Article body

Une des qualités du présent ouvrage, dirigé par l’anthropologue Myriam Achour-Kallel, relève de la diversité de ses contributeurs issus de plusieurs disciplines : psychologie, sociolinguistique, sociologie et anthropologie. Cette interdisciplinarité donne une crédibilité à la perspective empirique et comparative privilégiée ici et permet une confrontation de différentes méthodes et d’outils d’analyse pour présenter les rapports entre langage et groupes sociaux. Quoique l’aire géographique du Maghreb et donc le contexte linguistique arabophone soient les plus représentés, plusieurs contributions traitent des contextes langagiers en Égypte, au Liban, en Iran et au Brésil.

Il est à souligner par contre que la localisation géographique des terrains n’a pas d’impact direct sur l’organisation de ce livre, son but étant plutôt de « comprendre les usages langagiers en dehors de leur unique référence géographique » (p. 17). Le langage sert comme axe d’observation du social contemporain, devenant un objet à part entière permettant de mieux saisir ce que les langues et le sens qu’on leur donne peuvent nous dire des dynamiques sociales actuelles et des construits sociaux sous-jacents.

Concrètement, les contributions de ce livre sont habilement regroupées en trois sections, nommées « passages » pour insister sur le caractère circulatoire du langage qui se manifeste constamment dans les processus de mise en sens et de passage d’un espace à un autre des langues, mots ou registres. À l’intérieur de ces processus – Achour-Kallel parle d’ailleurs de la « dimension processuelle » (p. 22) – les acteurs, en l’occurrence les utilisateurs d’un langage ou d’une langue, deviennent eux-mêmes des « passeurs » actifs de significations et de sens, redéfinissant parfois par le fait même les frontières de leur espace langagier.

Dans la première partie du livre, « Passages ordinaires », les auteurs nous présentent des situations langagières où ces passages de sens se font sans qu’ils soient déclenchés par un événement particulier ou imposés par les institutions. Niloofar Haeri montre dans son article comment, à l’intérieur de la situation intime de prière quotidienne pratiquée par les femmes iraniennes, les mots utilisés passent d’un sens à l’autre en fonction des situations. De son côté, Lamrani analyse les tensions créées par l’obligation d’utiliser une langue au dépens d’une autre dans les interactions entre accusés et magistrats en salle d’audience au Maroc. Tandis que Ben Alaya emprunte une approche psychosociale pour parler des représentations sociales des langues en usage en Tunisie, Taleb Ibrahimi met un focus sur les situations de passages entre langues en Algérie, où, selon la chercheure, les individus deviennent « passeurs en langues » (p. 83), et ce, déjà « depuis la nuit des temps » (ibid.).

La deuxième section, intitulée « Passages provoqués », met en lumière des contextes où des événements immédiats, même s’ils émergent d’un contexte historique, déclenchent des transformations dans les pratiques langagières. La contribution de Myriam Achour-Kallel démontre, à travers le site semi-officiel temporaire du ministère de la Jeunesse et des Sports, comment la « révolution » tunisienne du 14 janvier 2011 a engendré des passages de sens dans la rhétorique sociale relative aux langues. Boissevain et Kaouès choisissent l’angle de la religion pour expliquer comment, en Tunisie, au Liban et en Égypte, la conversion au protestantisme évangélique redistribue les usages et le statut des langues en jeu. Clôturant la deuxième section, Ben Fadhel analyse l’apprentissage de l’écriture chez l’enfant qui représente, pour l’auteur, par l’étape de la scolarisation, un passage marqué par la circulation de sens entre le monde de l’oralité et celui de l’écrit.

En poursuivant dans la ligne de conduite de l’ouvrage qui nous mène du local au global, la dernière partie regroupe des contextes où les passeurs, usagers de la parole, sont impliqués dans des réseaux élargis sur le plan national et transnational. Renato Ortiz pointe la problématique de la prépondérance de la langue anglaise, en particulier dans le domaine des sciences humaines et sociales où il revendique une présence de toutes les langues. Benrabah examine la portée internationale de la langue arabe, observant les passages de cette langue reliés aux situations politiques des pays arabes. En terminant, Catherine Miller propose le concept de « mouvement linguistique » pour penser les passages des représentations et des pratiques langagières qu’elle a pu observer au Maroc et au Soudan.

Dans l’ensemble, cet ouvrage représente une contribution très intéressante à l’anthropologie des pratiques langagières, de par sa perspective empirique et comparative d’analyse des contextes langagiers sur le terrain. Les différentes situations abordées illustrent comment la parole du quotidien est en circulation constante entre le local et le global, entre le régional et le national, mais aussi entre l’intimité du privé et les institutions publiques. Utilisé dans les cours d’introduction à l’anthropologie linguistique, cet ouvrage peut ainsi servir à illustrer différents aspects qui sous-tendent les analyses présentés dans ce livre, comme le lien entre langue, statut social et pouvoir tel que souligné par Bourdieu (2001) et les différentes expressions des idéologies langagières telles qu’abordées par Schieffelin, Woolard et Kroskrity (1998).