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L’idée de « frontière naturelle » n’est pas neuve. De nombreux travaux ont été consacrés à ce concept et ce, dès le début du XXe siècle. Le caractère prétendument « naturel » de certaines frontières s’opposait à la dimension « artificielle » d’autres tracés. Certains auteurs ont ainsi forgé une classification des frontières selon cette dichotomie, avant que la critique de nombreux autres ne fasse sombrer cette taxonomie dans l’oubli. De fait, il ne s’agira pas, ici, de revenir longuement sur le débat portant sur l’idée de frontière naturelle.

Cependant, le concept de frontière artificielle est demeuré. Employé surtout dans la presse, dans les écrits destinés au grand public où il a acquis une connotation particulière, il est, depuis plusieurs années, intégré au discours politique et géographique sur l’Asie centrale. Les frontières des ex-républiques soviétiques y sont parfois décrites comme « artificielles », tout comme les États issus de l’implosion de l’URSS en 1991. Or, d’une part, le concept même de frontière artificielle n’apparaît guère crédible dans ses aspects théoriques, au vu des nombreuses études déjà effectuées sur les frontières. D’autre part, une étude des critères qui conduisent les auteurs à définir les frontières de l’Asie centrale comme artificielles laisse penser que l’on pourrait en dire autant de bon nombre de tracés; or, ces autres segments frontaliers ne sont pas considérés comme « artificiels ». Dans quelle mesure ce qualificatif est-il valide s’il ne peut être généralisé à d’autres tracés similaires? Enfin, une étude du tracé de ces frontières d’Asie centrale montre que, loin d’avoir été tracées de manière incongrue, les frontières obéissent à un ensemble de logiques qui, pour être fort complexes, n’en sont pas pour autant « artificielles ».

Qu’est-ce qu’une frontière artificielle?

Du naturel et de l’artificiel

Le concept de « frontière artificielle » naît, sous la plume de géographes de la première moitié du XXe siècle, dans l’opposition entre des tracés que l’on qualifie de frontières « naturelles » et d’autres qui ne reposent pas sur des formes du relief. Curzon (1907 : 23), Fawcett (1918 : 62-63), Bruhnes et Vallaux (1921 : 348), Jones (1945 : 7-8), Fischer (1949 : 197), entre autres, ont ainsi précisé l’opposition entre les tracés « naturels », qui reprennent des formes visibles du relief, comme une ligne de crête, une rivière, un marais, et les tracés « artificiels », « qui ne sont pas marqués par la nature, et doivent donc être démarqués sur le sol par des bornes » (Boggs, 1940 : 22-25). Pour quelques auteurs, le concept est encore pertinent : ainsi, au sujet de la frontière Nigéria-Bénin, « except where it followed the thalweg of the Okpara and the Wara rivers, the boundary laid down by Lang and Toutée consisted of a variety of artificial limits that included rectilinear segments, arcs of circles, and lines drawn parallel to and one kilometer from existing roads » (McEwen, 1991 : 65).

Cette opposition entre frontières naturelles et artificielles a été critiquée depuis longtemps déjà par de nombreux géographes, mais aussi par des juristes. Dès 1933, Hartshorne, reprenant les travaux de géographes allemands comme Sieger (1917), Maull (1925) et Sölch (1924), souligne à quel point le concept de « frontière naturelle » est flou, politisé et peu utile à l’étude des frontières (Hartshorne, 1933 : 196). Bruhnes et Vallaux évoquent « la notion surannée des frontières naturelles » (Bruhnes et Vallaux, 1921 : 354); selon Reynold, « la théorie des frontières naturelles est discutable en théorie, dangereuse en pratique » (de Reynold, 1948 : 45). Ancel est sans appel : « la « frontière naturelle » n’est qu’une vue de pseudo-savants » (1938 : 70). Jones (1945 : 8), repris par Lacoste (1993 : 659), relève que les « frontières naturelles » sont souvent celles vers lesquelles un État tente de s’étendre : la dimension naturelle constitue donc alors une justification prétendument objective, car naturelle, à des ambitions expansionnistes. Boggs (1940 : 23) relève quant à lui que le qualificatif de « naturel » est trompeur et ce, pour deux raisons : tout d’abord, pourquoi des frontières dites naturelles, si tant est que le concept soit crédible, seraient-elles plus adaptées aux sociétés humaines? D’autre part, cette dimension naturelle des tracés repose sur la représentation erronée selon laquelle le support naturel va de soi, est incontestable et ne suppose aucun choix. Certes, on peut faire courir son tracé sur une ligne de crête, mais pourquoi cette ligne de crête plutôt qu’une autre? De plus, il n’existe pas nécessairement de solution de continuité entre les crêtes de différents massifs qui permettrait de définir une frontière continue sur ce seul critère. Certes, une rivière peut paraître comme une limite naturelle. Mais, à grande échelle, où passera la limite exacte? Sur la rive, le long du thalweg, ou sur la ligne médiane? La même réflexion peut être formulée à l’endroit d’un marécage : on se trouve ici devant la question de l’échelle d’étude des phénomènes.

Dès 1928, Paul de Lapradelle mettait ainsi en garde contre les illusions du tracé de frontières sur des cartes à petite échelle, en relevant l’imprécision dans laquelle le traité des Pyrénées (1659) avait laissé la France et l’Espagne quant au tracé exact de la frontière, le traité ne s’étant guère soucié de délimitation exacte à l’échelle locale (Lapradelle, 1928 : 174). Quant à la ligne de partage des eaux, dont le succès est confirmé par la généralisation de la gestion des eaux de surface selon l’approche française des bassins versants, elle constitue un concept séduisant, mais dont les applications sont parfois complexes, peu « naturelles » à mettre en oeuvre (Vieillard : 141-146). Un des paradigmes de la ligne de partage des eaux est fourni par la ligne MacMahon, négociée en 1913 entre les Britanniques et les Tibétains pour séparer leurs territoires respectifs, à la hauteur de l’Assam. Elle a été définie par la ligne de partage des eaux entre les cours tibétain et indien du Tsangpo-Brahmapoutre : faute d’une connaissance précise du terrain, la frontière a été tracée en grande partie dans des zones d’endoréisme, voire d’aréisme assez fréquentes à ces altitudes et dans ce milieu himalayen. De plus, le seul document faisant foi est une carte à petite échelle sur laquelle avait été dessinée au crayon rouge épais la frontière, faute d’une cartographie précise à grande échelle (il faudra attendre les années 1960 pour qu’elle soit dressée) : retranscrite sur le terrain, elle aurait une dizaine de kilomètres de large. Enfin, elle coupe en deux l’aire de peuplement tibétain (Gonon, 1996).

La « frontière artificielle » : un jugement moral et politique

Le concept de frontière artificielle n’est plus tellement usité dans cette opposition binaire à la catégorie des frontières naturelles. Pour autant, sa fortune a persisté, mais sa signification a glissé. Autrefois utilisé pour identifier une opération de bornage plus conséquente pour visualiser la frontière sur le terrain ou pour qualifier une frontière astronomique, son emploi atteste aujourd’hui une connotation politique : le terme implique un jugement sur la pertinence du tracé et quitte donc le champ de la simple description des types de tracés frontaliers. La « frontière artificielle » suppose un mauvais tracé, un tracé le plus souvent imposé de l’extérieur à des populations vaincues, un tracé répréhensible parce qu’il ne « tient pas compte des héritages historiques et culturels ». Exemple de ce type de tracés, la frontière franco-suisse « depuis 1815 et le traité de Vienne, sinue de manière […] arbitraire et artificielle entre Genève, d’une part, la Haute-Savoie et le pays de Gex, de l’autre » (Décotte, 1999). Pour les Flandres belges, « une frontière artificielle, datant de 1815, et un clivage linguistique n’empêchent en rien une grande proximité culturelle et commerciale avec la France » (CFCI, 2003).

Pendant longtemps, ce concept de « frontières artificielles » a émaillé essentiellement la presse. À titre d’exemple, sur des périodes relativement récentes, de 1989 à juin 2003, La Presse a publié 19 articles dans lesquels figure l’expression; Le Monde en a publié 115 de 1987 à mai 2003; Le Figaro, 18 de 1980 à 2003; Libération, 12 de janvier 1995 à mai 2003; L’Humanité, 15 de janvier 1996 à mai 2003.

C’est, timidement, vers 1982, puis plus franchement après 1991 que s’est développé le recours à cette idée dans la littérature scientifique. Au premier rang des frontières ainsi marquées d’une faute originelle figurent les tracés issus de la colonisation. Selon Sautter, certains auteurs, considérant « ”les frontières absurdes tracées par les colonisateurs”, y voient volontiers la source première des difficultés et des ingérences dont souffre l’Afrique ». Le concept fait donc référence au refus supposé des négociateurs de prendre en compte la réalité historique, culturelle, sociale de l’espace ainsi partagé par la frontière : « à première vue donc, aucun compte n’a été tenu des frontières humaines » (Sautter, 1982 : 41-42). La frontière entre la Turquie et l’Arménie, en divisant la plaine des bassins des rivières Arpaçay et Aras, serait ainsi une frontière artificielle (Özey, 2000 : 24). La frontière entre la Pologne et la Lituanie, établie en 1921 au traité de Riga, a coupé des espaces autrefois sous domination russe. La gestion de cette frontière imposait une barrière dans un espace autrefois ouvert aux populations locales : on pourrait donc parler de frontière artificielle (Padych, 2001 : 15-16). Les frontières de l’Irak, dessinées en bonne partie par le colonisateur britannique, seraient aussi artificielles (Luizard, 2002 : 35). En poussant le raisonnement, certaines frontières sont artificielles, car elles sont le produit d’une volonté délibérée de nuire. Ainsi, la ligne de démarcation de la zone administrée par le régime de Vichy (1940-1944), « création brutale, instable […] a cinglé une France unie qui formait un corps indissociable depuis des siècles » (Alary, 1998 : 27). L’abondance des tracés rectilignes ou des tracés astronomiques dans les frontières issues de la colonisation est souvent prise à témoin pour justifier ce caractère « artificiel » des frontières dont le tracé ne tiendrait aucunement compte des réalités sociales locales (Foucher, 1988 : 97). La frontière entre l’Indonésie et la Papouasie Nouvelle Guinée, basée sur des critères retenus par la Hollande en 1828 et ne reprenant donc aucunement la territorialité des populations locales, serait un bon exemple de « frontière artificielle », selon Giebels (Giebels, 2002 : 182).

Les frontières des républiques d’Asie centrale : l’archétype de la frontière artificielle?

Dès 1992, puis encore en 1997, Olivier Roy parle des frontières « aberrantes » des républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, anciennes frontières intérieures de l’Union soviétique entre républiques fédérées, et de l’« artificialité » des tracés (figures 1 et 2). En présentant les cinq républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, Roy souligne que, « créées entre 1924 et 1936 dans leurs frontières, leur nom et même leur langue actuelle, par un pouvoir soucieux de rompre avec une Histoire trop riche, elles semblent surgir sur une table rase et en paraissent d’autant plus artificielles et fragiles » (Roy, 1992 : 171; 1997 : 117-118; 2001 : 5). Mais il n’est pas le seul dans cette charge contre les tracés hérités de l’époque soviétique. Djalili souligne le nombre important des enclaves, l’importance des minorités nationales dans les diverses républiques. « Il est souvent difficile d’identifier une rationalité économique, géographique ou ethnique aux frontières des républiques d’Asie centrale. Le cas de la vallée de Ferghana constitue certainement la meilleure illustration de ce problème. Cet espace, unifié sur les plans géographique et historique, a ainsi été brisé et partagé entre trois républiques » : les frontières sont donc « artificielles » (Djalili, 2003 : 34-35, souligné par les auteurs). Pour Konecny aussi, les frontières des ex-républiques soviétiques sont tout simplement artificielles, sans que l’auteur ne cherche à expliquer ce concept (Konecny, 2003 : 17). Si Balland n’emploie pas, quant à lui, le qualificatif d’« artificiel », son idée des tracés centre-asiatiques semble fort proche lorsqu’il écrit que « les autorités soviétiques ont ici délibérément taillé dans le vif, faisant non seulement du passé, mais aussi de la géographie, table rase » (Balland, 1997 : 89). Tous les ingrédients de la frontière artificielle sont ici réunis : déni des héritages du passé, des réalités humaines locales; décisions à la rationalité douteuse; intentions négatives d’un pouvoir éloigné, voire colonisateur.

C’est Balland qui, pour étayer son argumentation, se fait le plus précis. Il relève ainsi de nombreux exemples de ce qui constituerait des « exemples grandioses de désarticulation récente et volontaire des principes traditionnels d’organisation de l’espace en Asie centrale ».

Tout d’abord, les frontières suivent des tracés irréguliers, en particulier dans la vallée de l’Amou Daria :

la frontière ouzbéko-turkmène zigzague d’une rive à l’autre, selon une logique totalement hermétique : après avoir couru sur 525 km en rive droite, laissant toutes les oasis de la vallée sous contrôle turkmène, elle s’établit dans le thalweg du fleuve qu’elle suit sur 180 km, puis, à Gazucok (ex-Gaz-Acak), elle le franchit pour dessiner un large crochet de 300 km sur la rive gauche de manière à inclure en territoire ouzbek l’ancienne capitale de Khiva et la totalité de son oasis […] Plusieurs conséquences importantes découlent d’un tel état de fait : la voie ferrée Astrakhan-Tashkent, qui longe la rive gauche de l’Amou Daria, ne franchit pas moins de quatre fois la frontière ouzbéko-turkmène. Les deux grands réseaux de canaux de dérivation issus de l’Amou Daria […] ont tous deux leur tête en territoire turkmène…

Figure 1

Dynamiques frontalières en Asie centrale - héritages

Dynamiques frontalières en Asie centrale - héritages
Source : Observatoire européen de géopolitique.

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Figure 2

Dynamiques frontalières en Asie centrale - enjeux actuels

Dynamiques frontalières en Asie centrale - enjeux actuels
Source : Observatoire européen de géopolitique.

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De plus, on observe, dans la vallée de Ferghana partagée entre l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, la présence de plusieurs enclaves montagnardes, ce que Balland qualifie de « constellation d’enclaves unique au monde » (Balland, 1997 : 91, 97-98), tandis que Roy souligne l’incohérence, selon un critère purement ethnique, du rattachement des enclaves à telle ou telle république.

Comment expliquer de tels tracés? À ce sujet, Roy est catégorique : « Ces aberrations [frontalières] ont une fonction : rendre non viable l’indépendance des républiques ». « Calcul machiavélique pour rendre impossible les indépendances, incompétence bureaucratique, jeu des factions locales… l’histoire précise du tracé des frontières reste à faire » (Roy, 1997 : 116-117; 2001 : 39). Issues de purs calculs destinés à nuire aux futures républiques, ces frontières ne pourraient être qu’« artificielles ».

Le tracé des frontières d’Asie centrale : quel naturel?

Quelques principes d’« horologie » soviétique

Mais cette réflexion de Roy trahit la faiblesse géographique de son raisonnement. Certes, selon un critère ethnique, les frontières tracées par les Soviétiques peuvent sembler un échec. Mais d’autres critères ont peut-être prévalu lors de leur tracé? Roy reconnaît implicitement qu’il n’en sait rien, puisque l’histoire des tracés « reste à faire ». Balland, à la suite de son étude nettement plus précise et détaillée, souligne, et c’est sans doute la raison pour laquelle il se refuse à employer le qualificatif d’« artificiel », que la complexité très grande des frontières d’Asie centrale reflète la prise en compte de multiples critères à l’échelle locale, au-delà des critères ethniques : « d’autres facteurs ont été pris en compte, d’autres calculs ont prévalu » dans le partage d’une région dont la géographie ethnique était fort complexe : « une frontière politique a pourtant été tracée, mais elle aurait pu l’être à peu près n’importe où, aucun tracé ne s’imposant plus qu’un autre à partir des critères ethniques (Balland, 1997 : 115, 117).

Qu’en est-il réellement? Que peut-on observer d’une analyse fine des tracés des républiques ex-soviétiques d’Asie centrale? Remarquons en préalable qu’il peut paraître étonnant que le pouvoir soviétique ait tracé, de 1924 à 1936, des frontières pour rendre impossible les indépendances, à une époque où il asseyait son pouvoir dans la région et où l’Union soviétique n’était pas menacée d’implosion. Autrement dit, affirmer que les dirigeants soviétiques ont agi afin d’empêcher l’indépendance future des républiques centre-asiatiques paraît relever du jugement a posteriori peu crédible. La raison de l’apparente complexité des tracés est à chercher ailleurs, dans leur horogenèse.

Le contexte de la construction des frontières était celui d’un empire en formation qui, même si l’idéologie qui le justifiait était différente de celle qui avait prévalu pour d’autres empires, notamment occidentaux, devait structurer d’une façon ou d’une autre les territoires conquis et les administrer. D’autre part, cet empire ne s’établissait pas sur un espace sans tradition, mais sur un territoire déjà fragmenté par d’autres administrations; la dernière en date était tsariste. Et ces limites « nationales-administratives », comme le rappellent archives et journaux de l’époque, faisaient bon cas des facteurs politiques, économiques et culturels (Masov, 1996). L’enjeu était de découper le Turkestan (russe, créé en 1853), élevé en 1920 en République socialiste soviétique autonome de Kazakhie, en entités respectant le principe républicain de l’État-nation. Dans le droit soviétique, l’État était « l’expression matérielle de la souveraineté, de l’indépendance et de l’inviolabilité du peuple qui l’habite » (Molodcov, 1954 : 66), tandis que le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, adopté par la pratique intérieure et extérieure de l’URSS « était le seul fondement juste de la séparation et de la délimitation des États » (Kozesnikov, 1948 : 274).

Implicitement, le concept majeur de validation inter-entités est donc celui de la limite inter-ethnique, qui peut constituer une frontière naturelle, donc stable, entre États, dans une première phase de diffusion du socialisme. La frontière naturelle géographique relève plus de la « doctrine bourgeoise » en ce que ses critères sont implicitement liés à des considérations d’ordre économique ou militaire (Calvez, 1957 : 9-11), mais le principe n’est pas rejeté tant qu’il garantit lui aussi la stabilité de la frontière. Le troisième argumentaire soviétique pour le tracé d’une frontière portait sur les intérêts stratégiques : le respect de la libre auto-détermination des peuples devait tenir compte « des intérêts vitaux de la défense du pays » (Akademija Nauk S.S.S.R., 1951 : 274). En réalité, comme d’autres pays l’ont fait dans la négociation de leurs frontières ou le découpage administratif interne, les autorités soviétiques ont employé une batterie de critères discriminants, le premier d’entre eux, mais pas le seul, étant la différenciation ethno-linguistique.

La doctrine soviétique de la frontière – seulement esquissée ci-dessus – fut appliquée quand il s’est agi, en 1920, de « dessiner une carte du Turkestan comprenant trois divisions : Ouzbékistan, Kirghizstan [en fait le Kazakhstan, peuplé de kara-kirghiz] et Turkménistan » (Lénine, 1920 : 436). Mais le processus ne s’inscrivait ni dans un espace neutre, ni dans une époque calme : il s’agissait de « soviétiser » une Asie centrale où la lutte entre « rouges » et russes blancs avait connu la même intensité que dans le reste de la Russie, mais où l’émergence d’une Turquie moderne sur les ruines de l’empire Ottoman et l’affirmation de l’indépendance de l’Iran contribuaient à faire émerger d’autres courants contradictoires, comme le pan-turquisme, le pan-touranisme ou le pan-islamisme. D’un point de vue administratif, il s’agissait d’homogénéiser un ensemble de structures hétérogènes d’administration directe ou de vasselages hérités des Tsars.

La politique consistant à « diviser pour régner » de la rhétorique impériale, reprise par le pouvoir soviétique, consista avant tout à identifier les ethnies constructrices de l’Asie centrale. Le travail d’enquête ethnologique, amorcé pendant la période tsariste et poursuivi par les soviétiques, fut le principal outil de découpage de la région, avec les limites implicites de ce type de travail, où l’identité ethno-linguistique des individus n’est jamais ni claire, ni définitive : « Il y avait parfois de grandes divergences entre la langue principale parlée dans un groupe et l’idée que se faisait ce groupe de son identité » (Sengupta, 2002 : 1120). La conséquence de ces incertitudes d’identité est résumée par le président du Bureau central d’Asie du Comité central du Parti communiste russe qui déclara que : « il serait extrêmement suffisant de croire un seul instant que, en gérant la question nationale au Turkestan, nous n’avons commis aucune erreur, et en particulier, que dans le processus de formation des Républiques Nationales, et spécifiquement dans le processus de définition des frontières territoriales, on aurait pu attendre des décisions finales qui ne demandaient aucune correction. Il n’y avait pas suffisamment de connaissances de l’économie statistique et de la composition nationale de ces régions, ni une connaissance suffisante de certaines localités, même par des travailleurs locaux. De plus, avec la diversité des nationalités, la variété des relations économiques, des petits villages régionaux, on peut affirmer qu’il sera impossible de promulguer des frontières inviolables rapidement » (Masov, 1991, cité par Sengupta, 2002 : 114).

La vallée des frontières artificielles

Le principe ethno-linguistique de partition de l’Asie centrale a dominé, à petite comme à grande échelle, mais il ne fut pas le seul. L’oubli initial d’un Tadjikistan comme entité territoriale distincte au sein de l’URSS était autant la traduction d’un choix politique que le difficile exercice d’une distribution de territoires, notamment en milieu urbain, où les groupes ouzbek et tadjik étaient également représentés. En ce sens, la vallée de Ferghana est exemplaire parce que, présentée comme l’exemple parfait d’une partition arbitraire (artificielle) d’un territoire homogène, elle est de fait le laboratoire idéal d’analyse des pratiques horologiques soviétiques.

Petite à l’échelle de l’Asie centrale, la vallée de Ferghana (figures 3 et 4) constitue toutefois un ensemble de près de 40 000 km2, peuplé de plus de 11 millions d’habitants. Elle se présente sous la forme d’une dépression pseudo-plane, coincée entre les terminaisons occidentales des Tian Shan au Nord et des Pamirs au Sud, à une altitude moyenne de 400 à 600 m. Bordée à l’est par les monts de Ferghana, elle communique avec les steppes arides du Kizil Koum par la cluse de Khodjent, qu’emprunte le Sir Daria, émissaire nord de la mer d’Aral.

De façon schématique, le fond de la vallée est en territoire ouzbek, les flancs kirghiz et la cluse de Khodjent tadjik : cela signifie que la vallée ne peut être logiquement reliée au reste de l’Ouzbékistan que si l’on traverse le territoire tadjik; que la liaison la plus rapide entre Djalal-Abad et Batken passe par le territoire ouzbek. À plus grande échelle, la route Osh-Batken passe par l’enclave ouzbek de Sokh. Aux « incohérences » géographiques du découpage s’en ajoutent d’autres, ethno-culturelles : seuls les trois oblasts ouzbek de Ferghana sont ethniquement homogènes, avec une part de minorités inférieure à 15 %; les oblats tadjik ou kirghiz présentent des taux d’homogénéité très inférieurs, exception faite du district de Batken. La troisième incohérence est d’ordre économique et porte sur la partition entre trois pays du système hydraulique de la vallée d’oasis de piedmont et de champs irrigués. La dernière incohérence est l’existence (et le maintien, pendant plus de 50 ans), de neuf enclaves dans la vallée, dont la composition ethnique de la population n’est pas totalement concordante avec celle des États propriétaires. Elles constituent un ensemble de 550 km2 abritant une population d’environ 80 000 habitants, soit approximativement 0,4 % de la superficie et 0,8 % de la population de la vallée.

Tableau 1

Les enclaves de la vallée de Ferghana (figures 3 et 4)

Les enclaves de la vallée de Ferghana (figures 3 et 4)
Sources : déclarations des autorités locales (2002).

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Plutôt que de considérer ces enclaves comme les aberrations ultimes d’un charcutage du territoire, il s’agit de comprendre la logique de leur existence. À l’exception de Kalatcha et de Barak, les enclaves occupent une position géographique identique de piedmont. Elles sont toutes situées de part et d’autre de rivières pérennes vers 1000 m d’altitude et regroupent les seules (rares) zones cultivables d’altitude, dans un environnement steppique dominant. Leur attribution à l’Ouzbékistan ou au Tadjikistan au détriment du Kirghizstan semble avoir répondu à un schéma-type de représentation des différentes ethnies, différenciant les Tadjik et les Ouzbek – sédentaires – des Kirghiz nomades (Reclus, 1883) : la répartition des territoires entre les trois peuples de cette région d’Asie centrale a été menée, à grande échelle, sur la base des compétences professionnelles supposées des peuples. Ainsi, la limite Kirghizstan-Ouzbékistan correspond à la limite entre deux modes de vie : pasteurs nomades, sur les pentes, et agriculteurs et citadins, en fond de vallée. Ce n’est d’ailleurs pas une limite altitudinale, puisque sur le flanc nord de la vallée, la frontière monte jusqu’à 1500 m, alors qu’elle est en moyenne à 800 m sur le flanc sud.

À plus petite échelle, la partition de la vallée entre les trois entités ne coïncide pas avec la distribution ethnique initiale, d’autant qu’entre tadjik et ouzbek le partage des « compétences » professionnelles n’était pas tranché : si les seconds étaient globalement plus ruraux que les premiers, les deux communautés cohabitaient en milieu urbain. De fait, dans la vallée, comme dans le reste de l’Asie centrale, le peuplement urbain était largement multi-ethnique : Boukhara, ville ouzbek, comptait en 1920 environ 40 % de tadjik. Les Soviétiques ont-ils volontairement négligé de tenir compte de la composition des villes dans le processus de partition? Toujours est-il que le recensement de 1917 était fondé sur les données statistiques agricoles. Les statistiques rurales étaient donc bien étoffées. En revanche, les populations des villes et de leurs abords immédiats, et les établissements humains le long des voies ferrées, n’étaient pas pris en compte (Sengupta, 2002 : 111). Localement, la complexité des imbrications ethniques a rendu nécessaire l’arbitrage politique – ou l’arbitraire politique. Ainsi, le groupe tadjik fut, au début du processus de partition du Turkestan, totalement ignoré, sans doute en raison du comportement « inamical » de ses élites face à la soviétisation de l’empire russe. Lorsqu’il s’est agi de déterminer l’ethnicité des villes, les recensements furent adaptés : alors que, lors de celui de 1920, Samarcande comptait 45 000 Tadjik pour moins de 4000 Ouzbek, celui de 1926 présentait des valeurs inverses (Masov, 1996, 4e partie).

Figure 3

Dynamique frontalières - enclaves autour de la vallée de Ferghana

Dynamique frontalières - enclaves autour de la vallée de Ferghana
Source : Observatoire européen de géopolitique.

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Figure 4

Minorités et majorités dans la vallée de Ferghana

Minorités et majorités dans la vallée de Ferghana
Source : Observatoire européen de géopolitique.

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Mais l’arbitraire politique semble être plutôt intervenu pour rééquilibrer les capacités économiques des territoires définis : la région de Khoudjand, initialement attribuée à l’Ouzbékistan, a été transférée au Tadjikistan en 1929 pour assurer à la région autonome devenue république à part entière une assise économique. L’indépendance économique semble avoir été le second critère de discrimination territoriale dans la vallée : aussi modestes soient-elles, les portions tadjik et kirghiz de Ferghana pèsent respectivement pour 60 % et 30 % des PIB nationaux en 2002.

Pour résumer, le tracé des frontières dans la vallée induit deux conséquences pour ses habitants et l’économie des pays concernés : la première est la dépendance de l’Ouzbékistan en eau, principalement d’irrigation, qui est contrôlée par le Kirghizstan voisin; la seconde est la question de la grille de transports.

Tout d’abord, la question de l’eau demeure essentielle dans la région. Des tensions se sont développées entre les nouveaux États issus de l’ex-URSS à propos des quantités et de la qualité de l’eau que les pays d’amont, Kirghizstan et Tadjikistan, laissaient à leurs voisins d’aval, Kazakhstan, Turkménistan et Ouzbékistan. Ces deux derniers pays dépendent à 90 % de l’eau qui leur vient de l’extérieur de leurs frontières; les pays d’aval sont aussi, globalement, les plus peuplés de la région.

Sous le régime soviétique, tous les différends concernant les transferts d’eau entre républiques et à l’intérieur des républiques étaient résolus par les autorités centrales à Moscou. L’avènement brutal, car non réellement souhaité, des indépendances des républiques d’Asie centrale a obligé les gouvernements à gérer par eux-mêmes ces disputes dans un cadre désormais vide de structures formelles de résolution des conflits, et doté de peu de moyens financiers qui plus est. Si, dès 1992, les nouvelles républiques d’Asie centrale ont entamé des négociations afin de tenter de définir les cadres d’une gestion concertée de l’eau des bassins de l’Amou et du Syr, cette coopération est demeurée à un stade embryonnaire, marquée par une méfiance mutuelle et la primauté systématique des intérêts nationaux. Ainsi, en 1994, le Turkménistan avait unilatéralement commencé des travaux d’extension du canal de Karakoum vers l’ouest, afin de mettre en valeur encore de nouvelles terres avec les eaux de l’Amou, ce qui a été perçu par l’Ouzbékistan comme une provocation.

La vallée de Ferghana est la zone agricole la plus riche de la région, et le secteur agricole demeure central en Ouzbékistan. Depuis les indépendances, chaque pays a tendance à privilégier son secteur irrigué, alimentant les querelles sur le partage des eaux de surface et sur la gestion commune des aquifères, très souvent traversés par les frontières. Ainsi, par exemple, dans les secteurs de Kempir-Abad et de Kerkidan, les exploitations en Ouzbékistan tirent-elles leur eau de réservoirs situés au Kirghizstan. Le canal du sud du Ferghana traverse la frontière du secteur Aravan-Andijon en de nombreux points. Mais ces querelles de frontière pour l’accès à l’eau, qui font parfois des morts lors des affrontements entre villageois, s’intègrent aussi dans un contexte de relations régionales tendues. Ainsi, l’Ouzbékistan avait tendance à interrompre ses livraisons de gaz dès que le règlement kirghiz prenait du retard. En janvier 2001, le gouvernement kirghiz a décidé d’ouvrir les vannes du barrage de Toktogul afin de turbiner l’électricité destinée à combler le déficit énergétique provoqué par les Ouzbeks. La crue provoquée par l’ouverture des vannes a emporté de nombreuses digues dans la partie ouzbèke de Ferghana. La pression kirghize s’est précisée lorsque, après 15 jours d’ouverture massive des vannes, les Kirghizes ont indiqué aux Ouzbeks qu’ils ne pourraient plus, compte tenu des volumes d’eau employés pour produire l’électricité destinée à compenser le gaz non livré, garantir la fourniture d’eau au cours de l’été, eau dont l’agriculture ouzbèke a vraiment besoin. Cette algarade diplomatique, livrée par l’intermédiaire de la gestion des ressources stratégiques, a porté fruit, puisqu’un protocole de négociation a été conclu en juillet 2001; mais elle illustre aussi la rudesse des rapports entre voisins et l’importance de l’enjeu de l’eau pour les pays d’Asie centrale.

D’autre part, la hiérarchie des réseaux de transports en Asie centrale soviétique répondait à une logique de désenclavement et d’interconnexion des capitales, pour les axes majeurs (les magistrales) et de quadrillage ou de desserte des territoires pour les autres. Ce maillage routier secondaire ne répondait pas, dans son tracé, à des préoccupations, à caractère « national », de hiérarchisation des réseaux à partir des capitales des républiques, mais traduisait une logique fonctionnelle, négligeant les frontières inter-républicaines, visant le désenclavement et la défense des zones périphériques. La dissolution de l’URSS et l’indépendance des anciennes républiques impliquait la réorganisation des réseaux de transport qui étaient pour la plupart dans un état dégradé très prononcé, à de rares exceptions près.

La priorité dans la remise à niveau des infrastructures de transport n’a pas été donnée à la desserte interne des nouveaux États, mais à leur désenclavement. Il s’agissait de créer de nouveaux axes de sortie de la région faisant concurrence à celui que les Soviétiques avaient construit pour la relier au nord du pays et à Moscou. Le premier projet, TRACECÀ (TRAnsport Corridor Europe Caucasus Asia), porté par l’Union Européenne qui le mit sur pied en 1993 (conférence de Bruxelles de mai 1993), visait à construire une connexion multimodale (route, rail, ferry) entre l’Asie Centrale et l’Europe via le Caucase et la mer Noire.

Les enjeux actuels de rénovation ou de construction portent à la fois sur le désenclavement, à partir des capitales, des régions périphériques, sur l’interconnexion des pays entre eux et sur leur ouverture vers l’Est (le Sud n’est pas encore un objectif affiché).

  • De tous les projets en cours d’étude ou de réalisation dans la région du Ferghana, seul le corridor sud-kirghiz a cette dimension locale, puisque son objectif est de relier, à l’horizon 2010, les différents districts de l’oblast de Batken au centre régional d’Osh, sans transit via le territoire ouzbek.

Les autres corridors sont inscrits dans une logique régionale d’interconnexion et d’ouverture vers la Chine :

  • La rénovation de l’axe routier Bishkek-Osh (achevé à l’horizon 2003) s’inscrit dans une perspective d’ouverture routière vers la Chine, par la rénovation de l’axe Osh-Sary Tash-Irkeshtam (vers 2005), où l’Ouzbékistan est partie prenante, pour trouver un nouveau marché pour ses productions de la vallée de la Ferghana.

  • Il en est de même pour le projet de connexion ferroviaire Djalalabad-Kashgar (étude de faisabilité lancée en novembre 2000), qui devrait franchir les Tian Shan à la hauteur du col de Torugart. La rénovation en cours de la section Bekabad-Kanibadam devrait permettre la mise en place d’une liaison ferroviaire Tashkent-Kashgar, au plus tôt à l’horizon 2010.

  • Si on évoque le désenclavement du Tadjikistan, par route ou par rail via la vallée du Kyzyl-Su en direction d’Irkeshtam (connexion à Sary Tash avec le corridor Osh-Kashgar), la priorité semble avoir été donnée à la remise à niveau de la route Douchanbé-Murgab, qui devrait être reliée, via le col de Kulma, à la route Karakoram, à une quarantaine de kilomètres au nord de la bourgade chinoise de Taxkorgan.

L’intérêt qu’a la Chine à contribuer au désenclavement de ces pays (modernisation du poste frontière d’Irkeshtam en 2001, rénovation de la route qui le relie à Kashgar, achèvement de la voie ferrée Ürümqi-Kashgar en juin 2000) tient au souci de développer le Sud-Xinjiang, économiquement sous-développé par rapport à la région d’Ürümqi (le miracle pétrolier du Takla Makan bénéficie surtout au nord de la région autonome), de jouer sur la complémentarité économique transfrontalière, comme elle l’a fait avec le Kazakhstan, et de diversifier ses routes d’approvisionnement en pétrole. S’ajoute un enjeu majeur pour la diplomatie de proximité du pays, celle de garantir, dans son outre-frontière du sud-ouest, une stabilité socio-religieuse par le développement économique.

Le jeu des frontières

Aussi exemplaires que puissent être les situations frontalières observables dans la vallée de Ferghana, elles ne sont que l’expression exacerbée des stratégies d’outre-frontière dans la région. Jusqu’en 1991, il n’y avait qu’un pouvoir assumant cette fonction et on constate aujourd’hui un statu quo théorique quant aux tracés des frontières inter-républicaines. Quelques ajustements de tracé ont pris place au cours de la période soviétique, mais pour l’essentiel, l’adaptation des frontières aux besoins des républiques s’est faite par des cessions temporaires de territoires entre républiques. Kazakhstan et Kirghizstan ont normalisé leurs cessions en 1993, mais l’Ouzbékistan a refusé de rétrocéder les terres qu’il exploitait (ICG, 2002).

Il apparaît en fait que le principal acteur des revendications frontalières dans la région est l’Ouzbékistan, qui confirme, par les fréquentes remises en question des acquis des négociations de délimitation ou de démarcation qu’il mène avec ses voisins, sa volonté de s’imposer comme l’acteur majeur d’Asie centrale. Les quelque 150 points de litige répertoriés par les représentants kirghiz et ouzbek le long de leur frontière commune supposent – exception faite des enclaves – de simples déplacements de tracés qui permettraient d’inclure ou d’exclure telle portion de route ou de canal du territoire voisin. Mais l’argumentaire mis de l’avant par l’Ouzbékistan pour obtenir les concessions territoriales qui lui seraient les plus favorables relève clairement d’une politique de puissance de ce pays : fermeture unilatérale des frontières ou imposition de visas coûteux, fortification ou minage unilatéral des frontières, remise en question des accords d’échange gaz-électricité, ou gaz-eau…

La question des enclaves, si elle relève elle aussi de la problématique frontalière, est spécifique, moins en raison des superficies ou de l’identité ethnique des populations concernées que des caractéristiques des territoires en jeu. Dans le contexte actuel de contrôle (voire de restriction) des déplacements humains, les enclaves constituent avant tout un instrument supplémentaire de pression de l’Ouzbékistan sur le Kirghizstan dans le processus de négociations multiples dans lequel les deux États sont engagés : les principales enclaves du versant sud de la vallée sont localisées à l’altitude à laquelle passe la seule route est-ouest du Sud-Kirgizstan, (presque) entièrement en territoire kirghiz.

À la difficile négociation des tracés frontaliers entre les anciennes républiques et à la clarification du statut des territoires concédés aux uns par les autres s’ajoute, pour les nouveaux États, la (re)négociation de la part de la frontière de l’ex-URSS dont ils ont hérité. La politique de puissance sur laquelle ces pays tablent est fortement compliquée par cette donne extérieure, qui les confronte à des voisins puissants : Russie, Chine, Iran. En théorie, la plupart des frontières ont été délimitées, voire démarquées, soit au cours de la période tsariste, soit pendant la période soviétique. Mais, d’une part, certains segments frontaliers sont demeurés non délimités ou non démarqués, lors de processus de négociation très longs et non encore achevés en 1991, ou simplement en raison de la faible accessibilité des territoires frontaliers en question.

D’autre part, certains États voisins comme la Chine mettent à profit la démarcation incomplète des frontières et la disparition de l’URSS pour renégocier la totalité du tracé. Cette technique de gestion de son outre-frontière, mise au point par le pays alors qu’il était isolé sur la scène internationale, semble être devenue une pratique récurrente pour le gouvernement chinois, dès lors qu’un changement de régime majeur intervient de l’autre côté de ses frontières. La renégociation lui permet, par les rectifications de tracé qu’elle oppose, d’acquérir quelques avantages tactiques, comme celui que lui apporte la cession de 90 000 ha dans la haute vallée de l’Üzongü Koush (vers 78° 10’ E, 41° 10’ N), par le gouvernement kirghiz.

En fait, il n’y a pas d’enjeu majeur autour de ces frontières du Ferghana qui pourrait susciter un arbitrage international rapide ou attirer l’attention de puissances extérieures à la région, comme dans le cas des frontières maritimes de la mer Caspienne. Il s’agit surtout, pour les deux « poids plumes » de la région – Kirghizstan et Tadjikistan – de négocier à moindre mal leur frontière avec la Chine (notamment, pour le Tadjikistan, de régler sans trop de pertes territoriales la question de la souveraineté du Haut-Badakhshan) afin d’obtenir le plus rapidement possible un corridor de désenclavement complémentaire de celui, obligé, que constitue le territoire ouzbek.

Éléments de théorie : retour sur un concept

D’autres frontières « aberrantes » : sont-elles pour autant « artificielles »?

En ex-URSS

Les détracteurs des tracés hérités des Soviétiques en Asie centrale soulignent le caractère incongru de nombreux segments de frontière : enclaves nombreuses, vallées coupées de leur république par des éléments de relief, frontière mouvante le long des fleuves. L’une des aberrations les plus couramment observables sur le territoire de l’ex-URSS porte sur les entrelacements de frontières avec les axes de communication, notamment les voies ferrées : la voie ferrée Orsk-Orenbourg passe en territoire ukrainien, de même que la ligne Rostov-Voronej; la ligne secondaire Soumy-Druzba franchit six fois la frontière russo-ukrainienne. On retrouve ici la logique de connexion des grilles de déplacement soviétique, qui devient problématique dans le cadre d’États souverains. Mais on pourrait rétorquer que ces tracés étonnants, hérités de l’époque soviétique, confirment le caractère aberrant de l’horogenèse soviétique. Précisons que de telles critiques sont plutôt rares, à la différence du discours sur l’Asie centrale. Par ailleurs, il n’y a pas qu’en ex-URSS où l’on relève des frontières étranges.

Dans le reste du monde

En dehors de l’ex-URSS, si les Soviétiques avaient vraiment fait oeuvre arbitraire, on ne devrait pas retrouver les éléments sur lesquels reposent les arguments pour justifier le caractère « artificiel » des frontières d’Asie centrale. Or, on retrouve bon nombre de cas de figure que, selon les mêmes critères, on pourrait qualifier d’incongrus, voire d’aberrants, sans que l’on recense la mention de leur caractère artificiel. En particulier, pour bon nombre des enclaves européennes, héritages du morcellement politique prévalant jusqu’au mouvement d’unification territoriale amorcé au traité de Westphalie en 1648, les populations locales n’ont en rien été consultées : ces enclaves sont vraiment le « fait des princes » de l’époque.

Péné-enclaves
  • Au sud de Vancouver, la frontière entre le Canada et les États-Unis se poursuit le long du 49e parallèle, jusqu’au milieu du chenal du détroit de Géorgie. Ce faisant, le tracé délimite un espace sous souveraineté américaine, détaché du reste du territoire américain, Point Roberts, qui constitue une péné-enclave, une portion du territoire que l’on ne peut atteindre qu’en passant par le territoire d’un autre pays.

  • D’autres péné-enclaves se retrouvent en plusieurs points de la frontière austro-allemande : territoires allemands de Balderschwang, autrichiens du vallon de Kleinwalsertal, de Jungholz et de Hinterriss (Robinson, 1959 : 286) (figure 5).

  • On trouve aussi des péné-enclaves entre le Royaume-Uni et la République irlandaise (Drumully) et entre la Suisse et l’Italie (Bagni di Craveggia).

Figure 5

Péné-enclaves sur la frontière austro-allemande

Péné-enclaves sur la frontière austro-allemande
Source : D’après Robinson, G.W.S. (1959) Exclaves. Annals of the Association of American Geographers, XLIX (3) : 283-295.

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Enclaves
  • Les villes de Ceuta (23 km2) et Melilla (10 km2), territoire espagnol depuis respectivement 1580 (possession portugaise dès 1415) et 1496, sont situées sur la côte méditerranéenne du Maroc.

  • Le territoire espagnol de Llivia (12,9 km2) se trouve en France; on y accède depuis l’Espagne par une route neutre en traversant 1,8 km de territoire français (figure 6A).

  • La ville italienne de Campione (2,6 km2) se trouve au bord du lac de Lugano, en territoire helvétique (canton du Tessin - figure 6B).

  • Sur la rive droite du Rhin, enclavée dans le canton suisse de Schaffhouse, se trouve la localité allemande de Büsingen (7,6 km2) (figure 6C).

  • En territoire des Pays-Bas se trouvent les enclaves belges de Baarle Hertog, Breda et Tilburg. En particulier, la localité de Baarle, divisée de façon très complexe entre la Belgique et les Pays-Bas, présente 25 parcelles belges en territoire hollandais, mais aussi 11 exclaves hollandaises au sein même des parcelles belges (Catudal, 1974 : 122) (figures 7A et 7B).

  • Le sultanat d’Oman possède une enclave, Madha (75 km2), située en territoire des Émirats Arabes Unis (EAU), lesquels possèdent une enclave dans l’enclave, Nahwa.

  • Le Timor oriental, indépendant depuis mai 2002, possède l’enclave d’Oecussi-Ambeno sur la partie occidentale de l’île, en Indonésie (figure 8).

  • Surtout, à la frontière entre l’Inde et le Bangladesh, dans le secteur de Cooch Behar, on compte 123 enclaves indiennes en territoire bangladais et 74 enclaves bangladaises en territoire indien. On trouve même une enclave dans une enclave dans une enclave… (figure 9).

Figure 6

Quelques enclaves européennes

Quelques enclaves européennes
Source : D’après Robinson, G.W.S. (1959) Exclaves. Annals of the Association of American Geographers, XLIX (3) : 283-295.

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Figure 7

Enclaves de Baarle et du chemin de fer Raeren-Weywertz (Belgique)

Enclaves de Baarle et du chemin de fer Raeren-Weywertz (Belgique)
Sources : D’après Robinson, G.W.S. (1959) Exclaves. Annals of the Association of American Geographers, XLIX (3) : 283-295; Catudal, Honoré M. (1974) Exclaves. Cahiers de géographiedu Québec, 18 (43) : 107-136; http://ontology.buffalo.edu/smith/baarle.htm, Département de philosophie, Université de Buffalo; « The Vennbahn: Belgium’s railway through Germany », http://exclave.info/current/vennbahn/ vennbahn_history.html

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Autres « étrangetés »
  • La frontière entre la France et la Belgique court en partie le long de la rivière Lys, au nord de Tourcoing. Celle-ci a changé de cours sur certains tronçons, sans que la frontière n’ait été modifiée : d’où la présence de décrochements de la frontière par rapport au cours actuel de la rivière et de petits espaces sous souveraineté française en rive gauche.

  • En 1918, par le traité de Versailles, l’Allemagne cédait les cantons d’Eupen et de Malmédy à la Belgique, ainsi que la voie ferrée Raeren- Kalterherberg. Celle-ci passe à plusieurs reprises en territoire allemand, mais demeure sous souveraineté belge. Aujourd’hui, le Vennbahn est un chemin de fer touristique, mais son statut n’a pas changé (Robinson, 1959 : 288); http ://exclave.info/current/vennbahn/vennbahn_history.html) (figure 7C).

  • La frontière entre le Québec et les États-Unis traverse de nombreux villages, dont Saint-Pamphile, Rock Island, Beebe Plain et Estcourt (Pohénégamook), et coupe même parfois des maisons privées et des édifices publics en deux parties, chacune relevant de la souveraineté d’un État différent.

  • De même, la frontière entre la Suède et la Norvège coupe le village de Morokulien en deux parties.

Figure 8

L'enclave d'Oecussi-Ambeno

L'enclave d'Oecussi-Ambeno

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Tous ces tracés singuliers sont le produit de l’histoire, parfois de simples accidents de délimitation, parfois le produit de négociations à petite échelle dans des zones mal connues et qui aboutissent à des frontières surimposées (Rock Island et Beebe Plain à la frontière Québec - États-Unis). Peut-on pour autant les qualifier de « frontières artificielles »? Selon les critères qui se dégagent du survol des occurrences du concept, il le faudrait. Or, il n’en est rien, même dans le cas des tracés ex-soviétiques en Europe. Aucun jugement ne vient, dans la littérature scientifique, souligner l’arbitraire, l’incohérence, l’aberration de ces tracés frontaliers.

Figure 9

Les enclaves indo-bangladaises

Les enclaves indo-bangladaises
Sources : Carte The Indo-Bangladeshi Enclaves at Cooch Behar, West Bengal including past Enclaves, Berubari and Tin Bigha Corridor, échelle 1 : 130 000, A. Edwards, B.R. White; Willem Van Schendel (2002) Stateless in South Asia: The Making of the India-Bangladesh Enclaves, Journal of Asian Studies, 61 (1) : 115-147; « Enclaves and Exclaves », http://home.no.net/enklaver/ cooch_behar.htm, consulté le 22 octobre 2003.

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Cette lacune laisse à penser que le jugement ainsi formulé à l’endroit des tracés centre-asiatiques pourrait être le fruit d’un effet de mode et souligne que son fondement scientifique est pour le moins ténu. Au contraire, on peut souligner le caractère paisible, bien que peu commode, de la gestion de la plupart de ces enclaves, ce qui souligne, selon Whyte (2002), que ce ne sont pas les tracés en eux-mêmes qui causent des problèmes, mais les représentations qui leur sont associées.

La notion de représentation : l’artifice est subjectif

Par ailleurs, refuser de prendre en compte les réalités socio-économiques à l’échelle locale n’est pas le propre des Soviétiques en Asie centrale. Les puissances coloniales ont délibérément opté pour cette approche pour bon nombre de dyades lors du tracé des frontières africaines (Foucher, 1988 : 98), mais il en est allé de même dans d’autres points du globe, pour la frontière entre les États-Unis et les possessions britanniques, notamment, ou en Amérique latine. Les populations locales ont pu alors percevoir la frontière comme artificielle, étrangère, imposée (Chavarochette, 1998 : 160), mais il s’agit de leur perception et non d’une qualité intrinsèque au tracé frontalier, lequel répondait à des préoccupations autres ou définies à d’autres échelles. L’analyse recourt ici au concept de représentation : l’espace, que l’on ne peut saisir dans sa totalité, est envisagé par les hommes en des termes de valeurs et de significations : la subjectivité de l’observateur retient tel ou tel aspect du réel, les combine pour faire sens, mais en fonction de critères variables. Par accumulation de sens à travers le prisme de ces représentations, se construit progressivement une identité, laquelle se manifeste par la toponymie, le territoire auquel on s’identifie, que l’on reconnaît comme sien, ou les choix opérés lors de l’aménagement du territoire, par exemple, ou dans les discours sur le territoire (Lasserre, 1998).

Il est ainsi pertinent de relever que « de nombreux Ouzbeks continuent de percevoir les frontières démarquées par les Soviétiques, qui ont laissé la ville d’Osh et d’autres parties de la vallée [de Ferghana] au Kirghizstan, comme artificielles et injustes » (ICG, 2002 : 13), mais on parle dès lors de représentation des frontières, soit de catégories subjectives, de la façon dont les populations perçoivent leur espace et ses ruptures et non de leur taxonomie systématique.

Que les gouvernements d’Asie centrale, en particulier d’Ouzbékistan, dénoncent la complexité des tracés et laissent planer un doute sur leurs intentions en matière de gestion de la frontière, ne constitue par ailleurs pas une preuve du caractère artificiel des tracés. Là encore, il s’agit davantage de représentations, d’interprétation politique de l’État à l’endroit des tracés, que d’une preuve du caractère artificiel des frontières. On pourra relever que c’est l’État le plus puissant de la région, l’Ouzbékistan, qui se fait le plus critique à l’endroit du tracé de certains segments de frontière, alors que l’attitude des autres républiques consiste plutôt à entériner un tracé hérité, malgré ses imperfections. Il en est de même en Afrique, où c’est le principe de continuité des tracés qui a été retenu.

Enfin, l’inscription d’une frontière dans la longue durée modifie la représentation que les populations et les gouvernements se font de son tracé. Toute représentation est datée; elle est construite par la population ou par certaines de ses composantes, mais parfois aussi par ses représentants, qui peuvent alors instrumentaliser la représentation dans un projet politique. Comme le souligne Rykiel (1995 : 39), la stabilité des frontières forge peu à peu l’idée que celles-ci vont de soi, sont incontestables, voire « naturelles ». La variabilité de la perception de la frontière est un argument de plus qui souligne l’absence de qualité politiques ou humaines intrinsèques de la frontière : une frontière jugée arbitraire peu après son tracé pourra, avec le temps, être acceptée par les populations locales à mesure de son inscription dans l’espace.

Les géographes ne parlent pas de « frontières artificielles »

Le concept même de « frontière artificielle », dans son sens plus récent de « frontière dénuée de sens », se trouve dénoncé par la plupart des géographes qui se sont penchés sur la question des frontières. Il constitue beaucoup plus une question philosophique, qui renvoie à l’insoluble question de la « bonne » frontière, qu’à une catégorie pertinente pour l’étude des tracés. Depuis Hartshorne, on l’a vu, jusqu’à Ancel (1938), Daveau (1959), Dorion (1963, 1974), Claval (1974, 1978), Nicholson (1979), Beauregard (1980), Lacoste (1982), Prescott (1987), Foucher (1988), Théry (1992), Renard (1997), Reitel et al. (2002), la plupart des auteurs ont passé cette catégorie conceptuelle sous silence, voire l’ont explicitement rejetée. On l’a vu, pour Foucher, le terme renvoie à un jugement militant (Foucher, 1988 : 97); pour Dorion, le principe même en est dangereux et ne permet aucunement une utile réflexion sur les frontières (Dorion, 1974, p. 144). Plus fondamentalement, certains soulignent que, par définition, toute frontière est artificielle, puisqu’elle est une construction de l’esprit, une ligne, forcément imaginaire, que l’on doit tracer dans l’espace (Lapradelle, 1928 : 175; Nicholson, 1979 : 210; Prescott, 1987 : 109; Brunet, 1992 : 42; Théry, 1992 : 209; Rykiel, 1995 : 40-41).

Ce n’est peut-être pas un hasard si la plupart des auteurs qui ont recours au concept de « frontière artificielle » ne sont pas géographes. Depuis Hartshorne, ces derniers ont progressivement affiné des modèles de classification des frontières, abandonnant des critères descriptifs comme les support orographiques et mettant plutôt l’accent sur les processus du tracé de la frontière et sur sa relation avec les réalités historiques et socio-économiques locales.

Ainsi, dans une terminologie développée par Hartshorne et reprise par Nicholson, parlera-t-on de frontière pionnière (tracée avant la colonisation d’un territoire), antécédente (qui précède la mise en place des éléments socio-culturels de l’espace), subséquente (définie après la mise en place d’un espace socio-économique), surimposée (frontière subséquente en apparente contradiction avec de nombreux traits de l’espace socio-économique) ou conséquente, lorsque le tracé suit des éléments physiques, une ligne de crête par exemple, ou encore lorsque le tracé est conçu pour refléter une réalité de l’oekoumène, comme la frontière indo-pakistanaise, tracée afin de séparer des zones majoritairement musulmanes et non musulmanes. Foucher présente une classification complémentaire en opérant des distinctions entre les frontières coloniales, issues de guerres, négociées, imposées, arbitrées, en litige.

Ces catégories se recoupent, d’une part, mais ne permettent pas toujours une classification simple. On peut ainsi parler, pour les frontières d’Asie centrale, de frontières coloniales, puisqu’elles ont été tracées dans le cadre de l’empire Russe, puis de l’Union soviétique, par une lointaine administration, parfois en litige. On a aussi affaire, à certaines échelles, à une frontière conséquente, puisque les Soviétiques ont, sur certains segments, tenté de séparer les communautés ethniques telles qu’ils les voyaient ou voulaient les voir; mais aussi à des tracés surimposés, puisque l’horogenèse a pris place dans des espaces déjà largement humanisés et semble parfois en contradiction avec les éléments de ces espaces. Ces catégories ne font pas mystère des difficultés qui peuvent surgir, à grande échelle, dans la gestion de ces tracés. Mais, en s’efforçant de classer ainsi les frontières en fonction de leur relation à l’espace dans lequel elles viennent s’inscrire, on s’abstient de se placer sur le délicat terrain du jugement politique des tracés, sans pour autant renoncer à la possibilité, pour le géographe, de souligner les problèmes que certains d’entre eux peuvent poser et même de suggérer des solutions, y compris des changements de tracé.

Conclusion

Le recours au concept de « frontière artificielle » sous la plume de certains chercheurs paraît d’autant plus étonnant que la critique à son endroit est relativement ancienne et récurrente. Concept scientifiquement vide, il traduit un jugement de valeur qui fait l’impasse sur le processus horographique.

Pourtant, les recherches sur la frontière sont abondantes aujourd’hui. Elles soulignent à quel point le tracé d’une frontière est un processus qui peut s’effectuer à des échelles variables. La frontière est avant tout le produit d’un rapport de force, inscrit dans une époque précise, avec ses critères de tracé propres, à grande ou petite échelle, selon les objectifs des négociateurs et en fonction des informations dont ils disposent. Elle est donc un processus d’appropriation de l’espace qui n’est pas plus artificiel que le tracé d’une autoroute, d’une voie ferrée, la construction d’une ville ou la mise en exploitation de ressources naturelles.

Que les critères qui ont présidé au tracé d’une frontière soient complexes, variables selon les dyades, qu’ils relèvent d’un rapport de force et qu’ils aient été entachés d’erreurs du fait de sources documentaires est une chose; mais ceci ne permet pas de poser un jugement péremptoire sur la nature « artificielle » des lignes retenues. En Asie centrale, le processus d’horogénèse, tel qu’on a pu le percevoir, n’est guère différent de ce qui a pu se faire ailleurs dans le monde : un principe majeur de discrimination des espaces et des populations; des adaptations locales de ce principe selon d’autres critères; en dernière instance, une décision politique souvent autoritaire (en ce qu’elle ne traduit pas forcément le sentiment des populations concernées). En fin de compte, seul peut paraître gênant le fait que ces frontières centrasiatiques aient été non pas négociées entre des États souverains, mais imposées « d’en haut », par une puissance impériale, à des structures nationales dépendantes. Ne nous y trompons pas, cette pratique est plus la norme qu’une exception : 47 % des frontières du globe ont été tracées par 4 empires européens (Foucher, 1988 : 85) comme frontières intra ou inter-impériales. De fait, ces frontières « artificielles » ont montré une durée de vie bien supérieure à d’autres, librement négociées entre États souverains, même si seuls les pays membres de l’OUA ont ratifié l’intangibilité des frontières issues de la colonisation.

Implicitement, ce que les différents auteurs reprochent aux frontières d’Asie centrales est de deux ordres : des tracés non naturels, en ce qu’ils imposent de lourdes contraintes aux populations frontalières, et le partage du Turkestan russe en plusieurs entités. L’effacement d’un certain nombre de fonctions des frontières a fait disparaître, en Europe, les conséquences sociales ou économiques de tracés parfois complexes. Mais cet effacement n’a été possible que dans un contexte spécifique d’Union, dont la construction s’est inscrite dans la durée. Un Turkestan soviétique non divisé, tel que Lénine l’a évoqué un temps (Lénine, 1920 : 436), aurait pu être viable, mais l’idée en fut abandonnée par son successeur et n’est plus guère réalisable, après soixante-dix ans de construction identitaire nationale. « L’indivisible » (Balland, 1997) a été divisé; il convient maintenant aux gouvernements en place d’apprendre à gérer leur espace régional, dans les configurations frontalières actuelles, mais cela nécessite que les parties admettent, au moins transitoirement, le principe d’intangibilité des frontières. Ce principe, qui a acquis valeur de dogme pour l’Eurasie au sortir de la CSCE en 1975, suppose que ces dernières soient perçues comme des limites fonctionnelles, soit des interfaces entre les États, et non pas des lignes idéologiques, fondements d’une rivalité qui risque d’attiser les tensions. Bien entendu, aucune frontière ne saurait être tenue pour définitivement intangible : les tracés pourraient alors être négociés et adaptés localement aux besoins spécifiques des États en contact.