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La position pacifique est acceptée sans question, alors que les partisans de tactiques plus agressives sont mis sur la défensive. Nous devons renverser les termes du débat, en raison de la gravité de la situation à laquelle nous faisons face et considérant la nature des systèmes de domination et d’oppression auxquels nous nous opposons et, reconnaissant le besoin urgent d’une intensification de nos luttes, nous devons commencer à nous demander si la non-violence peut être justifiée.

Tammy Kovich, suite au Sommet du G20 à Toronto, juin 2010[2]

Ce court essai propose d’approfondir et d’élargir la réflexion engagée dans un premier texte, publié aux États-Unis en 2007 et repris ici en version française par la revue Les ateliers de l’éthique, dans le cadre d’un débat qui intègre plusieurs commentaires critiques. En plus de réagir à certaines critiques qui m’ont été adressées, je profite de l’occasion pour approfondir certains problèmes que j’avais évoqués très rapidement dans le premier texte, où j’adoptais une attitude qui me paraît aujourd’hui trop optimiste quant aux possibilités de délibérations rationnelles et raisonnables entre l’élite libérale et ses opposants les plus radicaux. Avec une régularité qui ne se dément pas, l’élite refuse la délibération avec les subalternes, sans nul doute par souci de protéger des privilèges ainsi qu’un statu quo qui les reconduit indéfiniment. Avec une même régularité, l’élite considère que son système injuste est en réalité juste et raisonnable. Dans le passé et aujourd’hui encore, des actions coordonnées et même des lois perpétuent le sexisme et le racisme, ainsi que bien d’autres injustices et inégalités. Ces actions et ces lois sont considérées comme acceptables et « raisonnables », ou encore nécessaires pour « préserver l’ordre public », par des instances comme la Cour suprême ou des académies scientifiques[3]. Il me faut reconnaître que dans mon texte de 2007, j’ai surestimé l’intention des plus puissants à écouter les voix des subalternes et à agir en conséquence[4], alors que j’aurai dû plus clairement « relativiser la capacité de la “politique délibérative” à infléchir les raisons du plus fort[5] ». Par ailleurs, il ne faut peut-être pas tant insister sur l’importance des débats philosophiques au sujet de la légitimité des processus décisionnels dans la mesure où le plus urgent est plutôt de favoriser la constitution d’un acteur collectif contestataire, qu’il soit ou non favorable à la délibération, mais qui puisse constituer une force politique ayant la capacité d’influer sur le réel[6]. Et plus que les délibérations formelles, c’est peut-être précisément quand le « peuple » se constitue ainsi en acteur politique collectif et contestataire qu’il y a de la démocratie[7].

La mobilisation étudiante contre la hausse des droits de scolarité et pour l’accessibilité gratuite à l’éducation qui a émergé au Québec durant l’hiver 2012 et qui, au moment d’écrire ces lignes, se prolonge tout au cours d’un printemps déjà fort avancé, offre un contexte particulièrement stimulant pour réfléchir à nouveau aux rapports entre l’action directe et la délibération publique. Les élites politiques et médiatiques elles-mêmes ont martelé qu’il ne saurait y avoir de délibération avec des groupes qui pratiquent « la violence » ou qui à tout le moins ne la dénoncent pas. « Je vais m’asseoir et je vais discuter avec des gens qui ont clairement condamné le recours à la violence », a ainsi déclaré la ministre de l’éducation[8]. Il faut dire que cette mobilisation étudiante exceptionnelle pour le Québec quant à son ampleur, sa durée et son dynamisme, a été ponctuée de diverses actions directes de perturbation, dont le saccage de bureaux de ministres, des locaux d’établissements d’enseignement, le blocage d’entrées de bâtiments publics et privés ainsi que leur occupation, le déversement de briques sur des voies du métro de Montréal, le déroulement de bannières, de très nombreux graffiti, et même des affrontements défensifs ou offensifs avec les forces policières. La répression policière a par ailleurs été brutale, avec pour conséquence des blessés graves en grand nombre, dont au moins un étudiant qui a perdu un oeil, et plus de 2 600 arrestations (en date du 30 mai 2012).

Après10 semaines d’une mobilisation qui a compté jusqu’à 200 000 étudiantes et étudiants en grève, il n’y avait toujours pas de délibération publique formelle à laquelle participeraient les protagonistes. Dans une ultime tentative d’avoir accès à la table de négociation, la CLASSE (Coalition large de l’Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante — ASSÉ) a finalement déclaré en congrès qu’elle « condamne la violence physique délibérée contre des personnes sauf dans les cas de légitime défense », tout en condamnant du même souffle « la violence policière et institutionnelle » et en maintenant qu’elle défend « activement le principe de désobéissance civile et les actions qui en relèvent, sans s’en dissocier ». Ces résolutions adoptées en congrès n’ont pas été suffisantes pour convaincre la ministre qui, par la suite, a exigé en plus que la CLASSE annonce et respecte « une trêve » de 48 heures dans ses actions de perturbation, ce à quoi la CLASSE a répondu que cela allait de soi, puisqu’il n’y avait aucune action de la sorte prévue dans les jours suivants. En conséquence de quoi, la ministre a finalement accepté de rencontrer une délégation étudiante qui comptait quatre membres de la CLASSE, pour les exclure des discussions quelques heures plus tard, sous prétexte de grabuge dans une manifestation. Il s’agissait là, bien évidemment, d’un calcul politique de la part du gouvernement, puisque la CLASSE sera quelques semaines plus tard appelée à nouveau à la table des discussions.

Cette lutte politique et rhétorique vient rappeler un principe central de la philosophie libérale politique et morale, à savoir que la violence citoyenne serait incompatible avec l’expression publique d’une pensée raisonnable (orientée vers le bien commun) et rationnelle (qui accepte le meilleur argument). C’est ainsi que selon les principaux promoteurs de la « démocratie délibérative », au premier chef Jürgen Habermas, la violence citoyenne rend nécessairement illégitime tout processus de décision politique  ; a contrario, un processus de prise de décision politique doit nécessairement être non-violent pour être légitime. À noter qu’ici, la « violence » citoyenne peut apparaître bien anodine aux yeux d’un observateur qui replacerait ces actions dans le cadre d’une histoire de l’humanité ponctuée de guerres, de révolutions et même de génocides. La philosophie libérale n’est pas qu’une position théorique : de concert avec la police, de nombreux membres de l’élite politiques des régimes libéraux contemporains ne manquent pas une occasion pour identifier comme « violence inacceptable » des fumigènes. Lors de la grève étudiante, l’utilisation de fumigènes dans le métro de Montréal a même offert l’occasion aux autorités pour porter des accusations d’avoir « incité à craindre des activités terroristes ». La « violence » militante dont il est ici question fait référence à des actions collectives comme les manifestations, mais aussi les actions plus perturbatrices et même turbulentes, y compris des occupations, des blocages, du sabotage et de la destruction de propriété privée ou public, et même des affrontements avec des forces policières sous forme de bousculades ou de jets de divers projectiles. Pour leur part, les agents des forces de l’ordre qui manient contre des manifestantes et manifestants des gaz irritants, des balles de caoutchouc et des matraques, et qui procèdent à des arrestations, sont félicités pour leur utilisation d’une « force nécessaire ». Or selon la théorie de l’éthique délibérative, ce rejet de la violence citoyenne même anodine serait essentiel pour que puissent se dérouler un véritable processus délibératif, et la répression policière n’est pas tant problématique qu’un dernier mais nécessaire recours pour pacifier l’espace public.

Plus spécifiquement, la politique libérale délibérative privilégie un processus de décision collective où primera la force du meilleur argument, dans une perspective de défense et de promotion du « bien commun », en respect des principes de liberté et d’égalité. Rappelons que selon Habermas et d’autres, il s’agit là d’un idéal régulateur. Cette « situation idéale de parole » est imaginée comme un idéal contrefactuel de légitimité, ou pour le dire autrement, un modèle que les régimes politiques devraient internaliser pour prétendre sérieusement à la légitimité.

Or les exemples, parmi d’autres, de la grève étudiante au Québec en 2012, du mouvement altermondialiste ou encore du mouvement des suffragettes en Grande Bretagne au début du XXème siècle rappellent que les rapports entre la « violence » militante et la politique délibérative sont sans doute plus complexes que ne le laissent entendre les énoncées de principes bien intentionnées, selon lesquelles toute violence citoyenne est toujours inacceptable dans un processus politique rationnel et raisonnable.

Mouvements sociaux et délibération bloquée

Malgré l’affirmation exprimée à répétition par les philosophes libéraux et les élites politiques selon qui la violence militante est incompatible avec la délibération, il est pourtant possible d’avancer au contraire que les mobilisations collectives des mouvements sociaux peuvent participer d’un processus délibératif et contribuer à l’amélioration de la qualité de la délibération.

Premièrement, des mobilisations militantes peuvent être nécessaires pour forcer le début d’une délibération[9]. La philosophe Melissa Williams rappelle qu’il y a deux motifs importants qui encouragent les élites à inviter des groupes exclus à participer à une délibération, soit « le désir d’être juste » (point de vue idéaliste) et « le besoin d’apaiser le conflit pour éviter les coûts qui en découlent »[10] (point de vue matérialiste). Anna Marie Drake souligne dans sa thèse de doctorat sur les mobilisations sociales et la délibération que si l’élite « veut se protéger contre des défis sérieux et éviter des actions de protestation encore plus perturbatrices, elle a dès lors une raison pratique pour écouter les arguments des contestataires »[11].

Cette dernière considération rejoint la pensée politique d’Emmeline Pankhurst, dirigeante des suffragettes en Grande-Bretagne au début du XXéme siècle, qui a déclaré que « l’argument de la vitrine cassée est le meilleur du monde moderne »[12], en référence à l’action de centaines de suffragettes qui ont fracassé en mars 1911 des dizaines de vitrines dans les rues commerciales de Londres. Suite à leur arrestation, une des prisonnières dira, à ce sujet : « Nous avons tout essayé — les manifestations et les assemblées — et cela n’a rien donné. Nous avons essayé les manifestations, et maintenant au moins nous avons brisé des vitres. J’aimerais en avoir brisé plus encore. Je ne suis pas du tout repentante. »[13] Dans les années qui vont suivre, les suffragettes vont aller encore plus loin, organisant par centaines des incendies et des attentats à la bombe. Emmeline Pankhurst rappelait d’ailleurs que toutes les avancées politiques associées à la liberté en Grande Bretagne « ont été marquées par la violence et la destruction de la propriété. En général, l’avancée a été marquée par la guerre, qui est appelée “Glorieuse”. Parfois par des émeutes, perçues comme moins glorieuses mais à tout le moins efficaces. »[14] Les mobilisations turbulentes sont un des moteurs importants du développement du droit dans les régimes libéraux, qui se prétendent fondés sur la justice, la liberté et l’égalité.

Ce qui est vrai pour le régime libéral en général est aussi vrai pour les processus délibératifs, à savoir que les mobilisations sociales sont parfois nécessaires pour lancer une délibération et s’assurer qu’elle soit de qualité, c’est-à-dire que les différentes voix se fassent bien entendre.

À la « force du meilleur argument » s’oppose donc souvent dans l’espace public l’argument de la force, qui semble à première vue incompatible avec un processus délibératif rationnel et raisonnable, mais qui en fait oblige les élites à délibérer, et donc à finalement être attentives à la force du meilleur argument.

Les mobilisations sociales peuvent en fait influer positivement sur les processus délibératifs d’au moins 7 façons (comme je l’expliquais en détail dans mon texte de 2007) : en plus de (1) provoquer une délibération sur un sujet jusqu’alors ignoré des élites et du public, les mobilisations militantes peuvent (2) élargir la participation à la délibération en forçant l’intégration directe de nouveaux protagonistes (3) ou accroître la représentation de catégories sociales jusque là marginalisées ou exclues, (4) disséminer de l’information et attirer l’attention sur des arguments, (5) stimuler l’imagination et élargir le spectre de solutions possibles, (6) pousser les élites ou les autres forces sociales à l’action, (7) bloquer une décision injuste et relancer la délibération, soit au sujet des décisions et de leurs effets.

Mais que faire quand les forces en présence ne veulent pas réellement délibérer ? C’est une situation très probable lorsque le mouvement social est trop faible pour attirer l’attention, et pour être considéré comme un acteur social sérieux et respectable. C’est aussi une situation probable si l’élite est si puissante et arrogante qu’elle pense ne pas avoir de temps à perdre pour discuter de ses décisions, qu’elle peut de toute façon imposer sans que la contestation ne puisse réellement l’embêter[15]. Ou encore quand l’élite et un mouvement social n’ont finalement en partage aucun principe commun, et ne peuvent donc jamais s’entendre sur une définition de la liberté et de l’égalité, ou sur ce que représente le bien commun. C’est le cas des élites réunies à huis clos lors de grands sommets internationaux associés au néolibéralisme et à la mondialisation du capitalisme (Sommets du G8, G20, de l’Organisation mondiale du commerce [OMC], de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international [FMI]) et des anarchistes anticapitalistes qui se mobilisent pour perturber ces évènements. Dans de telles situations, peintes ici à grands traits, il n’y a tout simplement pas les prérequis pour l’atteinte des conditions minimales nécessaires pour une délibération raisonnable où chaque parti accepte d’entendre les arguments des autres et où chacun accepte de répondre à l’appel du bien commun, plutôt que de s’en tenir à la défense de son intérêt propre et à rien d’autre.

À noter que plusieurs constatent dans le régime libéral un problème au sein de l’élite politique, qui est « souvent sourde et aveugle à l’injustice profonde », comme le souligne Genevieve Fuji Johnson, qui ajoute : « [L]a persuasion est inefficace quand ils ne veulent pas écouter »[16]. Anna Marie Drake se préoccupe pour sa part des phénomènes d’exclusion des processus délibératifs, qui constituent selon elle la raison principale pour prendre au sérieux les mobilisations militantes dans le cadre de la théorie de la politique délibérative. Elle propose le concept de « protestation-comme-délibération » pour désigner les mobilisations par lesquelles s’expriment les « difficultés auxquelles les contestataires font face en tentant de persuader les délibérants de prendre leurs raisons (plus) au sérieux »[17]. Elle poursuit sa réflexion, pour constater que les élites libérales ont tendance à identifier très facilement des mouvements sociaux comme étant trop « radicaux », ce qui du coup mine profondément la légitimité de leur parole et de leurs arguments, auxquels il n’est même plus important de porter attention car ils apparaissent irrationnels et déraisonnables. Si un compromis est finalement atteint entre les élites et le mouvement social, c’est sans doute que les élites seront parvenues à coopter des modérés reconnus et présentés comme des interlocuteurs raisonnables par les élites, qui pour leur part n’auront pas cédé sur l’essentiel, et n’auront pas participé de bonne fois à la délibération[18]. Au final, les radicaux seront encore exclus, y compris les anti-esclavagistes pendant longtemps au XIXème siècle, les suffragettes au début du XXème siècle et les anarchistes au XIXème et au XXème siècles. C’est aussi ce qui est survenu lors de la grève étudiante de 2005 au Québec, alors que la CASSÉ (Coalition de l’Association pour une solidarité syndicale élargie) a été exclue des négociations en étant associée à la « violence ». C’est encore ce qu’a tenté le gouvernement lors de la grève de 2012, en excluant la CLASSE des négociations, sous prétexte qu’elle ne condamnait par la « violence » mais dans les faits parce qu’elle revendiquait la « gratuité scolaire ». De la sorte, l’élite et ses alliés cherchent à protéger leurs politiques ou à préserver le statu quo.

Distinguer la délibération des débats publics et distinguer les publics

À quoi bon alors réfléchir à la politique délibérative à partir d’un idéal régulateur, telle la « situation idéale de parole », si le libéralisme tel qu’il est exercé jusqu’à aujourd’hui ne laisse place qu’aux rapports de force et aux conflits entre classes et intérêts divergents et même opposés, ce qui n’autorise rien de plus que des marchandages éventuels et des compromis négociés ? Les considérations philosophiques au sujet de la théorie de la politique délibérative pensée comme processus exempt de conflictualité seraient dès lors, dans les faits, inutiles à la compréhension des dynamiques politiques, nécessairement agonistiques  ; la justice, les droits, la liberté et l’égalité seraient à réfléchir dans une perspective de la sociologie politique des mouvements sociaux, plutôt qu’à partir de la théorie de la politique délibérative[19].

Or même dans les situations de blocage sans grand espoir de voir les partis s’engager de bonne foi dans un processus délibératif, il est possible, à mon avis, d’identifier les mobilisations militantes comme un facteur qui accroit la qualité des délibérations publiques (et par le fait même, de justifier certaines actions directes à travers une approche délibérative, sans toutefois en épuiser le sens), et cela de deux façons.

Débats publics

Premièrement, les mobilisations sociales provoquent souvent un débat public, ce qui ouvre la voie à une délibération formelle. Alban Bouvier[20] a en effet raison de distinguer d’une part la délibération, qui implique l’idée d’une discussion en vue d’une décision, du simple débat public d’autre part, soit une discussion sans nécessairement de décision au final. Or les mobilisations militantes peuvent provoquer un débat public, même si une délibération n’est pas toujours possible en raison du rapport de force. Ce débat embrassera d’ailleurs sans doute plusieurs enjeux, en premier lieu la question portée par le mouvement social, mais aussi la légitimité du mouvement lui-même et de ses stratégies et de ses tactiques. Ce débat participe d’une réflexion collective qui peut mener à une volonté de délibérer, au sens défini plus haut, c’est-à-dire de s’engager dans un échange plus formalisé d’arguments en vue d’une prise de décision collective. Ainsi, les mobilisations militantes et le débat public qu’elles provoquent peuvent participer d’un processus que Martin Blanchard nomme « proto-délibératif », soit de manoeuvres et de coups de force dans des « contextes politiques qui auraient une structure non délibérative », en raison d’inégalités et de rapports de domination. La « proto-délibération » désigne cette phase entre le débat public et la délibération, où les forces en présence sont engagées dans des mobilisations et des actions favorisant « la mise en place des contraintes délibératives à un niveau formel », comme par exemple « la circulation d’informations et de contre-informations, de même que sur l’usage du pouvoir et de contre-pouvoirs », comme l’intégration dans le processus délibératif d’arbitres ou de médiateurs, ou d’autres partis, « mais toujours à travers des finalités délibératives »[21].

Espace public oppositionnel

Deuxièmement, il importe de préciser que dans une société donnée, il n’y a pas qu’une seule délibération possible. Plusieurs espaces délibératifs peuvent se côtoyer, parfois en se chevauchant ou en s’opposant. De même, il y a plusieurs publics, selon les divisions de la société libérale en catégories et en classes sociales. Il faut être attentif à cette pluralité lorsque l’on réfléchit à la complexité des rapports entre les mouvements sociaux et la politique délibérative.

Il y a fort à parier que plusieurs des mobilisations militantes sembleront toujours problématiques et incompatibles avec une délibération légitime dans une perspective élitiste, où l’espace délibératif légitime est celui des élites élus (parlementaires, par exemple) ou nommées (les juges, par exemple) qui prétendent représenter l’ensemble de la société civile. C’est ce que rappelait Anna Marie Drake lorsqu’elle questionnait les motivations des élites à considérer comme raisonnables et rationnels les arguments exprimés par des mouvements sociaux radicaux. Mais le problème est encore plus important lorsque les élites excluent a priori des catégories ou des classes sociales de la délibération en dépeignant celles-ci comme étant irrationnelles et déraisonnables. C’était bien sûr ce que les élites masculines pensaient de l’ensemble des femmes au XXème siècle, lorsque les suffragettes revendiquaient le droit de vote.

C’est à ce problème auquel font écho les réflexions de la sociologue Lucia Sagradini, qui explique que « l’espace public bourgeois, habermassien, est non seulement l’espace qui est le réceptacle de ceux qui ont l’usage de la parole et de la “bonne parole” ; mais aussi celui de la visibilité des acteurs. Est reconnu ce qui fait partie et marque son appartenance à cet espace public bourgeois. Le propre des milieux populaires est de ne pas pouvoir apparaître, de ne pas être reconnu dans ces formes mêmes d’existence. Il y a ainsi une souffrance provoquée par l’absence de visibilité […] des minorités exclues socialement. »[22] Certes, cette interprétation d’Habermas est sans doute injuste. Habermas distingue entre les délibérations informelles qui comptent, en principe, toutes les voix qui peuvent s’exprimer, et les délibérations formelles qui touchent plus spécifiquement les décisions politiques et législatives. Il n’y a donc pas chez Habermas de désir d’exclure les subalternes de la délibération informelle, bien au contraire, et la délibération formelle ne doit pas être contrôlée par la bourgeoisie. Habermas reconnaît d’ailleurs comme un problème le fait que l’espace public des régimes libéraux contemporains soit de plus en plus sous le contrôle d’entreprises privées, en particulier dans le secteur des médias[23], qui n’ont pas intérêt à accorder une entière crédibilité à des idées et des arguments qui contestent le système.

Cela dit, le commentaire critique de Lucia Sagradini évoque le problème des paroles discréditées aujourd’hui parce que trop « radicales », au nombre desquelles les paroles anticapitalistes, et donc antibourgeoises et antilibérales. Toujours en référence aux théories d’Habermas, Lucia Sagradini explique que « [c]et espace public bourgeois est de fait occupé par l’État et non par le rebelle [issu des classes sociales subalternes]. De fait, il y existe donc une exclusion des couches sociales qui ne peuvent saisir ce mode bourgeois d’expression et de politique, et qui n’ont pas non plus les moyens d’y participer. Il est donc un espace qui ne peut pas accueillir ou recueillir les expériences venues des sphères oppositionnelles. »[24] Le problème est d’autant plus important quand la version élitiste de la politique délibérative prévaut, c’est-à-dire quand seule une petite élite participe à la délibération officielle, soit à la cour suprême, au parlement ou au G8.

Mais dans une perspective associative ou participative de la délibération, l’évaluation mérite sans doute d’être nuancée. Les concepts de « public subalterne » de Nancy Fraser, ou d’« espace public oppositionnel » d’Oskar Negt, permettent de mieux saisir cette complexité, dans la mesure où les débats publics, la proto-délibération et la délibération elle-même peuvent avoir lieu non pas au sommet du système (telle une délibération élitiste), mais dans de multiples espaces où s’expriment la voix de catégories ou de classes sociales subalternes, parce que dominées, exploitées, marginalisées ou exclues.

Le sociologue Alexander Neumann résume ainsi la pensée d’Oskar Negt au sujet de l’espace public oppositionnel, un concept qui semble pouvoir englober celui de « publics subalternes » de Nancy Fraser : « il s’agit de l’amorce d’un espace public […] qui recueillerait les expériences vécues de tous les acteurs (femmes, migrants, jeunes, dissidents), amorce observée lors des révolutions des conseils, en Mai 68 et dans des mouvements sociaux beaucoup plus récents. L’espace public oppositionnel critique ainsi les limitations sociales étroites dans lesquelles l’espace public bourgeois continue à se débattre, et qui s’arrête aux portes des entreprises, de la famille, des Ministères et des mass médias. »[25] Oskar Negt rappelle que l’espace public formel (Habermas) officiel et l’espace public oppositionnel (Negt) exercent l’un sur l’autre une influence, malgré leurs différences en termes de principes, de pratiques et de critères d’inclusion et d’exclusion. Celles et ceux qui participent à l’espace public oppositionnel ont souvent conscience que l’espace public « bourgeois » leur est fermé, y compris ses arènes de délibérations formelles et informelles. Cette exclusion touche à la fois les membres des publics subalternes, ainsi que leurs discours, c’est-à-dire leurs idées et leurs arguments. Negt précise : « Nous ne devons pas nous borner à faire participer les masses aux décisions politiques, nous contenter de les informer, et de les pousser à s’engager  ; il s’agit plutôt de voir que l’enjeu central de la libération de soi nécessite un “espace public prolétarien” autonome, susceptible de porter cette libération »[26].

Y a-t-il un public anarchiste ?

En reprenant le concept de « public subalterne » de Nancy Fraser, on peut se demander s’il n’y a pas un public « anarchiste »[27] ? Ce public serait composé d’individus et de groupes qui défendent et pratiquent une forme de politique délibérative « horizontale » car non hiérarchique, et qui refuse de prendre en considération les élites dont les intérêts ne peuvent être légitimement intégrés aux considérations relatives à un véritable bien commun. Il y a de très nombreux groupes militants qui pratiquent ainsi la délibération comme processus décisionnel (voir les exemples des groupes d’affinité, de la Convergence des luttes anti-capitalistes [CLAC] et des communautés autonomes Zapatistes, discutés dans le premier texte).

Mais au-delà de ces arènes délibératives qui prennent place dans un cadre militant, il est possible de penser qu’il y a un « contre-public anarchiste », comme il y a selon Nancy Fraser des contre-publics selon « le sexe, la race et la classe. » Ces publics ont évidemment des frontières floues et poreuses, et se chevauchent parfois. Selon la politologue Kathy E. Ferguson, les « anarchistes se comprennent certainement eux-mêmes comme étant largement exclus des espaces publics hégémoniques, et développent des arènes discursifs dynamiques pour créer leurs propres sphères de contre-public […] où émergent des idées et où elles sont mises en circulation. »[28] Ce contre-public anarchiste peut inclure les anarchistes de diverses tendances ainsi que leurs alliés et sympathisants.

Ainsi compris, les actions de mouvements sociaux radicaux, comme les anarchistes qui se mobilisent de manière turbulente contre les grands sommets officiels, peuvent ne jamais participer de la délibération formelle officielle, mais tout de même provoquer un vaste débat public (au sujet de la « violence », par exemple), et en même temps encourager des débats ou des délibérations au sein de contre-publics, y compris au sein du public « anarchiste ». La « violence » militante est aussi une manière de s’exprimer dans l’espace public, à l’endroit des « autres ». Selon l’anthropologue Jeffrey S. Juris, par ailleurs engagé dans des mobilisations anarchistes en Europe et aux États-Unis, il s’agit dans le cadre de ces mobilisations d’une « violence performative » qui exprime une volonté ou un désir de défier l’adversaire, soit l’État ou le capitalisme mondialisé. Souvent identifiée comme irrationnelle par les élites, cette « violence performative » exprime en fait des idées et des valeurs, et participe de la constitution d’un acteur collectif « radical » dans l’espace public[29]. Ainsi, la « violence » militante peut avoir comme effet de constituer un sujet politique, et d’en délimiter les contours. Et c’est une fois que ce sujet se sera constitué et se sera reconnu qu’il y aura en son sein des processus délibératifs.

Les délibérations formelles ou informelles, dans les groupes militants et dans les espaces publics subalternes, y compris entre anarchistes, pourront porter sur le bien commun, et sur les meilleures stratégies et tactiques pour l’obtenir. Même la « violence » militante sera à nouveau un objet de délibération, puisqu’il sera aussi question de réfléchir collectivement la légitimité des stratégies et tactiques retenues, entre autres en fonction de leur efficacité anticipée. Le type d’action collective et individuelle retenu sera d’autant plus légitime, selon les normes de la théorie de la politique délibérative, que la décision sera le résultat d’une délibération.

Conclusion : au-delà de la délibération

En résumé, j’ai essayé de discuter dans ce texte et dans celui de 2007 sur le même sujet, de la difficulté ou même du refus de la philosophie politique libérale de reconnaître que la « violence » des mouvements sociaux pouvait être non seulement compatible avec la politique délibérative, mais parfois même nécessaire pour lancer une délibération et en assurer un déroulement juste et équitable. Ce faisant, j’ai voulu expliquer (dans le premier texte) que si c’est la délibération qui fonde la légitimité politique d’un processus collectif de prise de décision, les partisans de la politique délibérative devaient accepter au moins deux situations conflictuelles : (1) lorsque les institutions officielles ne pratiquent pas la délibération, elles deviennent des cibles légitimes d’actions collectives pour les forcer à s’engager dans un processus délibératif avec les contestataires ; (2) lorsque des mouvements sociaux ont recours à des actions de perturbation impliquant une certaine « violence », il ne faut pas les critiquer sans avoir évalué si la décision de ce type d’actions est le résultat d’un processus délibératif, et donc d’un processus décisionnel légitime (à l’inverse, des mouvements sociaux peuvent imposer à leurs « troupes » la non-violence, mais de manière autoritaire et coercitive, avec un service d’ordre par exemple, ce qui contrevient aux critères de légitimité de la politique délibérative et participative). Ainsi, les mobilisations des mouvements sociaux « radicaux » peuvent et devraient être intégrées dans la théorie libérale de la politique délibérative, même lorsqu’il ne s’agit pas d’un « activisme délibératif » qui se veut « loyal » aux principes délibératifs et au système libéral[30].

Je cherchais en quelque sorte à réconcilier la Théorie critique de l’École de Francfort de la deuxième génération, soit le modèle délibératif d’Habermas, avec des préoccupations propres à la génération précédente de la Théorie critique, à laquelle participait Herbert Marcuse et qui prenait très au sérieux les actions les plus turbulentes menées par les mouvements sociaux progressistes et radicaux, de type libertaires. Enfin, je reste convaincu qu’il importe d’un point de vue normatif de porter attention aux pratiques internes des forces contestatrices, et à leur mode d’organisation et leur processus de prise de décision (au-delà de l’impact possible des actions manifestantes sur les délibérations officielles, ou qui ont cours dans « l’espace public »). Cet effort nous aide, précisément, à comprendre quel est l’esprit politique de ces actrices et ces acteurs. Cette démarche, motivée par un désir de débattre avec des philosophes libéraux, m’a sans doute amené à accorder trop de bonne intention aux élites libérales, et à investir trop d’espoir dans la théorie libérale de la politique délibérative.

Dans ce second texte, j’ai tenté de prendre une distance critique plus grande à l’égard du libéralisme et des élites libérales, pour réfléchir à la pertinence d’intégrer néanmoins les mobilisations sociales dans le cadre théorique de la politique délibérative. Cette réflexion, stimulée par les commentaires critiques exprimés au sujet de mon premier texte, m’a amené à distinguer notamment l’impact des mobilisations sociales sur les débats publics et les proto-délibérations, plutôt que sur les délibérations elles-mêmes, mais aussi et surtout de développer mes propos au sujet de la multiplicité des délibérations et des arènes de délibération. Contrairement à ce que pouvait laisser entendre mes propos dans le premier texte, je pense ici qu’il ne faut pas seulement réfléchir aux rapports entre l’élite et les mouvements contestataires comme un face-à-face qui pourrait éventuellement aboutir à une délibération entre ces deux partis. Il faut plutôt prendre conscience de la multiplicité des rapports sociaux, c’est-à-dire comprendre les processus délibératifs comme étant influencés et survenant dans des rapports directs entre les élites et les mouvements sociaux, mais aussi filtrés et traduits par les médias, et enfin dans des rapports complexes entre les différents espaces publics et les différents publics.

Enfin, il m’importe de conclure en rappelant l’évidence : la valeur des mouvements sociaux et de l’action directe ne doit pas nécessairement ni toujours être évaluée selon les critères de la politique délibérative, et encore moins selon les critères de la rationalité libérale et de sa définition du « bien commun ». La justice, la liberté et l’égalité, mais aussi la solidarité, peuvent être défendues par des actions collectives et individuelles qui ne s’inscrivent pas dans un processus délibératifs et qui n’en ont pas la prétention[31] ; et les capacités de mobilisation d’un mouvement social ne dépendent pas toujours de ses pratiques délibératives[32]. Il peut être tout à fait légitime pour des mouvements sociaux, y compris évidemment pour des anarchistes, de refuser par principe de participer à toute délibération qui implique de discuter avec des élites politiques, économiques ou culturelle, ou des représentants des classes dominantes de systèmes injustes (capitalisme, racisme, patriarcat)[33]. Dans un communiqué, un Black Bloc déclarait ainsi : « Nous ne cherchons pas à trouver une place au sein des discussions entre les maîtres du monde, nous voulons qu’il n’y ait plus de maîtres du monde[34]».

C’est d’ailleurs le principal problème de la théorie libérale de la politique délibérative, à savoir de croire qu’une délibération peut être juste dans un « monde injuste »[35] et dominé par des maîtres, élus ou non. Plusieurs des « publics subalternes » savent qu’il n’y a rien à attendre du libéralisme, et donc rejettent l’idée qu’il puisse y avoir une délibération rationnelle et raisonnable au sujet du « bien commun » avec l’élite libérale. On préfère alors définir la démocratie comme l’exercice par le peuple ou la plèbe de sa capacité d’agir, y compris par les mobilisations collectives et l’insurrection. Cette « démocratie sauvage » ou cette « expérience plébéienne » qui ouvre une « brèche » dans l’ordre social[36] apparaît souvent aux yeux des élites, y compris aux yeux des philosophes libéraux, comme une action spontanée et plutôt irrationnelle. Or les études sociologiques démontrent que bien souvent, des discussions et des délibérations informelles ou formelles ont eu lieu dans le peuple, avant qu’il ne passe à l’action[37].