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En 2008, le système financier international s’est effondré à la suite de la débandade des produits dérivés aux États-Unis. Ce dérapage a été provoqué par la vague de déréglementation entamée au cours des années 80[1], qui reposait sur l’idée que les agents économiques étaient suffisamment stables et efficaces pour s’autoréguler[2]. Lors de la crise financière de 2008, c’est la chute de la structure des produits dérivés associés à des actifs hypothécaires à haut risque (subprimes), instaurée grâce à l’immense liberté des agents économiques, qui a entraîné la débâcle économique[3].

Actuellement, plusieurs acteurs économiques sont tenus pour responsables de cette situation, dont les agences de notation de crédit, accusées d’avoir créé un engouement démesuré pour les produits adossés à des actifs, dont les actifs hypothécaires, en raison de leur incompétence et de leur possible connivence avec les entreprises notées[4]. Il y a d’ailleurs présentement éclosion de poursuites civiles un peu partout dans le monde. Par exemple, en novembre 2012, la juge Jagot de la Cour fédérale australienne a reconnu pour la première fois la responsabilité civile de l’agence de notation de crédit Standard & Poor’s en raison de la mauvaise notation de certains titres financiers[5]. Ainsi, il est possible de chercher à connaître le véritable rôle des agences de notation de crédit dans la crise financière de 2008 et, surtout, pourquoi les acteurs du droit international public et privé n’ont pas su empêcher cette situation : quel était l’encadrement des agences avant 2008 ? Par ailleurs, comment les principaux acteurs du système financier ont-ils réagi devant cette débâcle économique et comment pourraient-ils empêcher les agences de contribuer à une future crise financière ?

Nous tenons pour acquise l’idée qu’il n’est ni dans l’intérêt ni dans le rôle d’une agence de notation de crédit, dont les titres sont négociables à la bourse, de réguler ses pratiques au profit du bien commun, bien qu’elles soient détentrices du pouvoir normatif lié à la notation, normes n’ayant aucune valeur juridique, selon nous. Le rôle de contrôleur des risques liés au marché ne devrait pas être celui des agences, mais plutôt celui des dirigeants étatiques qui ont l’autorité, l’objectivité et l’indépendance requises pour un tel contrôle[6]. Pourtant, la crise de 2008 a pris racine dans un système financier peu réglementé, dont les normes internationales ne freinaient pas les externalités des politiques étatiques liées au phénomène de la mondialisation financière. Bien que nous soyons en présence de modifications, voire de réformes législatives à plusieurs endroits dans le monde, nous croyons que la plupart des actions internationales postcrises sont toujours inefficientes, ne créant ni droits ni obligations et n’ayant ainsi que peu de valeur juridique[7]. En effet, les actions du Groupe des 20 (G20), du Fonds monétaire international, du Comité de Bâle ou de l’Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV), bien que ceux-ci dérogent à l’ultralibéralisme prôné depuis plus de 40 ans, ont tout de même plusieurs grandes lacunes : les initiatives internationales et multilatérales n’ont toujours aucune véritable valeur contraignante, ce qui crée toujours peu ou pas de responsabilité légale pour les agences ainsi que pour les États qui les abritent. Toutefois, plusieurs réformes de l’encadrement des agences sont en cours, notamment en Australie, en France, aux États-Unis ainsi qu’au sein de l’Union européenne, réformes qui tendent à entraîner un revers de la situation.

Dans tous les cas, bien que plusieurs États entreprennent graduellement des changements législatifs importants, puisque les agences de notation de crédit agissent à l’échelle planétaire, il est impératif que la communauté internationale, par l’entremise du droit international public, se donne des outils de régulation et de réglementation supraétatiques pour les agences, outils qui seraient contraignants et universels. Plusieurs pistes ont d’ailleurs été avancées, et nous tenterons d’en dégager les effets.

1 L’agence de notation de crédit comme facteur à risque du système financier ?

Les agences de notation de crédit détiennent un rôle important sur les marchés financiers puisque les notations permettent de connaître les risques de défaillance « de titres de placement et d’obligations financières[8] » ainsi que sur les produits cotés à la bourse[9]. Par la mise en place de grilles de notation, les agences permettent, entre autres, aux investisseurs de prendre des décisions éclairées sur la teneur des risques liés à l’investissement souhaité[10]. En effet, bien que les agences aient toutes des méthodes de notation différentes ainsi que des échelles de notation distinctes, le principe reste le même : elles étudient, à partir d’informations publiques, et, lorsque la notation est sollicitée, d’« informations internes complémentaires sur la santé et les perspectives financières de l’émetteur[11] », le degré de fiabilité d’un titre pour un investissement détenant un risque acceptable ou pour un investissement plus spéculatif qui présente un grand risque de défaut[12]. Elles jouent donc « un rôle clé sur les marchés financiers en réduisant les asymétries d’information entre les émetteurs et les investisseurs[13] » puisqu’elles fournissent « des avis sous forme de notations exprimées par des échelles alphabétiques (AAA, AA, A, BBB, etc.), sur les risques de défaillance de crédit des émetteurs[14] ».

Cela dit, lors de la crise de 2008, il semble y avoir eu collusion entre les agences de notation de crédit et certains émetteurs, car des produits extrêmement risqués ont obtenu une note AAA, soit ceux des bons du Trésor américain[15], donc détenant un risque de défaut quasi inexistant. Il s’agit des produits adossés à des actifs hypothécaires, qui ont causé de grands dommages au système financier, car ils avaient été embellis par la titrisation et couverts par une assurance contre les risques de défaillance[16]. Ces produits auraient dû être destinés à des investisseurs avisés, mais leurs excellentes notations ont aussi incité des investisseurs extrêmement prudents à acheter ces produits dérivés présentés comme fiables, sans connaître les risques réels que ceux-ci comportaient[17].

1.1 La défaillance des agences de notation de crédit

Il semble que deux raisons principales expliquent la défaillance des agences de notation de crédit dans le contexte de la crise financière de 2008. Premièrement, la surnotation des produits adossés à des actifs hypothécaires a amené plusieurs institutions financières à contourner les règles de ratio de liquidité[18]. Cela a permis à ces dernières de réduire, voire de supprimer leurs « ratios de fonds propres visant à assurer leur solvabilité[19] », car ils étaient établis hors bilan, ce qui a entraîné la défaillance de plusieurs institutions lors de la dévaluation massive des titres en 2007-2008. De plus, il y aurait eu une réelle incompréhension de ces produits ainsi que des impacts des marchés connexes tels que le marché de l’immobilier aux États-Unis[20] : cela est attribué, selon la Commission internationale des valeurs mobilières, au manque de transparence des méthodes de notation et aux nombreux conflits d’intérêts inhérents aux activités des agences[21]. Par exemple, plusieurs agences sont « payées par ceux-là même dont elles cotent les titres[22] », soit les émetteurs, alors qu’elles l’étaient auparavant par les investisseurs[23].

Deuxièmement, l’une des faiblesses du système entourant les agences de notation de crédit est que leur statut de notateur a, depuis les Accords de Bâle II, amené la majorité des régulateurs et des acteurs publics ou privés du système à s’appuyer presque exclusivement sur les notes accordées par les agences pour évaluer les risques de défaillance d’un titre financier[24]. Ainsi, lorsque le marché hypothécaire s’est effondré en 2007, le manque d’anticipation des agences, qui n’ont pas dégradé graduellement leurs notations, a été mis à jour et elles ont eu une réaction démesurée, compte tenu de leur statut, en dégradant rapidement une quantité considérable de titres[25] ; certaines dévaluations ont même entraîné une baisse de neuf crans[26]. Cette dévaluation a été si importante et les régulateurs si absents de la sphère de l’évaluation des risques, que les investisseurs ont été mis devant le fait accompli des effets dévastateurs des produits adossés à des actifs hypothécaires à risque[27]. Cette situation, rehaussée par l’oligopole exercé par les grandes agences, a causé de graves problèmes financiers à plusieurs investisseurs, dont ceux qui sont tenus à une gestion prudente de leurs actifs, tels que les caisses de retraite[28]. Aussi, les grandes institutions financières et bancaires de même que les grandes entreprises auraient également connu la banqueroute, n’eût été l’intervention massive des États répondant au principe du too big to fail[29].

1.2 La réglementation des agences de notation de crédit avant la crise

Devant l’ampleur des conséquences résultant de la mauvaise notation, il est possible de se demander si les agences de notation de crédit ont dévié des normes en vigueur, si elles ont fait des gestes illégaux qui justifieraient une telle catastrophe.

L’aspect le plus frappant dans l’étude de l’encadrement des agences de notation de crédit d’avant 2008 est que ces dernières étaient, pour ainsi dire, exemptées de toute forme de réglementation. Elles s’appuyaient surtout sur le principe de l’autorégulation, basé sur la recherche de profit immédiat. Certes, plusieurs textes réglementaires mentionnaient lesdites agences, mais c’était surtout dans un souci de réglementation financière fidèle aux Accords du Comité de Bâle II en 2004[30], par lesquels les agences se sont vu consacrer un rôle important dans la réglementation financière, soit d’être l’instrument permettant aux institutions financières de connaître le « capital minimum exigé pour le risque de crédit[31] », calcul qui fait « reposer la pondération des actifs sur les notations[32] ». Cependant, les Accords du Comité de Bâle II n’avaient pas pour objet de réglementer les pratiques de notation, mais seulement d’obliger les institutions financières à faire évaluer les risques pour leurs produits[33]. En effet, « [l]es systèmes d’évaluation et de validation des méthodologies utilisées, les processus d’autorisation des agences et les systèmes de surveillance destinés à garantir leur responsabilisation ont été faibles — sommaires, tout au plus[34] ».

En fait, force est de constater que les agences de notation de crédit avaient le pouvoir de s’autoréguler. La Banque mondiale énonçait dans une note en 2009 que « [w]hile corporate debt ratings are based on publicly available, audited financial statements, structured debt ratings are based on nonpublic, nonstandard, unaudited information supplied by the originator or minimal issuer[35] ». La plupart des États, particulièrement avant la crise de 2008, ne formulaient qu’une grande règle : les agences devaient être reconnues par l’État où elles étaient établies, sans qu’il y ait de critères définis à ce sujet et parfois sans que cette reconnaissance soit accessible par les nouvelles agences de plus petite envergure[36].

Par exemple, au Canada, les textes réglementaires concernant les agences de notation de crédit se référaient seulement au fait que les notes qu’elles accordaient par les agences permettaient la catégorisation des valeurs mobilières[37] ; aucune restriction, aucune condition, aucune inscription n’était déterminée par un texte de loi, un texte réglementaire ou même une directive.

Aux États-Unis, la situation était similaire, mais les agences de notation de crédit devaient être inscrites auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC). Dans un souci de laisser aux agences la grande latitude qui les caractérise, la supervision de la SEC s’attachait plutôt au contrôle de l’obtention du statut de Nationally Recognized Statistical Rating Organization (NRSRO), permettant la certification d’une agence aux États-Unis[38]. L’objectif de cette norme était, lors de sa mise en place durant les années 70, de « standardiser et de formaliser la pratique des notations[39] », mais elle a plutôt permis la consolidation d’un oligopole en raison de ses critères d’admission trop exigeants. Pour la SEC, la norme NRSRO n’a jamais été envisagée comme une norme de contrôle, puisque la SEC est restée « favorable au maintien de l’indépendance des organismes de rating et privilégie la solution d’auto-régulation des marchés[40] ». Cependant, à partir de 2006, le rôle de la SEC a commencé à changer avec l’adoption de la Credit Rating Agency Reform Act of 2006[41]. En effet, au milieu des années 2000, la SEC constatait que ses objectifs qui consistaient à promouvoir la concurrence, au sein des agences, de gestion des données et à restreindre les conflits d’intérêts n’avaient entraîné que peu de résultats. À cette époque, la communauté internationale était à mettre en place un code de conduite pour remédier à ces problèmes. C’est pourquoi, en 2006, afin de réaffirmer sa légimité, la SEC a acquis un certain pouvoir de supervision des agences reconnues NRSRO qui se devaient dorénavant de respecter quelques règles relatives à la confidentialité des données, à la divulgation et à la maîtrise des risques de conflits d’intérêts[42]. Ce dispositif a toutefois été insuffisant pour empêcher les problèmes de notation qui ont surgi lors de la crise financière. Également, le statut des agences de notation de crédit aux États-Unis comporte un aspect bien différent des autres États : les notations des agences sont protégées par la Constitution au même titre que la liberté de presse, ce qui a pour conséquence qu’il est formellement interdit pour les acteurs externes de s’immiscer de force dans le processus de notation[43]. La SEC ne peut donc pas ordonner un processus de notation standard qui inclurait la procédure et les méthodes de notation, tandis que la responsabilité des agences à l’égard de la mauvaise notation était quasi impossible à engager jusqu’à tout récemment[44].

En Europe, l’encadrement des agences de notation de crédit était semblable ; cependant, à la suite de l’affaire Enron[45], le Commitee of European Securities Regulator a pris la décision d’appliquer le Code de conduite de l’OICV[46], mais son adhésion restait volontaire[47]. Ce code de conduite a été élaboré pendant la période 2003-2006, et actualisé en 2008, pour assurer la qualité et l’intégrité des notations dans une tentative de les écarter des conflits d’intérêts[48]. Il contient quatre catégories de principes volontaires pour les agences, soit « la qualité et l’intégrité du processus de notation, l’indépendance et l’évitement des conflits d’intérêts, la responsabilité des investisseurs publics et des émetteurs et, enfin, la divulgation des codes de conduite propres aux agences[49] ». En 2004, « les agences se sont engagées à mettre en oeuvre les principes du Code de conduite de l’OICV […] à l’exception notable du point spécifiant que les analystes ne devaient pas participer aux négociations tarifaires avec les entités qu’ils notaient[50] ». Par ailleurs, une grande lacune du Code de conduite est qu’il est « juridiquement non-liant » puisqu’il ne crée ni droits ni obligations[51].

Cette situation a un effet considérable sur les normes en vigueur, puisque les auteurs ne s’entendent pas à savoir si une règle, provenant du softlaw, peut réellement être considérée comme une norme ayant une valeur juridique. Pour certains, l’un des enjeux liés au softlaw est qu’il permet la déresponsabilisation des acteurs économiques[52]. Également, plusieurs observateurs critiquent cette forme de droit puisqu’il engendrerait un caractère « marchandable » du droit international, ce qui amènerait ainsi les acteurs à utiliser ces normes de manière aléatoire, donc seulement lorsqu’elles sont avantageuses[53], comme cela a été le cas en 2008. Toutefois, d’autres croient que désormais ce type de droit est équivalent au droit traditionnel et qu’il crée des normes valables d’un point de vue juridique[54]. Dans cette optique, la difficulté de créer des normes plutôt que du droit pur relèverait du fait que, sans application par les États, elles n’ont aucune valeur. Certes, elles représentent l’évolution de la pensée juridique, mais, pour être considérées comme du droit international, doivent-elles d’abord être acceptées par la grande majorité des États[55] ? C’est pourquoi les normes édictées par les acteurs internationaux doivent, à tout le moins, être au coeur d’ententes multilatérales qui sont « l’affirmation d’un droit de la communauté internationale[56] » pour avoir, selon nous, la même portée qu’une règle de droit. Nous sommes donc d’avis qu’en l’absence de consensus formel, il est impossible de faire reposer la stabilité financière internationale sur une forme de droit non obligatoire, volontariste, comme celle qui est en vigueur pour les agences de notation de crédit. Par conséquent, faut-il désormais repenser la fonction des agences ? Est-il plus profitable de revoir l’encadrement national, multilatéral, international ?

2 Vers une nouvelle gouvernance mondiale ?

Avant tout, il est primordial de préciser qu’au niveau international plusieurs initiatives contraignantes de supervision et de coordination des institutions financières et bancaires ont été mises en avant depuis 2008. Nous croyons nécessaire d’en faire sommairement le portrait afin de bien situer les agences de notation de crédit dans leur contexte[57].

D’abord, le Conseil de la stabilité financière s’est vu confier le rôle d’établir « une doctrine commune des grandes Banques centrales en matière de politique macroprudentielle[58] » qui aidera à maintenir une ligne directrice en matière de régulation et de supervision bancaire. Il cherche ainsi à éviter la crise des produits dérivés qui a entraîné le manque de liquidité des institutions financières. Pour sa part, le Fonds monétaire international a désormais la mission, jouant ainsi sur sa crédibilité, de surveiller la qualité des systèmes financiers de tous les pays membres[59]. C’est une nouveauté puisque les États-Unis s’y sont toujours opposés. Aux niveaux international et national, le Financial Policy Committee au Royaume-Uni, la Federal Reserve System aux États-Unis et le Conseil européen du risque systémique se sont vu confier le rôle de détecter les risques systémiques du système[60]. Ce dernier acteur a toutefois obtenu des pouvoirs accrus lui permettant d’avoir un véritable rôle de surveillance. Ainsi, « [s]i ces autorités de supervision ne remplacent pas les régulateurs nationaux, elles disposent, sur le papier, de quoi jeter les bases d’une véritable gouvernance financière[61] ».

Ces initiatives pour mieux encadrer le système financier sont nécessaires et doivent être au coeur des premières réformes. Toutefois, nous croyons qu’un oeil externe, pourvu qu’il soit indépendant et impartial, peut être un vecteur important de la stabilité financière internationale. Plusieurs idées relatives aux agences de notation de crédit ont été suggérées depuis le début de la crise : réglementer de manière plus stricte les agences (rémunération, accréditation et évaluation des méthodes de notation) ; les transformer en services publics ; remplacer les agences par un nouvel organisme public de notation ; éliminer le rôle des agences en réglementant mieux les fonds propres et les produits dérivés ou même en notant les fonds propres à partir du cours du marché et non plus en laissant ce rôle aux agences[62]. Ces idées comportent toutes des points forts et des faiblesses. Les acteurs économiques devront donc soupeser chacune d’entre elles afin de déterminer laquelle est la mieux adaptée à la situation, ou la moins dommageable pour la stabilité financière internationale. Également, ils devront s’assurer que les solutions envisagées seront réalistes dans une perspective d’application internationale puisqu’elles devront tenir compte de la réalité des marchés. Le défi est que la ou les solutions adoptées permettent de freiner les externalités étatiques sur le marché financier international. Il faudrait donc regarder la possibilité de créer de grands principes réglementaires contraignants et universels pour les agences telles que le démontrent les différentes recommandations prises depuis le début de la crise.

2.1 Les actions de la communauté internationale

D’abord, plusieurs mécanismes internationaux doivent être mis en place pour empêcher une nouvelle crise qui, sauf changements majeurs, risque de se reproduire. L’idée selon laquelle les marchés financiers et ses acteurs sont en mesure de s’autoréglementer ou de s’autocorriger est sans doute désuète au lendemain de la crise. En effet, les conséquences de la crise économique étaient toujours présentes lorsque le scandale du LIBOR a éclaté au grand jour, ce qui a démontré une fois de plus que les institutions économiques ne peuvent être dignes de confiance[63]. C’est pourquoi, depuis 2008, plusieurs initiatives nationales, multilatérales et internationales d’encadrement des agences de notation de crédit ont été élaborées, et nous en ferons le portrait.

L’un des principaux défis concernant les agences de notation de crédit est de restreindre les effets procycliques que peut entraîner une notation sur les économies nationales[64]. Les grands acteurs financiers sont actuellement à la recherche de solutions permettant de mieux les contrôler. D’abord, « [p]artout en Occident, [les agences] sont maintenant contraintes de divulguer leurs procédures et leur méthodologie de notation[65] ». Au Canada, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont mis en place une nouvelle réglementation, qui contraint les agences à s’inscrire auprès des ACVM de chacune des provinces dans lesquelles elles désirent exercer la profession et à respecter les normes gouvernementales de transparence et d’indépendance au risque de commettre une infraction et d’être passibles d’une amende[66].

Aux États-Unis, en raison de l’inefficacité des modifications législatives de 2006, un amendement législatif resserrant les règles de divulgation de l’information et de gestion des conflits d’intérêts a été adopté en 2009[67]. Également, plusieurs éléments de la Securities Exchange Act of 1934[68] ont été modifiés en vue de permettre une meilleure divulgation de l’information aux investisseurs et une plus grande transparence des méthodes de notation ainsi que pour contrer les conflits d’intérêts. Aussi, le pouvoir de contrôle de la SEC s’est grandement accentué par la publication d’un nouveau rapport annuel des agences de notation de crédit relativement au nombre d’actions de notation d’une agence au cours de chaque année financière[69]. De plus, la Securities and Exchange Commission a intégré plusieurs aspects du Code de conduite de l’OICV, telle la divulgation des méthodes de notation, en leur conférant un « caractère réglementaire contraignant[70] ». Elle cherche d’ailleurs à créer un intermédiaire entre les agences et les émetteurs qui choisirait pour ces derniers l’agence la plus appropriée[71]. De plus, en vertu de la Dodd-Franck Wall Street Reform and Consumer Protection Act[72] de 2010, il est dorénavant possible d’engager la responsabilité des agences aux États-Unis. Ce virage important se coordonne avec les changements législatifs proposés en Europe.

Pour sa part, l’Union européenne a adopté en 2009 un règlement ayant pour objet la régulation de l’activité de la notation sur tout le territoire européen, ce qui cadre bien avec l’activité internationale des agences de notation de crédit[73]. Également, la Commission européenne des services financiers cherche pour sa part à ce que les agences fassent approuver leur méthode par l’Autorité européenne des marchés financiers[74]. En mai 2012, elle a publié plusieurs règles techniques encadrant les agences, dont l’obligation de recevoir l’approbation préalable de la Commission afin d’exercer sur le territoire de l’Union européenne et l’obligation de se soumettre aux nouvelles règles contraignantes basées sur le Code de conduite de l’OICV, avec une orientation plus encadrante[75]. Une base de données centrale sur l’historique des notations sera également accessible aux investisseurs[76]. Aussi, en novembre 2012, la Commission européenne est parvenue à un accord important sur l’encadrement des agences. Pour la Commission,

les nouvelles règles visent à réduire la dépendance à des notations externes en exigeant des institutions financières qu’elles renforcent leur propre analyse des risques et qu’elles cessent de s’en remettre uniquement aux analyses des agences de notation externes. De même, les autorités de supervision européennes doivent éviter les références aux agences de notation extérieures et elles seront amenées à revoir leurs règles et lignes directrices et si nécessaire, elles supprimeront les notations[77].

Enfin, en janvier 2013, le Parlement européen a adopté d’autres règles « sur le moment et la manière dont les agences notent les dettes des États et la santé financière des firmes privées[78] ». De plus, ces nouvelles règles permettent d’engager la responsabilité des agences en cas de négligence de leur part et cherchent à réduire la dépendance à l’égard des agences[79]. La France a également établi un code monétaire et financier qui prévoit la responsabilité des agences[80]. En effet, d’importantes modifications législatives ont mis fin à plusieurs décennies d’autorégulation et de non-responsabilité des agences. En 2010, c’est tout le système d’encadrement des agences qui a été révisé par la réorganisation du livre V du Code monétaire et financier[81]. Ces modifications entraînent, en plus du régime de responsabilité, une surveillance et un contrôle accru des agences ainsi que la mise en place de sanctions[82]. Toutefois, à travers ces changements, la France n’aborde pas la question de la standardisation des méthodes de notation ni celle qui a pour objet de réduire la dépendance des acteurs économiques envers les agences[83]. Enfin, il est certain que des changements significatifs sont en cours en Europe, et ils concernent la responsabilité des agences, un meilleur encadrement, et fort probablement un éloignement de l’utilisation quasi exclusive des agences pour la notation de crédit.

Pour ce qui est de l’Océanie, une réforme importante de l’encadrement des agences de notation de crédit a eu lieu, au tournant des années 2010, en Australie. En effet, cet État a opté pour une réforme de l’encadrement des agences, réforme entièrement harmonisée au Code de conduite de l’OICV. Ainsi, les agences sont, par exemple, tenues de divulguer leur code de conduite et de s’assurer de la conformité de ce dernier à celui de l’OICV. Une agence dérogeant à ce code devra expliquer et justifier les raisons de cette non-conformité et elle devra en subir les conséquences[84].

Également, après la débâcle financière de 2008, l’OICV a cherché à renforcer les quatre principes mis en avant dans son code de conduite. Ces changements, proposés comme cadre de supervision internationale, doivent permettre, entre autres, de rehausser la fiabilité et la transparence des méthodes de notation et d’empêcher les notateurs de participer à la structuration des produits dérivés[85]. Pour sa part, le G20 a même énoncé en 2009 que les agences de notation de crédit devraient être soumises à un cadre réglementaire étatique conforme et coordonné au Code de conduite de l’OICV[86]. Le Comité de Bâle III a d’ailleurs intégré ce code et en délègue aux États son application, avec le pouvoir de l’adapter à leur réalité financière[87].

L’idée générale qui ressort de ces initiatives est que la communauté internationale, aussi bien qu’au niveau national, cherche à prévenir les conflits d’intérêts, à approuver les méthodes de notation, à mieux définir la responsabilité des agences de notation de crédit et, enfin, à remplacer le système d’autorégulation par un encadrement gouvernemental[88]. Malgré cela, les nouvelles mesures auraient une grande lacune : bien qu’elles se recoupent et que de plus en plus d’États légifèrent en ce sens, elles ne sont pas encore harmonisées. Également, la communauté internationale ne serait arrivée à aucun consensus quant à la manière d’appliquer ces différentes réformes, par exemple, au sujet de la transparence et du contrôle des méthodes de notation, afin qu’elles puissent protéger le système financier international, et c’est pourquoi, à l’instar du rapport Stiglitz, nous croyons qu’« il est nécessaire de réexaminer les politiques actuellement préconisées par les institutions internationales[89] ». De plus, un élément important de la notation est qu’elle est « plurilocalisée et par essence transnationale[90] ». Le problème réside dans les faits suivants :

La note est émise par une agence située aux États-Unis, il est possible que le travail d’analyse du risque ait été effectué par l’une de ses filiales européennes. Quant au titre obligatoire lui-même faisant l’objet de la notation, il peut être fondé sur des prêts immobiliers portant sur des immeubles situés en France et en Allemagne, tout en étant émis par une société irlandaise et en application de la loi anglaise. Quant aux investisseurs ayant subi le dommage résultant de la décote du titre et qui se sont fondés sur ladite notation, ils peuvent être disséminés dans d’autres États encore[91].

Dans une telle situation, sans harmonisation internationale de l’encadrement et de la responsabilité des agences de notation de crédit, il est fort possible d’assister à des problèmes d’extraterritorialité et de conflits de lois entre États. Est aussi apparue récemment une nouvelle agence internationale de notation regroupant trois agences, étatsunienne, chinoise et russe, qui se veut une solution aux problèmes d’indépendance et d’impartialité au coeur de la crise de 2008[92]. Enfin, pour envisager une reprise économique à long terme et empêcher l’avènement d’une nouvelle crise financière, il semble nécessaire de revoir, même de réformer, le système financier international actuel par un nouvel apport des organismes internationaux de droit public, afin que ces derniers amènent les États à intégrer dans leur droit interne des politiques de gestion saine des agences ainsi qu’un régime de responsabilité cohérent. Il est donc primordial de créer un système uniforme et harmonisé au niveau international.

2.2 Le principal défi dans l’encadrement des agences de notation de crédit

Pour le G20 comme pour la commission Stiglitz, « [l]a finance et plus encore l’économie dans son ensemble sont trop importantes pour être laissées aux ministres de l’Économie et des Finances[93] ».

La crise a mis à nu des problèmes fondamentaux, dans les systèmes nationaux de réglementation des activités financières, de la concurrence et de la gouvernance d’entreprise, mais aussi dans les institutions et procédures internationales chargées de garantir la stabilité économique et financière. Ces institutions se sont révélées incapables d’empêcher la catastrophe et ont été lentes à concevoir et mettre en oeuvre des ripostes adéquates[94].

Dans cette perspective, la nouvelle gouvernance internationale devra donc s’assurer des « aspects cruciaux de l’économie, dont l’importance des asymétries d’information, la diversité des agents économiques et le comportement des institutions bancaires[95] ». Également, en raison du caractère concurrentiel des agences de notation de crédit, certains auraient pu croire que les États seraient réticents à instaurer une réglementation efficiente, donc complète et contraignante, mais ce n’est pas le cas. En effet, de nombreux États ont déjà entamé des réformes, et plusieurs s’appuient sur le Code de conduite de l’OICV et s’en inspirent même.

Toutefois, d’autres difficultés restent présentes. Par exemple, le caractère mondial de la notation des valeurs mobilières pourrait empêcher la mise en place de mesures véritablement contraignantes, car elles pourraient augmenter les coûts et réduire la performance des agences de notation[96]. Ainsi, dans une perspective de long terme, la non-uniformité pourrait causer des problèmes de concurrence risquant d’entraîner une délocalisation des agences. Cependant, cette idée peut être contrée par la confiance nécessaire envers les notations afin que les investisseurs ne soient pas réticents devant les occasions d’affaires, ce que, actuellement, seule une réglementation des agences peut apporter. Puisqu’elles ont des répercussions internationales sur le cours des valeurs mobilières, qui, elles, transigent bien au-delà des frontières, il nous semble nécessaire de convaincre les États d’adopter des principes universels d’encadrement, car, rappelons-le, chaque État est compétent pour instaurer de nouvelles règles seulement sur son propre territoire. D’autant plus que, selon Pier Carlo Padoan, secrétaire général adjoint de l’Organisation de coopération et de développement économiques, les agences ont un pouvoir gigantesque de formuler des notes qui souvent reflètent une opinion plutôt qu’une simple analyse des faits économiques[97]. Il serait donc nécessaire de réduire la dépendance des émetteurs et des investisseurs envers les agences, par exemple, par l’utilisation d’une notation (scoring) interne[98]. Nous estimons également important que le Code de conduite de l’OICV soit intégré à tous les pays membres comme base minimale d’encadrement des agences et que des obligations harmonisées et contraignantes pour les États y soient insérées. Chaque État devrait aussi mettre en place un organisme de contrôle des agences ayant un véritable pouvoir de sanction, afin de s’assurer que le code de conduite de chaque agence, préalablement approuvé, sera bien respecté. La responsabilité civile en cas de négligence ou de faute lourde des agences devrait également être prévue dans le droit interne des États, jusqu’à ce qu’une norme de responsabilité plus explicite et globalisante soit définie. En effet, l’idée que la notation soit une opinion ou une analyse stricte des faits est actuellement discutée sur les scènes internationale et nationale, et le dénouement de ce questionnement pourra apporter divers changements au régime de responsabilité des agences et peut-être remettre en question la protection constitutionnelle des agences aux États-Unis. Cependant, l’économiste Norbert Gaillard considère que la responsabilisation des agences par voie légale est difficile à obtenir, et il propose plutôt que les agences délinquantes publient leurs infractions dans la presse économique, ce qui permettrait ainsi aux investisseurs et aux émetteurs de reconsidérer une agence ou un titre[99]. Aussi, cette voie cherchant à agencer la coordination des politiques étatiques pourrait également être complétée par « des groupes de coopération intergouvernementaux ad hoc sur des sujets d’intérêt commun, rassemblant ceux qui jouent un rôle clé afin de produire les réponses les plus efficaces[100] ».

Puisque l’idée d’une réglementation universelle est difficilement accessible, nous croyons que de grands principes internationaux d’encadrement devront subsidiairement être mis en place et adoptés par les États, et que ces derniers pourront les adapter d’une façon qui réponde aux besoins locaux et qui soit agencée à leur cadre réglementaire spécifique. C’est pourquoi ces principes devront tenir compte du fait que plus de 90 p. 100 du marché de la notation est étatsunien et qu’il est impossible, par exemple, d’imposer des méthodes de notation en vertu du premier amendement de la Constitution. Donc, il faudra non pas nécessairement énoncer des méthodes de notation spécifiques, mais plutôt accroître l’obligation de divulgation des méthodes et des codes de conduite, comme cela se fait dans plusieurs pays actuellement. Cela pourra influencer les émetteurs dans le choix d’une agence de notation de crédit pour leurs titres et, par conséquent, avoir un impact sur l’investisseur au moment de l’achat d’un titre financier.

Dans le cas où une adhésion à un code de conduite international serait accueillie par les États dans le contexte d’un engagement formel, il reste maintenant à savoir qui assumera le rôle de surveillance et de contrôle des États dans l’application des grands principes d’un code de conduite. Selon le rapport Stiglitz, qui s’est voulu un complément aux travaux du G20, l’Organisation des Nations unies (ONU) est la seule institution internationale pouvant « légitimement réunir l’ensemble des pays du monde[101] », contrairement au G20 qui propose le Fonds monétaire international comme acteur clé[102]. En fait, il semble peu probable que la communauté internationale arrive à un consensus. Est-ce que ce sera le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale de l’ONU, le Fonds monétaire international ? La réponse dépendra des compromis que les États seront prêts à faire afin de mettre un terme à l’instabilité financière. Pour nous, malgré le caractère difficilement réalisable de cette affirmation, l’ONU, par la voix de son assemblée générale, est la seule institution qui puisse représenter toute la communauté internationale, car elle est un important instrument normatif en matière économique[103] et elle a toute la légitimité requise. Elle pourra ainsi protéger les pays en émergence et imposer un cadre uniforme à tous les pays dans lesquels les agences de notation de crédit sont susceptibles de s’installer ou de commettre une faute engageant leur responsabilité.

Conclusion

Enfin, il apparaît clairement que les agences de notation de crédit ont joué un rôle central dans la débandade financière : elles ont établi les bases de la frénésie associée à plusieurs produits structurés hautement risqués et elles ont précipité la crise en 2008 lors de la dévaluation massive des titres, en ne respectant pas l’un des principes élémentaires du système financier. Avant la crise, les agences étaient, de manière générale, libres de leurs décisions et actions. Cela implique qu’elles se sont placées en situation de conflits d’intérêts, devenus presque inhérents à leur pratique.

C’est pourquoi, depuis 2008, les acteurs économiques privés et publics cherchent à combler les lacunes laissées par le manque de réglementation des agences de notation de crédit. Il y a consensus sur un point : les agences doivent divulguer leurs méthodes de notation et plusieurs types de conflits d’intérêts doivent être prohibés. Également, leur responsabilité doit être engagée lorsqu’elles sont négligentes ou qu’elles produisent de fausses notations. Cependant, nous croyons que cela n’est pas suffisant pour garantir la stabilité financière, puisque l’externalité des notations implique qu’elles doivent toutes être régies de la même manière, peu importe l’État où elles se trouvent. C’est pourquoi nous pensons que la meilleure voie de réglementation et d’encadrement est celle de l’OICV. Certes, les débats seront ardus avant d’arriver à un consensus, mais cela aura le mérite d’être universel et cohérent. Aussi, afin de compléter ce code de conduite de l’OICV, nous encourageons la formation des groupes interorganisationnels qui augmenteront l’efficacité des discussions au sein de cet organisme international.

Pour conclure, les agences de notation de crédit ont joué un grand rôle dans la crise, mais il ne faut pas déresponsabiliser les autres acteurs économiques. Le manque d’encadrement de presque tous les secteurs financiers a entraîné des dérives sur tous les plans et par tous. La question de la gouvernance des institutions bancaires devra être au coeur des prochaines réformes, car, en fait, l’agence n’a été qu’un instrument permettant aux banques de contourner les règles qui les régissent. Il faut donc être vigilant et éviter de faire des agences un bouc émissaire. La communauté internationale et les gouvernements doivent prendre leurs responsabilités en établissant un cadre réglementaire contraignant, coordonné et harmonisé à tous les aspects des marchés financiers, et ce, sur l’ensemble des territoires. Voilà pourquoi nous croyons que la responsabilité de la crise de 2008 a été collective, et que la solution devrait l’être également.