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Le travail est un lieu de souffrance et de plaisir[1].

Dans son origine latine, le travail évoque l’idée d’une entrave[2]. Au cours de l’histoire, le travail a été tour à tour dénigré, encensé, critiqué, puis élevé au rang de valeur suprême, fondamentale. Chose certaine, le travail dépasse aujourd’hui largement sa fonction économique. Outre qu’il est un lieu de sociabilité par excellence, il constitue pour plusieurs une source d’accomplissement personnel.

Pour les personnes souffrant de troubles mentaux, le travail constitue un puissant vecteur d’intégration sociale, qui leur procure aussi des bienfaits sur le plan thérapeutique. Pourtant, leur parcours demeure semé d’embûches. Leur intégration et leur maintien en emploi se heurtent à des barrières comportementales, liées aux préjugés dont elles sont victimes, et à des barrières environnementales, en raison de la nécessité d’adapter le travail de manière à tenir compte de leurs besoins et de leurs capacités. Les mesures mises en place par l’État ne suffisent pas à contrer ces obstacles (1).

Ces constats nous amènent à reconsidérer la relation entre le travail et la santé mentale sous le prisme de l’adaptation du travail à l’être humain, plutôt que l’inverse. Mais une telle redéfinition du travail est-elle possible à l’ère où la productivité constitue le principal, sinon le seul moteur du changement dans les milieux de travail ? La clef de voûte pourrait résider dans l’approche des droits fondamentaux de la personne. Le devoir d’accommodement, corollaire du droit à l’égalité, impose à l’employeur l’obligation d’adapter les postes et les conditions de travail afin de répondre aux besoins des personnes souffrant d’un trouble mental. Par l’entremise d’une étude jurisprudentielle, nous examinerons les effets concrets de cette obligation prééminente afin de vérifier si elle constitue une voie prometteuse et susceptible, peut-être, de redéfinir le travail au bénéfice de tous (2).

1 Le travail et les personnes souffrant de troubles mentaux : un parcours semé d’embûches

Le travail est devenu aujourd’hui l’un des principaux piliers de l’identité d’une personne. Cette fonction sociale du travail prend une place considérable dans nos sociétés industrielles avancées, ayant remplacé les points d’ancrage d’autrefois que constituaient la famille, la religion et le voisinage[3]. Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), la Cour suprême du Canada reconnaissait ce fait en soulignant, dans un passage célèbre, que l’emploi est « une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel[4] ».

Pour les personnes souffrant de troubles mentaux, le travail présente une importance singulière. Outre son impact sur le revenu familial, il suscite la multiplication des contacts sociaux pour ces personnes souvent isolées et permet la consolidation de l’estime de soi. Le travail procure aussi des avantages fondamentaux sur le plan clinique en favorisant la structuration du temps, la normalisation, l’autogestion des symptômes et la prévention des décompensations[5]. Il doit être placé en tête de liste des déterminants de la santé mentale elle-même[6].

L’intégration et le maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux demeure toutefois problématique[7].

1.1 Les barrières comportementales

En 2000, l’Organisation mondiale de la santé estimait que 90 p. 100 des personnes qui souffrent de problèmes graves de santé mentale, mais qui sont aptes à intégrer le marché du travail et disponibles pour le faire n’occupaient pas d’emploi rémunéré[8]. Malgré les avancées de la science, qui a largement démystifié les troubles mentaux, et les campagnes de sensibilisation visant à contrer les préjugés en ce domaine, la discrimination et la stigmatisation persistent.

Selon l’Association canadienne pour la santé mentale, plus de la moitié des personnes souffrant d’un trouble mental considèrent ce problème comme une source d’embarras et croient qu’elles sont victimes de discrimination pour ce motif. La majorité de ces personnes affirment que la stigmatisation est pire que les symptômes qu’elles ressentent[9]. Ces impressions sont confirmées par les études qui rapportent un niveau élevé de préjugés de la part de la population canadienne à leur endroit, de même qu’à l’égard des personnes souffrant d’un problème de dépendance. Ainsi :

  • près de la moitié des Canadiens croient que la maladie mentale est simplement une façon de justifier un comportement déplorable ;

  • seul un Canadien sur trois continuerait d’être ami avec une personne souffrant d’un problème de consommation d’alcool ;

  • seul un Canadien sur quatre continuerait d’être ami avec une personne souffrant d’un problème de consommation de drogue[10].

Les attitudes négatives envers la maladie mentale contribuent à des hésitations au moment d’embaucher quelqu’un ayant eu des troubles mentaux et limitent l’avancement professionnel des personnes en emploi[11]. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’un quart de la population mondiale active présentera, à un moment ou l’autre de sa vie, un problème de santé mentale[12].

Pourtant, la majorité des personnes souffrant de troubles mentaux peuvent s’intégrer au marché du travail et y maintenir un emploi, pour peu que l’on puisse procéder à certaines adaptations du poste ou du milieu de travail, lesquelles ne sont pas nécessairement coûteuses ni contraignantes.

1.2 Les barrières environnementales

Plusieurs études ont cherché à identifier les facteurs favorisant l’intégration et le maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux. À cet égard, il faut distinguer les difficultés liées à l’obtention d’un emploi de celles liées au maintien en emploi. Les enjeux seront également différents selon que la personne est atteinte d’un trouble mental sévère et persistant ou d’un trouble de nature transitoire, causé par un agent stresseur.

Pour les personnes souffrant de troubles mentaux sévères et persistants (schizophrénie, troubles bipolaires, dépression majeure), l’obtention d’un emploi sur le marché du travail ordinaire représente un défi important. Le diagnostic de la maladie, et en particulier la gravité ou l’intensité des symptômes, de même que plusieurs facteurs d’ordre personnel, tels que la motivation et le sentiment d’efficacité de la personne malade, auront un impact sur le succès d’une telle démarche. Cela dit, de nombreuses variables d’ordre environnemental jouent aussi un rôle important dans la prédiction de l’intégration au travail des personnes aux prises avec un trouble mental grave. Parmi celles-ci, la qualité de la mise en oeuvre des programmes de soutien à l’emploi et les compétences des conseillers en emploi spécialisés constituent des prédicteurs de l’obtention d’un emploi standard[13].

Une fois l’emploi obtenu, le maintien dans cet emploi constitue une autre pierre d’achoppement, comme l’illustre la durée brève en emploi des travailleurs souffrant de troubles de santé mentale graves[14]. Les variables organisationnelles jouent ici un rôle crucial. En effet, les raisons invoquées par ces travailleurs pour expliquer la perte de leur emploi sont avant tout de nature externe. Il s’agit des difficultés à rencontrer les exigences du poste, des problèmes relationnels avec l’employeur et des conditions de travail inadaptées à leurs besoins[15]. L’implantation de certaines mesures d’accommodement permet d’augmenter significativement la durée du lien d’emploi des personnes souffrant d’un trouble mental grave. Ces mesures ont trait à la flexibilité des horaires de travail, à l’introduction graduelle des tâches, à la possibilité de recevoir une rétroaction sur le travail accompli et aux gestes de reconnaissance de la part des supérieurs et des collègues[16]. L’implantation de ces mesures peut généralement s’effectuer à des coûts modiques[17].

La situation des personnes souffrant de troubles de santé mentale transitoires est différente. Pour ces personnes dont le trouble de santé mentale s’est manifesté en cours d’emploi, parfois pour la première fois, le retour au travail est une étape cruciale. En effet, dans plusieurs cas, le travail a contribué, de manière plus ou moins importante, à la détérioration de l’état de santé[18]. Le retour au travail fait alors partie d’un processus continu à travers lequel la santé du salarié se reconstruit graduellement, influencée par l’activité de travail elle-même[19]. La possibilité de revenir progressivement au travail, d’apporter des changements aux conditions ayant contribué au retrait et de bénéficier du soutien des collègues et des supérieurs favorisent le retour au travail réussi[20]. Toutefois, l’efficacité de ces mesures tient à la prise en compte des facteurs de risques organisationnels qui ont participé à la détérioration de l’état de santé, ainsi qu’à la qualité du soutien apporté. Ainsi, le retour progressif, s’il ne s’inscrit pas dans un contexte de travail favorable, ne constitue pas une mesure de réadaptation suffisante et peut même se révéler délétère s’il place le travailleur dans une position délicate face à des collègues de travail débordés[21].

Dans une étude effectuée sous l’égide de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail, un collectif d’auteurs propose une démarche d’accompagnement et de soutien destinée aux entreprises et aux personnes qui reprennent le travail après une absence liée à un trouble de santé mentale. Celle-ci comporte trois étapes : 1) l’inventaire des obstacles et leviers liés au rétablissement et au retour au travail ; 2) la préparation d’un plan de retour au travail avec le supérieur ; 3) l’accueil lors du retour et le suivi des conditions de retour. La démarche met en évidence la nécessité de passer d’une approche de gestion biomédicale des absences à une approche de soutien[22]. Comme pour toutes les mesures visant le retour au travail réussi, l’établissement d’un climat de confiance, une communication efficace et la collaboration entre les acteurs internes ou externes concernés demeurent au centre des interventions jugées efficaces[23].

L’attention particulière portée aux facteurs de risque de l’environnement psychosocial de travail ouvre la voie à des pratiques concrètes qui visent la prévention primaire des problèmes de santé mentale au travail. En effet, depuis les années 80, la littérature scientifique a mis en lumière le lien direct entre certaines contraintes propres au milieu de travail et le développement des problèmes de santé mentale chez les travailleurs, et ce, sans égard à leur état de santé mental préalable. Deux modèles causalistes issus des études portant sur le stress au travail illustrent cette relation paradoxale entre la santé mentale et le travail : ce dernier pourra, selon le cas, être bénéfique pour la santé du travailleur ou bien constituer une source d’invalidité.

Suivant le modèle de Karasek et Theorell[24], une situation de travail qui se caractérise par une combinaison de demandes psychologiques élevées et une autonomie décisionnelle faible augmente le risque de développer un problème de santé mentale. Ces risques seront encore plus importants lorsque le soutien social, c’est-à-dire l’ensemble des interactions sociales utilitaires qui sont disponibles au travail tant de la part des collègues que des supérieurs, est faible. Le modèle de Siegrist[25] a complété celui de Karasek et Theorell. Selon ce modèle, validé par plusieurs études, une situation de travail qui se caractérise par une combinaison d’efforts élevés et de faibles récompenses s’accompagne de réactions pathologiques sur le plan émotionnel et physiologique[26].

Ainsi, les modifications apportées à l’environnement psychosocial de travail peuvent s’avérer déterminantes pour permettre l’intégration au travail des personnes souffrant d’un handicap mental sévère et favoriser la réussite de la réinsertion professionnelle des employés qui se sont absentés pour des problèmes transitoires[27]. Qui plus est, elles se traduisent invariablement par le renversement des facteurs de risque à la santé mentale de tous (faible reconnaissance, faible soutien et faible pouvoir décisionnel)[28].

Afin de contrer les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à l’intégration et au maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux, diverses mesures sont mises en place par l’État. La plupart s’adressent toutefois aux personnes souffrant de troubles de santé mentale sévères et persistants.

1.3 Les mesures visant l’intégration et le maintien en emploi

En 2005, le Québec a adopté le Plan d’action en santé mentale dont les objectifs visaient essentiellement la restructuration de l’organisation des services du réseau de la santé et des services sociaux[29]. Un nouveau plan d’action est à l’étude couvrant les années 2012 à 2017, dont les principales lignes directrices touchent la bonification et l’amélioration des services de santé, la mise sur pied d’un processus de dépistage pour les troubles d’apprentissage et les troubles mentaux, le déploiement d’outils de prévention ainsi que la poursuite de la lutte contre la stigmatisation[30]. Bien qu’il favorise l’ouverture et l’accueil à l’égard des personnes souffrant de troubles mentaux, le Plan d’action en santé mentale n’aborde pas directement la question de l’emploi.

Les mesures visant expressément l’intégration et le maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux s’inscrivent plutôt à l’intérieur des politiques applicables à l’ensemble des personnes handicapées. À cet égard, plutôt que d’imposer un système de quotas obligatoires à l’instar de plusieurs pays européens, le Québec a choisi d’axer ses efforts sur la formation et la réadaptation. Les mesures qu’il propose sont exposées dans la Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées, adoptée en 2008 par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale[31].

Cette politique s’inscrit dans la foulée de l’adoption par l’Organisation des Nations Unies, le 13 décembre 2006, de la Convention relative aux droits des personnes handicapées[32]. Cette convention internationale pose à l’article 27 le principe du droit au travail sans discrimination et rappelle l’obligation, pour les États, de promouvoir l’accès à l’emploi des personnes handicapées et leur maintien dans celui-ci et de faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés aux lieux de travail afin de répondre à leurs besoins[33].

Au Québec, deux types de mesures étatiques favorisent l’accès à l’emploi des personnes handicapées : les programmes d’accès à l’égalité[34] et les mesures du type volontaire. Il est toutefois important de noter que ces mesures s’adressent aux personnes handicapées telles que définies dans la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale, de la manière suivante : « toute personne ayant une déficience entraînant une incapacité significative et persistante et qui est sujette à rencontrer des obstacles dans l’accomplissement d’activités courantes[35] ». Bien que cette définition inclue d’emblée les personnes souffrant de troubles mentaux, force est d’admettre qu’elle vise celles dont le trouble est persistant et entraîne une incapacité relativement importante. La personne qui revendique l’application d’une mesure à son endroit devra démontrer qu’elle satisfait à cette condition d’admissibilité.

Les programmes d’accès à l’égalité ont pour but de corriger la situation de personnes faisant partie de groupes qui ont, historiquement et de façon généralisée, été victimes de discrimination dans l’emploi, notamment les personnes handicapées, au sens précédemment décrit. Il s’agit de rendre la composition du personnel de l’entreprise plus représentative des ressources humaines compétentes et disponibles sur le marché du travail. Ces programmes comportent un volet « redressement », suivant lequel une préférence est accordée aux personnes ciblées, ainsi qu’un volet « prévention », lequel vise plutôt l’élimination des règles et pratiques qui posent obstacle à l’égalité.

Quelques lois précisent les obligations qui incombent aux employeurs en matière d’accès à l’égalité. Ces mesures visent uniquement le gouvernement et certains employeurs des secteurs public et parapublic[36]. Soulignons par contre que la Stratégie nationale a modifié le Programme d’obligation contractuelle mis en place par le gouvernement du Québec, pour y inclure les personnes handicapées en tant que groupe cible. Cette mesure prévoit l’adoption obligatoire d’un programme d’accès à l’égalité pour les entreprises comptant 100 salariés et plus lorsqu’elles obtiennent un contrat ou une subvention de 100 000 $ ou plus de la part du gouvernement québécois.

Pour leur part, les ministères et organismes publics dont le personnel est nommé en vertu de la Loi sur la fonction publique[37] ont adopté le Plan d’embauche du Gouvernement du Québec pour les personnes handicapées[38], un plan d’action[39], ainsi que le Programme de développement de l’employabilité à l’intention des personnes handicapées[40]. Ce programme permet notamment aux personnes souffrant d’un handicap, physique ou mental, de bénéficier d’un stage d’une durée de 12 mois, en leur assurant un encadrement qui leur permettra d’acquérir les compétences nécessaires afin d’occuper éventuellement un emploi régulier ou occasionnel dans la fonction publique québécoise. Ces mesures s’adressent, ici encore, aux personnes souffrant d’une incapacité significative et persistante et qui rencontrent des obstacles dans l’accomplissement d’activités courantes.

D’autres mesures incitatives, celles-là de nature volontaire, sont mises en place par l’État. Il s’agit, par exemple, des contrats d’intégration au travail, des mesures de soutien aux entreprises adaptées et de la prime au travail pour les personnes présentant des contraintes sévères à l’emploi[41]. Outre leur caractère non coercitif, ces mesures présentent des limites liées à la complexité des programmes et au grand nombre d’acteurs impliqués. L’accessibilité à un emploi et le maintien dans celui-ci se heurtent à des obstacles d’ordre systémique, qui tiennent au manque de concertation entre le réseau immédiat des ressources d’intégration socioprofessionnelle, relevant du secteur de la santé et des services sociaux, et le réseau de l’économie et de l’emploi[42].

En outre, toutes ces stratégies étatiques occultent les personnes qui ont des problèmes de santé mentale transitoires et dont le handicap mental n’est pas administrativement reconnu. Ces troubles, tels que les troubles dépressifs et anxieux, sont pourtant les plus courants dans la population[43].

La Stratégie nationale insiste sur l’importance d’un équilibre entre les mesures nécessitant la contribution ou l’intervention de l’État et celles qui relèvent de la responsabilité proprement dite des acteurs du marché du travail. Les mesures mises en place par l’État s’adressent principalement aux secteurs public et parapublic, et visent les handicaps sévères et persistants. Or, la Stratégie nationale rappelle que la mobilisation et l’implication des acteurs du marché du travail sont primordiales, notamment en matière d’embauche et d’accommodement dans les milieux de travail, afin que toutes les personnes handicapées s’intègrent davantage au marché du travail et puissent y poursuivre plus longtemps leur participation.

À cet égard, la mise en oeuvre du droit à l’égalité et de son corollaire, l’obligation d’accommodement raisonnable, représente une avancée majeure pour les personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Contrairement aux systèmes de quotas, le principe de l’égalité reconnaît que les personnes handicapées sont professionnellement compétitives, pourvu que l’environnement ne les désavantage pas à cause de leur handicap[44]. Cette vision est en phase avec la conception moderne du handicap, compris non pas comme une condition biomédicale, mais plutôt comme le résultat de l’interaction entre les personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine participation à la société[45].

2 L’adaptation du travail aux personnes souffrant de troubles mentaux : l’approche des droits fondamentaux

Au Canada et au Québec, le droit fondamental à l’égalité a connu un essor considérable depuis le milieu des années 80. En raison de son caractère prééminent, il constitue dorénavant la pierre angulaire permettant à tout individu dont l’intégration ou le maintien en emploi est compromis en raison d’un problème de santé, physique ou mental, de bénéficier de mesures d’accommodement. Il s’impose à l’État[46], mais aussi aux parties privées, dans le cadre de la relation d’emploi[47].

2.1 L’accommodement raisonnable au travail, une voie prometteuse ?

Dès 1985, la Cour suprême du Canada déclarait que l’employeur avait l’obligation de prendre des mesures raisonnables afin de remédier aux conséquences de la discrimination subie par un employé en raison de l’effet préjudiciable d’une règle ou d’une mesure imposée à tous, à moins que cet accommodement n’entraîne une contrainte excessive[48]. D’abord appliqué en contexte de discrimination pour des motifs religieux, ce devoir d’accommodement allait plus tard impliquer pour tout employeur une obligation générale d’adaptation des postes de travail et des conditions d’emploi, afin de répondre aux besoins particuliers des personnes handicapées. La Cour suprême optait ainsi pour le principe de l’égalité réelle, plus apte à permettre la participation de tous à la vie en société, au détriment de l’égalité purement formelle voulant que tous soient traités de la même manière.

En 1999, dans l’arrêt Meiorin[49], la Cour suprême a affirmé que l’employeur devait intégrer cette obligation d’accommodement à l’intérieur même de ses normes d’emploi, c’est-à-dire qu’il doit adapter ses normes afin de tenir compte des besoins des personnes handicapées. L’employeur ne peut donc plus se retrancher derrière les exigences professionnelles requises par l’emploi ciblé, ce qui lui permettait autrement de justifier le refus d’embauche ou la rupture du lien d’emploi d’un salarié aux prises avec une incapacité de travail. Il revient maintenant à l’employeur de démontrer qu’il a pris toutes les mesures raisonnables afin d’accommoder le salarié visé, sous réserve de la preuve d’une contrainte excessive.

L’année suivante, la Cour suprême a retenu une définition extensive de la notion de handicap qui dépasse largement la stricte condition biomédicale du travailleur pour tenir compte également de la dimension sociale[50]. La Cour suprême reconnaît que le handicap peut résulter tout aussi bien d’une limitation, d’une affection, d’une construction sociale, d’une perception de limitation ou d’une combinaison de tous ces facteurs. En application de ces principes, la protection du droit à l’égalité s’étend dorénavant à toute altération ou limitation liée à l’état de santé mentale, permanente ou temporaire, réelle ou perçue, de même qu’à des pathologies telles que l’alcoolisme ou la toxicomanie. Cette protection couvre ainsi un spectre beaucoup plus large que celui des mesures étatiques visant l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées.

En définitive, il est maintenant acquis que, pour satisfaire à son obligation d’accommodement, l’employeur doit envisager toutes les mesures possibles afin de favoriser le maintien du lien d’emploi avec le salarié handicapé, incluant la modification de ses conditions de travail, voire le remaniement de ses fonctions, ou encore le reclassement dans un autre poste au sein de l’entreprise. La notion de contrainte excessive, seule limite à l’obligation d’accommodement, faut-il le rappeler, a d’ailleurs été interprétée restrictivement par la jurisprudence. Trois facteurs doivent être pris en considération dans l’appréciation de la contrainte excessive : 1) le coût financier excessif ; 2) l’atteinte significative aux droits des tiers ; et 3) l’atteinte importante au bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’institution[51]. Le syndicat et le salarié handicapé sont par ailleurs tenus de participer activement à la recherche et à la mise en place d’un accommodement raisonnable[52].

Dans un arrêt rendu en 2008, qui mettait en cause une travailleuse souffrant de troubles mentaux et ayant bénéficié de nombreuses mesures d’adaptation, sans succès, la Cour suprême précisait toutefois que l’obligation d’accommodement ne doit pas dénaturer l’essence du contrat de travail, qui implique l’accomplissement d’une prestation de travail contre rémunération. Ainsi, elle concluait que l’incapacité par la salariée en l’espèce de fournir une prestation de travail dans un avenir raisonnablement prévisible constituait une contrainte excessive[53].

Il n’en demeure pas moins qu’en contexte de handicap psychique, dans la mesure où l’objectif est de permettre au salarié de fournir sa prestation de travail, le devoir d’accommodement peut requérir une modification des conditions d’emploi, comme l’allègement de l’horaire ou la modulation de la norme d’assiduité. Ce devoir peut tout aussi impliquer une modification qui touche le travail en lui-même, par exemple, la réduction des activités génératrices de stress ou encore, une intervention portant sur les relations interpersonnelles du salarié avec ses supérieurs ou ses collègues de travail[54]. Les tribunaux sont ainsi appelés à se prononcer sur l’étendue de l’obligation d’accommodement en fonction des circonstances propres à chaque cas et des demandes formulées par les parties au litige.

2.2 L’état des lieux selon une revue de la jurisprudence

Comment le devoir d’accommodement vis-à-vis des travailleurs souffrant d’un trouble mental est-il concrètement appliqué en milieu de travail ? Pour répondre à cette question, nous avons jugé bon d’examiner un ensemble de jugements rendus depuis 1999[55] par les différents tribunaux qui ont compétence en cette matière au Québec : Tribunal des droits de la personne du Québec, Commission des relations du travail, Commission de la fonction publique, tribunaux d’arbitrage[56]. Notre étude englobe également les décisions rendues à l’égard d’employeurs assujettis à la compétence législative fédérale : Tribunal canadien des droits de la personne et Commission des relations de travail dans la fonction publique du Canada.

L’analyse de ces décisions, effectuée au moyen d’une grille de contenu standardisée, s’est construite autour des trois variables suivantes : 1) l’étape de la relation d’emploi au cours de laquelle l’obligation d’accommodement est revendiquée ; 2) les principaux troubles mentaux en cause ; et 3) la nature des mesures d’accommodement demandées et/ou obtenues.

Pour les fins de l’étude, nous avons établi la typologie suivante des différents problèmes de santé mentale :

  • les troubles psychiatriques sévères et persistants (ex. : schizophrénie, maladie affective bipolaire, dépression unipolaire sévère) ;

  • les troubles liés à la dépendance à des substances (alcoolisme et toxicomanie) ;

  • les troubles transitoires causés par des agents stresseurs (ex. : trouble d’adaptation, épisode dépressif réactionnel, trouble anxio-dépressif).

Pour être retenues, les décisions devaient comporter les caractéristiques suivantes : A) impliquer un travailleur qui présente un trouble de santé mentale, qu’il soit sévère et persistant, transitoire, ou découlant d’une dépendance à l’alcool ou aux drogues ; et B) traiter de l’obligation d’accommodement exigée de l’employeur ou d’ores et déjà respectée par celui-ci, selon le cas.

2.2.1 La jurisprudence québécoise

Sur les 75 décisions répertoriées dans la jurisprudence des tribunaux québécois, 59 ont été retenues pour les fins de notre analyse. Ces décisions proviennent principalement des arbitres de griefs (53, soit 90 p. 100 des décisions).

2.2.1.1 L’étape de la relation d’emploi

La presque totalité des décisions retenues pour analyse, soit 95 p. 100, ont été rendues dans un contexte de fin d’emploi, c’est-à-dire lors d’un congédiement, administratif ou disciplinaire. Le cas le plus fréquemment rencontré est celui du salarié qui présente un taux d’absentéisme chronique, tributaire de son handicap mental, et qui fut congédié par l’employeur en raison de son incapacité à accomplir sa prestation de travail (congédiement administratif).

Ceci démontre que, le plus souvent, c’est pour réagir à son congédiement que le salarié, appuyé par son syndicat, revendiquera son droit à un accommodement à l’occasion de l’audition de son grief devant un arbitre. Il faut préciser que ce salarié a habituellement bénéficié de mesures d’accommodement au cours de la période précédant son congédiement, telles que la tolérance aux absences et les retours au travail progressifs.

Parmi toutes les décisions analysées, une seule met en cause l’obligation d’accommodement dans un contexte de recrutement, à la suite d’un affichage de poste en milieu syndiqué. Dans cette affaire, l’arbitre de griefs avait retenu la prétention de l’employeur selon laquelle il n’était pas tenu de convoquer en entrevue de sélection une salariée invalide pour cause de dépression majeure et dont la date de retour au travail était indéterminée. Cette décision fut cassée par la Cour d’appel du Québec, qui jugea que l’employeur avait fait preuve de discrimination en refusant de permettre à la salariée de participer au processus de recrutement, cette décision étant basée sur des stéréotypes et des préjugés se rapportant à l’état mental de la plaignante[57]. Le dossier fut renvoyé à l’arbitre afin qu’il détermine les mesures d’accommodement requises ainsi que la réparation appropriée.

L’absence de décisions portant sur un refus d’embauche s’explique vraisemblablement par le fait que la personne souffrant de troubles mentaux dispose de peu de recours, à cette étape préliminaire, pour revendiquer le respect de son droit à l’égalité. En effet, la plupart des recours offerts par la législation québécoise du travail s’adressent aux salariés, c’est-à-dire aux personnes qui sont déjà en relation d’emploi. De plus, la preuve que la candidature d’une personne a été écartée en raison des accommodements requis par son handicap psychique peut certainement s’avérer difficile, voire impossible à effectuer.

2.2.1.2 Les types de troubles mentaux

Selon notre analyse, ce sont les troubles mentaux sévères et persistants qui sont en cause dans la majorité des litiges devant les tribunaux québécois (78 p. 100 des cas). Ces troubles sont parfois liés à d’autres pathologies, comme les problèmes de dépendance à des substances (alcool et drogues). Parmi ces troubles, la dépression majeure occupe la position de tête (67 p. 100 des décisions), parfois en lien avec d’autres troubles de nature transitoire, physique ou liés à une dépendance quelconque. En seconde place, on retrouve le trouble bipolaire (mentionné dans 17 p. 100 des décisions), alors que la schizophrénie est plus rarement invoquée (7 p. 100).

Les troubles de nature transitoire causés par des agents stresseurs, qu’ils soient liés au travail ou à la vie personnelle, ne sont présents que dans 17 p. 100 des décisions retenues ; ils s’accompagnent, dans quelques cas isolés, d’un trouble plus grave.

À première vue, ces constats peuvent paraître surprenants. En effet, les troubles mentaux transitoires sont les plus courants dans la population, a-t-on vu. Toutefois, cette situation pourrait s’expliquer par la nette prépondérance du diagnostic de dépression. Il faut comprendre que, le plus souvent, ce sont la sévérité et la durée des symptômes, ainsi que les difficultés de fonctionnement, qui distinguent le diagnostic d’épisode dépressif transitoire de celui de dépression majeure. Le diagnostic de dépression majeure est fréquemment posé après que surviennent un certain nombre d’épisodes dépressifs préalables. Or, comme les litiges devant les tribunaux font généralement suite au congédiement, il est raisonnable de croire que la pathologie, initialement de nature transitoire, a évolué vers un trouble sévère et persistant dont les conséquences ont entraîné la fin d’emploi.

Finalement, il est intéressant de remarquer que la présence d’un handicap, condition nécessaire à la mise en oeuvre du droit à l’égalité, fait rarement l’objet d’un débat. Il semble que l’interprétation large et libérale de ce concept, consacrée dans la jurisprudence, incite les parties à reconnaître d’emblée l’existence de ce motif de discrimination, pour concentrer le débat autour du respect de l’obligation d’accommodement et de la détermination de l’existence ou non d’une contrainte excessive.

2.2.1.3 Les types d’accommodements demandés/obtenus

Notre analyse démontre que, dans 36 p. 100 des cas répertoriés, le salarié demandait à l’employeur de modifier les conditions de son travail, alors que, dans 19 p. 100 des cas, il exigeait une modification des tâches proprement dites. Plus de 80 p. 100 des demandes de modifications des conditions de travail visaient le retour au travail progressif, sans autre mesure d’accommodement. Les demandes concernant les tâches elles-mêmes sont plus variées : il s’agit tantôt d’une demande relative à la diminution du stress, à la rotation des tâches ou carrément d’une demande de changement de poste. Par ailleurs, la mesure la plus souvent réclamée est le maintien du lien d’emploi malgré les absences prolongées ou répétées (44 p. 100 des décisions).

Puisque les études confirment l’inefficacité des mesures d’accommodement qui ne sont pas accompagnées d’une modification des conditions psychosociales de travail, on peut se demander si l’obligation d’accommodement est mise en oeuvre de manière efficiente dans les milieux de travail. D’autant que, dans l’arrêt Hydro-Québec[58], la Cour suprême a fermé la porte à toute mesure d’accommodement qui permettrait au salarié de maintenir son lien d’emploi malgré son absence prolongée lorsqu’il n’existe pas d’espoir d’un retour au travail dans un avenir raisonnablement prévisible. A priori, les constats révélés par notre analyse pourraient s’expliquer du fait que le recours du salarié est logé au moment du congédiement, généralement après que de nombreuses mesures d’accommodement auront été tentées en vain. Ceci dit, l’analyse qualitative des décisions ne permet pas de mettre en évidence que des mesures d’accommodement reliées aux conditions psychosociales aient bel et bien été mises en oeuvre, du moins dans la plupart des dossiers examinés. Au contraire, les décisions font plutôt allusion à de multiples tentatives infructueuses de retour au travail progressif.

Seules quelques décisions portent expressément sur une demande de modification des tâches. Par exemple, dans l’affaire Ville de Montréal[59], l’arbitre a accueilli le grief d’une salariée qui avait été rétrogradée à un poste d’agente de bureau, suite à un retour au travail après un épisode d’épuisement professionnel. L’arbitre considéra que l’employeur pouvait lui fournir un poste comportant une moins grande charge émotive et correspondant à ses compétences professionnelles. Dans l’affaire Plastiques TPI[60], l’arbitre décida que la salariée avait le droit d’être exemptée des tâches qui généraient ses crises de panique, même si cela contrevenait au principe de la rotation des postes. En effet, d’autres salariés pouvaient exercer ces tâches à sa place sans que cela constitue une contrainte excessive. Il est intéressant de souligner que, dans cette dernière affaire, l’arbitre mentionne que les réactions négatives des collègues, mises en preuve lors de l’audience, relèvent d’une méconnaissance de la maladie mentale et d’une croyance erronée voulant qu’en raison de cette maladie la salariée bénéficiait d’un traitement de faveur. L’arbitre ordonne donc à l’employeur et au syndicat de préparer conjointement une déclaration devant être transmise aux employées réfractaires afin de leur expliquer les raisons au soutien de la dispense accordée à la salariée, le tout dans le respect de sa vie privée.

2.2.2 La jurisprudence canadienne

La jurisprudence émanant du Tribunal canadien des droits de la personne et de la Commission de la fonction publique du Canada est beaucoup plus rare (seulement une quinzaine de décisions ont été retenues). Par conséquent, il devient plus ardu d’en tirer quelques constats significatifs. Sur le fond, il est néanmoins intéressant de remarquer que les deux tribunaux en cause sont fortement influencés par la jurisprudence provenant des tribunaux des provinces du Canada anglais, en particulier ceux de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. De manière générale, ceux-ci ont eu tendance, ces dernières années, à reconnaître une responsabilité accrue de l’employeur à l’égard de la santé mentale de ses employés[61]. En ce qui concerne plus précisément l’obligation d’accommodement raisonnable en milieu de travail, elle est envisagée sous deux aspects : l’un est procédural, l’autre est substantif[62].

Le volet procédural impose à l’employeur l’obligation de s’informer et d’obtenir tous les renseignements nécessaires au sujet de la maladie du salarié et de ses répercussions possibles sur le travail. Cette obligation existe dès que l’employeur a des raisons de croire que le salarié souffre d’un trouble mental. Elle implique la collaboration active du salarié et du syndicat, le cas échéant. Le volet substantif de l’obligation d’accommodement consiste ensuite à mettre en oeuvre les mesures nécessaires afin d’adapter le travail, ou les conditions de travail, jusqu’à la limite de la contrainte excessive. Dans plusieurs affaires rendues en contexte de santé mentale, le tribunal a conclu que l’employeur n’avait pas franchi la première étape consistant à s’acquitter de son obligation procédurale, prenant plutôt une décision hâtive sans se soucier de la maladie du salarié. Deux décisions médiatisées méritent d’être soulignées parce qu’elles traduisent l’étendue de l’obligation susceptible d’incomber à l’employeur face à un salarié souffrant de troubles mentaux.

La première, qui fut citée subséquemment tant par le Tribunal canadien des droits de la personne que par la Commission de la fonction publique du Canada, est l’affaire Lane[63] rendue par la Cour divisionnaire de l’Ontario. En l’espèce, un salarié, qui avait reçu un diagnostic de maladie bipolaire trois ans auparavant, avait été congédié une semaine après son embauche à titre d’analyste en assurance de la qualité. Celui-ci n’avait pas révélé sa maladie lors de l’entrevue de sélection, par crainte de voir sa candidature rejetée. Au terme de sa première semaine de travail, il avait informé son superviseur de l’éventualité que des symptômes puissent se manifester, en particulier s’il était soumis à un stress important. Il avait par la suite offert à son superviseur de lui remettre l’information nécessaire eu égard à sa maladie et à l’identification des symptômes précurseurs de phases maniaques. Il lui précisa que son épouse ou encore son médecin devaient, dans de telles circonstances, être contactés, et ce, de manière qu’il puisse recevoir la médication appropriée en temps opportun.

Invoquant le stress inhérent au travail, le superviseur avait exprimé de fortes réticences à l’égard des demandes du salarié, ajoutant qu’il devait en discuter avec la direction. Cette situation avait alors déclenché chez le salarié des symptômes précurseurs d’une crise maniaque. Le lendemain, il était congédié par la direction. Personne ne prit la peine d’informer l’épouse ou le médecin du salarié des symptômes qui commençaient pourtant à se manifester. Le salarié vécut un épisode de manie aiguë qui conduisit à son hospitalisation. Il amorça un cycle pernicieux qui se solda par un effritement de ses liens conjugaux, une perte de son domicile familial et une instabilité accrue de sa maladie. Saisi de la plainte pour congédiement discriminatoire du salarié, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario considéra que l’employeur avait manqué à son obligation d’accommodement, tant sur le plan procédural — par son attitude de rejet et sa méconnaissance de la maladie mentale — que sur le plan substantif — pour avoir omis de considérer toute mesure d’accommodement. L’employeur fut condamné à verser près de 80 000 $ au salarié en dommages-intérêts.

Dans une autre décision médiatisée, rendue cette fois par le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique[64], il fut jugé que l’employeur ne pouvait congédier une salariée dépressive sans tenir compte de son obligation d’accommodement, malgré qu’elle soit en période de probation et qu’elle n’ait pas divulgué sa maladie. Le seul fait qu’elle présentait des signes de dépression aurait dû rendre l’employeur plus vigilant. Le Tribunal a conclu que l’employeur avait eu un comportement discriminatoire, manquant de ce fait à son obligation d’accommodement, sur le plan tant procédural que substantif. Il condamna celui-ci à verser à la salariée une indemnité correspondant à 20 semaines de salaire, en plus des dommages au montant de 12 500 $ pour atteinte à sa dignité.

Conclusion

Les personnes souffrant de troubles mentaux se heurtent à de nombreux obstacles lorsqu’elles tentent d’intégrer le marché du travail ou de conserver un emploi. Si les mesures étatiques s’avèrent bénéfiques pour l’intégration au travail des personnes souffrant de troubles de santé mentale graves, il n’en demeure pas moins qu’elles sont de peu d’utilité pour les personnes qui présentent des troubles de santé transitoires, pourtant les plus fréquents dans la population. La protection contre la discrimination, qui impose aux employeurs une obligation d’accommodement raisonnable, constitue une voie prometteuse, puisqu’elle implique d’adapter les milieux de travail et, par voie de conséquence, de modifier significativement les attitudes et les comportements empreints de discrimination.

Il faut dire, en revanche, que cette protection bénéficie davantage aux personnes qui sont en relation d’emploi qu’à celles qui sont en processus d’embauche. De plus, on remarque que les mesures d’accommodement revendiquées par les personnes souffrant de troubles mentaux devant les tribunaux québécois touchent rarement l’environnement psychosocial du travail. Pourtant, de telles modifications ne constituent généralement pas une contrainte excessive pour l’employeur, puisqu’elles peuvent aisément se matérialiser, que leur coût réel est peu élevé et qu’elles n’impliquent pas de modifier de façon substantielle l’organisation du travail au sein de l’entreprise. Conformément aux diktats récents de la Cour suprême, ces mesures ont pour but de permettre l’accomplissement par le salarié de sa prestation de travail et non le maintien du lien d’emploi malgré les absences démesurées. La promotion de telles mesures pourrait non seulement réduire les absences du travail, qui mettent en péril la relation d’emploi, mais également contribuer à démystifier les craintes des employeurs en contexte d’embauche.

La jurisprudence qui émane des autres provinces canadiennes accorde, quant à elle, une importance accrue au volet procédural de l’obligation d’accommodement, en mettant l’accent sur l’obligation de s’informer qui incombe à l’employeur et sur la recherche de solutions concertées. Cette voie devrait inspirer toutes les parties en présence (employeur, syndicat, salarié), afin d’adopter une démarche d’accompagnement et de soutien destinée aux personnes qui reprennent le travail après une absence consécutive à un trouble de santé mentale.

Ces réflexions en appellent une autre, plus fondamentale encore : l’amélioration de l’environnement psychosocial du travail doit-il nécessairement passer par les revendications des personnes dont la santé mentale a déjà été atteinte ? La santé mentale des personnes ne devrait-elle pas être prise en compte lors de la conception des postes et la détermination des conditions de travail ? C’est en tout cas l’exercice auquel nous conviait la Cour suprême dès 1999 lorsqu’elle affirmait que les employeurs devaient intégrer l’obligation d’accommodement à l’intérieur même des normes d’emploi et tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d’un individu[65]. Une telle prise en compte favoriserait non seulement l’intégration et le maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux mais elle constituerait également un levier de prévention des troubles mentaux, au bénéfice de tous.