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La conception de la politique délibérative proposée par Francis Dupuis-Déri (FDD), donnée par lui-même comme point de départ de son argumentation, me semble d’emblée sujette à caution (j’aborde in fine la dimension éventuellement éthique de cette même politique[3]) et propre à obscurcir tant la question du déficit démocratique de certaines institutions internationales jugées « élitistes » que celle de la nature des remèdes à y apporter et du rôle que peut y jouer le recours à l’action violente.

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FDD se réfère explicitement à la conception de la politique délibérative développée par Habermas. Or, dans le cadre d’une évaluation critique des idées de Joshua Cohen, un auteur réputé pour ses positions « radicales » au sens américain du terme (et une autre des références centrales de FDD dans cet article), Habermas distingue dans Droit et démocratie entre « d’un côté, les délibérations qui sont menées pour parvenir à une décision et qui sont régulées par des procédures démocratiques et, de l’autre, les processus informels de formation de l’opinion qui se déroulent dans l’espace public » (Habermas, J. 1997 p. 332  ; les italiques sont de J.H.). Ce passage d’Habermas est très souvent oublié et on tend plutôt à s’en tenir ce qu’Habermas écrivait, dix ans plus tôt, des seuls forums informels dans la Théorie de l’agir communicationnel.[4] Cette distinction, qui me semble s’imposer d’elle-même dès qu’on l’a en quelque sorte sous les yeux, a aussi son équivalent chez Rawls, qui ne nie nullement, en effet, l’importance des débats informels dans la formation de l’opinion publique et celle de l’opinion des représentants des citoyens (Rawls, 1995, pp. 262-3, 287-8), mais qui fait clairement la distinction entre l’espace de ces débats et un espace proprement délibératif dans lequel il y a par définition décision, conformément à la conception aristotélicienne de la délibération. Rawls, au demeurant, valorise davantage qu’Habermas cet espace délibératif, précisément parce qu’on y soupèse des arguments en vue de décider, l’ensemble du processus méritant seul d’être dénommé « délibération ».[5]

FDD me semble, comme beaucoup d’auteurs, comme Joshua Cohen notamment, comme Habermas lui-même avant Droit et démocratie, ne pas faire assez soigneusement cette distinction. Son concept de délibération et de politique délibérative est donc, à mon sens, beaucoup trop large et indéterminé. Dès lors, si l’on retient le concept (aristotélicien) de délibération, il devient difficile de savoir ce que signifie précisément l’exigence formulée dans un énoncé comme celui-ci : « Il est important (…) que les individus qui peuvent être touchés par les décisions puissent prendre part à la délibération » (p. 54).[6] Comment un nombre important d’individus (plus de quelques dizaines) pourrait-il « prendre part » à des décisions stricto sensu (par un vote, par exemple) qui feraient elles-mêmes suite à un échange d’arguments ? Comment, par exemple, les personnes s’opposant au fonctionnement de la Banque mondiale ou de l’Office Mondial du Commerce pourraient-elles toutes « participer » aux décisions de ces organismes au sens strict de « décision » (l’OMC compte plus de 150 pays membres) ? J’exclus, comme Habermas, la simple « organisation de scrutins référendaires précédés par une formation informelle de l’opinion » (Habermas, 1997, p. 332), à travers des campagnes politiques par voie d’affiches, articles de journaux, courrier des lecteurs, conversations au café, et même débats télévisés, pour la raison que, quand bien même il y aurait échange d’arguments, celui-ci ne pourrait avoir lieu dans chaque cas qu’entre quelques individus. J’exclus aussi l’idée que « discuter » avant la décision, éventuellement même avec ceux qui vont décider, c’est déjà prendre part à la décision en tant que telle. Au demeurant, si ce qu’on a en vue, ce sont précisément seulement ces discussions ou ces débats (en face à face ou non, oraux ou écrits, formels ou informels), il vaudrait mieux parler, pour éviter toute ambiguïté sur un point souvent jugé crucial par les acteurs sociaux eux-mêmes, de politique « débattante » ou encore « discursive » plutôt que « délibérative ».[7] Et il est, me semble-t-il, très différent de formuler l’exigence suivante, exprimée dans la phrase qui précède celle que j’ai citée : « tous les individus doivent avoir également l’opportunité d’être entendus par les autres » (p. 54, c’est moi qui souligne). S’exprimer, se faire entendre, donner son avis, participer de cette façon à la « formation de l’opinion » de ceux qui vont décider, c’est certainement quelque chose de très important et de très légitime, mais ce n’est pas encore décider. C’est bien, du reste, ce que reprochent souvent les participants aux débats publics organisés dans les démocraties occidentales contemporaines : que ces discussions n’ont de valeur au mieux que « consultative » et que les décisions sont prises ailleurs.

L’équivoque précédente me semble reposer sur l’absence, chez FDD, de reconnaissance explicite de la nécessaire représentation des citoyens ou, plus largement, des personnes concernées par un débat, en dehors de cas extrêmement limités.

2

La manière dont est traitée la question de la représentation me semble donc un autre point très discutable de l’article de FDD. L’auteur met à plusieurs reprises les termes « représentation » / « représentant » entre guillemets, dans des contextes qui suggèrent une utilisation consciemment approximative du concept auquel renvoient ces termes. L’auteur rencontre la difficulté à plusieurs reprises, mais sans jamais la traiter pour elle-même, voire en l’écartant pour des raisons qui me semblent de mauvaises raisons. Il cite pourtant des auteurs dont il semble proche, et qui ont, quant eux, abordé de front cette question, en l’occurrence Marion Gret et Yves Sintomer (cités p. 57, n. 24).

La question de la représentation est, dans son principe, une question toute simple, suscitée par des contraintes très élémentaires et même banales, en l’occurrence spatiales et temporelles : l’impossibilité de faire discuter et décider ensemble plus d’un nombre très restreint de personnes (il faut de la place et du temps). Contrairement à ce que dit l’auteur, la légitimation la plus élémentaire de l’existence de représentants ne repose donc nullement sur une conception « élitiste » de la délibération (délibération au sens, encore une fois, d’échange d’arguments conduisant à une décision) (p. 54). L’auteur le reconnaît pourtant, dans les faits, mais au détour d’une incise et sans en tirer toutes les conséquences importantes, à propos des assemblées des « convergences des luttes anti-capitalistes ». Il écrit ainsi : « Ces derniers [les “conseils de porte-parole”, spokescouncils] sont des assemblées délibérantes où tous les activistes (ou leurs porte-parole, or their ‘spokes’, quand il y a trop de participants), partagent leurs informations et leurs points de vue (…) » (p. 67) (les italiques sont de moi), ce qui est reconnaître l’exigence incontournable de délégués pour la raison même que je viens de signaler. Dans une autre occasion, l’auteur s’insurge contre le fait que « plusieurs pays pauvres, comme ceux de l’Afrique sub-saharienne, n’ont tout simplement pas de délégué permanent au siège social de l’OMC, à Genève » (p. 60), reconnaissant donc le bien-fondé de la procédure de délégation. Enfin, concernant une situation fort différente et sur laquelle nous reviendrons, l’auteur indique que « les manifestants, par leur action directe, peuvent se dire les “représentants” des “sans-voix” » (les guillemets sont de FDD, p. 64), ce qui est encore légitimer l’idée de représentation en dehors, apparemment, de toute présomption d’élitisme.

Cette nécessité de recourir à des représentants, pour la simple raison du nombre trop important de gens concernés, a été identifiée depuis fort longtemps, bien entendu, et même Rousseau, si conscient de la perte de liberté inhérente à l’idée de représentation politique, au point de risquer des propositions de principe mobilisatrices mais inapplicables, hors cas très restreints (« la volonté ne se représente point »), avait pris acte de la nécessité d’y recourir quand il avait été sollicité pour proposer une constitution effective à deux peuples, les Corses et les Polonais (Rousseau, 1964). À Porto Alegre aussi, à l’expérience municipale originale de laquelle FDD renvoie comme à un modèle (p. 57), la nécessité de délégués a vite émergé dès que l’on s’est situé à un niveau supérieur à celui, « microlocal », du quartier, de la rue ou de l’immeuble (Gret et Sintomer, 2005, p. 36) : la ville compte 1 300 000 habitants et il est évidemment impossible de tous les réunir en même temps et de les faire « délibérer » quand bien même tous ne voudraient pas participer (la participation effective est évaluée à 17 000 personnes).[8] Marion Gret et Yves Sintomer, deux défenseurs de l’altermondialisme et d’une « global justice », ne manquent pas de décrire la nécessaire « pyramide participative » de la vie civique alternative à Porto Alegre, pyramide constituée, en l’occurrence, de trois niveaux. « Des porte-parole sont désignés à l’issue des débats [tenus au niveau micro-local] pour présenter les propositions du groupe à l’échelon supérieur » (Gret et Sintomer, 2005, p. 36). Cet échelon intermédiaire est constitué, d’une part, de 16 secteurs regroupant les nombreux conseils micro-locaux et, d’autre part, de 6 assemblées dites « thématiques », secteurs et assemblées élisant les uns et les autres deux conseillers titulaires et deux suppléants, membres à leur tour, à l’échelon supérieur, du « Conseil du budget participatif » (Gret et Sintomer, 2005 p. 40).

Gret et Sintomer ajoutent même que les habitants de Porto Alegre ont rencontré un problème bien identifié par Sieyès, celui de la nécessité de mandats qui ne soient pas « impératifs », c’est-à-dire qui laissent au mandaté la possibilité de modifier son opinion en fonction des arguments avancés par les autres délégués, sans quoi il n’y aurait pas de délibération possible, laquelle exige que l’on tienne compte, dans la décision finale, des arguments échangés au cours du débat.[9] Siéyès, dans un passage devenu classique et souvent cité, mettait en avant cette exigence d’une « volonté générale », c’est-à-dire d’une volonté qui veuille le bien public et qui ne soit pas seulement un équilibre entre des volontés particulières. Gret et Sintomer citent Siéyès (p. 125) : « Quand on se réunit, c’est pour délibérer, c’est pour connaître les avis des uns et des autres, pour profiter des lumières réciproques, pour confronter des volontés particulières, pour les modifier, pour les concilier, enfin pour obtenir un résultat commun à la pluralité »[10]. Et ils commentent : « Pour préserver celle-ci [la délibération], les délégués doivent retrouver une marge importante d’autonomie de jugement personnel plutôt que de contenter d’appliquer des décisions déjà prises. Ils tendent du coup à redevenir des représentants au sens plein du terme » (p. 126).

Un certain nombre d’autres problèmes évoqués par FDD tournent autour de cette question de la représentation et de sa justification. Mais la façon dont il aborde ces problèmes laisse encore perplexe. Ainsi FDD prétend-il, à propos des manifestants altermondialistes, que ceux-ci « peuvent se dire les ‘représentants’ des ‘sans-voix’ ». C’est aller un peu vite en besogne car ces manifestants n’ont pas été élus, même informellement, par les « sans-voix » (sans parler d’être liés par un mandat, impératif ou non). Ce sont, tout au plus, des représentants auto-proclamés, ce qui est surenchérir sur le déficit de liberté inhérent à l’idée même de représentation, pourtant stigmatisé par l’auteur. Ainsi encore, FDD suggère-t-il qu’on puisse faire l’économie du « pouvoir coercitif » (p. 55) des représentants (à propos de l’approche « autonomiste »). Ce que l’auteur entend par là n’est pas explicité, mais il s’agit probablement de la « coercition » liée au non-respect éventuel par les mandataires de ce qui aurait été décidé par des mandatés régulièrement élus au cours de délibérations entre mandatés. Mais je ne vois pas bien ce que signifierait un processus de prise de décisions par des mandatés (ou des « délégués ») qui n’impliquerait pas que ces décisions doivent être respectées par les mandatés, à partir du moment où le processus de délégation a suivi des règles procédurales collectivement acceptées, et donc ce que signifierait un processus de décision qui n’impliquerait pas une forme irréductible de contrainte sur les mandataires, c’est-à-dire sur les électeurs.

Je conclurai ce développement, d’une part, en remarquant que la reconnaissance de la nécessité de représentants, pour les raisons très banales de contraintes d’espace et de temps, rend du même coup simplement impensable (en dehors de groupes numériquement très restreints) l’approche « autonomiste » que FDD expose comme une forme légitime d’organisation délibérative et, d’autre part, en concédant volontiers que la question de la nécessité de représentants, qui n’a rien à voir, en tant que telle, avec une conception « élitiste » de la démocratie (conception sur laquelle je vais incessamment revenir), a par définition à voir, en revanche, avec une conception en quelque sorte « verticale » de la démocratie.[11]

3

La question de l’élitisme éventuel des démocraties représentatives, qu’aborde l’auteur, est, à l’évidence, une vraie question, mais c’est une question toute différente de la précédente. FDD attribue une position « élitiste » à Siéyès, ce qui n’est pas faux.[12] Pour Sièyès, il est incontestable, en effet, que le rôle de député requiert des compétences particulières. Mais FDD donne de la conception générale de Sieyès une représentation discutable puisqu’il ne dit rien des arguments précédents concernant la théorie du régime représentatif et la critique des mandats impératifs, les arguments pourtant probablement les plus célèbres de Siéyès et dont la pertinence est reconnue même par des auteurs aussi « altermondialistes » que Gret et Sintomer. Au demeurant, le thème élitiste est peut-être présent de façon plus saillante encore chez James Madison, l’un des Pères de la constitution américaine de 1787. Et il est bien certain qu’il existe une tradition « élitiste » en théorie de la démocratie, notamment américaine (les arguments de Walter Lippman rappelleront, au XXème siècle ceux de Madison), énonçant que les délégués doivent avoir une éducation supérieure, éducation qu’on ne rencontre pas, en principe, chez les gens du peuple.[13] Il est certain encore que pour les auteurs de cette tradition, comme le dit FDD, « les individus ordinaires ne sont pas assez raisonnables pour pouvoir prendre part au processus délibératif » (p. 54). Mais il est faux que la défense du régime représentatif requiert qu’on assume cet élitisme et Jefferson bataillera sur ce point contre Madison (comme plus tard Dewey contre Lippman).[14] La typologie des diverses approches possibles d’une organisation délibérative légitime que propose FDD, en distinguant approches « élitiste », « associative », « participative » et « autonomiste », mais en amalgamant a priori régime représentatif et régime élitiste, est donc d’emblée biaisée. Rien n’empêche a priori que des gens de milieux populaires et peu éduqués, en tout cas selon les critères scolaires standards, soient élus délégués à tous les niveaux possibles du régime représentatif. Et heureusement, cela arrive dans les démocraties représentatives modernes.

FDD ne va certes pas jusqu’à dire que la théorie du régime représentatif, outre qu’elle serait par définition « élitiste », serait également « néolibérale » ou « capitaliste »  ; il écrit seulement que « la plupart des défenseurs du capitalisme mondial sont partisans de la version élitiste de la politique délibérative » (p. 57) et que « le discours néolibéral refuse de croire que la raison humaine a la capacité de déchiffrer l’information complexe et contradictoire qu’il serait nécessaire de bien saisir pour implanter de façon efficace des politiques économiques adéquatement planifiées » (p. 57). Mais le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’évertue pas à dissocier non seulement régime représentatif et élitisme mais même élitisme, d’un côté, néolibéralisme et capitalisme, de l’autre. Pourtant, là encore, les différentes conceptions ne sont pas conceptuellement liées. On peut aisément trouver des exemples d’élitisme (au sens de l’auteur) non capitaliste et non libéral (pensons à l’Ancien Régime) et imaginer un capitalisme et un néolibéralisme (éventuellement aménagés dans leur mode de fonctionnement économique) non élitistes (au sens de l’auteur).[15]

4

La question de l’inégalité des compétences posée par Madison et, à certains égards, par Siéyès également, est également une vraie question, mais il me semble que l’auteur la traite elle-même de façon assez expéditive. Dans la tradition élitiste, la question de l’inégalité des compétences n’est pas toujours soigneusement distinguée de la question de l’inégalité des revenus, probablement parce qu’à l’époque de l’émergence de cette tradition, à la fin du XVIIIème siècle, il y avait une très étroite corrélation de facto entre les deux types d’inégalité. Mais les deux inégalités sont en tant que telles conceptuellement indépendantes (ce qui laisse la porte ouverte à des élites intellectuelles participant aux décisions à tous les niveaux, du micro-local au mondial, mais qui ne soient pas forcément des élites au sens économico-social). Du passage que j’ai cité dans la rubrique précédente à propos du discours libéral, il semble ressortir que l’auteur assume que tous les participants éventuels à un débat politique disposent a priori des compétences requises. FDD cite, par ailleurs, un passage, au demeurant fort intéressant, d’Arundhati Roy : « Il est vital de dé-professionnaliser le débat public sur les questions fondamentales qui touchent la vie des gens ordinaires. Il est temps de reprendre notre avenir des mains des ‘experts’. Il est temps aussi, avec des mots simples, de poser des questions qui intéressent tout le monde et d’avoir des réponses dans un langage simple et compréhensible » (p. 62). On notera, bien sûr, qu’il ne s’agit pas ici de délibérer, donc de prendre des décisions, mais seulement de débattre. Je ne saurais trop me dire en accord avec le ton général de cette citation et non seulement avec l’idée d’un droit de tout un chacun et donc des « gens ordinaires », à s’exprimer sur « les questions fondamentales qui touchent [leur vie]», mais aussi avec l’idée d’une capacité plus largement partagée qu’on ne croit d’un certain nombre de « gens ordinaires » à comprendre des questions complexes et à donner sur celles-ci leur avis de façon pertinente. Mais cette compréhension et cette capacité à interagir passent néanmoins, à partir d’un certain niveau de technicité (vite atteint en matière d’économie internationale), par une éducation. Cette éducation ne requiert pas forcément de passer par les écoles  ; il y a eu, récemment encore, des dirigeants politiques de grandes puissances (dans les Parlements comme dans les gouvernements) qui avaient un bagage proprement scolaire très limité ; mais cette éducation s’impose.[16] Elle peut être acquise par le militantisme syndical ou politique  ; elle s’acquiert aussi parfois au cours même des débats publics. L’analyse de débats publics met en effet en évidence, parfois de façon saisissante, comment des profanes deviennent des experts ou, du moins, des quasi-experts, capables de voir leurs propositions prises au sérieux, au fur et à mesure que le débat se déroule, c’est-à-dire sur un espace de plusieurs mois. Mais cette compétence, acquise au cours du débat, a demandé temps et énergie. Et, parmi les participants au débat, la compétence ainsi acquise est, pour ces raisons mêmes, toujours le fait d’une toute petite minorité : quel que soit le niveau de formation requis, il faut une certaine disponibilité, notamment de temps et d’énergie, et nous n’en sommes pas tous également pourvus.[17] Il me semble donc très léger d’écrire, sans plus de précaution et donc de restrictions : « les individus sont assez raisonnables pour prendre les bonnes décisions en ce qui concerne les questions d’ordre économique » (p. 62). Peu avant la fin de l’article, l’auteur concède, il est vrai, que, eux aussi, « les activistes peuvent bien évidemment manquer de temps ou ne pas avoir toutes les informations nécessaires pour en arriver à prendre une décision tout à fait raisonnable » (p. 69), mais les partisans de l’approche « élitiste » (au sens de Madison) pourraient fort bien faire le même genre de concession car ces contraintes de temps et d’énergie (comme celle d’espace) transcendent les conceptions de la politique. La question n’est donc pas celle de la distance entre l’idéal (« élitiste » ou non) et la réalité, question à laquelle on doit de toute façon faire face, mais celle de la nature de l’idéal. Quant à la question de la distance entre l’idéal et la réalité, dans le cas de l’idéal disons « participatif », voire « autonomiste », qui est celui de l’auteur, celui-ci n’y fait pas face, me semble-t-il. Envisager la question de la dynamique du passage de l’état profane à celui d’expert ou de quasi-expert par une forme d’éducation, laquelle prend notamment forcément un certain temps, serait y faire face. L’auteur évoque cette question comme une question qui reste en quelque sorte ouverte quand il reconnaît l’existence d’« inégalités (…) entre qui a fait des études universitaires et qui est moins instruit » (pp. 66-67). Mais il ne s’étend pas sur ce sujet, lui aussi crucial.

On notera tout particulièrement, en passant, qu’une élite (nouvelle) se constitue ainsi parfois au cours même du débat, avec au demeurant d’heureux effets sur la qualité de la participation aux discussions (et parfois aux décisions quand il s’agit d’assemblées habilitées à en prendre). Comme disait Pareto, il n’y a pas suppression des élites, mais « circulation » des élites. L’existence de ces élites (issues des opposants et donc, éventuellement, du « peuple ») ouvre inévitablement la porte à de nouveaux rapports de domination et à des expériences désagréables, voire douloureuses chez les « dominés », ainsi qu’à des conflits de pouvoir entre les « dominants » (par exemple entre élites nouvelles et élites anciennes), etc., toutes choses qui font l’ordinaire, probablement indépassable, des rapports politiques et sociaux. Sous ce rapport, la description qui est faite des « Convergences anticapitalistes » comme égalitaires et non hiérarchiques (c’est-à-dire sans rapports de domination ?) me semble plus valoir de l’idéal que de la réalité effective, dont il n’est pas dit grand-chose (pp. 66-67).

On ajoutera encore (FDD ne traite pas cette question) qu’il existe différents degrés possibles de participation au débat (je ne parle pas de participation à la décision) : on peut exprimer son avis, sans être même capable de l’argumenter, et a fortiori de formuler des contre-propositions. Une telle expression, peu rationalisée et éventuellement même très émotionnelle, devrait être acceptée, comme l’ont montré un certain nombre de critiques récents de l’exigence de délibération (et donc de l’idée même de politique délibérative) pour des raisons d’ordre éthique, malgré ses limites évidentes et l’obstacle que ce mode d’expression peut constituer au bon déroulement des débats argumentés.[18] La difficulté voire l’incapacité à justifier son point de vue par des arguments, par insuffisance de capacités rhétoriques, risquerait, en effet, de laisser tout à fait non prises en compte des manières de sentir qu’il est pourtant non seulement légitime mais même impératif de laisser s’exprimer au nom de l’égalité démocratique (peut-être en circonscrivant l’expression de celles-ci à des moments particuliers au sein des débats). Et, là encore, cette inégalité de compétences, cette fois rhétoriques, circonscrivant éventuellement une « élite rhétorique », constitue elle-même la source de possibles rapports de domination.

L’auteur me semble, au demeurant, sur la question des rapports de domination au sein des assemblées délibératives (débattantes et décisionnelles), avoir une attitude curieusement « asymétrique », qui se manifeste notamment lorsqu’il s’agit d’assemblées cherchant à parvenir à des décisions unanimes par consensus. En effet, FDD cite une étude pénétrante d’Ilan Kapoor (2004) concernant les vices des décisions prises par consensus au sein de l’OMC. Des analyses empiriques du même genre ont montré, sur des exemples très divers (des villages africains régulés par la « palabre » aux comités de sélection dans des centres de recherche scientifique), que le supposé consensus présidant aux décisions était souvent plus apparent que réel, à cause même des rapports de domination que je viens d’évoquer. On peut s’attendre à ce qu’il en soit de même au sein des « convergences anticapitalistes » et autres assemblées décisionnelles (p. 54).[19]

5

La question des rapports entre démocratie représentative traditionnelle et d’autres formes de participation à la vie civique et de l’aménagement de la première en fonction des secondes, pourtant incontournable, me semble traitée, à son tour, de façon très discutable. L’auteur semble penser que cette préoccupation relève de la seule « approche associative » (p. 55) de la politique délibérative : « Les partisans de l’approche associative considèrent (…) qu’un système est délibératif et légitime s’il existe des canaux et des réseaux de communication entre le centre (gouvernement, parlement, etc.) et la “société civile” » (p. 55), en entendant par « société civile » les diverses « associations » (politiques, syndicales, religieuses, etc.). Mais cette exigence de communication, verticale et horizontale, entre, d’un côté, le gouvernement et le parlement, de l’autre, des groupes divers de débats se pose même si on a à faire à un système beaucoup plus participatif incluant les conseils de quartier, de rue, d’immeuble comme à Porto Alegre. Au seul niveau d’une ville, des « canaux » et « réseaux » doivent forcément exister entre les élus du conseil municipal relevant de la démocratie représentative classique et les élus de ces divers conseils (à Porto Alegre, un « partage » des tâches et des responsabilités, au demeurant évolutif, avait été établi à l’époque où ce système fonctionnait).[20] Aux niveaux supérieurs, départemental, régional, national, international, cette question élémentaire se pose aussi nécessairement. Et c’est probablement à ce niveau des articulations entre les formes anciennes et les formes nouvelles de démocratie, elles-mêmes forcément de type représentatif, que l’on a le plus besoin d’innovations.[21]

Je ne vois pas du tout en quoi cette question, encore une fois incontournable lorsque l’on dépasse un certain nombre d’individus, est abordée dans les approches non seulement « associative » mais également « participative » (en raison de leur nature même, la conception élitiste et la conception autonomiste ne sont pas ici concernées, quoique pour des raisons opposées : pas de participation autre que celle reconnue par les élections de représentants déjà instituées dans le premier cas, pas de représentants du tout dans le second). Elle me semble même tout simplement évacuée en raison de l’usage de formules au contenu très indéterminé. Ainsi, dans l’approche participative, « tous les individus doivent avoir l’opportunité de prendre part directement au processus délibératif décisionnel (deliberative decision-making processes) des communautés et des associations auxquelles ils appartiennent » (p. 55). L’auteur ajoute que « les villes, les lieux de travail, les écoles, les services de police et les syndicats, entre autres, devraient tous comporter des agoras délibératives où les décisions collectives sont prises directement par les membres de la communauté » (p. 55). Mais de quelles décisions s’agit-il ? Un partisan de la politique délibérative (au sens d’Habermas ou de Rawls) peut pleinement adhérer à l’idée de promouvoir des « agoras » débattantes et même délibératives au sens strict (donc décisionnelles), mais il faut alors aborder la question des contours précis et donc des limites de la sphère décisionnelle en question. Que les usagers d’une école, par exemple, débattent et même décident sur certains aspects de l’organisation interne de cette école plus largement qu’il n’est de coutume, paraît a priori fort sain. Qu’ils donnent leur avis sur sa fermeture éventuelle paraît nécessaire. Mais peuvent-ils vraiment décider de cette dernière question dans la mesure où le financement ne vient pas d’eux seuls par mais d’autres citoyens (par le biais des impôts) ? Comment le fonctionnement des services de police d’un arrondissement, pour prendre un autre exemple évoqué par FDD, pourrait-il dépendre uniquement des policiers de l’arrondissement (voire des policiers et des habitants de l’arrondissement) ? Il faut bien une politique qui tienne compte, dès le niveau municipal et évidemment jusqu’au niveau national, de données impliquant les autres services (école, hôpitaux, services sociaux, etc.) et les autres acteurs sociaux (qui paient des impôts nationaux et peuvent circuler dans l’arrondissement).

6

FDD se pose ensuite la question plus particulière mais spécialement ambitieuse du caractère à la fois anti-démocratique et injuste d’institutions se situant au niveau mondial, telles que l’OMC, le FMI et la Banque mondiale. L’exigence même de distinctions supplémentaires apparaît à nouveau ici et parfois dans le choix même de la traduction (du texte anglais original de l’article au texte français). Global justice est ainsi traduit par « altermondialisation », qui est certes une traduction usuelle parce qu’a priori les mouvements sociaux qui se réclament de l’une se réclame aussi de l’autre et réciproquement, du moins si on ne rentre pas trop dans les détails. Mais les deux termes ont pourtant des connotations sensiblement différentes. « Altermondialisation » fait référence d’abord à l’idée de modes de fonctionnement économique alternatifs au modèle capitaliste et néo-libéral actuel. Il peut s’agir d’une forme de capitalisme aménagé aussi bien que de nouvelles formes de socialisme, pour l’essentiel à inventer. Global justice renvoie en revanche d’abord à une idée éthique, celle de justice. Je n’ai pas personnellement d’idée bien ferme sur la possibilité de modèles de fonctionnement économique réellement alternatifs au capitalisme et au néolibéralisme (si on laisse de côté la rhétorique hyperbolique propre à tout militantisme)  ; un peu plus de lois, par exemple, concernant la redistribution des richesses, ne faisant pas pour autant sortir ni du capitalisme ni du néolibéralisme. En revanche, je ne saurais trop abonder dans le sens de FDD ou de celui d’un auteur qu’il cite lui-même, Vandana Shiva (2005), pour souhaiter bien davantage de justice au niveau mondial, en même temps que pour stigmatiser le manque de représentativité démocratique des organismes incriminés : Banque Mondiale, Fonds Monétaire international, et même Office Mondial du Commerce. Mais je me permets de poser deux questions :

a) Les organismes en question ont-ils bien tous vocation à réparer les injustices mondiales ? Que les dirigeants de la Banque mondiale, par exemple, préfèrent des notions comme celles de « retour sur investissements » ou « croissance » (p. 62) à celles de « justice » ou de « droit » (p. 61) me paraît dans la logique du fonctionnement d’une banque, même s’il entre dans la mission de cette banque particulière de réduire la pauvreté (p. 61). Il m’apparaît également compréhensible que les États-Unis y aient le plus grand nombre de voix si, comme je le crois, ils sont les principaux bailleurs de fonds. Ce qui serait nécessaire, même si c’est très idéaliste, n’est-ce pas plutôt quelque chose comme un Tribunal international en matière de justice économique ? La Cour Pénale Internationale de justice (CPI) constitue, en d’autres domaines, un exemple de ce genre. L’OMC, qui a une vocation d’un type tout autre que la Banque mondiale puisqu’elle a parmi ses exigences, celle de faire respecter certains droits (en matière de commerce), comporte bien elle-même une instance chargée de rétablir ceux-ci, l’Organe de règlement des différends (ORD), mais chacun sait que celui-ci n’est pas doté des moyens nécessaire à l’exécution de ses décisions. On pourrait surtout plaider, comme Jacques Delors et bien d’autres après lui, pour la création d’un Conseil de sécurité économique, rattaché aux Nations Unies et ayant des ambitions plus proprement éthiques et des moyens plus étendus pour faire appliquer ses décisions.[22] D’une certaine façon, ce serait plaider pour un gouvernement mondial [23] dans l’esprit, au bout du compte, du Projet de paix perpétuelle de Kant.

b) Ce qui rendrait les institutions existantes elles-mêmes moins injustes, même si la réduction des injustices n’était pas dans leurs objectifs spécifiques, ce serait probablement une meilleure représentation de toutes les parties concernées. Mais alors, comme je l’ai déjà suggéré, n’est-ce pas plaider ipso facto en faveur du régime représentatif (plus précisément : d’un régime qui soit plus véritablement représentatif, c’est-à-dire dans lequel toutes les parties concernées seraient mieux représentées, y compris si cela devait passer par une phase d’éducation à la pleine maîtrise des processus économiques ?), à rebours des critiques formulées par FDD à l’endroit du principe de représentation (confondu dans sa typologie avec l’élitisme et même une forme particulière d’élitisme) ?

7

J’en arrive enfin à la question de la légitimité du recours à « l’action directe », impliquant éventuellement la violence, dans le cadre d’une valorisation de la politique délibérative et, du même coup, au rapport entre délibération et éthique.

A priori, même si ce qui était requis, c’était la création d’institutions nouvelles, on pourrait être aisément convaincu qu’exercer une forte pression sur les organismes en question, par exemple par des manifestations, pourrait avoir des effets bénéfiques : a) pour pousser, à long terme, à la création de nouvelles formes d’institutions, b) pour limiter, à court terme, l’injustice des décisions des organismes incriminés, c) pour exprimer des points de vue différents de celui des possesseurs des capitaux, d) pour laisser s’exprimer des acteurs nouveaux (pas forcément « représentatifs » des « sans voix » néanmoins). Je partage donc un bon nombre des points exposés par FDD (FDD ne mentionne toutefois pas la création d’institutions nouvelles) concernant les avantages d’actions directes du type « manifestations »[24] lors de réunions décisives des organismes incriminés ou lors de rencontres du même genre, de type G8. Mais on reste là, somme toute, avec notamment le droit de manifestation, dans le cadre de droits reconnus dans toutes les constitutions démocratiques contemporaines.

En revanche, je suis en profond désaccord sur la valorisation d’un certain type d’action directe, en l’occurrence violente (la reconnaissance de la légitimité d’une expression des affects dans le discours, sans même de justification argumentée, n’équivaut pas à la reconnaissance de la légitimité de la violence physique). Non pas par principe, mais en raison du contexte considéré  ; ou plutôt : par principe mais en acceptant des entorses à ce principe, en fonction de contextes particuliers. Je partage, en effet, avec la plupart des philosophes depuis le XVIIIème siècle, le principe du droit à la révolte et même du devoir de se révolter face à l’injustice, y compris par la violence et une violence qui puisse menacer la vie ou l’intégrité de personnes. Mais si ce recours à la violence paraît légitime dans le cas de dictatures qui menacent elles-mêmes jusqu’à l’existence ou l’intégrité des personnes (en Argentine ou au Chili, par exemple, à une époque récente, ou sous le joug nazi, ou au Cambodge sous les khmers rouges, etc.), il me paraît proscrit, par principe également (celui d’une nécessaire « sacralisation » des personnes) dans les cas moins directement menaçants. Je ne suis donc pas du tout l’auteur lorsqu’il s’abstient de condamner ce qu’il appelle « les escarmouches avec la police » (skirmishes with police officers, p. 66), qui ne me semblent avoir de sens que dans le cadre d’une forme de guérilla, laquelle ne peut avoir elle-même de légitimité que face à des injustices du type de celles que je viens d’évoquer. Je n’ai pas de position tranchée quand il s’agit de violence n’entrainant que la destruction de biens et il faudrait procéder à des analyses cas par cas mais il m’apparaît a priori indéfendable, dans les cas évoqués (rencontres de type G8), de soutenir qu’il aurait pu être légitime de briser des vitres ou de brûler des voitures, donc de s’en prendre aux biens de simples riverains.

Or l’auteur semble ici, au contraire, tout subordonner à la « politique délibérative » entendue cette fois comme je l’entends aussi, c’est-à-dire comme mode de décision collectif pris au terme d’un échange d’arguments. Il semble, en effet, que selon l’auteur, du moment qu’il y a une délibération de qualité entre des acteurs sociaux (échanges de véritables arguments, respect du droit de chacun à s’exprimer, etc.), la décision prise est une bonne décision du point de vue de l’idéal de la politique délibérative (même si, du point de vue de l’efficacité, elle peut s’avérer finalement mauvaise, en raison d’erreurs d’information, d’appréciation et de contingences diverses). Tout point de vue éthique transcendant la procédure délibérative elle-même semble ici absent (certains des participants peuvent défendre un point de vue qu’ils jugent éthique  ; mais, selon FDD, ce n’est qu’un point de vue parmi d’autres) : toutes les « tactiques » doivent être a priori « respectées », aucun point de vue ne doit être « imposé » (p. 66). Il me semble finalement un peu inquiétant de lire que le refus de participer à l’action violente soit réduit à une question de dispositions psychologiques variables selon les individus (« ceux qui ne se sentaient pas à l’aise [uncomfortable] dans des actions potentiellement violentes », p. 66). On est, de ce point de vue, en plein relativisme moral sur une question qui peut pourtant toucher à l’intégrité physique même de personnes.

Il me semble, sous ce rapport, utile de revenir à la source de l’idée habermassienne de politique délibérative, non par fidélité de principe à l’égard d’un auteur (avec lequel je suis en désaccord sur bien des points), mais parce que certains des principes que celui-ci a proposés d’introduire me semblent fournir de bons points de repères dans le cas présent. L’idée habermassienne de politique délibérative prend historiquement sa source dans l’idée d’une « éthique discursive », formulée précédemment (Habermas, 1986b).[25] Or l’éthique discursive repose elle-même sur une sorte de « dialogisation » d’une éthique universaliste de type kantien. En formulant l’exigence kantienne de façon simple (et simplifiée), on pourrait dire que pour savoir si une action est morale lorsqu’on a quelque doute à ce sujet, on doit se demander si le comportement qu’on est enclin à adopter dans ce cas particulier pourrait être adopté dans tous les cas du même genre. C’est un principe d’universalisation, du type de celui-ci qu’Habermas appelle le principe « U ».[26] Habermas fait valoir, de façon convaincante et dans la continuité d’une longue tradition sensible aux illusions de la raison sur ses propres capacités (on peut sincèrement croire valide un raisonnement pourtant paralogistique), qu’il est en principe (on peut trouver des exceptions) préférable de soumettre son meilleur jugement à la discussion, celle-ci permettant probablement d’éviter sinon toutes les erreurs de raisonnement, du moins d’en éviter un certain nombre. C’est ce qu’il appelle le principe « D ».[27] C’est en échangeant les raisons qui nous poussent à prendre telle décision que l’on croit morale (donc en délibérant), que l’on peut espérer prendre une bonne décision, moralement parlant. Mais la délibération seule, sans l’exigence de dégager un point de vue qui pourrait être partagé par tous (et pas seulement par ceux qui sont impliqué dans le processus effectif de délibération) parce que s’appliquant a priori à tous les cas du même genre, n’a pas de valeur morale. Même des voleurs et des criminels, même des despotes et des tyrans peuvent délibérer entre eux, dans le respect des arguments de chacun et le droit de chacun à s’exprimer, concernant les bonnes décisions à prendre pour réaliser crimes ou délits privés ou publics. Cela ne fait pas de leur choix, quel qu’il soit, un choix juste.

Quand, dans l’un des exemples pris par FDD, un des participants à une délibération d’activistes dit que ce ne serait pas juste pour les riverains si les manifestants enlevaient les pavés de la rue pour s’en servir contre les policiers, il cherche à « universaliser » son jugement (ce que ne retient pas FDD comme trait distinctif remarquable)  ; il l’aurait fait davantage encore s’il s’était posé la question de savoir s’il était « juste » de menacer l’intégrité physique des policiers. La préservation des gardiens de l’ordre ne doit plus être considérée comme sacrée lorsqu’on est dans les situations de dictature que j’ai évoquées, ni celle de quiconque protégeant la dictature  ; ou, pour dire les choses autrement, on ne peut ni même ne doit parfois faire autrement que profaner cette « sacralité ». Mais ce n’est jamais le cas dans les situations évoquées par l’auteur de l’article  ; et dans les contextes évoqués, l’intégrité physique des gardiens de l’ordre patentés vaut forcément autant que celle des membres mêmes du service d’ordre des associations protestataires (et réciproquement).[28]

Conclusion

Pour conclure en quelques mots, je dirais que je suis d’accord avec Francis Dupuis-Déri concernant : 1) le caractère moralement injuste, du point de vue d’une justice mondiale, des décisions économiques prises par les grands organismes internationaux, 2) le déficit représentatif de certains de ces organismes qui devraient être représentatifs, tels que l’OMC, 3) le caractère légitime et probablement efficace de manifestations exerçant des pressions pour que ces organismes se réforment (ou que d’autres soient créés), si ce sont bien là des thèses soutenues par l’auteur. Mais je suis en désaccord avec : 1) sa conception de la politique délibérative, notamment en ce que a), la politique délibérative ne me semble pas pensable, sauf cas très restreint, sans assumer la nécessité du recours à des représentants, et en ce que b) la démocratie délibérative ne me semble pas avoir de valeur intrinsèque, mais devoir être fondée sur une éthique universaliste qui transcende les seules valeurs de la discussion argumentée  ; 2) avec sa valorisation de l’action violente, laquelle valorisation me semble reposer sur une méconnaissance de cette même irréductible dimension universaliste.