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Bien avant la Déclaration universelle des droits de l’homme[1] de 1948, la Constitution de l’Organisation internationale du travail[2] énonçait en 1919 « la nécessité d’assurer à tous leurs possibilités de développement et un traitement économique équitable[3] ». La Déclaration de Philadelphie adoptée en 1944 affirmait que tous les êtres humains, indépendamment de leur race, leur croyance ou leur sexe, « ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales[4] ». Plus tard, en 1958, l’adoption de la Convention no 111[5] est venue concrétiser « l’engagement de l’OIT dans l’élimination de la discrimination dans l’emploi, quels que soient son fondement et sa forme[6] ».

La discrimination selon l’ascendance nationale contenue dans la Convention ne concernait pas les distinctions entre « les citoyens d’un pays donné et les personnes d’une autre nationalité, mais les distinctions établies entre les citoyens d’un même pays en fonction du lieu de naissance, de l’ascendance ou de l’origine étrangère[7] ». Les particularités du problème des étrangers en matière d’emploi sont toujours d’actualité, considérant que les travailleurs nés à l’étranger représentent une proportion importante et croissante de la main-d’oeuvre dans énormément de pays. Le rapport global du Bureau international du travail a affirmé en 2007 que « les mouvements d’hommes et de femmes à la recherche de meilleures possibilités d’emploi à l’étranger, dont on estime qu’ils concernent 86 millions d’individus […] devraient augmenter dans les années à venir[8] ». Les sociétés d’accueil ont tenté de s’adapter au phénomène, mais il n’en demeure pas moins que « l’égalité de traitement avec les nationaux se heurte à une résistance bien plus grande en ce qui concerne les droits de sécurité sociale, la mobilité professionnelle et l’accès à l’emploi et à la formation[9] ».

Nul ne mettra en doute le fait que la discrimination systémique observée dans le monde du travail marginalise souvent les gens d’origine étrangère. Cependant, il est peu commun d’être aux prises avec des mesures relevant de la discrimination directe et qui sont littéralement dictées par la loi, tant cette dernière représente habituellement un rempart contre le racisme ou d’autres formes d’exclusion. À cet égard, l’objet d’étude de notre texte sera l’imposition de l’ensemble de règles contenues dans l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR)[10] et leur effet discriminatoire en matière d’emploi aux États-Unis puis au Canada, particulièrement au Québec.

Premièrement, nous expliquerons en quoi consiste l’ITAR, en essayant de le mettre en contexte et de vulgariser ses règles alambiquées. Deuxièmement, nous présenterons la manière dont la discrimination imposée par l’ITAR se manifeste d’abord aux États-Unis, puis ensuite au Canada, où elle touche davantage de groupes d’employés. Cela étant, nous tenterons de répondre à notre question de recherche qui est de déterminer si les mesures comprises dans l’ITAR entrent réellement en contradiction avec les lois antidiscrimination en emploi du côté américain, d’une part, ainsi qu’avec celles qui sont en vigueur au Québec, d’autre part. Nous accorderons plus d’attention à ses impacts au Canada, vu la nature de la discrimination et les critères sur la base desquels les employés sont écartés. Troisièmement, nous exposerons les récentes modifications à l’ITAR sous l’administration d’Obama.

De notre point de vue, l’application de l’ITAR contrevient aux lois assurant l’égalité de traitement en emploi, de façon particulièrement illicite au Canada. En quelques mots, disons que cette politique américaine poussait les compagnies canadiennes à exclure un employé ou un stagiaire qui était né dans un des pays proscrits, ou en détenait la citoyenneté, soit des pays de « l’axe du mal » tel qu’il a été défini par les États-Unis, d’anciens pays communistes, ou encore des pays sous embargo international. Washington souhaitait de cette façon protéger certaines données techniques qui auraient pu se retrouver malencontreusement entre les mains d’employés présumés « peu scrupuleux », uniquement de par leurs origines. Depuis plus d’une décennie, les compagnies canadiennes travaillant dans les secteurs de la défense et de l’aérospatiale, qui recevaient des contrats du gouvernement américain, étaient prises en souricière. Elles affirmaient toutes être obligées de respecter les critères de l’ITAR sous peine de diverses sanctions, ce qui leur a par contre attiré de vives critiques.

Étant donné l’absence de jurisprudence canadienne du fait que les recours des plaignants ont été réglés à l’amiable et la très faible quantité d’articles scientifiques traitant de l’ITAR en général, et surtout de ses répercussions au Canada, nous nous servirons d’une étude de cas pour tenter de mieux illustrer notre propos. Nous exposerons le cas le plus médiatisé au Québec, soit celui de Bell Helicopter Textron Canada limitée (BHTCL) à son usine de Mirabel, en banlieue de Montréal. Un litige similaire survenu en Ontario sera aussi utile à notre démonstration.

1 Une description de l’ITAR

La libéralisation du commerce et la circulation de l’information sont des réalités avec lesquelles les pays doivent dorénavant composer. Certains domaines sont par contre plus surveillés, lorsqu’il s’agit de données à caractère militaire par exemple. Conséquemment, les compagnies doivent redoubler de vigilance afin que leurs activités ainsi que celles de leurs employés, consultants et distributeurs soient conformes à la règlementation en place. Or, l’administration américaine est d’avis que la vente, l’exportation et le transfert d’articles ou de services de défense constituent un secteur trop important pour pratiquer un commerce dénué de surveillance. Il s’agit d’une question de sécurité nationale, laquelle s’articule en adéquation avec les objectifs poursuivis par la politique étrangère[11].

Aux États-Unis, les règlements les plus importants dans ce domaine sont sans doute les programmes d’embargo administrés par le Département du trésor, les Export Administration Regulations[12] gérés par le Département du commerce, ainsi que l’ITAR sous la houlette du Département d’État[13]. Ce dernier ensemble de règles se trouve aux articles 120 à 130 du titre 22 du Code of Federal Regulations[14]. Plus précisément, l’ITAR est administré par le Directorate of Defense Trade Controls (DDTC) ; suivant l’Arms Export Control Act (AECA)[15], l’ITAR énonce les technologies, les items et les données techniques figurant sur l’United States Munitions List (USML)[16], définit certains termes tels que les articles de défense ou les exportations et fournit les exigences à l’obtention d’une licence d’exportation[17].

L’ITAR a été promulgué par une délégation de pouvoir du président américain au secrétaire d’État et fournit des orientations au regard des actions interdites par l’AECA[18]. Soulignons que ces règles et lois sur l’exportation d’armement ont été créées à la fin des années 70, dans un contexte de guerre froide. L’objectif visé était que les États-Unis, mais aussi les pays alliés, évitent de donner accès à la technologie militaire aux pays du bloc de l’Est ou leur en vendent. Cependant, même après la chute du mur de Berlin, les restrictions ont été maintenues. À partir du 11 septembre 2001, les efforts se sont concentrés davantage sur l’élimination du terrorisme international[19].

En fait, la particularité de l’ITAR est qu’il définit le cadre de l’exportation en des termes très larges. Si bien que l’exportation inclut « [d]isclosing (including oral or visual disclosure) or transferring in the United States any defense article to an embassy, any agency or subdivision of a foreign government (e.g., diplomatic missions) ; or [d]isclosing (including oral or visual disclosure) or transferring technical data to a foreign person, whether in the United States or abroad[20] ».

Le règlement spécifie également qu’aucun service ne peut être rendu au bénéfice d’une personne étrangère, soit une entité non américaine, dans des domaines ayant trait à l’USML. Sont prohibés : l’assistance (y compris la formation) à des ressortissants étrangers aux États-Unis ou à l’étranger, pour la conception, le développement, l’ingénierie, la fabrication, la production, le montage, l’essai, la réparation, l’entretien, la modification, l’exploitation, la démilitarisation, la destruction, la transformation ou l’utilisation d’articles de défense[21]. Cela inclut également le transfert de données techniques à ces fins, y compris les schémas directeurs, dessins, photographies, plans ou instructions ou bien la documentation. Les logiciels informatiques directement liés aux articles de défense font aussi partie du lot. La définition exclut cependant les informations scientifiques ou mathématiques ou encore les principes d’ingénierie habituellement enseignés dans les établissements universitaires, la description d’appareils militaires diffusée au grand public sous forme de catalogues ou de brochures, l’information contenue dans des livres ou des revues scientifiques en librairie, etc.[22].

1.1 L’United States Munitions List

L’USLM contient une vingtaine d’items dont font usage — mais pas exclusivement — les militaires, comme les armes à feu, missiles, tanks, avions, hélicoptères, vaisseaux navals, satellites de communication, caméras, systèmes laser ou technologie pour appareils de vision de nuit[23]. Plusieurs items sur la liste se trouvent sur le libre marché, mais, dans le cas présent, il s’agit d’appareils modifiés ou spécialement conçus pour un usage militaire. De plus, la liste s’étend à toutes les données techniques utilisées pour fabriquer les composantes, parties ou accessoires, qui constituent les objets ou appareils énoncés dans la liste[24].

1.2 La demande d’autorisation

Afin de se conformer aux règles d’exportation, les compagnies de même que les individus américains qui ont l’intention d’exporter ou d’importer temporairement un item de l’USML doivent obtenir l’autorisation du DDTC — généralement sous forme de licence spécifique, de contrat de licence de fabrication ou d’accord d’assistance technique —, à moins de pouvoir bénéficier d’une exemption. Pour acquérir cette autorisation, le requérant doit envoyer sa demande au DDTC. Outre l’identité et l’adresse de l’entité à qui est destiné l’item, le formulaire exige une description précise de ce dernier (quantité, valeur, niveau de dangerosité), la raison justifiant l’utilisation du matériel, et permet d’assurer que toutes les parties à la transaction respectent les critères et conditions énoncés par l’ITAR[25].

Notons que ladite autorisation est valable un certain temps et qu’elle est accordée uniquement pour les articles dont elle fait mention. Ainsi, la réexportation, la revente, le transfert, etc., d’un article de l’USML nécessite l’obtention d’une nouvelle approbation du DDTC avant d’être accompli[26]. En somme, pour que l’administration portuaire ou les services frontaliers américains autorisent l’exportation ou, disons de manière générale, pour exporter, transférer, divulguer, etc., toute marchandise de l’USML ou ses composantes, une autorisation doit être obtenue au préalable en vue de respecter l’ITAR.

1.3 Les pénalités et les risques encourus par les entreprises ou les individus fautifs

En ce qui a trait aux peines infligées, leur niveau peut varier. À cet égard, l’AECA définit un cadre général pour le respect de la politique et prescrit des amendes élevées en cas d’infraction : « The penalties are substantial : civil penalties may be as high as $500,000 per violation and criminal penalties up to $1,000,000 per violation and up to ten years’ imprisonment[27]. » La menace qui pèse sur les compagnies américaines, leurs sous-traitants ou toute autre compagnie à l’étranger qui enfreint la loi est bel et bien réelle. Qui plus est, les compagnies reconnues coupables d’une violation de l’AECA peuvent perdre la possibilité de demander des autorisations d’exportation (connues sous le nom d’« exclusion statutaire » et d’« exclusion administrative ») et, au grand dam des compagnies travaillant dans les secteurs visés, perdre la possibilité de signer d’alléchants contrats avec le gouvernement américain[28].

D’ailleurs, la littérature sur le sujet nous apprend que les violations peuvent aussi bien être attribuées à la compagnie ou aux individus qui causent, provoquent ou facilitent la divulgation non autorisée de la technologie protégée ou y aident. Les individus en cause pourraient se voir imposer des pénalités allant jusqu’à l’emprisonnement pour « violation délibérée[29] ». L’ignorance de la loi n’étant malheureusement pas une justification recevable, il est aisé de comprendre les raisons pour lesquelles les compagnies visées se montrent très prudentes devant la réglementation à l’exportation.

1.4 Les gens susceptibles d’enfreindre les lois de contrôle à l’exportation

La personne étrangère (foreign person), par opposition à l’U.S. person, est définie comme toute personne physique qui n’est pas résidente permanente américaine selon la loi ou encore toute personne morale qui n’est pas enregistrée ou incorporée aux États-Unis[30]. Or, comme nous l’avons mentionné plus haut, à moins de faire l’objet d’une exemption, une autorisation est requise pour l’exportation des items figurant sur l’USML, voire pour la divulgation orale, visuelle ou documentaire de données techniques, d’un citoyen américain à un individu ou à une personne morale étrangers. Ces derniers sont considérés comme des personnes étrangères : c’est pourquoi ils ne sont pas autorisés à être en contact avec la technologie protégée par l’ITAR, sous réserve d’obtenir une autorisation du DDTC. Le problème est que, dans certains cas, ils seront systématiquement disqualifiés.

Pour donner un portrait global, mais non exhaustif, des pays mis à l’index, nous pouvons dire que les États-Unis refusent les autorisations d’exportation pour des articles ou des services de défense à destination — ou à l’usage des ressortissants — de la Biélorussie, de Cuba, de de l’Érythrée, de l’Iran, de la Corée du Nord, de la Syrie et du Venezuela. Cette politique s’applique également à plusieurs pays contre lesquels Washington maintient un embargo sur les armes, à savoir la Birmanie, la Chine, le Liberia et le Soudan[31]. En de très rares occasions toutefois, il se peut qu’une exception (waiver) présidentielle soit déclarée et que Washington fasse une entorse à sa politique rigoriste si il y a un intérêt marqué. Cela a été notamment le cas il y a une dizaine d’années pour favoriser la destruction d’armes chimiques japonaises abandonnées en Chine lors de la Seconde Guerre mondiale[32]. En somme, environ 25 pays sont dépréciés au sens où d’importantes restrictions existent sur la possibilité d’obtenir les autorisations pour ces destinations ou leurs ressortissants. Si nous y jetons un coup d’oeil, il est facile d’en tracer le profil : des pays communistes, des États « ennemis » arabo-musulmans ou encore des pays sous embargo.

Pour résumer, nous pouvons dire que les personnes étrangères ne peuvent pas être en contact avec la technologie américaine protégée, à moins d’obtenir une autorisation à cet effet. Malheureusement, les ressortissants des pays sur la liste noire risquent de ne jamais pouvoir l’obtenir, sauf en de très rares exceptions. Même les pays supposément alliés des États-Unis ne peuvent rien tenir pour acquis, note Sperino, car chaque demande est finement analysée par l’administration américaine qui évaluera les risques de prolifération d’armes chimiques, nucléaires, etc.[33].

2 La discrimination imposée par l’ITAR aux États-Unis au regard du droit américain

Après avoir tracé un portrait global de l’ensemble des règles contenues dans l’ITAR, nous pouvons maintenant nous pencher sur la conformité de ce dernier au regard de la législation antidiscrimination américaine en vigueur, en présentant également la position de l’Equal Employment Opportunity Commission (EEOC).

Avec la Civil Rights Act of 1964[34], le Congrès américain souhaitait permettre à tous les citoyens de voter et de mettre fin à la ségrégation raciale qui perdurait dans différentes sphères telles que les services publics, les établissements d’enseignements, les milieux de travail, etc. La Civil Rights Act of 1964 contient plusieurs sous-sections divisées en titres, traitant chacun d’un domaine particulier. Le titre VII est celui qui nous intéresse plus spécialement, car il est l’instrument légal introduit pour gérer de manière plus efficace et égalitaire les problèmes d’accès à l’emploi et les conditions de travail[35]. Le titre VII s’applique aux employeurs d’organisations privées ou publiques, aux agences d’emploi, aux syndicats, etc.[36]. L’Equal Employment Opportunity Commission est l’agence gouvernementale instaurée pour assurer l’application du titre VII.

2.1 La discrimination en emploi

Codifié dans le 42 United State Code Chapter 21, le titre VII interdit les pratiques discriminatoires des employeurs. Dès son adoption, l’objectif visé était de contrer toute discrimination en milieu de travail, qu’elle soit fondée sur le sexe, la religion, la race, la couleur de peau ou l’origine nationale. En revanche, soulignons que le titre VII n’empêche pas la discrimination fondée sur la citoyenneté[37]. À juste titre, Sperino fait remarquer que les interdictions de discrimination du titre VII ayant trait à l’origine nationale ou à la race ne commandent pas à l’employeur d’accommoder les employés ou les candidats à l’emploi, comme il est de mise de le faire pour le cas religieux, lequel requiert un accommodement raisonnable de la part de l’employeur[38]. Enfin, il va de soi qu’un candidat doit répondre à toutes les exigences légitimes et objectives concernant le poste auquel il pose sa candidature. S’il n’y arrive pas, il est tenu seul responsable de ses propres lacunes. Nous ne pouvons donc pas voir une dérogation au titre VII dans la situation où un employeur écarte un candidat moins qualifié, sur la base d’une analyse objective[39].

2.2 L’exception de sécurité nationale

En fait, le titre VII renferme une exception aux règles de non-discrimination. Elle s’énonce comme suit :

Notwithstanding any other provision of this subchapter, it shall not be an unlawful employment practice for an employer to fail or refuse to hire and employ any individual for any position, for an employer to discharge any individual from any position […] if —

(1) the occupancy of such position, or access to the premises in or upon which any part of the duties of such position is performed or is to be performed, is subject to any requirement imposed in the interest of the national security of the United States under any security program in effect pursuant to or administered under any statute of the United States or any Executive order of the President ; and

(2) such individual has not fulfilled or has ceased to fulfill that requirement[40].

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le gouvernement américain considère la vente, l’exportation et le transfert d’articles ou de services de défense comme un pan important de la sauvegarde de la sécurité nationale, en phase avec les orientations de sa politique étrangère. C’est donc dans cette logique qu’il a mis en place des lois et des règles comme l’AECA et l’ITAR, dans le but de contrôler les exportations et les importations temporaires d’articles regroupés dans l’USML. Dès lors, il devient légal d’imposer des restrictions quant à l’accès à la technologie protégée, en fonction de la citoyenneté des employés, de même que de refuser l’autorisation aux ressortissants des pays qui ne partagent pas les desseins américains en matière de politique.

2.3 La position de l’Equal Employment Opportunity Commission

L’EEOC assure l’application du titre VII en ce qu’elle peut agir à titre de médiatrice, mais aussi investiguer et diriger des poursuites pour le compte de l’employé, si elle juge que le cas de discrimination en question est manifeste[41]. Dans son guide relatif à l’exception de sécurité nationale, l’EEOC met en garde les employeurs et leur recommande de respecter à la lettre les exigences en matière de sécurité nationale, tout en maintenant une égalité de traitement[42]. Il faut comprendre par là qu’il serait inapproprié pour un employeur d’exiger une vérification à des fins de sécurité (security clearance[43]) auprès des employés qui ont certains profils ethniques, alors que d’autres employés en seraient exemptés.

Dans ce guide, l’EEOC fait référence à une décision non publiée où elle a estimé qu’un employeur privé américain, qui travaillait dans le secteur militaire, a agi de bonne foi, et ce, sans contrevenir aux préceptes du titre VII, en refusant à un citoyen américain d’origine yougoslave la promotion qu’il convoitait[44] : « The employer did not promote the employee even though he was the most qualified applicant for the promotion, because it would take six months to a year for the employee to receive the necessary security clearance for the job since he still supported family residing in Yugoslavia[45]. » À la lecture de cet extrait, il apparaît clair que l’EEOC adopte une position voisine de celle du Département d’État américain, où l’homme d’origine yougoslave a dû vivre avec les conséquences de ses liens jugés trop étroits avec l’étranger : « The Commission held that it is not a violation of Title VII for an employer to fail to promote an employee because he has relatives in a communist country [Yougoslavie] where it would take six months to a year before the employee could get the required security clearance and the employer had to fill the position immediately[46]. »

Sperino fait remarquer que, en prenant sa décision, l’EEOC a conclu que l’employeur a démontré en pratique qu’il embauchait bel et bien des candidats qui avaient déjà subi une vérification à des fins de sécurité, où aucun groupe ethnographique quelconque n’a reçu un traitement de faveur dans le processus d’embauche pour ce poste[47]. Dans ces circonstances, nous pouvons parler d’une discrimination entre ceux qui ont « déjà » été soumis à une vérification à des fins de sécurité et ceux qui ne l’ont pas été. Puisque le poste relève de la sphère militaire et, par conséquent, de la « sécurité nationale », l’EEOC s’est rangée du côté de l’employeur.

Sperino renchérit en affirmant que, en dépit de la position de l’EEOC ou même de l’exception de sécurité nationale de manière générale, la jurisprudence des cours fédérales est instructive pour ce qui est des critères de sélection d’un employeur. Si un poste particulier requiert une vérification à des fins de sécurité, l’employeur peut renoncer à embaucher, voire congédier, un employé de plein droit, si la vérification à des fins de sécurité est refusée[48]. Citons seulement les arrêts Mitani v. IHC Health Servs.[49] et plus précisément Molerio v. F.B.I.[50], où les emplois en question avaient des critères d’embauche bien définis que les candidats ne remplissaient pas. Dès lors, l’impossibilité ou les délais trop longs pour obtenir une vérification à des fins de sécurité, ou tout simplement le rejet d’une telle demande par les autorités américaines, ne peuvent être condamnés en vertu du titre VII[51]. Comme quoi, même aux États-Unis, le lieu de naissance et les liens serrés avec son pays d’origine peuvent handicaper un citoyen, si l’emploi en question réclame un niveau élevé de « sécurité ». Le citoyen visé ne pourra malheureusement pas invoquer le titre VII pour contester la différence de traitement subie.

Alors, comme nous l’avons mentionné plus haut, le titre VII permet la discrimination fondée sur la citoyenneté, mais en plus, dans le cas qui nous concerne, l’exception de sécurité nationale s’applique considérant que l’ITAR, l’EAR et l’AECA sont des règles et une loi émanant des départements d’État et du commerce américains, les pouvoirs responsables de la sécurité nationale des États-Unis. L’EEOC a même affirmé que, lorsque la vérification à des fins de sécurité est nécessaire pour un poste précis, l’employeur ne contrevient pas au titre VII en refusant un candidat qui y échappe.

2.4 La citoyenneté comme motif illicite

Au demeurant, l’EEOC avance quelques exceptions où la discrimination fondée sur la citoyenneté peut se révéler illicite. Elle est d’avis qu’en de rares exceptions, mais qu’il faut tout de même souligner, la discrimination basée sur la citoyenneté viole l’interdiction de discrimination sur l’origine nationale émanant du titre VII[52]. En effet, bien que ce titre ne bannisse pas la discrimination par rapport à la citoyenneté en soi, « citizenship discrimination does violate Title VII where it has the “purpose or effect” of discriminating on the basis of national origin. For example, a citizenship requirement would be unlawful if it is a “pretext” for national origin discrimination, or if it is part of a wider scheme of national origin discrimination[53]. »

Dans ce manuel de conformité[54], l’EEOC rappelle l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis (Espinoza v. Farah Mfg. Co.[55]), qui avait reconnu que la discrimination fondée sur la citoyenneté pouvait parfois conduire à une discrimination basée sur l’origine nationale, laquelle est, comme chacun le sait, protégée par le titre VII[56]. La ligne est d’autant plus dure à tracer si l’idée est de délimiter les deux : « While the license process technically relies on the citizenship of an individual, the license applications under both the ITAR and EAR, require the employer to provide information about the employee’s place of birth, further complicating the question whether an employer was using citizenship or national origin in making a deemed export-based hiring decision[57]. »

En définitive, rappelons que, dès qu’un individu d’origine non américaine obtient la résidence permanente ou la citoyenneté américaine, il n’est plus considéré comme une personne étrangère et les lois de contrôle des exportations ne s’appliquent plus. Le cas échéant, celui-ci pourra travailler pour une entreprise américaine et être en contact avec la technologie inscrite sur l’USML. Évidemment, il lui est formellement interdit de donner accès à cette technologie à toute autre personne non autorisée. Ainsi, la discrimination aux États-Unis s’effectue d’après le critère de la nationalité où une fois qu’un individu obtient le statut de résident permanent, voire la citoyenneté, la distinction ne s’opère plus.

Par contre, pour respecter la loi, la discrimination en emploi doit être réellement fondée sur la citoyenneté et ne pas avoir pour « but ou effet » de discriminer sur la base de l’origine nationale. Au surplus, il est légal de restreindre l’accès à la technologie militaire protégée lorsque la nature du travail l’exige, de disqualifier un candidat pour qui il serait très ou trop long d’obtenir une vérification à des fins de sécurité, en plus du refus éventuel de produire ladite vérification si elle est demandée pour un individu — fût-il devenu américain — entretenant par exemple des liens ténus avec un pays proscrit. Dans ces circonstances, la justification de la sécurité nationale l’emporte.

3 L’exception canadienne contenue dans l’ITAR

Avant de nous pencher sur la licéité de la discrimination imposée par l’ITAR aux entreprises travaillant au Canada à l’égard du cadre législatif local et de présenter plus en détail le cas survenu à l’usine de Bell Helicopter en 2006, nous devons apporter quelques précisions. En tant que voisin et partenaire économique de premier plan, le Canada jouit d’un statut particulier auprès des États-Unis. Celui-ci se manifeste aussi dans l’ITAR, où ce dernier est moins rigide à l’endroit du Canada, comparativement à d’autres pays. La présente section sera donc consacrée à la description et à l’évolution de cette « exception canadienne ».

Dans l’ensemble, Weinberg et Van Buren affirment que les quelques exceptions contenues dans l’ITAR ne s’appliquent pas tellement à la sphère du travail au sens de la production des items de l’USML[58], mais plutôt à la divulgation de données techniques pour des articles de faible dangerosité, pour lesquels une licence a déjà été obtenue par exemple, pour l’entretien de ces derniers, etc.[59]. Parmi les exemptions bien connues se trouve celle du Canada. En fait, les citoyens canadiens devraient normalement être considérés comme des personnes étrangères aux fins de l’ITAR, au même titre que le sont tous les individus qui n’ont pas le statut de résident permanent américain. Or, le Canada a réussi à obtenir les bonnes grâces de Washington au gré du temps. Les compagnies et les individus canadiens ont pu bénéficier d’une exemption au cours des années 90, l’ont perdue en 1999 pour la regagner en 2001[60].

Depuis 2001, le transfert de certaines données techniques américaines aux personnes ou aux compagnies canadiennes ainsi qu’aux organisations gouvernementales fédérales et provinciales est permis, sans autorisation du Département d’État. Les entités non gouvernementales doivent cependant être inscrites à la Direction des marchandises contrôlées du Canada pour profiter de l’exemption canadienne en vertu de l’ITAR[61]. Cette inscription implique une vérification de sécurité des individus désignés et des propriétaires au regard de leurs antécédents personnels, professionnels et criminels, le cas échéant, les études et les voyages effectués dans le passé, les activités de l’entreprise, etc. Dépendant de la nature du contrat et de l’article de défense en question, l’exemption englobera les Canadiens d’origine, ceux qui ont deux citoyennetés et les résidents permanents s’ils viennent de pays alliés des États-Unis, mais pas s’ils sont nés dans un des pays proscrits ou en détiennent la nationalité. Dans ces circonstances, une autorisation devra être obtenue pour les immigrants nés dans un des pays mis à l’index ou qui en sont des ressortissants, avec le risque d’un refus éventuel[62]. Quoique, dans certains cas, le Département d’État américain devra autoriser l’accès à toutes les entités canadiennes de manière générale, l’exemption canadienne ne s’appliquant pas aux technologies plus sécurisées comme les missiles ou le nucléaire par exemple[63].

Dès lors, même si des employeurs canadiens peuvent avoir à fournir de l’information quant à l’origine de certains de leurs employés, des tâches qu’ils auront à accomplir et surtout relativement aux appareils et aux technologies avec lesquels ils envisagent travailler, le vrai problème réside dans la divulgation à des employés qui sont nés dans un pays proscrits ou en détiennent la nationalité. Au Canada comme ailleurs, c’est dans ces cas que la majorité des sanctions a été attribuée[64]. Précisons que la divulgation sera peut-être autorisée in fine, dépendant de la technologie en question et du pays d’origine de l’employé, mais il faudra absolument obtenir l’approbation du Département d’État américain, et ce, même si l’employé possède la citoyenneté canadienne. Car, au moment de déterminer la nationalité d’un individu, le Département d’État considère le pays de naissance ou d’origine et non seulement la citoyenneté « acquise » par l’individu. Conséquemment, ce dernier sera toujours considéré en fonction de son lieu de naissance ou de l’autre nationalité qu’il détient, peu importe s’il parvient à avoir la citoyenneté canadienne. La directive produite par le Département d’État précise que cela sera traité comme une possible exportation vers les deux pays[65]. Dans le cas du Canada, il n’y a pas de problème. Par contre, pour un individu né dans un pays proscrit, la réglementation indique qu’il faut toujours obtenir davantage d’informations pour confirmer l’absence de « liens significatifs » avec le pays déprécié[66].

Ce faisant, l’employé d’une compagnie canadienne né dans un des pays proscrits ou en détenant la nationalité représentera un réel fardeau pour l’employeur s’il est affecté à un projet relevant de l’ITAR. La description des tâches à accomplir, l’éventuelle évolution de celles-ci qui demanderont sans doute une nouvelle autorisation et les délais pour obtenir les vérifications nécessaires avant que l’employé puisse accéder à la technologie et prendre part au projet sont autant d’embûches qui retarderont l’échéancier. Bref, elles constituent des coûts faits de ressources humaines et financières pour des cas isolés que préféreront éviter les employeurs canadiens…

En comparaison, la discrimination basée sur l’origine nationale s’efface pour ainsi dire lorsqu’un individu est naturalisé aux États-Unis, même s’il vient d’un pays banni. Malheureusement, au Canada, le même individu sera victime de la discrimination imposée par l’ITAR toute sa vie, et il lui sera impossible de s’en défaire. La variable du statut d’immigration ne semble pas peser lourd dans le calcul. Même si l’employé immigré en vient à détenir juste la citoyenneté canadienne, quitte à perdre sa première citoyenneté, il n’est pas beaucoup plus avancé. Un individu peut donc satisfaire aux critères des lois canadiennes d’immigration, mais ne pas jouir du même traitement que les autres une fois sa citoyenneté acquise. Fort heureusement, les critères liés à l’origine ethnique ou nationale présents dans la prétendue « exemption canadienne » se sont beaucoup estompés récemment, ce que nous verrons plus loin. Par ailleurs, le cas de Bell Helicopter que nous analyserons sous peu est survenu en 2006, année où la réglementation américaine en vigueur était celle que nous venons de décrire.

4 La discrimination imposée par l’ITAR au Québec au regard du droit canadien

Dans la présente section, nous procéderons d’abord à un survol de la législation locale ayant trait à l’égalité de traitement et à la discrimination, pour ensuite exposer le cas survenu dans une usine située à Mirabel au Québec. Par après, nous évaluerons le comportement de la compagnie au regard du cadre législatif québécois et terminerons en présentant la position de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) du Québec.

En ce qui concerne le Canada, la Charte canadienne des droits et libertés[67] a été enchâssée dans la Constitution lors du rapatriement de cette dernière par Pierre Elliott Trudeau en 1982. Les premiers programmes d’accès à l’égalité ont vu le jour en 1986 avec la Loi sur l’équité en matière d’emploi[68]. Le Québec, quant à lui, a adopté la Charte des droits et libertés de la personne[69] en 1975, en désignant la CDPDJ comme l’organe chargé de surveiller son application. Les articles 1 à 38 de la Charte québécoise ont préséance sur toute disposition d’une loi, sauf dérogation explicite, dans la sphère tant privée que publique[70]. Ce faisant, elle jouit « [d’]un statut prééminent, voire quasi constitutionnel[71] ». Concrètement, elle protège tout le domaine du droit privé qui ne serait pas englobé dans la Charte canadienne, laquelle s’applique uniquement aux actions et aux lois commandées par les pouvoirs publics à tous les paliers. Ainsi, la Charte québécoise a une portée très large qui « s’applique donc aux contrats (travail, bail, vente, consommation, services, etc.), à la responsabilité civile (diffamation, blessures, etc.), à tout lieu ouvert au public et, de façon générale, au comportement des individus[72] ». Enfin, mentionnons qu’en 1982 la partie III à la Charte québécoise a été ajoutée pour promouvoir les programmes d’accès à l’égalité et qu’en 2001 la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics[73] a été mise en place.

4.1 La discrimination en emploi

Il n’y a que peu d’articles de la Charte québécoise qui ont trait à l’embauche. À vrai dire, elle a plutôt pour objet de promouvoir l’égalité des chances en emploi, de manière générale : « L’égalité des chances est articulée par voie négative à l’aide notamment de l’interdiction de la discrimination en emploi. Les interdits s’adressent d’abord et avant tout à l’employeur puisque ce dernier exerce une fonction centrale et déterminante dans la relation d’emploi[74]. » En contrepartie, le droit reconnaît aussi que les employeurs sont « maîtres de leur entreprise » et qu’ils peuvent la diriger comme bon leur semble. Les employeurs jouissent d’une grande latitude relativement à la sélection du personnel, mais ils doivent procéder en concordance avec les règles d’égalité et de non-discrimination[75]. Ainsi, la sélection du candidat doit se faire selon les aptitudes et les compétences requises pour l’emploi et ces conditions doivent aussi être maintenues lorsque la personne est employée par l’établissement. Les normes antidiscriminatoires viennent à ce moment-là baliser le droit de gérance de l’entreprise[76].

L’article 16 de la Charte québécoise se concentre sur la discrimination en milieu de travail et énonce ceci : « Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi. »

En fait, pour constituer une discrimination en matière d’emploi, l’article 16 doit s’appliquer en rapport avec une des formes de discrimination énoncées à l’article 10 de la Charte québécoise. Ce dernier dispose ce qui suit : « Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, […] l’origine ethnique ou nationale […] Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. »

Précisons toutefois que l’intention discriminatoire de la part de l’auteur n’est pas nécessaire. Il suffit que les conséquences qui résultent de l’acte aient un effet discriminatoire à l’égard du plaignant[77]. Plus précisément, le célèbre arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia établissait que, pour être considérée comme de la discrimination, la distinction peut être fondée sur des « motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer […] des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres[78] ».

Or, il existe des circonstances où la discrimination en emploi est autorisée. L’article 20 de la Charte québécoise indique, entre autres, qu’un employeur peut écarter des candidats s’ils n’ont pas les aptitudes recherchées pour l’emploi[79]. Il s’agit de l’exigence professionnelle justifiée aussi appelée « qualification professionnelle normale[80]. » Dans l’affaire Meiorin[81], la Cour suprême du Canada a donné une marche à suivre à tout employeur qui souhaite justifier une norme ou une pratique interne qui serait autrement jugée discriminatoire. Pour résumer les étapes, disons que l’employeur doit établir le lien direct entre la règle (discriminatoire) et le travail à accomplir, en démontrant que son intention de départ n’était pas de faire preuve de discrimination. En fait, il doit surtout être convaincant dans sa démonstration qu’il lui était « impossible de composer ou d’accommoder le plaignant sans qu’il n’en résulte une contrainte excessive pour l’entreprise[82] ».

Enfin, Samson rappelle que la Charte québécoise n’abolit pas le refus de contracter avec des gens présentant les caractéristiques mentionnées à l’article 10, mais elle exige plutôt que la différence de traitement ne repose pas sur des critères interdits[83]. Toutefois, comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, celle-ci a été sacrifiée sur l’autel de la conformité à l’ITAR à plus d’une reprise, sans que l’exception à l’article 20 soit applicable.

4.2 Le cas de Bell Helicopter Textron Canada limitée

Né en Haïti en 1967, M. Darguste est arrivé au Canada quelques mois plus tard et a obtenu la citoyenneté canadienne en 1979. Puisque la législation haïtienne ne permet pas la double citoyenneté, M. Darguste a renoncé à sa première citoyenneté pour ne conserver que la seconde[84]. Dans une précédente carrière, il a notamment fait partie des Forces armées canadiennes qui lui ont valu plusieurs mentions d’honneur dans le cadre de ses fonctions. En 2006, alors qu’il était étudiant dans un centre de formation professionnelle dans le domaine des matériaux composites, il a posé sa candidature pour un stage offert par l’entreprise[85] à son usine de Mirabel, soit un stage de deux semaines qui devait avoir lieu en mars[86].

M. Darguste était visiblement doué puisqu’il faisait partie des 15 étudiants sur 34 retenus pour le stage. Par contre, dès la première journée où le stage devait débuter (13 mars 2006), la compagnie lui signale qu’il ne pourra malheureusement pas y prendre part parce qu’il est né en Haïti[87]. La compagnie allègue qu’elle est obligée de respecter l’ITAR sous peine de sanctions, comme cela est indiqué dans son contrat signé avec les autorités américaines. Selon les documents de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse que nous avons consultés, BHTCL s’était engagée à ne pas divulguer certaines données techniques aux employés nés dans un des pays proscrits par l’ITAR[88].

4.2.1 L’analyse juridique du cas d’espèce

En tant que manufacturier exploitant une usine à Mirabel dans la région des Laurentides, BHTCL est dans l’obligation de respecter les dispositions législatives québécoises dans ses activités. Elle ne peut donc se soustraire à celles-ci, quelles qu’en soient les justifications. Dès lors, il appert que les gestes accomplis par BHTCL, sous couvert de l’application de l’ITAR, dérogent aux préceptes de l’article 6 de la Charte québécoise traitant de l’embauche, de l’apprentissage et de la formation professionnelle. Une exclusion a été faite au seul motif de l’origine ethnique ou nationale, ce qui bafoue ainsi l’article 10 précité. Bien que la distinction fondée sur la nationalité et la citoyenneté soit aussi interdite en vertu des chartes canadienne et québécoise[89], comme l’a d’ailleurs montré l’arrêt Andrews[90], la discrimination imposée par l’ITAR et appliquée par BHTCL à l’endroit de M. Darguste relève de l’origine nationale.

Pour ce qui est de la jurisprudence canadienne en matière de discrimination, la Cour suprême a déjà déclaré que « [l]es droits de la personne ne peuvent être écartés pour des raisons uniquement commerciales[91] ». Dans un même ordre d’idées, la Cour supérieure du Québec a clairement établi que des motifs monétaires ou économiques ne peuvent justifier une pratique discriminant des individus sur la base de leur couleur[92]. Dans cette affaire, le tribunal avait statué que les préférences de la clientèle — ayant directement ou indirectement un impact sur les recettes de l’entreprise — ne peuvent orienter les choix d’un employeur en ce qui a trait à la sélection d’employés. Notons que les tribunaux inférieurs spécialisés sont toujours allés dans ce sens, rejetant à coup sûr toute forme de différenciation des candidats à l’embauche, arguant que « la crainte de perdre une partie de sa clientèle est un motif d’ordre financier qui n’est pas visé par l’article 20 [de la Charte québécoise] permettant certaines distinctions ou préférences fondées uniquement sur les aptitudes ou qualités requises pour exercer un emploi[93] ». Par extension, nous pouvons déduire que si les « goûts » de la clientèle n’ont pas préséance sur le cadre juridique local, ceux des organisations ou des ministères étrangers offrant les contrats de production ne font pas exception.

La disqualification de M. Darguste sur le motif de l’origine nationale, dans le but de respecter l’ITAR, ne peut être défendue en vertu de l’article 20 de la Charte québécoise. Il est de mise de réitérer le fait que M. Darguste a été préalablement sélectionné pour le stage, car il avait les compétences requises. Le simple fait d’être né dans un pays ou l’autre ne peut faire l’objet d’une exigence professionnelle justifiée, au sens de l’arrêt Meiorin[94]. Le principal problème est que BHTCL a failli à l’obligation d’en arriver à — voire de proposer — un accommodement avec M. Darguste, en l’avisant in extremis qu’il ne pouvait pas commencer le stage. En matière d’accommodement, ce n’est pas la Charte québécoise mais la jurisprudence qui prescrit tout en délimitant cette obligation. Le droit veut que l’accommodement soit raisonnable et qu’il n’impose pas de contrainte excessive[95]. Chaque affaire étant unique, il revient au juge de trancher sur le caractère raisonnable de l’accommodement et la contrainte imposée à l’employeur. Plusieurs éléments sont observés, tels que la participation financière, l’adaptation possible des effectifs et des installations ou encore l’effet ou l’impact de ce changement sur les autres employés[96].

Rappelons également que l’obligation d’accommodement s’applique même au moment de l’embauche[97]. Évidemment, la jurisprudence confirme que l’employeur n’est pas tenu de créer un emploi, ou un stage, sur mesure pour se conformer à l’obligation d’accommodement[98]. Cela dit, Morin et al. signalent que l’employeur « doit cependant faire l’inventaire des postes disponibles dans son entreprise et considérer alors si certaines tâches peuvent être jumelées ou regroupées[99] ». Pour tout dire, « [l]’employeur n’a pas l’obligation de modifier de façon fondamentale les conditions de travail, mais il a cependant l’obligation d’aménager, si cela ne lui cause pas une contrainte excessive, le poste de travail ou les tâches de l’employé pour lui permettre de fournir sa prestation de travail[100] ». Dans le même jugement culminant sur les notions de contrainte excessive et d’obligation d’accommodement, la Cour suprême précisait que, « si l’employeur démontre que, malgré les accommodements, l’employé ne peut reprendre son travail dans un avenir raisonnablement prévisible, il aura satisfait à son fardeau de preuve et établi l’existence d’une contrainte excessive[101] » :

L’obligation d’accommodement est donc parfaitement conciliable avec les règles générales du droit du travail, tant celle qui impose à l’employeur l’obligation de respecter les droits fondamentaux des employés que celle qui oblige les employés à fournir leur prestation de travail. L’obligation d’accommodement qui incombe à l’employeur cesse là où les obligations fondamentales rattachées à la relation de travail ne peuvent plus être remplies par l’employé dans un avenir prévisible[102].

Comme nous ne connaissons pas dans le détail l’entente liant BHTCL et les autorités américaines, nous ne pouvons pas nous prononcer avec la plus grande assurance. Toutefois, il nous semble tout à fait plausible que BHTCL aurait pu demander une autorisation à l’autorité américaine compétente pour le compte de M. Darguste et s’engager à prendre ce dernier comme stagiaire lorsque celle-ci aurait été obtenue, le cas échéant. Ou encore, BHTCL aurait pu lui proposer rapidement un stage où il n’aurait pas été en contact avec la technologie américaine protégée, comme cela s’est fait pour des employés de General Motors en Ontario, comme nous le verrons plus loin[103]. De prime abord, ces mesures ne semblent pas représenter une contrainte excessive, impraticable ou trop onéreuse. Au contraire, tout nous pousse à croire qu’elles auraient constitué un accommodement raisonnable, d’autant plus que M. Darguste était prêt à amorcer le stage dans un avenir très prévisible, pour reprendre les mots de la Cour suprême.

La position du tribunal est éclairante sur la question de contrainte. BHTCL ne peut pas utiliser l’argumentaire selon lequel la compagnie a signé une entente officielle avec les autorités américaines où elle s’est engagée à respecter l’ITAR et à exclure à regret certains citoyens. La contrainte excessive n’est pas justifiée par la menace d’encourir des sanctions ruineuses, voire la perte de tout contrat américain : « Ce qui est véritablement requis ce n’est pas la démonstration de l’impossibilité d’intégrer un employé qui ne respecte pas une norme, mais bien la preuve d’une contrainte excessive[104]. » Et la contrainte excessive est établie lorsque la compagnie prouve qu’elle a tenté d’accommoder le plaignant, mais que ce dernier n’a pas pu remplir les obligations liées à la relation de travail dans un avenir prévisible. L’affaire ne s’est pas rendue en cour, mais, même dans le cas où cela se serait produit, BHTCL n’aurait pas pu justifier son agissement en prétendant à la contrainte excessive.

Également, le Code civil du Québec[105], aux articles 6 et 7, commande aux parties d’agir et de négocier de bonne foi, et ce, dès la naissance de l’obligation jusqu’à son exécution puis son extinction[106]. Or, il n’y a rien à reprocher à M. Darguste sur ce chapitre. Par contre, BHTCL l’a sélectionné dans un premier temps, puis l’a rejeté dans un second temps lorsqu’elle a réalisé que son lieu de naissance pouvait poser problème, mais elle ne lui a pas proposé d’accommodement. La bonne foi de l’entreprise est donc critiquable à cet égard.

En somme, lorsque BHTCL exécute un contrat américain de défense — ce qui semble se produire fréquemment[107] —, la compagnie se plie aux diktats de l’ITAR et déroge au droit interne. Sous la menace de pénalités financières, la perte de fructueux contrats voire le rejet de toute autre autorisation du Département d’État américain à l’avenir, BHTCL, qui exploite pourtant une usine en sol québécois, a vraisemblablement préféré satisfaire aux critères du « pourvoyeur » et non à ceux de la législation interne. Après avoir été aux prises avec le problème pour plus de vingt employés ou stagiaires, BHTCL aurait demandé une exception (waiver) auprès du gouvernement américain, laquelle lui aurait été refusée[108], selon ce que rapporte CBC News.

Quoi qu’il en soit, même si M. Darguste ne possède que la citoyenneté canadienne, son dossier a été évalué en fonction de son pays de naissance. Dans son cas, il a été disqualifié pour un stage. Cependant, la situation est bien pire pour d’autres employés de BHTCL qui ont passé la plus grande partie de leur vie au Canada. Un technicien, écarté pour les mêmes motifs que ses collègues, affirmait avoir travaillé près de vingt ans pour la compagnie[109]. Au final, la plainte déposée par M. Darguste à la CDPDJ s’est soldée par un règlement hors cour non divulgué entre le plaignant et BHTCL[110].

4.3 La position de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

4.3.1 L’extraterritorialité des lois américaines

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la CDPDJ est l’organe censé surveiller l’application de la Charte québécoise, c’est-à-dire recevoir les plaintes, rechercher une entente avec les parties, jusqu’à défendre le plaignant devant le Tribunal des droits de la personne du Québec, le cas échéant. Or, en ce qui a trait à l’extraterritorialité des lois américaines, son raisonnement est sans équivoque. Il est hors de question que des lois américaines antinomiques aux lois canadiennes ou québécoises prévalent sur le territoire canadien. En parlant du cas de M. Darguste, le président de la CDPDJ s’est exprimé ainsi : « Le Québec ne devrait pas permettre que des entreprises installées sur son territoire se soumettent à des réglementations externes qui méconnaissent les valeurs et les droits reconnus aux citoyens par l’Assemblée nationale[111]. » Certes, la CDPDJ ne peut empêcher les États-Unis d’adopter les lois qu’ils désirent. Cependant, elle soutient que les entreprises qui ont une place d’affaires au Québec, qu’elles soient ou non des filiales d’entreprises américaines ou étrangères, « sont sujettes à la Charte et ne peuvent appliquer une règle discriminatoire[112] ».

En d’autres termes, un contrat peut très bien être conforme à un droit étranger, qu’il soit américain ou non, mais s’il contient une clause discriminatoire au sens de la Charte québécoise, il est contraire à l’ordre public. La CDPDJ rappelle l’article 3081 du Code civil du Québec qui dispose ceci : « L’application des dispositions de la loi d’un État étranger est exclue lorsqu’elle conduit à un résultat manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales[113]. » Elle en vient donc à la conclusion que le Québec n’a aucune forme d’obligation que ce soit de reconnaître, voire d’appliquer, une législation étrangère et encore moins lorsque cette dernière renie les principes mêmes qui nourrissent l’essence démocratique et égalitaire de sa société[114]. Enfin, dans une autre affaire qui ne met pas directement en cause les règles de l’ITAR, mais qui mérite d’être citée pour ses ressemblances avec le cas d’espèce, la CDPDJ a également plaidé contre l’application de règles américaines sur le territoire québécois. Elle a eu gain de cause et le Tribunal des droits de la personne du Québec a ordonné au Centre de formation Bombardier aéronautique « de cesser d’appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de “sécurité nationale” lors du traitement de demandes de formation de pilote sous une licence de pilote canadienne[115] ».

4.3.2 La non-conformité au regard du droit international

Poursuivant sa dénonciation des agissements de BHTCL, la CDPDJ affirme que la l’ITAR contrevient au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[116] qui n’a pas été ratifié par les États-Unis, mais par le Canada[117]. Celui-ci énonce à l’article 2 que « les États parties au présent Pacte s’engagent à garantir que les droits qui y sont énoncés seront exercés sans discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue […] l’origine nationale ou sociale[118] ». Or, l’article 6 précise que les États signataires « reconnaissent le droit au travail, qui comprend le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et prendront des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit[119] ». Le deuxième alinéa du même article rappelle ainsi que, parmi les mesures susceptibles d’assurer le plein exercice de ce droit, il faut comprendre « l’orientation et la formation techniques et professionnelles, l’élaboration de programmes, de politiques […] et un plein emploi productif dans des conditions qui sauvegardent aux individus la jouissance des libertés politiques et économiques fondamentales[120] ».

Ajoutons également que la Convention no 111[121] de l’Organisation internationale du travail (OIT) n’a pas été ratifiée par les États-Unis, mais par le Canada, et que de cette convention doit découler l’engagement de ce dernier pour l’élimination de la discrimination en matière d’emploi ou de profession. En terminant sur le réquisitoire de la CDPDJ, mentionnons qu’elle préconisait plutôt l’adoption d’ententes où le Département d’État américain conviendrait que les critères touchant l’origine ethnique ou nationale seraient remplacés par des contrôles de sécurité accrus pour les employés canadiens qui travaillent pour les entreprises visées[122].

5 Le cas de General Motors Canada limitée en Ontario

Avant de nous attacher aux amendements apportés à l’ITAR, nous tenons à présenter brièvement un cas analogue à celui de BHTCL, survenu en Ontario. Dans l’affaire Sinclair v. General Motors Defence[123], plusieurs employés ayant une double citoyenneté se sont adressés au Tribunal des droits de la personne de l’Ontario pour dénoncer les tentatives de leur employeur de se conformer à l’ITAR, ce qui a conduit à une discrimination illégale à leur endroit.

En fait, General Motors Defence (GMD) au Canada était une division de General Motors Canada limitée (GMCL), laquelle fait aujourd’hui partie de la division General Dynamics Land Systems Canada Corporation de la société General Dynamics. Avant que cette acquisition soit effectuée, GMD avait comme principale activité la fabrication de véhicules militaires pour divers gouvernements, notamment celui des États-Unis[124]. Puisqu’elle recevait des données et du matériel américains pour produire les véhicules, GMD se devait de respecter l’ITAR. Or, l’accès à cette technologie américaine protégée comportait une clause sine qua non : « no person who holds a citizenship other than Canadian or American can have access to certain information, unless a security clearance has been obtained from the U.S. State Department[125] ».

Convaincue de l’illicéité de cette discrimination fondée sur la citoyenneté et le lieu d’origine et, par conséquent, prohibée par le Code des droits de la personne[126], la Commission ontarienne des droits de la personne a finalement conclu un règlement à l’amiable avec GMCL au nom des plaignants. Ce règlement est le résultat des plaintes déposées par six employés syndiqués qui sont tous citoyens canadiens ou résidents permanents, ayant la « malchance » d’avoir également la citoyenneté d’un autre pays que le Canada ou les États-Unis[127].

D’ailleurs, les faits ont été racontés par les employés en question, et il semble que la compagnie ait agi de manière « expéditive ». Ceux-ci ont expliqué qu’à l’été 2002 des supérieurs de GMCL les ont convoqués avec d’autres travailleurs à une réunion, où on leur a ni plus ni moins annoncé qu’ils étaient renvoyés chez eux avec salaire, pour des raisons liées à leur citoyenneté[128]. La frustration de ces employés vient surtout du fait que GMCL n’a pas fait de demandes de vérification à des fins de sécurité en leur nom. Si GMCL l’avait fait, une autorisation du Département d’État américain aurait pu vraisemblablement être obtenue, au moins pour certains d’entre eux. Toutefois, en l’occurrence, la compagnie n’a même pas essayé …

Dans cette nouvelle publiée par la Commission ontarienne des droits de la personne en juillet 2007, il est dit également que les employés visés ont par la suite réintégré l’entreprise avec, cette fois, un accès restreint à la technologie américaine, ou ont été affectés à un autre poste[129]. Comme nous l’avons mentionné plus haut, ces employés avaient eux aussi touché une réparation pécuniaire dans le contexte d’un règlement hors cour, le montant en question n’étant pas divulgué. Aux termes du règlement, General Dynamics Land Systems Canada Corporation soutient qu’elle continuera « with its practice of making all reasonable efforts to secure such lawful permission as may be obtained to minimize any differential treatment for such employees[130] ». Rappelons tout de même que les sociétés mères General Dynamics Corporation et General Motors Corporation ont été condamnées en 2004, par le Département d’État américain, à payer 20 millions de dollars en pénalité au civil pour les 248 cas de violations de l’ITAR, dans plusieurs points d’activité au Canada, en Australie et en Europe[131].

Depuis cette déclaration de 2007, la compagnie s’est-elle « réellement » évertuée à obtenir une autorisation des pouvoirs américains pour tous ses employés susceptibles d’enfreindre les règles de l’ITAR ? Il est plutôt difficile de répondre à cette question. Parmi les six employés syndiqués auxquels nous avons fait référence plus haut, l’un d’entre eux qui a la citoyenneté canadienne et libanaise — le Liban fait partie des 25 pays proscrits — est toujours en procès contre son employeur. Dans la décision provisoire de juin 2011 du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario opposant Elie Faysal à la compagnie, nous pouvons lire que celui-ci a bénéficié d’un congé payé depuis 2007 :

The respondent [General Dynamics Land Systems Canada Corporation] eventually secured a time-limited authorization for the applicant to access ITAR-controlled information, and the applicant [Elie Faysal] returned to active employment from January 5, 2009 to March 17, 2009. The authorization expired in March 2009 and the applicant has been on paid furlough since that time[132].

Pour en revenir aux employés de BHTCL touchés par l’ITAR, nous n’avons malheureusement pas pu mettre la main sur une information de source juridique ou médiatique qui nous aurait permis de savoir si la compagnie a fait des efforts conséquents pour obtenir des autorisations au nom de ses employés au cours des années qui ont suivi. Cependant, comme nous l’avons constaté en consultant le fil de presse, plusieurs entreprises de la région de Montréal, dont CMC Électronique et L-3 MAS, étaient aux prises avec les mêmes problèmes et déploraient elles aussi la situation. En 2007, le président de L-3 MAS justifiait le filtre des employés à l’embauche de cette façon : « On n’a pas le choix, on ne peut pas les faire travailler[133]. » Peu importe, il semble bien que les dirigeants de compagnie ont souvent préféré éloigner les employés ou les stagiaires de la technologie protégée plutôt que de s’engouffrer dans un processus long et complexe pour obtenir les autorisations du Département d’État américain, comme en témoigne l’histoire de M. Faysal en Ontario ou celle de M. Darguste au Québec. Si le premier est encore en congé payé, le second n’a même pas pu terminer sa première journée de stage.

Au demeurant, les situations analysées nous portent à croire que les règlements à l’amiable avaient pour objet d’éviter de créer un précédent juridique où les tribunaux auraient fort probablement tranché en faveur des plaignants, et ce, en déclarant le respect des normes de l’ITAR non conforme aux lois antidiscrimination locales. Ces compagnies se rendent inévitablement compte de l’inégalité de traitement, mais elles préfèrent sans doute délier leur propre bourse pour parvenir à un règlement à l’amiable dans certains cas relativement isolés par rapport à l’ensemble de leur personnel, plutôt que d’investir leurs énergies à obtenir lesdites autorisations ou, pire, être prises en défaut et recevoir une amende du Département d’État américain, voire perdre les contrats qui les alimentent…

6 Les récents changements apportés à l’ITAR

Comme nous le verrons dans la section qui suit, deux vagues de changements ont été apportées à l’ITAR, et elles ont touché les employeurs canadiens. Petit à petit, une certaine confiance a été accordée au gouvernement fédéral canadien puis aux employeurs canadiens, au grand bonheur de leurs employés qui n’ont plus dès lors l’infortune d’être nés dans un « mauvais » pays ou d’en détenir la citoyenneté.

6.1 En 2007

Depuis 2007, des changements à l’ITAR ont adouci la procédure pour quelques organisations canadiennes (Défense nationale canadienne, Centre de la sécurité des télécommunications Canada, Agence spatiale canadienne et Conseil national de recherches Canada). Plutôt semblable, l’accord convenu pour ces quatre organisations permettait aux employés canadiens qui ont deux citoyennetés d’avoir accès à la technologie américaine protégée. En revanche, les employés canadiens devaient obtenir une vérification à des fins de sécurité de niveau secret (secret-level security clearance) ou supérieur du gouvernement canadien, ce dernier s’engageant à ne pas l’attribuer aux employés entretenant des liens avec des groupes terroristes reconnus ou qui maintiennent des liens significatifs avec des pays étrangers, notamment les pays proscrits[134]. De son côté, le Département d’État s’engageait à revoir les autorisations d’exportation pour ces quatre organisations, en diminuant les contraintes imposées auparavant : identification spécifique de chaque employé prenant part au projet qui détient une double nationalité et ententes de non-divulgation[135].

Cela impliquait donc que le gouvernement canadien effectue sa propre enquête[136], sans que les États-Unis investiguent davantage de leur côté. L’administration américaine n’ayant pas à mener son enquête, certains ont pu y voir les premiers signes d’une forme de « confiance » accordée aux autorités canadiennes. Or, le communiqué du Département d’État annonçait clairement que cette exemption ne s’adressait qu’aux quatre organisations mentionnées et ne s’étendait pas aux autres compagnies canadiennes du secteur privé[137]. Ainsi, il a fallu attendre mai 2011 pour qu’un vent nouveau apporte de véritables changements à l’ensemble de l’industrie canadienne de la défense et de l’aérospatiale.

6.2 En 2011

En mai 2011, des changements substantiels aux articles 120, 124 et surtout 126 de l’ITAR on été annoncés, prenant effet au mois d’août[138]. Cela permet dorénavant aux employés canadiens qui ont une double nationalité ou qui sont des ressortissants de pays tiers de travailler avec la technologie protégée, de la manipuler, bref d’y avoir accès, en dépit du fait qu’ils ont la nationalité d’un des pays proscrits ou qu’ils y sont nés. Le modèle mis en place est sensiblement le même que celui qui est en vigueur aux États-Unis. Si l’emploi visé ou la tâche demandée exigent des mesures de sécurité commandées par l’administration américaine pour un motif de sécurité nationale, les employeurs doivent appliquer un contrôle, mais de façon non discriminatoire. Par conséquent, ils ne peuvent pas imposer des mesures de vérification aux employés en fonction de leur origine ethnique ou nationale, alors que les autres employés présentant des profils ethnographiques différents en seraient exemptés[139].

Pour revenir aux récents changements apportés à l’ITAR, précisons d’emblée qu’ils ne concernent pas seulement le cas du Canada. Cependant, comme notre étude porte surtout sur son application dans ce pays, nous considérerons seulement ici la situation des employés au Canada. Dès lors, en contrepartie des nouvelles « concessions », le Département d’État exige que l’employé canadien soit un employé permanent de la compagnie qui est la destinataire ou l’utilisatrice finale (end-user) du produit figurant sur l’USML[140]. Mentionnons que la notion d’employé permanent inclut aussi les employés embauchés par des agences, mais qui ont une relation contractuelle à long terme avec la compagnie, qui travaillent à temps plein et exclusivement pour la compagnie, sous sa direction et sur le site de cette dernière[141]. Ainsi, en vertu du nouveau règlement, les entreprises devront mettre en place un processus de contrôle auprès de tout leur personnel en contact avec la technologie protégée, en scrutant leurs « rapports » avec les pays interdits. Point intéressant à signaler, les liens « significatifs ou importants » avec lesdits pays sont clairement définis et se présentent comme suit : voyager régulièrement vers ces destinations, y avoir un pied-à-terre, avoir des liens récents et continus avec des agents, des courtiers et des ressortissants du pays, maintenir des relations d’affaires avec des ressortissants, recevoir un salaire ou toute autre rémunération régulière en provenance du pays, manifester une allégeance soutenue envers ce dernier ou, enfin, accomplir tout autre acte laissant présumer un risque de détournement du matériel[142]. Et si, à la lumière de l’évaluation, l’employé est jugé comme détenant des liens significatifs avec un pays de la liste noire ou s’il présente un danger, il devra être écarté, à moins que le DDTC n’en décide autrement.

Ce faisant, les compagnies canadiennes auront à mettre en place des mesures de contrôle rigoureuses. Précisément, l’exemption s’appliquera dans la mesure où le transfert de marchandise américaine protégée a lieu entièrement à l’intérieur du territoire où l’utilisateur final — soit la compagnie canadienne — est situé ou dans lequel il exerce ses activités. Qui plus est, la manipulation de la technologie doit être effectuée pour les motifs convenus dans la licence ou toute autre autorisation le cas échéant, à moins de faire l’objet d’une exemption[143]. En l’occurrence, les sociétés canadiennes devront prouver avoir instauré une « procédure efficace » pour éviter le détournement du matériel vers des lieux ou des entités ou encore à des fins autres que celles qui sont confirmées par le DDTC, à moins de jouir d’une exemption comme nous venons de le soulever. Par « procédure efficace », la nouvelle version de l’ITAR entend une vérification à des fins de sécurité du gouvernement canadien[144] ou la mise en place, par l’entreprise elle-même, d’un processus de contrôle des employés ainsi que la signature d’ententes de non-divulgation afin de s’assurer que ceux-ci ne dévoilent pas d’informations ni ne mettent en contact d’autres individus avec la technologie, sous réserve d’une autorisation expresse de l’employeur[145]. Ce contrôle s’effectuera selon les critères énoncés plus haut. En outre, les compagnies canadiennes doivent maintenir leur procédure efficace d’évaluation des employés et conserver le registre cinq années durant : « The technology security/clearance plan and screening records shall be made available to DDTC or its agents for civil and criminal law enforcement purposes upon request[146]. »

La Direction des marchandises contrôlées du Canada a conçu un questionnaire pour aider les compagnies canadiennes à évaluer leurs employés, dans l’objectif qu’elles se conforment au Programme des marchandises contrôlées (PMC) du Canada, programme visant des marchandises et des technologies semblables à celles de l’ITAR[147]. Et comme l’indiquait en mai 2011, le cabinet de Rona Ambrose, ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux et ministre de la Condition féminine, le Canada s’est réjoui du nouveau règlement décidé par l’administration Obama, règlement qui permettra de mettre en oeuvre de nouvelles dispositions sécuritaires qui concordent parfaitement avec les améliorations régulières apportées au PMC au Canada. Dès lors, la ministre Ambrose souligne que, outre le fait que cette approche profite à la compétitivité des entreprises canadiennes et qu’elle renforce l’infrastructure industrielle de défense nord-américaine hautement intégrée, le Canada « préfère […] une approche qui met l’accent sur la sécurité plutôt que sur le pays d’origine d’une personne[148] ».

Enfin, nous pouvons dire que si la nouvelle réglementation a l’avantage d’être équitable envers tous, son implantation prendra cependant beaucoup plus de temps qu’à l’accoutumée. Comme le signalent Boscariol et Swick, « les sociétés canadiennes feront face à de nombreux défis lorsqu’elles mettront en oeuvre ces mesures, elles devront en effet veiller à ce que leurs procédures respectent la diligence exigée par l’ITAR, mais devront également s’assurer de ne pas s’exposer aux risques de non-conformité avec les droits de la personne et la législation canadienne relative au respect de la vie privée[149] ».

Chose certaine, l’esprit et les dispositions de la Charte québécoise seront sans conteste plus respectés qu’ils ne l’étaient avant les changements apportés à l’ITAR, ce qui constitue un avancement par rapport à la problématique de notre recherche. Reste à savoir si les gouvernements américains subséquents maintiendront le règlement tel qu’il est rédigé actuellement, car, comme nous l’avons exposé plus haut, celui-ci a évolué avec le temps …

Conclusion

Bien qu’elles aient obtenu la citoyenneté de leur pays d’accueil, plusieurs personnes continuent d’être considérées par certains comme des étrangers. Au-delà du regard des gens, certaines formes de discrimination ont des impacts affligeants sur les conditions de vie des immigrants. Loin de nous l’idée de remettre en question le fait que le gouvernement américain considère l’exportation et le transfert d’articles ou de services de défense comme partie intégrante du maintien de sa sécurité nationale. Cependant, lorsqu’il impose à des filiales de compagnies américaines, ou à toute autre organisation à l’extérieur de ses frontières, une ségrégation quant à l’origine nationale de leurs employés, il demande aux dirigeants étrangers de renoncer à leurs lois antidiscrimination sur leur propre territoire. Ainsi, plusieurs pays qui ne figurent pas parmi les pays indésirables, mais qui connaissent une forte immigration, notamment le Canada et l’Australie[150], sont touchés par les lois américaines relatives à l’exportation à l’image de l’ITAR.

En introduction, nous avons émis l’hypothèse que l’ITAR transgresse les lois assurant l’égalité de traitement en emploi. Dans un premier temps, nous cherchions à tester la légalité de la discrimination qu’il impose aux États-Unis, selon les dispositions du titre VII. Or, il appert qu’en sol américain l’exclusion des personnes étrangères quant à la technologie protégée est légale, ce qui infirme notre hypothèse de départ. Au-delà du fait que le titre VII autorise la discrimination basée sur la citoyenneté, celle-ci est légitimée par l’exception de sécurité nationale. Par contre, dès qu’un individu est naturalisé, le Département d’État fait fi de son lieu d’origine et ne le considère plus comme une personne étrangère aux fins de l’ITAR. En revanche, cela n’empêche pas un regain de prudence en ce qui a trait aux postes dans la sphère militaire ou dans tout autre domaine relevant de la défense et de la sécurité nationales. De cette façon, l’EEOC soutient que, si une vérification à des fins de sécurité est nécessaire pour un emploi et qu’il faut plusieurs mois pour l’obtenir parce que le candidat a toujours des liens étroits avec son pays d’origine d’obédience communiste par exemple, l’employeur n’est pas tenu de lui offrir le poste. Celui-ci peut nommer un candidat qui possède déjà ladite vérification sans enfreindre le titre VII.

Au Québec, l’enjeu est différent puisque les motifs de la discrimination sont plus larges. En effet, même si un employé devenait citoyen canadien, quitte à ne posséder que cette seule citoyenneté, il était toujours jugé autrement par le Département d’État américain. Des immigrants nés dans un des pays proscrits ou en détenant la citoyenneté ne pouvaient malheureusement pas bénéficier de l’exemption canadienne comme leurs autres collègues. Puisque l’application de l’ITAR, avant ses récents changements, forçait l’exclusion de certains employés sur la base de leur origine nationale, nous nous trouvons devant une violation explicite des articles 10 et 16 de la Charte québécoise, ce qui vient confirmer notre hypothèse de départ. Dans le cas de M. Darguste, l’article 20 n’aurait pas pu être évoqué comme moyen de défense par BHTCL, dans la mesure où le candidat avait les compétences exigées, mais aucune tentative d’accommodement pour le stage n’a été envisagée. A fortiori, la CDPDJ ajoutera que les entreprises québécoises n’ont pas à subir l’extraterritorialité des lois américaines, d’autant plus lorsque celles-ci sont contraires à l’ordre public, tout en soulignant la non-conformité de l’ITAR au regard du droit international.

Visiblement, les pratiques des employeurs canadiens, contraints de respecter l’ITAR sous peine de sanctions, avaient des répercussions préjudiciables sur les employés et les stagiaires. Cela était manifeste dans le cas de BHTCL et de son usine de Mirabel sur lequel nous nous sommes penchés. Ce drame est celui qui a attiré l’attention des médias québécois, mais il ne fait pas figure d’exception au Canada, comme nous l’avons présenté avec le cas de GMCL en Ontario. Or, si nous additionnons tous les employés de cette compagnie à ceux de BHTCL qui ont fait l’objet d’une couverture médiatique, nous pouvons facilement recenser plus d’une trentaine d’employés touchés au Québec et en Ontario depuis 2002. Et cette liste est sans doute incomplète puisque nous ne relevons que les cas documentés. Des déclarations comme celle du président de la compagnie L-3 Mas, aussi située à Mirabel, laissent deviner un processus de sélection biaisé, où des candidats ont probablement été écartés sans qu’ils puissent prouver la discrimination dont ils ont été victimes.

Frappé d’anathème par les organes de défense des droits de la personne et les groupes citoyens, l’ITAR a finalement été modifié de façon importante en 2011 pour se rapprocher des pratiques en vigueur aux États-Unis, en ce qui concerne les vérifications de sécurité « universelles », sans distinction entre les employés. Avec du recul, nous pouvons poser la question suivante : pourquoi les États-Unis donnaient-ils l’impression de faire moins « confiance » aux citoyens canadiens naturalisés qu’ils le feraient à l’égard des citoyens américains naturalisés ? Le Canada est pourtant un pays allié duquel ils sont très proches. S’agissait-il plutôt d’une mesure protectionniste, en vue d’alourdir la procédure lorsque les agences américaines sous-traitent une affaire à l’étranger, avec le but non avoué de conserver les emplois entre « bonnes mains », c’est-à-dire chez eux ?

Quoi qu’il en soit, nous pouvons espérer que les récents changements apportés à l’ITAR permettront de mettre fin à la discrimination subie par plusieurs Canadiens d’origine étrangère, au grand bonheur de ceux-ci et des compagnies qui les embauchent. Ces mesures constituent un grand pas en avant pour atteindre l’égalité de traitement promue par les chartes des droits de la personne au Québec comme dans le reste du Canada. Et qui sait, le contentieux opposant M. Faysal à General Dynamics Land Systems Canada Corporation trouvera peut-être une issue favorable pour les deux parties à court ou à moyen terme. Après tout, peu importe le lieu de naissance ou la nationalité d’une personne, il va de soi que celle-ci n’a pas à être traitée différemment de ses collègues dans son milieu de travail. Et cette assertion prend tout son sens lorsque même le plus haut tribunal du Canada reconnaît que « [l]e travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel[151]. »