiques. Elle trouve une acception particulièrement adaptée dans le dévoiement d’une charge publique ou du service de l’État, et à l’effacement de l’intérêt général derrière un bénéfice individuel afin d’obtenir des avantages privés.

Cette définition ne permet pas cependant d’appréhender des formes de corruption tolérées par l’État (lorsqu’il est lui-même corrompu au plus haut niveau) ou légitimées moralement (le prisonnier d’un camp de concentration corrompant son geôlier pour fuir). Il est alors plus pertinent d’opter pour une acception la plus large possible de ce qui constitue un « complexe de la corruption », défini comme « tout usage abusif d’une charge publique (ou de toute mission du même ordre) procurant des avantages privés indus » (Olivier de Sardan et Blundo 2007 : 8). De ce point de vue, elle s’étend aux acteurs sportifs qui altèrent, ou tentent d’altérer, « un résultat ou un fait de jeu sportif dans le but de s’enrichir sur le marché des paris sportifs » (Boniface et al. 2012 : 11).

Une étude de la corruption pose des contraintes évidentes au travail d’observation participante qui caractérise la méthode ethnographique. Comment se poser en observateur scientifique dont les travaux sont destinés à être publiés ou diffusés oralement dans un contexte d’échanges de type corruption ? Comment s’assurer de la confiance d’un informateur et de sa protection dans un travail scientifique face aux dangers que peut impliquer une publication sur le sujet ?

Travailler frontalement sur la question de la corruption n’est donc pas évident, voire voué à l’échec dans certains cas. En ce qui me concerne, c’est par le biais de la question des paris et des matchs truqués dans le baseball taïwanais que j’en suis venu à aborder les phénomènes de corruption. Manifester un intérêt trop direct pour ce problème eut été une grave erreur, rien ne pouvant me garantir que la personne à qui je m’adressais ne fut pas elle-même corrompue. Poser ouvertement ce genre de questions aurait probablement changé la perception que les membres de l’équipe pouvaient avoir de moi et de mon travail de recherche. Sans doute me serais-je tout simplement interdit la poursuite du travail de terrain, en perdant une confiance chèrement acquise. La stratégie qui s’est imposée à moi pendant toute la durée de l’enquête de terrain a donc été de ne jamais lancer de discussion sur le sujet de la corruption, et de rebondir sur des propos qui m’étaient directement adressés ou d’essayer d’éclairer une situation à laquelle je me trouvais immédiatement confronté. Ce furent donc à chaque fois les joueurs et les entraîneurs qui engagèrent la conversation sur le sujet.

L’approche se veut avant tout processuelle : elle se focalise sur les mécanismes à l’oeuvre, les modes d’organisation de la corruption, ses ressorts, mais aussi ses conséquences directes et indirectes sur le mode de vie des acteurs concernés. Dans le cas présent, il ne s’agit pas d’observer les transactions illégales en elles-mêmes, mais plutôt de restituer les discours les plus éclairants sur leurs conditions et leur contexte. L’observation porte sur les mesures prises par le club pour les prévenir ou les punir, et leurs incidences dans le quotidien des joueurs et des entraîneurs. Il convient de replacer préalablement ces affaires dans le contexte taïwanais des années 1990 où le clientélisme et la corruption se sont développés, en parallèle à l’émergence du baseball professionnel.

Le crime organisé à Taïwan

La collusion qui s’est constituée à Taïwan entre le crime organisé, la sphère politique et le monde des affaires est désignée par l’expression de « hēijīn » (黑金), littéralement l’« argent noir », qui signifie aussi l’argent de la corruption[9]. Les gangsters fournissent des votes aux politiques qui leur donnent une protection judiciaire en retour, et offrent une protection privée aux hommes d’affaires en échange d’opportunités pour gagner de l’argent. Ces derniers monnayent aux politiques une aide hors des cadres de la loi pour obtenir des marchés en contrepartie du financement de leurs campagnes (Chin 2003 : 17). Cette fructueuse relation ne cause guère de remous jusqu’au milieu des années 1990, époque à laquelle l’État se lance dans de vastes opérations « mains propres » (Kempf 1996) qui ne rencontrent pas le succès escompté (Göbel 2004).

Les grandes associations mafieuses qui opèrent à Taïwan sont héritières des sociétés secrètes, puissantes et nombreuses dans le monde chinois tout au long de son histoire. Des groupes de gangsters se constituent autour de certains temples et associations d’arts martiaux (Boretz 2011). La pègre taïwanaise est scindée en plusieurs grandes organisations qui contrôlent un nombre important de marchés, légaux (investissements immobilier, entrepreneuriat, etc.) ou non (prostitution, jeux, extorsion, recel, trafic de drogue, etc.). Elles disposent de ramifications complexes et d’une implantation internationale (Chin 2003 : 29).

La puissance des factions mafieuses à Taïwan se fonde autant sur le revenu de ses activités que sur la pratique, intensive et extensive, d’un clientélisme qui prend appui sur les « réseaux de connaissances interpersonnelles » (關係 guānxì). Ces relations, qui ne sont pas spécifiques aux organisations criminelles, occupent une place importante dans la société taïwanaise. Il s’agit d’une forme de sociabilité interpersonnelle et non héréditaire, qui se définit par des liens interpersonnels et pluriels, bâtis sur la relation privilégiée entre deux individus, sans tenir compte des déterminants sociaux ou professionnels. Cette relation repose sur des types de liens très variés, entre parents, alliés, voisins, habitants d’un même village, anciens condisciples ou camarades de classe, collègues ou partenaires en affaires, compagnons de loisirs ou d’activités associatives (Kempf 2000 : 250-262). Si ces réseaux n’ont pas déterminé la structure des factions, ils ont en revanche servi de socle à différentes formes de clientélisme (Bosco 1992 : 179). La pègre taïwanaise se distingue surtout par la présence au plus haut niveau du pouvoir de certains de ses dirigeants qui entretiennent par ailleurs d’étroites relations avec les partis politiques[10].

Profitant de cette relative impunité, la pègre règne sur le monde du jeu et des paris illégaux. À Taïwan, les casinos et les salles de jeux sont prohibés, ainsi que les jeux de mah-jong ou de cartes impliquant des mises d’argent, y compris dans les cercles privés, tel que cela est prévu par l’article 21 du code pénal[11]. L’application de telles interdictions reste peu évidente. Les maisons de jeu prospèrent en tirant avantage de la corruption des fonctionnaires. Les parties de mah-jong se jouent à l’abri des regards indiscrets dans une résidence privée, un temple, un bar ou un restaurant.

Afin de combattre la mainmise de la pègre sur les jeux d’argents illégaux, le gouvernement central inaugura en 2002 une loterie nationale (台灣彩券 Táiwān cǎiquàn, en anglais Taiwan Lottery) et en 2008 une loterie sportive nationale (運動彩券 Yùndòng cǎiquàn, Taiwan Sports Lottery), placée sous la responsabilité du Bureau des affaires sportives (行政院體育委員會 Xíngzhèngyuàn tǐyù wěiyuánhuì, en anglais Sports Affairs Council) (Lee et al. 2012). Les paris sur la CPBL sont ouverts à partir de 2009. Pour éviter les fraudes, les mises sur les rencontres de la saison régulière doivent se faire sur les deux matchs qui se disputent la même journée ainsi que sur une troisième confrontation dans une ligue étrangère de baseball ou d’un autre sport collectif. Ce dispositif rencontre un succès immédiat mais n’a pas l’effet escompté sur les parieurs. Bien que conscients des trucages, ils continuent de miser sur tout ce que proposent les bookmakers (組頭 zǔtóu), des compétitions sportives (y compris internationales) aux résultats de certains scrutins électoraux locaux, eux aussi manipulés par la pègre.

Retour sur les affaires de matchs truqués dans le baseball de Taïwan

Les paris dans le baseball professionnel (職棒簽賭 zhíbàng qiāndǔ) sont, par définition, illégaux et se retrouvent aux mains de puissants bookmakers généralement attachés aux grandes organisations criminelles du pays. Ils ne consistent pas simplement à désigner le gagnant ou le perdant, mais à miser sur les écarts de points à la fin d’une rencontre ou au terme d’un certain nombre de manches. Pour s’assurer du résultat (impliquant distribution de balles faciles à l’adversaire, frappes et réceptions manquées, courses hésitantes ou téméraires, etc.), les bookmakers recherchent la complicité d’un ou de plusieurs joueurs et entraîneurs d’au moins une des deux équipes sur le terrain. Les frais engagés pour s’assurer ces services sont amortis par un marché des paris illégaux extrêmement lucratif : les sources judiciaires et journalistiques s’accordent sur un chiffre d’affaires compris entre deux cents et trois cents millions de dollars taïwanais[12] par rencontre (Huang 1997 : 32)[13].

Les premiers scandales éclatèrent cinq années après la première saison professionnelle. Au milieu de l’été 1996, des gangsters enlevèrent cinq joueurs des Elephants de Brother dans leur chambre d’hôtel pour les contraindre à fausser une partie. Quelques mois plus tôt, un auteur anonyme dénonçait sur Internet la corruption de plusieurs joueurs et entraîneurs des Tigers de Mercury (三商虎 Sānshāng hǔ) qui avaient accepté de l’argent provenant de bookmakers ou d’« intermédiaires » (白手套 báishǒutào, littéralement « gant blanc »), en échange de la manipulation du résultat de certaines rencontres (Yu 2007a : 120). La situation est décrite comme d’autant plus grave que le nombre et la réputation des joueurs impliqués sont importants, certains étant jusque-là considérés comme des héros nationaux[14]. Ces joueurs soupçonnés de corruption sont le plus souvent désignés par l’animal emblématique de leur club auquel est attachée l’épithète « noir » qui souligne la perception négative de leurs agissements et les relie implicitement aux organisations criminelles qui contrôlent le milieu des paris.

En 1997, vingt joueurs et un entraîneur assistant des Eagles de China Times (時報鷹 Shíbào yīng), trois joueurs des Lions d’Uni-president (統一獅 Tǒngyī shī), quatre officiers de police, dont un inspecteur et un capitaine, plus la petite amie de l’un d’eux, le bras droit d’un homme politique et deux de ses associés, un chef de gang notoire et trois de ses partenaires sont condamnés pour leur implication dans des matchs truqués à des peines allant jusqu’à des maxima de dix ans de prison et trente millions de dollars taïwanais d’amende. Les charges retenues consistaient en des combinaisons variables de délits de paris illégaux, fraudes, abus de confiance et intimidation. La liste des suspects, dont plusieurs noms réapparaîtront dans des affaires ultérieures, comprenait six joueurs des Elephants, huit des Dragons et treize des Bulls. Des joueurs étrangers figurent parmi les condamnés et les suspects (Yu 2007a : 175-178). Avec les procédures en appel, les délibérés définitifs ne sont prononcés que le 31 décembre 2004 et aucun joueur impliqué n’est finalement condamné à la prison ferme[15].

En 1999, l’entraîneur général des Dragons de Weichuan (味全龍 Wèiquán lóng), est poignardé à la hanche et à la cuisse (de façon superficielle), alors qu’il était sur le chemin de l’école en compagnie de ses enfants. Deux de ses assaillants, des hommes de main d’un gangster, sont arrêtés et condamnés pour les faits (Yu 2007a : 122). Lors de l’été 2005, quinze joueurs taïwanais et étrangers appartenant à quatre des six équipes que comptait la ligue sont inculpés pour une autre affaire. Quatre joueurs, un entraîneur et cinq parieurs sont condamnés. Tous les autres suspects sont limogés de leur équipe et radiés à vie par la ligue.

Au mois d’octobre 2008, c’est l’équipe des T-Rex de Dmedia (米迪亞暴龍 Mǐdíyǎ bàolóng) dans son ensemble qui est soupçonnée d’avoir truqué de nombreux matchs. Tous les membres sont mis en examen, des joueurs au directeur général, en passant par les entraîneurs et le reste du personnel (Wang et Yu 2009). Contrairement aux précédentes affaires, où les bookmakers se contentaient de corrompre quelques membres d’une formation, c’est l’équipe toute entière qui se trouvait cette fois sous le contrôle de deux des principales organisations criminelles du pays : le Gang des Quatre Mers (四海幫 Sìhǎi bāng) et la Voie Céleste (天道盟 Tiāndào méng). Le club de Dmedia est complètement démantelé et celui des Whales de Chinatrust (中信鯨 Zhōngxìn jīng), étranger à cette affaire mais dont plusieurs joueurs avaient été suspectés l’année précédente, se retire définitivement de la ligue. Certains joueurs innocentés ont retrouvé une place dans l’une des quatre équipes restantes, les autres ont dû se reconvertir après une période plus ou moins longue passée sans emploi.

La dernière affaire en date remonte à l’après-saison 2009 et concerne plus particulièrement les Elephants de Brother. Dix-sept de ses joueurs, sur une quarantaine au total, sont interpellés, ainsi que plusieurs entraîneurs (Wang et Yu 2010). Ces « Éléphants noirs » (黑象 hēixiàng) sont soupçonnés d’être mêlés à plusieurs affaires de matchs truqués, dont certaines remontent à 2006. Tous, y compris ceux qui ne font pas l’objet de poursuites judiciaires, sont renvoyés et bannis à vie par la ligue pour « faute morale » (道德瑕疵 dàodé xiácī), sans attendre la moindre délibération du tribunal. À l’issue de la première vague de procès, Brother récupéra près de 15 millions de dollars taïwanais en remboursements de salaires. Les Bulls de Sinon (興農牛 Xīngnóng niú) et les Bears de La New (La New xióng 熊) ont eu aussi à déplorer l’implication de plusieurs de leurs joueurs.

À la suite de cette affaire sont organisées des assises au Palais présidentiel, réunissant notamment le Président de la République, le Premier ministre, les propriétaires des clubs, les dirigeants de la ligue, des universitaires, des représentants des supporters et les procureurs des grandes villes du pays. Le gouvernement décide de la mise en application d’un programme de sauvetage intitulé « Plan de revitalisation du baseball national » (振興棒球運動總計畫 zhènxīng bàngqiú yùndòng zǒng jìhuà) qui prévoit notamment une augmentation des subventions publiques allouées aux clubs amateurs, l’assouplissement du système de transfert des joueurs, la revalorisation de leur retraite, la fixation d’un salaire minimum à 70 000 dollars taïwanais, la mise en contact permanente de chaque équipe professionnelle avec le bureau du procureur le plus proche de son siège, la possibilité d’une surveillance ponctuelle des clubs par les forces de police, l’appel à dénonciation de toutes pratiques douteuses par les supporters[16].

Ressorts et conséquences internes de la corruption des joueurs

Depuis les premiers scandales, les clubs ont aménagé des dispositifs de retenues sur salaire en cas d’accumulations d’erreurs suspectes par un joueur sur le terrain. De son côté, la ligue exige des joueurs le « plus haut niveau d’intégrité morale » (最高道德標準 zuìgāo dàodé biāozhǔn). Sans tenir compte des procédures judiciaires, elle inflige de lourdes sanctions aux individus incriminés : tout individu ayant eu des relations, de près ou de loin, avec le milieu des paris est prié de rembourser à son club plusieurs mois de salaire, il est exclu à vie de la ligue et banni de toute activité concernant le baseball[17]. En dépit de l’opposition de la ligue, certains ont pu néanmoins retrouver une place de joueur ou d’entraîneur dans une équipe étrangère[18] ou prendre un poste d’entraîneur à titre officieux dans une école, justifiant leur salaire en occupant une fonction de concierge ou de jardinier.

En juillet 2010, je rencontrai un ancien joueur des T-Rex de Dmedia qui occupait un travail de bureau depuis le mois de mars. Malgré les contraintes horaires et la nature de cet emploi, loin de sa formation de sportif, il se disait satisfait de sa situation. Contrairement à lui, la plupart de ses anciens coéquipiers n’avaient pas eu la chance de passer de diplômes universitaires et se trouvaient cantonnés à des métiers manuels exténuants et faiblement rémunérés. Avant de trouver cet emploi, il avait lui-même travaillé sur des chantiers. Il précisa ne pas être sorti de chez lui durant les six mois qui ont suivi l’affaire, à cause d’un sentiment de « honte » (恥 chǐ).

Il affirma pourtant ne pas regretter ses choix qui lui ont permis de jouer de nombreuses rencontres professionnelles, ce qui, aujourd’hui encore, lui apporte une certaine renommée malgré le scandale. Il éprouvait ainsi de la reconnaissance envers son « second patron » (l’un des bookmakers qui contrôlait le club), qui l’avait laissé jouer très souvent en ne le sollicitant que très peu de fois pour tricher. Ni lui ni ses coéquipiers n’avaient été les victimes de maltraitance physique ou n’avaient reçu de menaces. Il affirma avoir accepté d’entrer dans ce système en connaissance de cause, comme la plupart de ses camarades, conscient de la précarité de sa situation, tout en souhaitant que l’échéance se produise le plus tard possible. Son seul regret, disait-il, était que tout cela se soit terminé si vite.

L’infiltration d’individus corrupteurs au sein d’un groupe est souvent plus insidieuse. Un entraîneur ayant officié pour une formation professionnelle en tant qu’adjoint se souvenait ainsi avoir perçu des signes avant-coureurs, qui prenaient généralement la forme d’un changement de train de vie : de jeunes joueurs s’offraient une nouvelle voiture, d’autres achetaient une maison pour eux ou pour leurs parents, ou encore annonçaient soudainement qu’ils se mariaient[19], etc. Lors des cérémonies de mariage ou de fêtes d’anniversaire apparaissaient dans l’entourage des joueurs concernés des individus jusque-là inconnus. À l’occasion de tels événements, ils pouvaient prendre directement contact avec d’autres membres de l’équipe. Le joueur pouvait lui-même servir d’intermédiaire auprès de ses coéquipiers. Plus il a d’influence en raison de son âge ou de son statut, plus il lui est facile de convaincre ses cadets[20]. De fait, un seul élément corrompu dans l’équipe suffit pour y introduire de nouveaux relais ou pour accroître le nombre de coéquipiers corrompus.

Au coeur du scandale qui frappa les Elephants en 2009 se trouvait un lanceur populaire et charismatique, alors vice-capitaine de l’équipe. Initialement recruté comme « stagiaire » (練習生 liànxíshēng), il fut remarqué pour sa grande taille et son acharnement au travail. Il devint rapidement l’un des principaux lanceurs de l’équipe et l’un des favoris du public. Au fil des ans son niveau stagna, voire régressa, et il finit par perdre la confiance de ses entraîneurs. Il vit son salaire diminuer en conséquence et ne manqua pas de manifester son mécontentement. Enchaînant les blessures, il fut progressivement écarté des terrains, sans pour autant que sa place dans l’effectif ne soit remise en question par les entraîneurs ou la direction du club. Au gré des sorties nocturnes, des dettes de jeu et des petites amies qu’il fallait entretenir, il accumula les dettes et les arrangements pour les honorer. Il devint alors « gant blanc » pour ses usuriers qui profitèrent de son statut de vice-capitaine et d’aîné pour élargir leur influence dans l’équipe. En tant qu’intermédiaire, son rôle était de transmettre de l’argent à ses coéquipiers corrompus, touchant au passage une commission.

Les sommes proposées, parfois plusieurs millions de dollars taïwanais pour un seul match, peuvent paraître vertigineuses, surtout à des joueurs qui, en début de carrière, ne gagnent parfois guère plus de 40 000 dollars taïwanais par mois. Elles sont en tout cas toujours bien supérieures aux salaires des professionnels les mieux payés. Chez Brother, en 2012, le salaire le plus élevé était de 550 000 dollars taïwanais mensuels. Le recours à la coercition ou à la menace, souvent relaté dans la presse, est finalement assez rare et ne s’applique la plupart du temps qu’à ceux qui sont déjà corrompus ou en affaires avec un usurier. Il peut s’agir de représailles pour ne pas avoir suivi les consignes ou de tentatives d’intimidation par des rivaux du corrupteur.

Un joueur interrogé par la presse assurait avoir refusé de tricher malgré des menaces proférées à son encontre par un gangster armé d’un pistolet devant le dortoir de son club. Quelques années plus tôt, il avait emprunté de l’argent par l’intermédiaire d’un ami et coéquipier. Il jouait alors pour une équipe de baseball amateur et gagnait très peu d’argent. Devenu professionnel et en mesure de rembourser, il s’est vu refuser l’opportunité de s’acquitter de sa dette par son créditeur qui préférait le voir tricher pour lui en échange de plus d’argent. C’est parce qu’il rejeta cette demande qu’il se retrouva par la suite menacé. D’autres témoignages montrent que le refus reste possible s’il se fait avant toute transaction. Un entraîneur raconte :

L’année dernière j’ai été invité à dîner au restaurant par un ancien du club. Des amis à lui étaient également présents. Après le repas, l’un d’eux m’a raccompagné chez moi. Avant de sortir de la voiture il m’a proposé deux millions [de dollars taïwanais] pour transmettre des consignes aux joueurs étrangers. J’ai refusé et j’ai rapporté l’affaire au directeur et au patron. Plus de nouvelles après ça. J’ai dû me rendre plusieurs fois au tribunal avec d’autres entraîneurs pour témoigner contre ce genre de pratiques [pour différentes affaires]. Le piège c’est d’accepter la première fois, après c’est impossible d’en sortir.

Extrait d’entretien, Taipei, 2010

Les réseaux d’interconnaissance tiennent un rôle fondamental dans la prise de contact des joueurs. Ce sont le plus souvent des proches, membres de la famille ou amis d’enfance, qui se présentent à la personne ciblée, autrement dit des individus qu’il est difficile de dénoncer à la police et que l’on ne peut décemment refuser de rencontrer sans leur faire « perdre la face » (沒面子 méi miànzi ou丟臉 diūliǎn). Un joueur revient sur les conditions dans lesquelles il fut approché :

Quand je suis devenu professionnel et que mon père est retourné pour la première fois dans son village natal, un de ses cousins lui a demandé de me rencontrer. Au début mon père a refusé, pour me protéger. Il savait ce qu’il voulait. Mais c’est difficile de dire non tout le temps. C’est impossible de couper les ponts avec la famille. Il faut faire avec. Mon père m’a dit de tout refuser. Alors on s’est rencontrés et on se revoit de temps en temps pour discuter. Ça s’arrête là.

Extrait d’entretien, Kaohsiung, 2008

Beaucoup n’ont cependant pas la chance d’être protégés par leur entourage. Un joueur expliqua n’avoir pu refuser une proposition venant d’un de ses anciens entraîneurs du secondaire pour qui il avait accepté de tricher quand il avait 15 ans. Celui-ci le menaça de tout révéler à la presse une fois qu’il est devenu professionnel. Plusieurs joueurs disent avoir connu durant leur scolarité des entraîneurs corrompus ou qui pariaient sur les matchs que jouait leur propre équipe. D’autres ont rencontré de généreux mécènes dès le lycée ou l’université, qui leur offraient un peu d’argent pour les dépanner, à eux ou à leurs parents qui viennent pour la plupart d’un milieu modeste. Les parents de joueurs prometteurs sont parfois contactés par des représentants de la pègre ou des usuriers proposant d’investir sur l’avenir de leur enfant. Devenus professionnels, les joueurs sont contraints d’exécuter en retour les demandes de leurs bienfaiteurs qui se sont fait une place dans leur entourage. La radiation à vie des éléments corrompus s’avère ainsi inefficace à enrayer un système où une partie de la relève est d’ores et déjà liée à des agents corrupteurs.

Réception des affaires de matchs truqués par le public taïwanais

Les athlètes qui acceptent de tricher le font généralement dans le but de s’enrichir personnellement ou pour s’acquitter d’une dette. Prendre de l’argent ou d’autres avantages pour leur intérêt privé comprenant celui de leur famille ou de proches, et ne pas s’acquitter de l’accomplissement de leur tâche en échange constitue, du point de vue du public, une « trahison » (背叛 bèipàn) de leur fonction sociale et une forme de « corruption » (貪汙 tānwū). « Ils ont tué le baseball » (他們殺了棒球 tāmen shāle bàngqiú), dénoncent certains supporters, visant plus particulièrement les vedettes qu’ils avaient érigées en modèles pour leurs enfants et parfois pour eux-mêmes.

Pour beaucoup de spectateurs, la séparation est consommée et il n’est plus question de retourner au stade, ni même de continuer à suivre une ligue professionnelle qu’ils considèrent comme faussée. Certains ont mis leur passion entre parenthèses pour y revenir parfois plus tard. D’autres ont reporté leur amour du baseball sur les ligues américaines et japonaises où officient les joueurs d’origine taïwanaise réputés les meilleurs. Le moindre signe suspect est immédiatement interprété comme les prémices d’une nouvelle affaire : si une équipe licencie un joueur ou un entraîneur sans donner d’explication, des rumeurs de matchs truqués courent immédiatement.

Les sentiments de honte et d’impuissance du public sont d’autant plus prononcés que le baseball est envisagé à la fois comme un spectacle familial et comme une forme d’« éducation » (教育 jiàoyù). Il participe pleinement à la construction d’une nation glorieuse et à la transmission de valeurs jugées fondamentales : « respect » (尊重zūnzhòng), « politesse » (禮貌lǐmào), « discipline » (紀律jìlǜ), « persévérance » (恆心 héngxīn), « constance dans l’effort » (毅力 yìlì), etc. En conséquence, les affaires de matchs truqués sont un moment où ces valeurs sont rappelées avec force, mais où elles se trouvent aussi questionnées et négociées.

La critique à l’encontre des joueurs est ainsi parfois plus nuancée. Le fonctionnement de la ligue est dénoncé en ce qu’il laisse une mobilité restreinte à des athlètes qui ont peu de droits et sont relativement mal rémunérés en comparaison de leurs pairs aux États-Unis, au Japon ou en Corée. La grande majorité des contrats sont à durée déterminés d’un an, les carrières sont brèves et la reconversion, quand un ancien joueur ne trouve pas de poste d’entraîneur, est souvent difficile[21]. De nombreux observateurs, qu’ils soient journalistes, écrivains, supporters ou simples amateurs de sport, savent bien aussi les contraintes et l’environnement dans lequel évoluent les joueurs, parfois depuis leur plus jeune âge. Entre la condamnation et la justification, les spectateurs négocient leur positionnement éthique entre les différents systèmes de valeurs morales qui s’offrent à eux (Massé 2009).

Un joueur soupçonné d’avoir reçu de l’argent pour truquer des rencontres peut ainsi être dédouané par une frange du public qui trouvera une justification morale à ses actes dans son parcours personnel. Une partie des supporters des Elephants de Brother excusèrent ainsi Tsai Feng-an (蔡豐安), une vedette de l’équipe renvoyée par le club en 2005 sans que ce dernier n’en donne la raison. Il s’était endetté auprès d’usuriers de la pègre pour rebâtir la maison de ses parents détruite lors d’un séisme en 1999, geste interprété comme un acte de « piété filiale » (孝順 xiàoshùn).

Les scandales qui ont touché la ligue professionnelle taïwanaise rappellent celui des Black Sox. En 1920, huit membres de l’équipe des White Sox de Chicago étaient soupçonnés d’avoir perdu intentionnellement les Séries mondiales, qu’ils jouaient contre les Reds de Cincinnati, pour le compte de parieurs et de gangsters. Leur acte est parfois interprété comme le résultat des tensions avec le propriétaire de l’équipe, Charles Comiskey, qui refusait d’augmenter leurs salaires. L’affaire incita cependant les patrons des franchises à créer le poste de commissaire de la ligue dont le premier titulaire, le juge Kenesaw Mountain Landis, se chargea de l’éviction définitive des coupables hors des Ligues majeures américaines, y compris du très populaire Joe Jackson dont le seul tort reconnu fut de ne pas avoir dénoncé ses coéquipiers corrompus[22] (Nathan 2003 ; Ginsburg 2004 : 100-162). Bien que le scandale des Black Sox ne fût ni le premier ni le dernier en matière de matchs truqués dans le baseball américain, il fut incontestablement celui qui marqua le plus durablement et le plus profondément la mémoire collective. Cette construction, quelle que soit la forme du discours employé pour l’élaborer (oral ou écrit, expert ou amateur, etc.), est marquée par une grande marge d’interprétation et parfois d’importantes dissonances avec le discours officiel ou institutionnel (Nathan 2003 : 58-91).

Dans une nouvelle publiée en 1977, intitulée « Bloqué » (封殺 Fēngshā)[23], l’écrivain Hsiao Yeh (小野) narre l’histoire d’un jeune joueur taïwanais pris entre son devoir de faire gagner l’équipe de son école primaire et son amour pour son père qui lui demande de perdre un match pour rembourser ses dettes de jeu[24]. Le récit décrit le garçon lancé dans une course effrénée après une frappe décisive dans l’ultime manche de la partie, permettant à son coéquipier sur base de marquer pour l’égalisation. Lui franchit vaillamment les bases une à une pour inscrire le point de la victoire qui enverra son équipe jouer une compétition internationale aux États-Unis. Il ne souhaite pas trahir ses camarades et les espoirs de tout son village (il pense aussi aux cadeaux qu’il pourra offrir à sa mère et à sa petite soeur s’il part à l’étranger), mais espère en son for intérieur être stoppé par un défenseur adverse – ce qui se produit lorsqu’il se présente finalement pour atteindre le marbre et compléter le circuit. Son élimination, résultat de son tiraillement entre deux choix inconciliables, clôt le récit mais pas la rencontre qui doit en conséquence se poursuivre en manches supplémentaires (Hsiao 2005 : 16-31).

Conclusion

La nouvelle de Hsiao Yeh rappelle que le trucage de matchs relatif aux paris est bien antérieur à la ligue professionnelle. Elle précède de deux décennies l’affaire des Aigles noirs, en 1997, qui est restée dans la mémoire collective taïwanaise comme la première d’une longue série, établissant en quelque sorte le modèle selon lequel l’histoire devait maintes fois se reproduire, même si ce ne fut jamais exactement le cas. Hsiao Yeh n’est cependant ni le premier ni le seul à désigner les paris et le jeu compulsif, très répandus dans les communautés chinoises (Papineau 2001 ; Steinmüller 2011), comme les principales causes du phénomène. Par ailleurs, depuis le début de leur institutionnalisation au tournant du XIXe siècle, les pratiques sportives se sont dotées de règlements toujours plus élaborés notamment pour limiter les conflits et les fraudes liés aux paris.

La corruption, les paris et les matchs truqués ne sont donc pas plus une anomalie qu’une spécificité du baseball professionnel taïwanais. Ces deux types de discours, largement répandus, constituent des jugements de valeur. Ils se manifestent tantôt pour la défense des coupables, tantôt pour les accabler, souvent en faisant les deux conjointement. La morale est le prisme au travers duquel les spectateurs jugent les événements et les acteurs impliqués. De manière plus générale, c’est la figure du sportif et les représentations de sa mission qui sont redessinées par les attentes du public et des institutions : les athlètes doivent se comporter en modèles pour la société et gagner dans la compétition en respectant les règles. Ces derniers, pour leur part, souhaitent à la fois pouvoir exercer leur métier, qui est aussi leur passion, en vivre décemment et subvenir aux besoins de leur famille.

Les sportifs se trouvent ainsi confrontés à plusieurs espaces d’obligations qu’ils ne peuvent concilier que de façon provisoire ou précaire. Ils s’inscrivent dans des réseaux d’interconnaissances qui peuvent leur fournir des biens et des avantages supérieurs à ce que peut leur offrir l’exercice de leur métier. Lorsqu’ils acceptent d’entrer dans cette relation clientélaire ils se retrouvent en position de dette, ce qui implique de rendre service sous la forme de manoeuvres de trucage et, parfois, de devenir à leur tour des agents corrupteurs pour le compte de leurs usuriers. Ils sont généralement conscients que la situation a peu de chance de durer et que les conséquences pourraient s’avérer dramatiques pour eux mais, en raison de leur jeune âge ou des pressions de certains membres de leur entourage (famille, entraîneur, etc.), beaucoup n’ont pas toujours les moyens de refuser d’entrer dans cette relation. C’est néanmoins parce que ce choix ne paraît pas inéluctable que les joueurs sont perçus par une large frange du public comme les principaux responsables dans les affaires dont ils ne sont pourtant qu’un maillon.

Les affaires de matchs truqués montrent comment les relations clientélaires ou d’interconnaissances peuvent devenir un instrument de la corruption, mais également que ces relations ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour constituer et maintenir un système de transactions illicites. Ces affaires sont aussi le révélateur des valeurs sur lesquelles reposent le baseball taïwanais, voire le sport en général, par la confrontation directe avec ce qui incarne leur dégénérescence aux yeux des acteurs. La falsification des rencontres constitue ainsi une remise en question l’intégrité sportive qui prévoit l’incertitude du résultat et un affrontement selon des conventions partagées. Ce phénomène relève aussi de logiques qui dépassent le seul domaine sportif : il entre pleinement dans la construction de la mémoire collective et met à jour une part, même si elle est considérée comme sombre, des relations sociales.