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Facilitée par l’apparition de nouvelles technologies et le développement technique, la surveillance et les enjeux légaux qui peuvent en découler font désormais partie de la réalité d’aujourd’hui, et ce, particulièrement dans le contexte des relations de travail. En effet, l’employeur a maintenant à portée de main un éventail de moyens de surveillance de ses salariés, tels la filature, les caméras, les enregistrements de conversations, les systèmes de localisation par GPS ou encore les médias sociaux.

La question de la recevabilité d’un élément de preuve obtenu par de tels moyens de surveillance attire de plus en plus fréquemment l’attention des tribunaux. Ces derniers doivent alors effectuer un exercice par lequel sont soupesés, d’une part, le droit à la vie privée d’un individu dans le contexte spécifique des relations de travail et, d’autre part, la recherche de la vérité, à savoir si l’individu en question a respecté les obligations qui lui incombent à titre de salarié, que ce soit en vertu de son contrat de travail ou de la loi.

C’est d’ailleurs cette balance entre le respect des droits et libertés fondamentaux et la recherche de la vérité dans le système de droit québécois que le législateur a voulu refléter en adoptant, en 1994, l’article 2858 du Code civil du Québec[1], lequel est libellé comme suit :

Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Il n’est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu’il s’agit d’une violation du droit au respect du secret professionnel.

Antérieurement à l’adoption de cet article, la règle était que toute preuve pertinente par rapport au litige était recevable, peu importe le moyen par lequel elle était obtenue. Le seul fait que l’élément de preuve avait été obtenu en violation d’un droit ou d’une liberté fondamentale ne suffisait pas à mener au rejet de celui-ci[2]. Il faut donc retenir que, par l’introduction de l’article 2858 C.c.Q., le législateur est venu tempérer, à l’aide de certaines balises, la règle d’admissibilité générale[3] dans des situations où l’élément de preuve qu’une partie souhaite introduire a été obtenu en violation des droits et libertés fondamentaux.

Par ailleurs, bien que, suivant les commentaires du ministre de la Justice, l’article 2858 C.c.Q. s’inspire de l’article 24 (2) de la Charte canadienne des droits et libertés[4], il serait néanmoins erroné de lui conférer une application aussi rigide, cette dernière disposition trouvant généralement application dans des contextes de droit pénal où les enjeux, comme nous en discuterons plus loin, diffèrent du droit civil. Ainsi, ce qui se verra prohibé dans un contexte pénal au nom de l’équité du procès pourra être déclaré admissible dans le contexte de litiges civils[5].

Il ressort du libellé même de l’article 2858 C.c.Q. que pour qu’un élément de preuve soit rejeté, même d’office, les deux conditions suivantes doivent nécessairement être réunies :

  1. l’élément doit avoir été obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux ; et

  2. son utilisation doit être susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Malgré le libellé clair de l’article 2858 C.c.Q., nous constatons que, dans nombre de décisions rendues dans le contexte de la relation employeur-employé, les tribunaux ont concentré leur analyse sur la première de ces deux conditions. De fait, dans certains cas, des tribunaux ou décideurs ont même conclu au rejet d’un élément de preuve obtenu dans des conditions portant atteinte à un droit fondamental ou à une liberté fondamentale, sans même procéder à l’analyse de la seconde condition, soit la déconsidération de la justice[6]. Une telle façon de faire nous apparaît clairement contraire aux règles édictées à la fois par l’article 2858 C.c.Q. et par les enseignements des tribunaux supérieurs. Heureusement, comme nous en traiterons plus amplement dans les lignes qui vont suivre, nous observons une tendance récente des tribunaux à revenir au libellé de l’article 2858 C.c.Q., à l’objectif de recherche de la vérité caractéristique du système civil québécois, ainsi qu’aux enseignements de la Cour d’appel[7].

Considérant ce qui précède, nous croyons utile, en premier lieu, d’analyser les conditions d’application de l’article 2858 C.c.Q., spécialement dans le cas de l’obtention d’un enregistrement vidéo à la suite d’une filature. Nous ferons, en deuxième lieu, un bref survol de l’application de cette disposition par les tribunaux dans le contexte d’utilisation d’autres méthodes de surveillance. En troisième et dernier lieu, nous conclurons en examinant certaines considérations d’ordre pratique en rapport avec l’administration d’une telle preuve par un employeur.

1 Les conditions d’application de l’article 2858 du Code civil du Québec

1.1 Une atteinte à un droit fondamental ou à une liberté fondamentale

D’emblée, précisons que le droit devant avoir fait l’objet d’une atteinte ne doit pas nécessairement être le droit à la vie privée. Dans certains cas, les salariés ont effectivement invoqué le droit à la dignité ou à l’intégrité de la personne prévus respectivement par les articles 1 et 4 de la Charte des droits et libertés de la personne. Le droit à la vie privée demeure néanmoins le droit le plus susceptible d’être invoqué dans un contexte de surveillance par un employeur.

Le droit à la vie privée, rappelons-le, est prévu par l’article 5 de la Charte québécoise. De plus, les articles 3, 35 et 36 C.c.Q. précisent ce qui suit quant au droit à la vie privée :

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

[…]

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants :

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit ;

2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée ;

3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés ;

4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit ;

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public ;

6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

Une atteinte au droit à la vie privée implique nécessairement l’existence préalable d’une expectative raisonnable de vie privée. Dans le contexte d’une relation d’emploi, il est possible de distinguer deux situations, soit la surveillance effectuée sur les lieux du travail et celle qui l’est en dehors desdits lieux. Selon la jurisprudence, bien que le lien de subordination existant entre un employeur et un employé ne permette pas d’inférer un consentement du salarié à toute atteinte à sa vie privée, il serait tout aussi faux d’affirmer qu’un salarié bénéficie d’un droit absolu à la protection de sa vie privée, et ce, même en dehors de ses heures normales de travail. En effet, il ne peut être considéré que le lien de confiance nécessaire entre un salarié et son employeur est tout simplement interrompu au moment où celui-ci franchit les portes de l’entreprise à la fin de sa journée de travail. En d’autres termes, l’obligation de loyauté qui incombe au salarié[8] perdure au-delà des limites physiques de son lieu de travail et il ne peut s’y soustraire à tout coup en invoquant la sphère de sa vie privée.

Relativement aux critères d’application de l’article 2858 C.c.Q. et aux principes balisant le droit à la vie privée dans le contexte des relations de travail, l’arrêt Bridgestone de la Cour d’appel du Québec demeure la référence. Dans cette affaire, en raison notamment de plusieurs contradictions décelées dans le comportement et les déclarations du salarié ayant subi un accident du travail, l’employeur a décidé de procéder à une filature afin de vérifier la concordance des souffrances alléguées et la réalité. La filature, menée lors de trois journées non consécutives, montre le salarié allant chercher son fils à la garderie, arrachant des mauvaises herbes sur son terrain ou se déplaçant dans la ville. Parmi les images ainsi captées, il est possible d’apercevoir le salarié exerçant des mouvements incompatibles avec les souffrances alléguées et effectuant diverses activités sans signe de douleur, d’inconfort ou de réticence. À la suite de cette découverte, l’employeur le congédie, lui reprochant d’avoir menti afin de prolonger son congé. Le congédiement est confirmé par l’arbitre ainsi que par la Cour supérieure, en révision judiciaire. Parmi les moyens d’appel du syndicat, celui-ci déplore la réception en preuve de bandes vidéo, soutenant que celles-ci étaient inadmissibles puisqu’elles avaient été obtenues en violation du droit à la vie privée du salarié.

Dans une opinion rendue sous la plume du juge LeBel, la Cour d’appel, tout en concluant que la surveillance d’un salarié à l’extérieur de l’établissement constitue, à première vue, une atteinte au droit à la vie privée, précise néanmoins qu’il serait faux de conclure qu’une telle surveillance soit en tout temps illicite. Selon la Cour d’appel, le droit à la vie privée n’est pas absolu et peut être soumis à des restrictions raisonnables. Ainsi, une procédure de surveillance d’un salarié à l’extérieur de l’établissement ne constituera pas une violation du droit à la vie privée de ce dernier si les conditions suivantes sont respectées :

  • elle est justifiée par des motifs rationnels ;

  • elle est conduite par des moyens raisonnables ;

  • elle apparaît comme nécessaire pour vérifier le comportement du salarié ;

  • elle est menée de la façon la moins intrusive possible.

Quant à l’existence de « motifs rationnels », mentionnons que l’employeur doit posséder lesdits motifs avant de s’engager dans la surveillance de son salarié. Un motif sera rationnel s’il permet de douter légitimement de l’honnêteté du salarié, de par ses paroles ou ses comportements ou les deux à la fois, tout en ayant à l’esprit qu’une relation de confiance est essentielle à toute relation d’emploi.

Pour ce qui est des « moyens raisonnables », il est généralement reconnu qu’une filature effectuée de manière ponctuelle sera considérée comme raisonnable par opposition à une filature effectuée de manière longue et continue, qui est beaucoup plus susceptible d’être déclarée abusive. Concernant le lieu de la surveillance, précisons qu’une filature réalisée dans un lieu public, où l’activité effectuée par le travailleur aurait pu être constatée par toute personne, sera considérée comme raisonnable par opposition à la filature effectuée par intrusion dans un domicile privé, beaucoup plus susceptible de constituer une atteinte à la vie privée du salarié. Malgré tout, il demeure que le droit à la vie privée n’est pas défini selon un territoire précis. Un décideur saisi de la question devra donc évaluer les attentes qu’une personne raisonnable pourrait légitimement avoir selon le lieu où elle se trouve. Plus le lieu pourra être considéré comme relevant du domaine public, moindres seront les attentes raisonnables que le salarié sera justifié d’entretenir.

Enfin, si ces deux critères sont satisfaits (motifs rationnels et moyens raisonnables), la surveillance en cause ne constituera pas une atteinte à un droit fondamental ou à une liberté fondamentale. Par conséquent, il n’y aura pas lieu de passer à la seconde étape du test en vertu de l’article 2858 C.c.Q., soit la déconsidération de l’administration de la justice. Les éléments de preuve contestés devront dès lors être déclarés admissibles. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle en est venu le juge LeBel dans l’arrêt Bridgestone.

Dans le cas contraire, la surveillance du salarié constituera une atteinte illicite à son droit à la vie privée. Il est toutefois primordial de rappeler que ce constat, à lui seul, n’est pas suffisant pour conclure au rejet de la preuve en vertu de l’article 2858 C.c.Q. Au contraire, le décideur devra alors passer à la seconde étape du test, soit déterminer si l’utilisation de l’élément de preuve en cause est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

1.2 La déconsidération de l’administration de la justice

Dans l’arrêt Bridgestone, le juge LeBel, concluant que la preuve n’avait pas été obtenue dans des conditions qui portaient atteinte aux droits et libertés fondamentaux, a limité son analyse au premier critère de l’article 2858 C.c.Q. Tout en souscrivant d’emblée à l’opinion de son confrère, le juge Baudouin a malgré tout tenu à préciser, dans ses motifs complémentaires, que même si la Cour d’appel avait conclu que la preuve avait été obtenue à la suite d’une violation illicite des droits du salarié, ladite preuve aurait néanmoins dû être admise puisque son admission n’aurait pas déconsidéré l’administration de la justice, échouant ainsi à la seconde étape du test.

De surcroît, le juge Baudouin s’est dit d’avis que c’est plutôt l’exclusion des enregistrements vidéo en cause qui aurait déconsidéré l’administration de la justice en « permettant indirectement à un fraudeur d’invoquer […] sa propre turpitude[9] ». Le juge Baudouin a également souligné la prudence dont devaient faire preuve les tribunaux civils dans l’application de l’article 2858 C.c.Q. par opposition à l’article 24 (2) de la Charte canadienne, considérant que les exigences, les enjeux et les philosophies propres au droit criminel diffèrent de ceux qui règnent en droit civil.

Étrangement, ces motifs du juge Baudouin sont rarement cités dans les décisions traitant de l’admissibilité en preuve d’un enregistrement vidéo ou d’un autre élément de preuve similaire. Cela explique, vraisemblablement, pourquoi nous nous retrouvons, à l’occasion, devant des décisions ayant exclu un élément de preuve sans même avoir examiné la question de la déconsidération de l’administration de la justice.

Que nous examinions les motifs du juge Baudouin ou les termes mêmes de l’article 2858 C.c.Q., il nous apparaît clair qu’un élément de preuve, même obtenu par des moyens illégaux, doit être déclaré admissible dans la mesure où son admission en preuve ne déconsidère pas l’administration de la justice. Dans bien des cas, ce sera plutôt l’exclusion d’un tel élément de preuve qui entraînera une déconsidération de l’administration de la justice aux yeux de la personne raisonnable, en empêchant que justice soit rendue. C’est d’ailleurs dans cette optique que les tribunaux québécois ont conclu, à maintes reprises, que la recherche de la vérité doit primer. En effet, elle est, et se doit de le demeurer, l’objectif fondamental du système de justice du Québec.

Certains diront que la primauté de la recherche de la vérité a pour conséquence de banaliser l’importance des droits fondamentaux, dont la protection de la vie privée de l’individu. Cependant, il importe de ne jamais perdre de vue les contextes dans lesquels sont soulevées généralement les objections à la preuve alléguant violation du droit à la vie privée. Fréquemment, ces objections apparaissent dans des dossiers où des comportements malhonnêtes, voire frauduleux, sont allégués et où l’élément de preuve contesté (généralement un enregistrement vidéo) permettrait de trancher le litige et de rendre justice. L’obligation d’honnêteté du salarié étant un des piliers de la relation liant le salarié à son employeur, il n’est guère surprenant que les tribunaux québécois aient conclu que le droit à la vie privée ne doit pas être utilisé pour dissimuler ce qui, dans les faits, est inacceptable.

Le juge Baudouin, dans l’arrêt Bridgestone, n’a d’ailleurs pas été le premier à se pencher sur la question de savoir ce qui déconsidérerait le plus l’administration de la justice entre l’admission ou l’exclusion d’une preuve qui, tout en portant potentiellement atteinte à un droit, permet à un tribunal de découvrir la vérité pouvant mener à la solution du litige. En effet, dès 1995, dans l’arrêt Lapointe où il était question de l’admissibilité en preuve de l’enregistrement d’une conversation entre un garde et un détenu préparant une simulation d’accident de travail, la Cour d’appel, sous la plume du juge Gendreau, indiquait ce qui suit :

Je ne peux, en effet, me convaincre qu’il serait dans l’intérêt public qu’un individu bénéficie d’un régime d’indemnisation auquel il n’a pas droit parce que l’on exclurait une preuve, par ailleurs pertinente et convaincante, qui établit qu’il a manoeuvré, avec la complicité d’un tiers, pour obtenir illégalement une indemnisation. Ce serait faire injure à tous les travailleurs et employeurs qui contribuent à maintenir ce fonds à l’avantage et pour la protection des vraies victimes[10].

Devant la primauté de la recherche de la vérité, est-ce à dire qu’un élément de preuve ne pourra jamais être exclu ? L’arrêt Ville de Mascouche fournit une réponse négative à cette question. Dans cette affaire, le juge Gendreau est d’abord venu largement distinguer l’interprétation devant être faite de l’expression « déconsidérer l’administration de la justice » selon le contexte pénal ou civil de l’affaire. Les deux domaines de droit n’étant pas gouvernés par la même finalité, ils ne comportent pas non plus les mêmes garanties. Contrairement à un procès pénal, les deux parties à un procès civil sont présumées sur un pied d’égalité et peuvent, l’une et l’autre, être contraintes de témoigner.

Rappelons que, dans cette affaire, une objection à la recevabilité en preuve d’enregistrements de conversations téléphoniques captées à l’insu de leurs interlocuteurs était débattue. Le voisin de la salariée, à l’époque une employée de la Ville, avait enregistré les conversations téléphoniques de celle-ci au moyen d’un balayeur d’ondes pendant cinq semaines, sur l’heure du midi et le soir, alors que la salariée parlait au téléphone de son domicile. La Cour a conclu qu’il s’agissait là d’un cas évident de violation de la vie privée de la salariée. En effet, il est clair que celle-ci pouvait raisonnablement s’attendre que ses conversations privées, entretenues du téléphone sans fil de sa résidence privée et en dehors de ses heures de travail, demeurent privées et ne soient pas interceptées par quiconque.

Selon le juge Gendreau, l’article 2858 C.c.Q. a pour objet d’introduire une règle d’exclusion en vue de protéger la valeur supérieure qu’est l’intégrité du système de justice civile. Relativement au critère de la déconsidération de la justice, le juge ajoute notamment ce qui suit :

Le procès civil est un débat contradictoire conduit selon des règles qui en assurent l’équité et l’efficacité devant un tribunal indépendant et impartial et au terme duquel sont départagés les droits et obligations des parties généralement privées. La recherche de la vérité est donc au coeur du procès civil et toutes les normes édictées en vue de son déroulement visent à en assurer le dévoilement ou la manifestation[11].

Toujours relativement au second critère, la Cour d’appel précise que le décideur devra procéder à ce qui s’avère finalement un test de pondération entre deux valeurs, soit la protection des droits fondamentaux et la recherche de la vérité, et ce, sans se préoccuper, à ce stade, de la réparation du droit violé. Seront considérés la gravité de la violation, l’objet visé par la contravention, soit l’intérêt et la motivation de son auteur et le but poursuivi ou la finalité de celle-ci, de même que les modalités de réalisation de la violation, comme le lieu de la filature et la récurrence de celle-ci. Le test élaboré par le juge Gendreau se résume, sous sa forme la plus simple, à la question suivante : « La gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l’intérêt juridique de l’auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu’il serait inacceptable qu’une cour de justice autorise la partie qui l’a obtenue de s’en servir pour faire valoir ses intérêts privés[12] ? »

Plus récemment, en 2007, la Cour d’appel, dans l’arrêt Bellefeuille c. Morisset[13], est venue confirmer le test établi par le juge Gendreau dans l’arrêt Ville de Mascouche. Dans cette affaire, la salariée avait usé d’un stratagème l’ayant menée à découvrir que son ex-employeur donnait de faux renseignements aux employeurs potentiels qui l’appelaient afin d’obtenir des références. La conversation avait été enregistrée à l’insu de la représentante de l’employeur et ce dernier s’opposait à l’admissibilité en preuve de ces enregistrements.

La Cour d’appel a réitéré que l’article 2857 C.c.Q. a pour objet de promouvoir la recherche et l’atteinte de la vérité, principe fondamental du système québécois de preuve civile. L’article 2858 C.c.Q. y constitue une exception qui, pour trouver application, doit réunir deux conditions qui sont cumulatives. Dans cette affaire, aucun droit n’avait été violé puisque la représentante de l’employeur se trouvait simplement à donner des renseignements sur son ex-employée à un interlocuteur. Il ne s’agissait pas d’une atteinte à la vie privée de l’interlocutrice et, contrairement à ce qui était allégué par l’employeur, les articles 6 et 7 C.c.Q. relatifs à l’obligation de bonne foi ne sont pas, selon la Cour, assimilables à un droit fondamental au sens de l’article 2858 C.c.Q. La preuve aurait dès lors pu être admise certes, mais la Cour d’appel a poursuivi son analyse en statuant que, même s’il y avait eu violation, la preuve ainsi obtenue n’aurait pas été susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. À cet égard, la Cour d’appel s’est dite d’avis que ce serait plutôt le rejet de cet élément de preuve qui risquerait de la déconsidérer dans la mesure où il permettrait à l’auteur d’un acte potentiellement fautif de cacher celui-ci et d’empêcher le bon fonctionnement du système juridique en masquant la vérité. La recherche de la vérité demeurant l’objectif primordial d’un procès civil, les circonstances n’étaient pas suffisamment graves pour déroger à la règle voulant que toute preuve pertinente soit recevable.

Considérant ces enseignements de la Cour d’appel et le libellé même de l’article 2858 C.c.Q., force nous est d’admettre qu’il n’est pas suffisant de constater qu’un élément de preuve a été obtenu en violation d’un droit fondamental ou d’une liberté fondamentale pour entraîner son exclusion. Au contraire, ce ne sera que dans le cas où l’admission de cet élément déconsidérerait l’administration de la justice qu’il y aura lieu de prononcer son exclusion de la preuve.

La jurisprudence récente semble d’ailleurs avoir pris le virage requis pour respecter à la fois l’article 2858 C.c.Q. et le principe fondamental de la recherche de la vérité. Tout d’abord, dans l’affaire Métro-Richelieu[14], un salarié alléguait avoir subi un accident de travail lui ayant causé une entorse dorsale. Sa supérieure a demandé que le profil d’absence de celui-ci soit examiné. Cette analyse ayant révélé que le salarié s’était curieusement blessé à plusieurs reprises lors de la période de la rentrée scolaire au cours des années précédentes, la supérieure a demandé une procédure de filature soit entreprise. La filature a été effectuée pendant deux périodes distinctes totalisant huit jours et montrant le salarié devant chez lui en train de pelleter, de faire des emplettes et de participer à une randonnée. Les images ainsi captées ont soulevé d’éminentes contradictions entre la réalité et l’état de santé allégué par le salarié qui a été, finalement, congédié.

Lors de l’audition du grief, le syndicat s’est opposé à l’admissibilité en preuve de l’enregistrement vidéo. L’arbitre a statué sur l’objection en s’appuyant sur les principes dégagés par l’arrêt Bridgestone qu’il a résumés de la façon suivante :

Il ressort de ces enseignements que, dans l’analyse d’une objection à l’admissibilité d’une preuve de filature, le tribunal doit déterminer les éléments suivants :

  1. La surveillance est-elle justifiée par des motifs rationnels, c’est-à-dire existe-t-il un lien entre la mesure prise par l’Employeur et les exigences du bon fonctionnement de son entreprise ? L’Employeur a-t-il des motifs sérieux qui lui permettent de mettre en doute l’honnêteté du comportement du salarié ?

  2. Cette surveillance est-elle conduite par des moyens raisonnables, c’est-à-dire est-elle nécessaire pour la vérification du comportement du salarié et est-elle menée de la façon la moins intrusive possible ?

Si la réponse à ces questions est positive, la Cour d’appel reconnaît le droit de l’employeur de procéder à la surveillance de son salarié et la preuve sera jugée recevable.

Si la réponse est négative, un troisième élément, issu de l’article 2858 du Code civil du Québec, doit être analysé par l’arbitre : est-ce que la réception de cette preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice[15] ?

Ce qui distingue cette décision de la majorité de la jurisprudence est que l’arbitre conclut que les enregistrements ont été obtenus en violation du droit à la vie privée du travailleur, jugeant qu’une simple impression de l’employeur était insuffisante pour justifier la filature du salarié. Selon l’arbitre, le doute soulevé par les absences antérieures du salarié à la période de la rentrée scolaire était insuffisant. Compte tenu de cette conclusion, l’arbitre a examiné la question de la déconsidération de l’administration de la justice. Il a conclu que l’admission en preuve des enregistrements vidéo n’aurait pas pour effet de déconsidérer l’administration de la justice puisqu’il n’y avait pas eu de mauvaise foi de l’employeur, que la filature n’avait pas été effectuée sur une base continue et qu’elle avait été menée dans des lieux publics. De l’avis de l’arbitre, ce serait plutôt le fait de refuser cette preuve qui aurait pour conséquence de déconsidérer l’administration de la justice, considérant l’atteinte limitée au droit à la vie privée dans les circonstances et l’importance de la recherche de la vérité dans le système judiciaire québécois.

De façon similaire, dans l’affaire Ultramar[16], le salarié avait fait l’objet d’une filature après avoir été victime d’un accident de travail lui causant une entorse lombaire. Les doutes de l’employeur découlaient des circonstances entourant l’accident, soit notamment le fait qu’il n’y avait pas de témoin, que l’accident était survenu en début de semaine, que le salarié présentait un problème d’absentéisme et que le médecin avait refusé l’assignation temporaire proposée. Considérant la filature qui montre le travailleur exerçant des activités incompatibles avec l’état de santé allégué, l’employeur l’a congédié pour avoir simulé un accident de travail et avoir profité indûment du régime d’indemnisation de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST).

Lors de l’audition, le syndicat s’est opposé au dépôt en preuve de l’enregistrement vidéo alléguant que l’employeur n’avait pas de motifs raisonnables et qu’il disposait de moyens alternatifs pour vérifier la véracité de la blessure du salarié. L’arbitre a conclu que l’employeur avait bel et bien des doutes, mais que ceux-ci ne dépassaient pas l’intuition et ne constituaient pas des motifs sérieux. La filature menée par l’employeur constituait ainsi une atteinte illicite au droit à la vie privée du travailleur. Il n’était donc pas nécessaire pour l’arbitre d’examiner la raisonnabilité des moyens utilisés et ce dernier pouvait procéder directement à l’analyse de la déconsidération de l’administration de la justice.

À cette seconde étape, l’arbitre a considéré que l’objectif visé par l’employeur, soit la détection d’une fraude, constituait une valeur importante et que l’exclusion des enregistrements vidéo serait susceptible de déconsidérer l’institution qu’est l’arbitrage. L’arbitre a rappelé, à cet égard, que la recherche de la vérité demeure l’objet principal du système de justice civile et en constitue une valeur fondamentale. Après considération des modalités de la contravention, tel que le fait que la filature avait été tenue dans un lieu privé visible par le public, soit devant sa résidence, et qu’elle avait été effectuée sur une base ponctuelle, l’arbitre a rejeté l’objection syndicale. Selon lui, une violation sera considérée d’une gravité importante lorsqu’elle s’exercera de façon systématique et dans un lieu privé non visible par le public, ce qui n’était pas le cas de la trame factuelle présentée devant lui. L’arbitre a terminé son analyse en concluant qu’« [u]ne telle atteinte est un moindre mal par rapport à l’exclusion d’une preuve pertinente qui présente un réel intérêt pour la solution du litige, ce qui est la mission première de l’arbitrage[17] ».

2 D’autres cas d’application

Outre le cas classique de la filature utilisée pour vérifier la véracité d’une blessure alléguée par un employé, plusieurs situations sont susceptibles de motiver un employeur à enquêter au sujet d’un employé afin de s’assurer de la bonne foi de ce dernier. La technologie moderne offre aujourd’hui à l’employeur un éventail de moyens. Nous effectuerons, dans la présente section, un bref survol de certains de ces moyens et analyserons leur impact sur la vie privée des salariés.

2.1 L’utilisation de caméras de surveillance

Dans l’affaire Syndicat des employées et employés de la Société des casinos du Québec — CSN et Société des casinos du Québec inc.[18], l’employeur avait utilisé le système de surveillance par caméra du casino afin de recueillir la preuve ayant mené au congédiement de deux salariés. L’employeur leur reprochait d’avoir accepté des pourboires et d’avoir consulté de l’information à laquelle ils n’avaient pas de droit d’accès. Lors de l’audition du grief, le syndicat s’est opposé au dépôt en preuve des enregistrements vidéo au motif que leur utilisation contrevenait aux dispositions de la convention collective.

Dans cette affaire, l’enquête avait été effectuée après que certaines observations compromettantes et des comportements suspects de la part des plaignants avaient été relatés au chef de service par des préposés à la sécurité. Les dispositions de la convention collective en question prévoyaient qu’une telle utilisation ne devait être faite que de manière exceptionnelle et dans le respect de la vie privée des salariés, ce qui, de l’avis de l’arbitre, avait été le cas en l’espèce. L’arbitre a conclu que l’employeur possédait des motifs raisonnables et était justifié, dans les circonstances, d’utiliser les caméras de surveillance. L’arbitre s’est également dit d’avis que les moyens pris par l’employeur ne déconsidéraient pas l’administration de la justice et il a admis les enregistrements vidéo en preuve.

2.2 La surveillance par satellite et par GPS

Dans l’affaire Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 501 et Provigo Distribution inc.[19], l’employeur avait décidé de mener une enquête après que quelques chauffeurs étaient venus se plaindre que certains de leurs collègues ne travaillaient pas durant la totalité de leurs quarts de travail. Il avait entrepris, par conséquent, d’analyser les données en provenance de son système de satellite lié aux camions de l’entreprise. L’enquête ainsi menée a révélé que le salarié commettait du vol de temps, soit du temps de travail que l’employé utilise à des fins personnelles tout en étant rémunéré, en prolongeant ses pauses et il a été congédié.

Lors de l’audition du grief, le syndicat s’est opposé au dépôt en preuve des données recueillies par le système satellite de l’employeur. L’arbitre a rejeté l’objection syndicale en indiquant, d’une part, que le système ne permettait pas à l’employeur de connaître l’emplacement du camion en temps réel, mais plutôt où il s’était trouvé, rétroactivement, à un moment précis. L’arbitre a interprété l’arrêt Bridgestone en soulignant que la subordination juridique qu’implique le contrat de travail justifiait en principe de permettre une certaine surveillance des employés, pour autant que celle-ci ne soit pas effectuée d’une façon constante et absolue. En fait, l’arbitre ira même jusqu’à dire que les locaux de l’employeur ne sont pas visés par les dispositions relatives au droit à la vie privée des salariés, à l’exception de certains lieux d’ordre plus personnel, tels que les toilettes ou les casiers respectifs.

Dans cette affaire, l’arbitre a considéré que l’employeur avait des motifs raisonnables de se servir des données de son système satellite et qu’il avait utilisé la méthode la moins intrusive possible, en conformité avec les critères établis par l’arrêt Bridgestone. Considérant cette preuve et la démonstration faite par l’employeur que le salarié avait fait de fausses déclarations quant à son temps de travail, l’arbitre a rejeté le grief.

2.3 La surveillance par des outils de travail fournis par l’entreprise

L’employeur peut-il surveiller l’ordinateur ou la ligne téléphonique qu’il fournit à ses salariés ? Plusieurs statistiques démontrent que les employés sont nombreux à passer du temps à naviguer sur Internet alors qu’ils devraient effectuer leur prestation de travail. Ces actes seront généralement considérés comme du vol de temps. Mettre en preuve le contenu du disque dur d’un ordinateur utilisé par le salarié peut, dans ces circonstances, constituer un élément crucial permettant à l’employeur de prouver le temps consacré par l’employé à naviguer sur des sites non liés à son travail.

Les tribunaux seront plus enclins à accepter pareille preuve et à maintenir une sanction disciplinaire imposée à la suite de cette collecte de données lorsque l’employeur se sera préalablement muni d’une politique entourant l’utilisation de l’ordinateur ou du téléphone de l’entreprise et qu’il sera démontré que le salarié fautif était au courant de cette politique ou, à tout le moins, que l’employeur avait pris les moyens raisonnables pour en faire connaître le contenu à ses salariés.

Dans l’affaire Blais et Société des loteries vidéo du Québec inc.[20], le salarié avait été congédié pour avoir utilisé le courrier électronique et le réseau Internet fournis par l’entreprise afin d’obtenir du matériel obscène et d’en distribuer. L’employeur était parvenu à cette découverte après que le système électronique de l’entreprise avait bloqué un courriel du plaignant sous motif qu’il contenait une vidéo trop volumineuse. Lors de l’audition, le plaignant réclamait l’exclusion des courriels en question alléguant que ceux-ci avaient été obtenus en violation de son droit à la vie privée. Statuant sur l’objection de celui-ci, la Commission des relations du travail a conclu que, dans les circonstances, le plaignant ne pouvait pas raisonnablement s’attendre que ses courriels et le contenu de son ordinateur demeurent privés. En effet, ces outils lui étaient fournis par l’employeur, une politique régissant l’utilisation personnelle de ces biens était en place et celle-ci contenait expressément une disposition spécifiant que les employés ne pouvaient prétendre au caractère privé de leurs échanges. Par conséquent, il n’y avait pas eu violation du droit à la vie privée du plaignant.

2.4 La messagerie électronique personnelle

Dans l’affaire Pneus Touchette Distribution inc. c. Pneus Chartrand inc.[21], une enquête menée par l’employeur avait révélé que le salarié avait envoyé plusieurs courriels contenant de l’information confidentielle relativement à l’entreprise de son ordinateur de bureau à son adresse courriel personnelle « Hotmail ». Ces courriels avaient par la suite été transmis à un compétiteur. Afin de parvenir à cette découverte, l’employeur avait utilisé un logiciel permettant de déceler le mot de passe du salarié.

L’atteinte à la vie privée n’ayant pas été contestée dans cette affaire, le litige dont était saisi la Cour supérieure consistait uniquement à examiner l’application de la seconde étape du test de l’article 2858 C.c.Q., soit la déconsidération de l’administration de la justice. La Cour supérieure a conclu que, puisque le salarié avait transmis ses courriels durant ses heures de travail, il ne pouvait pas raisonnablement s’attendre que ses communications demeurent strictement privées. Au surplus, la violation alléguée au droit à la vie privée n’a pas eu pour effet, selon la Cour supérieure, de créer un nouvel élément de preuve, les courriels existant évidemment déjà avant d’être obtenus par l’employeur. Les courriels auraient donc pu être obtenus et déposés en preuve par l’employeur par d’autres moyens légaux.

Le caractère essentiel de la preuve eu égard au dénouement de l’action déposée par l’employeur a également été pris en considération. La Cour supérieure s’est finalement dite d’avis qu’une personne raisonnable, objective et bien informée conclurait que l’administration de la justice serait déconsidérée si la preuve était exclue. Le dépôt en preuve des courriels a, par conséquent, été accepté.

2.5 L’obtention d’un élément de preuve matériel par subterfuge

La question de savoir si un employeur est en droit d’user d’un subterfuge afin d’enquêter sur son salarié a fait l’objet d’une analyse récente par l’arbitre Côme Poulin dans l’affaire Syndicat indépendant des salariés d’Éconauto et Éconauto ltée (1985)[22]. Dans cette affaire, le salarié effectuait du travail à son propre compte, chez lui, en plus du travail effectué chez son employeur. Il violait, par le fait même, la convention collective en vigueur qui interdisait pareille pratique.

Il a été démontré que l’employeur connaissait l’existence du garage que le travailleur avait fait bâtir et qui était annexé à sa résidence. Faisant de prime abord confiance à son salarié, l’employeur n’a décidé d’enquêter qu’après avoir reçu de l’information en provenance d’un compétiteur, à savoir qu’une cliente lui aurait rapporté avoir fait effectuer des réparations directement chez le travailleur avant que sa voiture soit transférée chez lui. Afin de clarifier la situation, l’employeur a envoyé un faux client chez le travailleur. Le faux client a enregistré la conversation qui s’y est tenue durant laquelle le salarié, tout en réparant l’automobile, affirmait vouloir s’établir une aussi bonne clientèle que celle de son employeur. L’arbitre a conclu qu’il n’y avait eu ni violation du droit à la vie privée du salarié, ni déconsidération de l’administration de la justice. Comme l’employeur n’avait aucune solution de rechange lui permettant de mener une telle enquête externe afin de découvrir le pot aux roses, il n’avait donc pas violé de droit à la vie privée du salarié.

2.6 Les médias sociaux

Les réseaux sociaux, phénomène en perpétuelle expansion, peuvent-ils être considérés comme relevant du domaine privé ? Dans l’affaire Landry et Provigo Québec inc. (Maxi & Cie)[23], de façon un peu inusitée, c’était au tour de l’employeur de réclamer l’exclusion de commentaires provenant des réseaux sociaux. La travailleuse plaignante alléguait, en effet, avoir été victime d’harcèlement au travail et désirait déposer des extraits d’un compte Facebook qui contenaient des commentaires tenus par certains de ses collègues de travail. Parmi ses motifs soutenant la non-recevabilité du profil Facebook en preuve, l’employeur alléguait que le dépôt de cette preuve constituerait une atteinte à la vie privée des auteurs de ces commentaires. Après une brève analyse, la Commission des lésions professionnelles a conclu qu’un profil Facebook ne fait pas partie du domaine privé compte tenu de la longue liste de personnes pouvant y avoir accès. La travailleuse étant « amie » avec ses collègues, comme l’entend la définition de ce site, elle n’a pas porté atteinte au droit à la vie privée de ceux-ci puisqu’elle avait elle-même accès à ces commentaires.

3 Des considérations pratiques en guise de conclusion

Comme nous en avons traité précédemment, l’admissibilité d’un élément de preuve obtenu par une forme ou une autre de surveillance d’un salarié soulève bien souvent la délicate question de la balance entre, d’une part, le droit à la vie privée d’un salarié et, d’autre part, la recherche de la vérité. C’est dans cette optique que le législateur québécois, dans l’article 2858 C.c.Q. et, par la suite, les tribunaux supérieurs, ont élaboré un test qui prend en considération non seulement l’existence ou non d’une atteinte à un droit fondamental et à une liberté fondamentale, mais également l’impact sur l’administration de la justice de l’admission en preuve de l’élément visé.

Or, malgré ces enseignements, la revue de la jurisprudence révèle encore trop souvent des situations où le décideur procède par une approche faisant abstraction du caractère cumulatif de ces deux critères, laissant entendre que, si l’élément de preuve se révèle avoir été obtenu en violation d’un droit fondamental ou d’une liberté fondamentale, le tribunal l’exclura sans même en prendre connaissance. En d’autres termes, le tribunal semble ainsi tenir pour acquis que l’obtention d’un élément de preuve dans des conditions qui portent atteinte à un droit fondamental ou à une liberté fondamentale déconsidère nécessairement l’administration de la justice.

Or, une telle façon de faire est clairement contraire à la fois au libellé même de l’article 2858 C.c.Q. et aux enseignements des tribunaux supérieurs. Si l’obtention d’un élément de preuve en violation d’un droit fondamental ou d’une liberté fondamentale déconsidère nécessairement l’administration de la justice, pourquoi le législateur en aurait-il fait un critère distinct ? Et comment un tribunal peut-il conclure que l’admission d’un élément de preuve déconsidère l’administration de la justice sans même en avoir pris connaissance ?

Qu’il soit question des arrêts Bridgestone, Ville de Mascouche ou Lapointe ou encore des décisions Métro-Richelieu ou Ultramar, dans chacun de ces cas, le tribunal a pris connaissance de l’élément de preuve en cause afin de déterminer, notamment, si son admissibilité en preuve déconsidérerait ou non l’administration de la justice. C’est justement en prenant connaissance de l’élément de preuve en cause que le tribunal pourra constater l’ampleur de la violation et le cas échéant, pour paraphraser le juge Baudouin dans l’arrêt Bridgestone, si ce ne serait pas en fait l’exclusion de l’élément de preuve qui déconsidérerait l’administration de la justice en « permettant indirectement à un fraudeur d’invoquer […] sa propre turpitude[24] ». Ce n’est donc qu’en prenant connaissance de l’élément de preuve en litige que le tribunal pourra remplir pleinement son rôle et déterminer si les critères énoncés par le législateur sont ou non satisfaits.

Certains prétendront que, en prenant connaissance de l’élément de preuve contesté, l’objectivité du tribunal pourrait s’en trouver, en quelque sorte, entachée advenant le cas où il déciderait par la suite que l’élément serait inadmissible en preuve. Cette prétention ne saurait, à notre avis, être retenue. D’une part, il ne faut jamais perdre de vue que l’exclusion d’un élément de preuve est susceptible d’atteindre sérieusement au droit d’une partie d’être entendue et ne doit donc pas être prononcée à la légère. D’autre part, il fait partie intégrante de la fonction d’un tribunal de faire la part des choses. De façon régulière, des décideurs prennent sous réserve des objections à la preuve fondées, par exemple, sur la pertinence, et ce, sans que leur objectivité soit mise en doute. Le même raisonnement doit prévaloir, selon nous, lorsqu’il s’agit de déterminer si un élément de preuve est admissible au sens de l’article 2858 C.c.Q.

Est-ce à dire que l’obtention d’un élément de preuve dans des conditions portant atteinte à un droit fondamental ou à une liberté fondamentale ne doit pas être sanctionnée ? D’après nous, la question est plutôt de savoir si cette sanction doit être l’exclusion de l’élément de preuve en question. Avant même l’adoption du C.c.Q. en 1994, la Cour d’appel, dans l’arrêt Roy c. Saulnier[25], a statué à savoir que l’article 49 de la Charte québécoise, qui prévoit la réparation d’une atteinte à un droit, ne doit pas être interprété comme rendant irrecevable un moyen de preuve obtenu en violation de cette charte. De l’avis de la Cour d’appel, cette disposition ne permet pas l’exclusion d’un élément de preuve obtenu illégalement.

La Cour d’appel a statué de nouveau en ce sens dans l’arrêt Ville de Mascouche, mais cette fois après l’adoption du C.c.Q. : « L’article 2858 C.c.Q. introduit une règle d’exclusion de la preuve pour protéger une valeur supérieure : l’intégrité du système de justice civile. Il n’est donc pas un mode de réparation en faveur de la victime d’une violation des droits fondamentaux[26]. »

Finalement, cette position a également été suivie par l’arbitre Carol Jobin dans l’affaire Ultramar, où il précise ceci :

D’après l’arrêt Ville de Mascouche (par. 146), l’article 2858 C.c.Q. ne constitue pas un mode de réparation en faveur de la victime d’une violation des droits fondamentaux. Il a plutôt pour objet d’introduire une règle d’exclusion d’une preuve au nom de la valeur supérieure que constitue l’intégrité du système de justice civile. Ce principe se transpose à l’arbitrage de grief où la recherche de la vérité reste l’objet principal de l’institution. Ainsi la confiance des parties dans ce mécanisme découle du maintien de l’équilibre entre la protection des droits fondamentaux d’une part et la recherche de la vérité d’autre part[27].

Si l’exclusion d’une preuve pertinente relativement à la solution d’un litige n’est pas le remède approprié pour remédier à l’obtention illicite de ladite preuve, à moins de circonstances exceptionnelles, c’est bien souvent parce que c’est plutôt l’exclusion de la preuve en question qui déconsidérerait l’administration de la justice. Lorsqu’un salarié reçoit frauduleusement des prestations d’assurance invalidité ou de la CSST, c’est non seulement l’organisme payeur qui est touché, mais également l’employeur et les collègues de travail du salarié en question. Il est d’ailleurs révélateur de constater que, dans bien des cas, l’élément déclencheur de l’enquête d’un employeur est justement une dénonciation, sous une forme ou une autre, par un collègue de travail du salarié fautif. Entrent alors en jeu non seulement l’aspect financier du point de vue de l’employeur, mais également le maintien de saines relations de travail.

Bien que cette approche puisse, à l’occasion, avoir pour effet de reléguer au second plan le droit à la vie privée, il s’agit là de l’unique façon de maintenir l’intégrité du système de justice civile dont la finalité est, et doit toujours le demeurer, la recherche de la vérité. Bien que l’exclusion de la preuve ne soit pas la sanction appropriée pour faire face à une violation du droit à la vie privée, les tribunaux québécois n’excluent pas la possibilité d’un autre remède. Il restera à voir si la jurisprudence des années à venir viendra s’attaquer à cette question qui, à ce stade-ci demeure essentiellement inexplorée.