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Les congrès bisannuels de l’Association internationale de philosophie sociale et du droit – communément désignée « IVR » – jouent un rôle d’incubateur, de laboratoire, d’« éprouvette-testage », pour la pensée juridique. D’abord destinés à l’élite – dès 1920, des chercheurs chevronnés et de bonne réputation étaient invités à discuter leurs théories avec d’autres chercheurs du même calibre –, les congrès de l’IVR ont su, à partir des années 80, se transmuter peu à peu en événements mondiaux au service de tous les chercheurs travaillant dans le domaine de la pensée juridique ou dont la recherche se rapporte à la problématique du droit. Cela donne souvent un parfum de « foire » et de « carnaval », mais aussi des situations où des communications « sans valeur » côtoient des pépites d’or ! D’où la nécessité d’ailleurs d’effectuer un tri serré et raisonné en vue d’une publication, ce qui se fait normalement bien après la tenue du colloque par le processus de sélection d’articles à publier.

Issus du 24e Congrès de l’IVR à Beijing (Pékin), les trois ouvrages soumis à notre examen offrent un contenu qui a été sélectionné avec doigté et compétence. Ce sont de véritables pépites d’or de la pensée juridique contemporaine. Il convient de rendre hommage aux rédacteurs, soit les professeurs Thomas Bustamante (Brésil) et Oche Onazi (Royaume Uni) pour les tomes 1 et 2 ainsi que les professeurs Thomas Bustamante (Brésil) et Carlos Bernal Pulido (Australie) pour le tome 3, pour avoir effectué une sélection de qualité.

Le premier tome s’intitule Global Harmony and the Rule of Law, mais il ne traite pas du droit international, comme aurait pu le laisser croire son titre. Cet ouvrage est plutôt consacré à une joute culturelle et intellectuelle entre la pensée occidentale et la Chine[1]. En fait, le thème rassembleur du Congrès de Beijing, tel que l’ont proposé pour des raisons idéologiques les hôtes chinois, était la question de l’« harmonie globale et [du] règne du droit ». La moitié du volume inclut de la sorte des chercheurs occidentaux (et un Japonais) qui utilisent le concept et l’exigence d’« harmonie » à partir du concept de l’État de droit, ou mieux l’exigence du « règne du droit » : Christoph Lütge, « Fundamentals of Order Ethics : Law, Business Ethics and the Financial Crisis » ; Katya Kozicki, « Law, Radical Democracy and Justice : The Tension between Democracy and Constitutionalism » ; Patricia Mindus, « Global Harmony and Rule of Law : An Empirical-Analytic Approach » ; Zeynep Ispir Toprak, « Legal Ethics : What Does It Demand From Lawyers ? » ; Søren Stig Andersen, « Why and How does Proximity Matter in Litigation : A Levinasian Approach » ; Vaidotas A. Vaičaitis, « Concept of law in Biblical narrative » ; Hirohide Takikawa, « Universal Political Obligation and Particular Legal Duty ».

Nous trouvons, comme corollaire, quatre textes chinois insistant sur différents aspects propres au concept d’« harmonie » compris à partir de la culture millénaire de l’Empire du Milieu. Ce sont les textes les plus intéressants, mais aussi, comme cela se révélera, les plus problématiques. En effet, vu la tradition antijuridique qui a caractérisé historiquement la culture légale chinoise et surtout le fait que l’exigence d’« harmonie » a été mobilisée pour écraser, voire annihiler, toute protestation ou encore toute voix sociale discordante, les quatre textes se distinguent en voulant aménager une place à l’exigence d’un État de droit/d’un « règne du droit » en « harmonie avec Harmonie [sic] ».

Le premier auteur, Zhou Yun, (Civic Spirit : The Political-Legal Cultural Basis of Rule of Law and Harmony), réinvestit le concept de l’esprit civique comme constitutif d’une pensée constitutionnaliste moderne. Il affirme qu’aujourd’hui c’est l’esprit civique qui permettra de saisir pleinement l’insistance du gouvernement chinois à l’égard de l’« harmonie sociale ». Selon cet auteur, l’esprit civique permet au citoyen de se sentir concerné et donc de briser l’aphasie et surtout l’atavisme chinois (qui n’est pas si chinois que cela !), de se retirer en silence dans la sphère familiale et privée, comme l’a voulu le gouvernement chinois !

Le deuxième texte est de Sun Xiaohong et Zhu Liyu, « Concept of Overall Situation, Rule of Law and Social Harmony ». Le point de départ de leur article porte sur les directives politiques, gouvernementales et judiciaires issues de l’autorité chinoise prônant l’« harmonie sociale » : ces auteurs défendent que cela nécessite une vue d’ensemble (overall situation) harmonisant tous les intérêts légitimes dans une Grande Harmonie. En droit politique, cela donne, selon ces auteurs, une conception (très instrumentale) où chaque acteur évalue les controverses du « droit » (ou de constitutionnalité) dans une situation dite d’un État de droit de façon concrète où harmonie et non-conflit doivent prévaloir. La « vue d’ensemble » et l’harmonie sociale se révèlent, selon les deux auteurs, être à l’image de l’état actuel du développement de la Chine et incluent la prise en considération de ses intérêts stratégiques fondamentaux. Après la lecture de cet article, une question s’impose : pourquoi accoler le mot « droit » à ces notions ?

Le troisième texte est de Hiang Jianwu : « Rule of Law : The Value of Legal Formalism in Contemporary China ». Cet auteur prétend qu’il existe déjà un « formalisme » inhérent à l’histoire légale de la Chine et que, si celui-ci peut être comparé et enrichi avec le formalisme juridique venu de l’Occident, cela doit se faire sous l’auspice de l’« harmonie ». Une des conséquences que cet auteur en tire est que l’appareil judiciaire chinois doit mettre un frein à l’utilisation des sources extrajudiciaires (concrètement des directives politiques issues du Parti communiste chinois et de ses différentes agences idéologiques) au profit d’une stricte légalité. Cet auteur introduit et précise une série d’exigences très occidentales sur la séparation du « droit » et des pouvoirs idéologiques et politiques agissant dans la société chinoise. Nous observons pourtant qu’il ne va pas jusqu’à la conclusion logique de son raisonnement et qu’il finit par affirmer que le formalisme juridique doit s’établir en harmonie avec la réalisation sociale et substantive chinoise et sur le fond de ses conditions historiques et politiques. Ce qui l’amène à des propos vagues et indéterminés quant à la « nature de l’État de droit à la Chine ».

Qian Xiangyang signe le quatrième texte : « Legal Positivism as Interpreted with the Traditional Chinese Philosophy ». Comme c’est le cas dans le texte de Hiang Jianwu, il postule que tout était déjà présent dans la culture légale chinoise et qu’il ne convient donc que d’interpréter, de comprendre, cette tradition correctement ! C’est évidement faux – et plutôt le signe d’une position idéologique particulière que nous retrouvons souvent dans le postmodernisme, soit l’idéologie du « pluralisme » juridique [sic], et d’autres formes de substantivation idéologique –, mais cela permet surtout à l’auteur de retrouver et de réinterpréter le sein et sollen (« l’être et le devoir-être ») problématique autrement. Donc, même si le texte classique légal ne s’exprime jamais sur le mode « performatif », mais sur le mode « des exemples à suivre », l’auteur n’a aucune difficulté à trouver dans les « exemples à suivre » des images qui relèvent de l’harmonie de même que de la vertu publique, des valeurs, et surtout l’image que tout est interconnecté dans le « réel » chinois ! D’où la proposition d’une « jurisprudence descriptive », une théorie du droit qui décrit le « réel » et la façon chinoise de réaliser l’harmonie et les vertus publiques.

Si nous regardons en aval les quatre textes chinois, nous observons que c’est plutôt une conception autoritaire et oligarchique qui s’exprime. Il s’agit de quatre façons de donner une légitimité à la politique oligarchique chinoise, de s’assurer que le pouvoir politique en place ne soit jamais dérangé par des critiques ou, encore pire, par un système juridique travaillant selon des paramètres modernes.

Le deuxième tome est intitulé Human Rights, Langage and Law [Droits de la personne, langage et droit]. Il regroupe des analyses plutôt « scientifiques » issues du Congrès d’IVR de Beijing 2009. Il s’agit en fait d’une sélection d’articles provenant de l’atelier portant le même titre.

Nous trouvons d’abord, sous le sous-titre « Human Rights and Justice in a Global Perspective », les textes suivants : Jacob Dahl Rendtorff, « Cosmopolitanism and Politics : Double Edges and Tensions Between Human Rights and Justice » ; Akihiko Morita, « A Difference in the Conceptions of the Self as the Subject of Human Rights between the West and Japan : Can Confucian Self be Strong Enough to Exercise Positive Liberty in an Authoritarian Society ? » ; Carla Faralli et Sandra Pattaro, « Frontiers of Genetics : Human Rights and the Right to Health ».

Sous le sous-titre « Public Policy, Economics and Social Rights », sont réunis deux textes : Álvaro Filipe Oxley da Rocha, « Human Rights and Justice in Brazil » ; Klaus Mathis, « Discounting the Future ? Cost-Benefit Analysis and Sustainability ».

Sous le sous-titre « Law, Language and Literature », les trois textes suivants ont été regroupés : Alberto Vespaziani, « Towards a Hermeneutical Approach to Legal Metaphor » ; E. Irem Aki et Wojciech Zaluski, « Pathologies of Legal Reasoning or Legal Reasoning as a Pathology ? Two Interpretations of The Stranger » ; Cheng Zhaoyang, « Killing Me Softly with Your Words ? – An Analysis of Power Dynamics in Chinese Court Mediation Discourse ».

Enfin, le sous-titre « Transformations in Legal Dogmatics and Private Law » compte aussi les textes : Marcos Vinício Chein Feres et Denis Franco Silva, « Public Intervention in Contracts : Is it the End of Private Law as We Know It ? » ; Pompeu Casanovas, Marta Poblet et José Manuel López Cobo, « Relational Justice : Mediation and ODR [Online Dispute Resolution] through the World Wide Web » ; Murray Raff et Anna Taitslin, « Private Law in the Shadow of Public Law : A Legacy of 20th Century Marxism and the Soviet Legal Model ».

Une moisson riche ! Plusieurs articles vraiment intéressants ! Qu’il nous soit permis pourtant d’attirer l’attention sur un texte en particulier, à savoir celui du professeur japonais de philosophie politique (et des « droits de la peresonne »), Akihiko Morita[2]. Pourquoi ? Parce qu’il examine, analyse et critique les propos du philosophe politique québécois Charles Taylor (professeur émérite de l’Université McGill) et qu’il le fait à l’égard d’un Japon profond et traditionaliste qu’il décrit, sans complaisance, comme non libéral et autoritaire !

Le point de départ de la critique du professeur Morita est l’article « classique » (pour les spécialistes dans le domaine) de Charles Taylor intitulé « Conditions of an Unforced Consensus on Human Rights ?[3] », qui l’amène à poser la question suivante  : « Les gens totalement imprégnés de l’esprit occidental des droits, qui atteint sa plus haute expression dans le combat de l’individu courageux luttant seul contre toutes les forces de la conformité sociale et pour ses droits individuels, peuvent-ils être de bons membres d’une société confucéenne[4] ? »

La réponse est évidemment négative. L’auteur construit en fait une intrigue, car, si au Japon les élites sont libérales et ouvertes, le Japon profond demeure une société non libérale et autoritaire, voire une société obnubilée par des coutumes ancestrales et donc plutôt engagée dans une situation de refus de toute logique de « traduction », d’« accommodement » et d’« accueil » des droits de la personne dans sa sphère culturelle. Dans cette situation, un « partisan des droits de la personne » s’autodésigne comme un mauvais citoyen qui adopte ses repères « culturels » à l’étranger. Il sera considéré comme un citoyen qui sème la discorde et la zizanie, et de qui tout bon citoyen japonais ferait mieux de se tenir à distance, voire de s’assurer qu’il ne dérange pas trop la vie de tout le monde, jusqu’à l’isoler culturellement. Et si c’est vrai pour un contexte culturel japonais, que penser des sociétés encore plus autoritaires et hétéronomes qui dominent largement en Asie et en Afrique ?

Admettons que nous trouvons l’article de Morita enrichissant et remarquable. Et d’actualité – cependant, nous n’avons pas l’intention de dire quoi que ce soit sur le rapport Bouchard-Taylor ni sur des chartes[5] –, car en fin de compte la notion des droits de la personne ne peut avoir de sens (surtout pour un juriste) qu’à l’échelle de l’individu. Et cela implique logiquement qu’il faut « mettre un nom » sur la discrimination, l’oppression, etc., ce qui est impossible « sans nommer celle-ci ». Dans une telle perspective, l’ontologie taylorienne prônant le « nous sommes fautifs » relève d’un narcissisme élitaire sans lendemain ou encore d’une posture idéologique de l’autovalorisation de l’intelligentsia qui rate, comme cela est devenu la règle, sa cible.

Le troisième tome s’intitule On the Philosophy of Precedent [Sur le précédent et sa philosophie/La philosophie du précédent] et est également issu du Congrès d’IVR de Beijing 2009.

Nous y trouvons les textes suivants : Thomas Bustamante et Carlos Bernal Pulido, « Introduction » ; Pierluigi Chiassoni, « The Philosophy of Precedent : Conceptual Analysis and Rational Reconstruction » ; Marina Gascón, « Rationality and (Self) Precedent : Brief Considerations Concerning the Grounding and Implications of the Rule of Self Precedent » ; Carlos Bernal Pulido, « Precedents and Balancing » ; Thomas Bustamante, « Finding Analogies Between Cases : On Robert Alexy’s Third Basic Operation in the Application of Law » ; Larry Alexander, « Precedential Constraint, Its Scope and Strength : A Brief Survey of the Possibilities and Their Merits » ; Patrícia Perrone Campos Mello, « The Role of Precedents as a Filter for Argumentation » ; Victoria Iturralde, « Precedent as subject of interpretation (a civil law perspective) » ; Zhang Qi, « On the Method of Searching for Guiding Cases on the Basis of Trial Experience » ; Ewoud Hondius, « Precedent Revisited ».

Or, malgré le titre de ce tome, il ne s’agit pas, strictement parlant, de « philosophie du précédent », mais plutôt de réflexions philosophiques concernant le « précédent » à l’intérieur de la doctrine. Il s’ensuit que la question du « précédent » est non problématique chez tous les auteurs (à l’exception de Zhang Qi) et que l’on discute différentes façons d’accueillir ce qui est déjà considéré comme être un ou le « précédent ». Pourquoi ? Parce que cela permet à ces auteurs de privilégier la philosophie analytique et de circonscrire autant leur contribution que leurs désaccords à l’intérieur de cette école philosophique.

Seul le texte de Zhang Qi se distingue ici. En effet, à titre de professeur de l’Université de Beijing et de sa fameuse faculté de droit, haut lieu de recrutement à l’oligarchie chinoise, il ne peut pas (pour des raisons politiques et idéologiques) tenir pour acquis les termes « précédents », « doctrine », « interprétation », « argumentation », etc., comme le font ses collègues non chinois. Son point de départ est donc la constatation que la Cour suprême du peuple (de la République de la Chine) a, le 26 octobre 2005, inauguré une campagne politico-idéologique dite de « discipline judiciaire » sous l’étiquette de la « deuxième réforme quinquennale des cours du peuple ». Dans cette campagne, un des éléments clés est de régulariser et d’améliorer le système par des causes phares (guiding cases), des « décisions exemplaires », venues de la Cour suprême du peuple.

La contribution de Zhang Qi est fascinante du fait que tous les éléments normalement associés dans une théorie du précédent selon la tradition occidentale sont en apparence là, de même qu’il a recours à un ensemble d’exemples et d’aspects théoriques pour établir l’« image » d’une théorie du précédent à la façon chinoise. Pourtant, tout s’avère ici différent et seulement à l’avantage du pouvoir (politique, idéologie et judiciaire) en place. En bref : dans un cadre occidental, le précédent est un argument qui appartient exclusivement et sans aucune exception possible ou admissible – c’est-à-dire que l’argument du précédent n’a aucune valeur s’il est prononcé par un juge – au citoyen/justiciable. Or, ce que nous observons chez Zhang Qi, c’est que le « justiciable » n’existe pas et que toute insistance sur les « décisions exemplaires » n’est en fait qu’une recette qui se résume au contrôle politique, idéologique et judiciaire du système de « droit » chinois.

Or, un système de « précédent » qui sert uniquement à « contrôler » le système judiciaire mérite-t-il le nom de « précédent » ?

Il ne faut pas se faire d’illusion, il y a aussi dans les pays occidentaux des individus qui associent l’exigence du « précédent » à la question de contrôle. Et celui qui peut contrôler les autres par le système judiciaire obtient le pouvoir gratuitement et sans restriction aucune. Cela s’appelle normalement de l’« autolégitimation » au service unique du pouvoir oligarchique (et juridique) !

En somme, voilà trois ouvrages superbes qui amènent à penser et à réfléchir ! Et ils s’adressent, chacun à leur façon, à l’intelligence de tous les acteurs du droit moderne.