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Dans ses anciens écrits destinés à l’éducation des enfants, Plutarque enseignait ceci : « Le repos est l’assaisonnement du travail. » S’il devait porter un jugement sur notre époque, il est à craindre qu’il dirait de nos vies qu’elles manquent encore cruellement de saveur ! De fait, sous l’impulsion de la compétitivité économique, le monde du travail subit des transformations majeures qui impactent de différentes manières la santé, la sécurité et la dignité des salariés.

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication constituent de puissants moteurs de productivité, certes, mais aussi d’une certaine aliénation en ce qu’elles permettent une ingérence insidieuse dans la vie privée des salariés, brouillant furtivement les frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle. La santé mentale au travail soulève dorénavant des enjeux cruciaux, non seulement parce que les atteintes prennent souvent racine dans l’organisation même du travail, mais aussi parce que la main-d’oeuvre compte de plus en plus de salariés dont la santé mentale se trouve fragilisée par un environnement où l’adaptation des tâches et des conditions de travail est perçue comme un obstacle à la productivité. Les entreprises, avides d’une flexibilité toujours plus grande, sont alors tentées de faire appel à une main-d’oeuvre externe dont elles peuvent disposer à leur gré, tout en se soustrayant aux responsabilités sociales qui devraient autrement leur incomber à titre d’employeurs. Ces salariés temporaires, dont le statut est souvent marqué par une grande précarité, voient ainsi leur santé et leur sécurité mises en péril par la structure tripartite d’une relation d’emploi où l’obligation de protection inhérente au statut d’employeur est soudainement sublimée.

À travers ces nouvelles contraintes se profile la difficile conciliation entre les droits fondamentaux du salarié, d’une part, et les pouvoirs de l’employeur, d’autre part, ce dernier disposant d’une autorité et d’une capacité d’organisation clairement affirmées par le droit du travail. En filigrane se pose la question du rôle de l’État dans le rétablissement d’un certain équilibre entre des acteurs au pouvoir économique inégal. Ces questions soulèvent un contentieux important un peu partout dans le monde, et la France et le Québec n’y échappent pas. Un regard croisé sur les réalités de l’une et l’autre permet de mettre en lumière les difficultés communes, mais aussi les solutions novatrices apportées des deux côtés de l’Atlantique.

C’est dans cette perspective que la Faculté de droit de l’Université Laval, au Québec, en collaboration avec l’Université Lille 2 Droit et Santé, en France, a été l’hôte d’une rencontre scientifique les 15 et 16 juin 2012, afin de susciter la discussion et de nourrir la réflexion autour de trois problématiques à la fois distinctes, par leur nature, mais interreliées par leurs effets :

  1. « La surveillance du salarié : les frontières entre la vie professionnelle et la vie privée » ;

  2. « Le travail et la santé mentale : les droits et obligations de l’employeur et du salarié » ;

  3. « La sous-traitance et les relations tripartites : les impacts sur la protection de la santé, de la sécurité et de la dignité du salarié ».

Cette rencontre s’inscrivait dans la foulée d’un premier symposium tenu à Lille en juin 2009, qui avait pour thème l’obligation française de reclassement et l’obligation québécoise d’accommodement à l’égard du salarié handicapé. Le succès de cet événement, qui réunissait des participants issus des milieux juridique, syndical, patronal et politique ainsi que du réseau de la santé, avait confirmé la pertinence de poursuivre et de pousser plus loin la recherche en droit/santé/travail dans une perspective pluridisciplinaire et comparative. Le débat d’idées s’est donc poursuivi à Québec, où des acteurs des milieux patronaux, syndicaux et de la recherche se sont penchés sur la nécessaire prise en considération des droits fondamentaux du travailleur dans l’élaboration des politiques publiques et des décisions d’entreprises, au regard des trois problématiques ciblées.

Le rendez-vous de Québec et les textes qui en ont résulté ont été rendus possibles grâce à une généreuse subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) obtenue par l’entremise du programme Aide aux ateliers et aux colloques de recherche au Canada, et à la contribution de partenaires tels que le Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), organisme financé par le Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC), le Centre de recherche Droits et perspectives du droit, ainsi que les facultés de droit de l’Université Laval et de l’Université Lille 2 Droit et Santé.

Les Cahiers de droit nous offrent aujourd’hui une tribune de choix pour diffuser le fruit de ces réflexions croisées. Le présent numéro thématique regroupe les textes produits par les auteurs des communications de la rencontre scientifique de juin 2012, auxquels se sont ajoutés quelques articles liés aux thèmes étudiés dans une perspective française ou québécoise, à la suite d’un appel de manuscrits lancé pour l’occasion.

La première série de textes porte sur le droit à la vie privée du salarié et les atteintes que l’employeur est susceptible d’y porter dans l’exercice de son pouvoir de direction. Christian Brunelle et Mélanie Samson démontrent que les bases du droit fondamental à la vie privée sont fortement ébranlées par la tendance des tribunaux québécois à admettre une preuve, même obtenue en violation des droits fondamentaux du salarié, dès lors qu’elle révèle, a posteriori, un acte de déloyauté. Pour leur part, Geneviève Beaudin et Stéphane Fillion soutiennent que la recherche de la vérité doit outrepasser toute autre considération, sous peine de discréditer l’administration de la justice. Bernard Bossu et Alexandre Barège nous livrent le point de vue français et posent la question des limites aux contrôles que l’employeur peut exercer sur ses salariés, alors que la surveillance de ces derniers est rendue pratiquement invisible par l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Finalement, les enjeux juridiques du télétravail (à partir du domicile) et de ses conséquences sur la santé et la dignité des salariés nous sont présentés par Johanne Drolet et Karim Lebnan, du côté québécois, et par Isabelle Desbarats, du côté français.

La deuxième série de textes est consacrée à la santé mentale au travail et aux réticences du marché du travail à prendre la pleine mesure de ses différentes facettes. Annick Desjardins et Céline Giguère mettent en lumière les lacunes de l’encadrement juridique québécois au regard de la protection de la santé mentale au travail et plaident pour une approche systémique. Anne-Marie Laflamme et Maude Bégin-Robitaille démontrent que l’intégration et le maintien en emploi des salariés souffrant de troubles mentaux sont possibles, pour peu que les milieux de travail s’affranchissent des préjugés et acceptent de s’adapter aux besoins et aux capacités de ces personnes, ouvrant ainsi la voie à la prévention primaire. Céline Czuba et Paul Frimat, dans un texte joignant des considérations juridiques et médicales, nous montrent comment les risques psychosociaux sont pris en considération par la médecine du travail mais aussi par le droit français, sous l’impulsion de l’obligation de sécurité, qui est une obligation dite de résultat. Sophie Fantoni-Quinton complète ce tableau par une étude du droit français de l’inaptitude et de ses limites, lorsque la santé mentale est en jeu.

Finalement, la troisième série de textes souligne les risques que posent les relations de travail tripartites pour la santé, la sécurité et la dignité des travailleurs, tout en proposant des pistes de solution. Anne Pineau expose comment l’impartition et le recours à des agences de travail temporaire, non réglementées au Québec, permettent aux employeurs de se soustraire impunément à leurs obligations. À cet égard, le droit français paraît riche d’enseignements. Stéphanie Abellard et Pierre-Yves Verkindt nous montrent en effet comment l’encadrement juridique français participe à la réduction des risques que posent la sous-traitance et les autres formes de mise à disposition de personnel pour la santé et la sécurité au travail. Laurence-Léa Fontaine soutient ainsi que le législateur québécois gagnerait à s’inspirer du modèle français qui régule les agences de placement de personnel, offrant conséquemment un rempart contre l’exploitation d’une main-d’oeuvre particulièrement vulnérable.

En cette ère où l’économie mobilise toute l’attention, nous aimons croire que la lecture de ces textes originaux stimulera la recherche de solutions concertées et empreintes du souci d’atteindre un meilleur équilibre entre l’obligation impérieuse de préserver la santé, la sécurité et la dignité des salariés, d’une part, et la quête de productivité des entreprises, d’autre part. Il s’agit là d’un arbitrage nécessaire afin que le maintien de la compétitivité économique contribue davantage à servir qu’à … asservir !