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Les Dardanelles et le Bosphore sont des détroits emblématiques, les «Détroits» par excellence, et ont longtemps été désignés ainsi, avec une majuscule et sans qualificatif, du fait du rôle important qu’ils ont pu jouer dans les relations internationales de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle. Par leur configuration (enfilade de deux détroits successifs de part et d’autre d’une mer intérieure, la mer de Marmara) comme par leur position à la charnière de l’Europe et de l’Asie, ils constituent un objet géographique particulièrement complexe, qui se prête à des analyses à plusieurs échelles emboîtées et suivant plusieurs perspectives allant de la géomorphologie au droit international, de l’hydrologie marine à la géographie urbaine, de la géographie économique des transports aux problèmes de la protection de l’environnement et du développement durable (figure 1).

Il conviendra de rappeler brièvement les caractères originaux de ces détroits avant de voir comment ils font face à une augmentation marquée du trafic maritime, puis comment le plus septentrional des deux, le Bosphore, subit l’impact d’une urbanisation littorale mal contrôlée. Il est en effet devenu aujourd’hui l’axe médian de la mégapole stambouliote, à laquelle les Détroits contribuent à donner une position plus pontique que méditerranéenne.

Des détroits emblématiques

Des passages fort étroits…

Les Détroits apparaissent comme deux longs couloirs maritimes, étroits et sinueux, de part et d’autre de la mer de Marmara. Le détroit des Dardanelles (l’Hellespont de l’Antiquité, Çanakkale Boğazı [le détroit de Çanakkale] dans la Turquie d’aujourd’hui) s’étire sur quelque 78 km du sud-ouest au nord-est entre la presqu’île de Gallipoli (Gelibolu en turc) et la façade nord-ouest de la Mysie. Sa largeur varie entre 1350 mètres au droit de la ville de Çanakkale et 8275 m entre Domuz Deresi et Erenköy. Il s’élargit ensuite en entonnoir vers la mer de Marmara, petit bassin maritime fermé, de forme allongée dans le sens ouest-est, enfonçant à l’est les deux golfes étroits de Gemlik et d’Izmit séparés par la péninsule de Yalova. Puis le Bosphore – Bosporos [le passage de la vache] dans l’Antiquité, İstanbul Boğazı [le détroit d’Istanbul] aujourd’hui – relie la mer de Marmara à la mer Noire par un couloir d’une trentaine de kilomètres. À son entrée méridionale, il reçoit à l’ouest un vaste bras de mer urbanisé dès l’Antiquité, la Corne d’Or (Haliç en turc), puis se rétrécit peu à peu jusqu’à son point le plus étroit (700 m) entre Rumeli Hisarı et Anadolu Hisarı et décrit ensuite deux coudes marqués, le premier vers le nord-ouest et le second vers le nord-est avant de s’élargir peu à peu jusqu’à son débouché sur la mer Noire.

Cette configuration des deux détroits a été précocement expliquée, dès le début du XXe siècle (Penck, 1919), par leur genèse à partir de vallées fluviales alternativement creusées lors des périodes froides du Quaternaire et ennoyées lors des périodes interglaciaires et de la remontée postglaciaire du niveau des eaux (voir la mise au point de Hütteroth et Höhfeld, 2002: 63-64). La liaison entre la mer de Marmara et la mer Noire a pu suivre lors des premières périodes interglaciaires un autre tracé, par le golfe d’Izmit, le lac de Sapanca où l’on trouve des éléments faunistiques pontiques et la basse vallée du Sakarya (Pfannenstiel, 1944). Des discussions ont opposé les spécialistes en ce qui concerne la date d’abandon de ce tracé pour le Bosphore, que les géomorphologues turcs (Erinç, 1954) estiment relativement ancienne. Un seuil peu profond (37 m) à l’entrée sud du Bosphore correspond à l’arrivée de la Corne d’Or, ria typique réunissant les embouchures de deux petits fleuves côtiers, les ruisseaux d’Alibeyköy et de Kağıthane.

Figure 1

Les détroits turcs, le Bosphore et les Dardanelles

Les détroits turcs, le Bosphore et les Dardanelles

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Les bassins maritimes reliés par l’enfilade des Détroits présentent une forte dissymétrie hydrologique. En effet, la mer Noire reçoit directement l’eau de puissants fleuves, celle du Danube, du Dniestr et du Dniepr à l’ouest et au nord-ouest, ainsi que celle du Sakarya, du Kızılırmak et du Yeşilırmak du côté sud, et indirectement les eaux du Don et du Kouban par l’intermédiaire de la mer d’Azov. Cet excédent d’eau douce abaisse sa salinité de surface à un taux compris entre 1,5% et 1,9%, tandis que la mer Égée et, au-delà, la plus grande partie de la Méditerranée souffrent d’un déficit d’alimentation et d’une évaporation intense qui leur donnent des taux de salinité compris entre 3,5 et 3,9%, la mer de Marmara occupant une position intermédiaire avec des taux de l’ordre de 2,5%. Tout ceci crée un gradient hydrique prononcé, renforcé par un fort gradient de salinité: la mer Noire déverse son trop-plein en direction de la Méditerranée par un courant de surface assez puissant; un contre-courant ramène en profondeur vers le nord des eaux d’origine méditerranéenne plus salées, mais sans parvenir jusqu’à la mer Noire en règle générale. Les conditions atmosphériques renforcent encore ces flux nord-sud, car les vents de secteur nord sont dominants la plus grande partie de l’année, tel le poyraz, cousin pontique du mistral, qui balaie souvent le couloir du Bosphore.

Ces caractères physiques imposent des conditions difficiles à la navigation, même si celle-ci a été développée très anciennement. Les embarcations à voile devaient vaincre vent et courant contraires pour remonter jusqu’à la mer Noire; les navires modernes plus puissants ont rencontré d’autres difficultés, leur grande taille rendant plus périlleuse la manoeuvre le long de couloirs maritimes sinueux et de profil transversal irrégulier. Les brouillards fréquents apportent une gêne considérable à l’ensemble des bateaux.

… et disputés au cours de l’histoire

Du fait de leur configuration physique, les Dardanelles et le Bosphore ont conjugué deux rôles dans la circulation générale vue à petite échelle: circulation maritime longitudinale par le seul débouché de la mer Noire sur le bassin méditerranéen, mais aussi circulation terrestre transversale, au prix d’une brève traversée, entre l’Europe et l’Asie dont ils marquent depuis l’Antiquité la limite à forte charge symbolique.

Il n’est pas étonnant qu’ils aient accueilli d’importantes agglomérations urbaines, avec un déplacement du centre de gravité des Dardanelles vers le Bosphore. En effet, le premier site majeur fut celui de Troie, sur la rive asiatique au débouché des Dardanelles sur la mer Égée. Les fouilles archéologiques y ont dégagé neuf niveaux successifs s’échelonnant entre le IVe millénaire avant notre ère et la reconstruction à l’époque romaine. Mais ce dernier stade ne témoigne plus que d’une ville mineure comparativement à la cité créée au milieu du VIIe siècle avant notre ère à l’entrée méridionale du Bosphore, Byzantion/Byzance, dont le développement correspond à un changement d’horizon. La position de Troie était en effet remarquable par rapport à l’aire de peuplement hellénique continu qui entourait en ellipse le bassin égéen, à la charnière de sa partie européenne et de sa partie asiatique. Byzance, créée par des marins de Mégare, a d’abord été à la fois le résultat et l’instrument du mouvement de colonisation grecque du Pont-Euxin, reflété dans la mythologie par l’expédition de Jason et des Argonautes de Thessalie en Colchide en passant par les Détroits.

La composante terrestre de la situation de Byzance l’a ensuite emporté avec la conquête romaine, et encore plus nettement à partir du IVe siècle de notre ère, quand l’empereur Constantin décida en 324 d’y établir sa capitale, la Nouvelle Rome à laquelle la postérité donna le nom de Constantinople. Pendant seize siècles, la cité du Bosphore s’est trouvée successivement à la tête de trois vastes empires continentaux (ou plus exactement bi- voire tri-continentaux). Le couloir maritime des Détroits a cependant continué à y jouer un rôle important, à deux échelles: d’abord comme un instrument de la circulation intérieure, avec en particulier le cabotage le long de la côte méridionale de la mer Noire qui menait tout naturellement les habitants de la région pontique vers Constantinople/Istanbul, mais surtout comme un support essentiel des relations internationales, à la fois commerciales et politico-militaires (voir Ahrweiler, 1966, pour la période byzantine, et Brummett, 1994, pour la période ottomane). Les relations commerciales ont été marquées pendant toute la période médiévale par la rivalité entre Vénitiens et Génois, qui s’est traduite à l’échelle urbaine par l’édification d’un quartier de marchands étrangers sur la rive septentrionale de la Corne d’Or, Galata, maintenu et développé après la conquête ottomane. Le paysage urbain contemporain est toujours marqué par le point fort de la tour de Galata, édifiée au XIVe siècle par les Génois au sommet d’un triangle de murailles.

L’enjeu militaire a toujours été lui aussi important. Les Ottomans prirent pied dès l’hiver 1304-1305 sur la rive européenne des Dardanelles pour une première installation provisoire avec, semble-t-il, un départ en 1307 et un retour définitif en 1354 à Gallipoli (Gelibolu) où ils implantèrent une forteresse. À partir de là, leurs possessions ont progressivement pris en tenaille ce qui restait de l’Empire byzantin. Beyazıt Ier prit position dès 1390 sur la rive asiatique du Bosphore et y fit édifier la forteresse d’Anadolu Hisarı. Puis la construction sur la rive opposée par l’armée de Mehmet II de la puissante citadelle de Rumeli Hisarı en 1452 facilita la prise de Constantinople l’année suivante. Tant que la mer Noire fut plus ou moins un «lac ottoman», le rôle militaire des Détroits passa au second plan. Tout changea avec la poussée de l’Empire russe au cours du XVIIIe siècle, qui aboutit au traité de Kutchuk Kaynardji [Küçük Kaynarca] de 1774 par lequel, d’une part, l’Empire ottoman abandonnait toute la rive septentrionale de la mer Noire et, d’autre part, la Russie obtenait la liberté de navigation dans la mer Noire et à travers les Détroits.

À partir de là, pendant un siècle et demi, ce que l’on a appelé la «question d’Orient», le démembrement progressif de l’Empire ottoman sous les coups des grandes puissances et des mouvements nationaux dans les Balkans, s’est doublée plus précisément d’une «question des Détroits». Il ne nous appartient pas d’en retracer ici l’historique détaillé (voir en turc Tukin, 1947, et en français les chapitres XI à XIV de Mantran, 1989), mais de rappeler qu’elle a vu alterner, en fonction des alliances et des rapports de force internationaux, des périodes d’ouverture et de fermeture des Détroits aux navires de guerre, et d’indiquer les résultats des épisodes les plus récents (Macfie, 1993). À l’issue de la Première Guerre mondiale, à la suite de la défaite de l’Empire ottoman, les Détroits furent placés sous le contrôle d’une Commission internationale des Détroits. Après la victoire turque dans la guerre gréco-turque de 1920-1922, le traité de Lausanne (24 juillet 1923) établit par une convention particulière la démilitarisation des Détroits et la liberté de passage et de navigation, tout en conservant la Commission internationale, désormais présidée par un délégué turc. Enfin la Convention de Montreux du 20 juillet 1936 a défini les bases du système actuel: la Turquie a retrouvé la pleine souveraineté sur les deux rives des Détroits et le droit d’y installer des forces militaires; la Commission internationale a été supprimée; les navires de commerce ont le droit de libre circulation de jour comme de nuit, tandis que le passage des navires de guerre en temps de guerre est interdit, sauf en exécution d’une décision de la Société des Nations ou d’un accord duquel la Turquie serait partie prenante.

La période de la guerre froide a redonné une grande importance stratégique aux Détroits, car la Turquie, base avancée de l’alliance atlantique face à l’Union Soviétique, a installé de vastes zones militaires à l’entrée nord du Bosphore de façon à en faire un véritable verrou de la Méditerranée.

Détroit rural et détroit urbain

Si l’on redescend de cette échelle internationale, où les Détroits sont généralement considérés comme un tout, à l’échelle locale, on doit forcément traiter séparément les deux détroits du fait de leur profonde dissymétrie. Contrairement aux temps homériques où la principale concentration de population se trouvait au débouché des Dardanelles, une «ville mondiale» (Stewig, 1964) occupe les rives du Bosphore depuis près de deux millénaires. Longtemps ramassée à l’entrée méridionale du Bosphore, Istanbul s’est dilatée à partir de son triple noyau historique (la péninsule d’Istanbul stricto sensu, entre Marmara et Corne d’Or, Galata-Péra sur la rive nord de cette dernière, et Üsküdar sur la rive asiatique) à la fois vers le nord le long des deux rives du détroit et vers l’ouest et l’est le long de la mer de Marmara.

La disproportion démographique entre les deux départements turcs traversés par les deux détroits parle d’elle-même: au recensement du 22 octobre 2000 [2000 Genel Nüfus Sayımı], le département de Çanakkale, de part et d’autre des Dardanelles, avait 464 975 habitants, tandis que celui d’Istanbul en avait 10 018 735, soit un rapport de 1 à 21. Le premier apparaît comme un département rural, avec une densité de population de 47 hab./km2, à peine plus de la moitié de la moyenne nationale turque (88 hab./km2), et un taux de population urbaine de 46%, tandis que le second est le plus urbanisé des départements turcs, avec un taux de population urbaine de 90% (encore sous-estimé du fait que certaines nouvelles banlieues n’ont pas encore été rattachées à la municipalité du Grand Istanbul) et une densité de 1928 hab./km2.

Si l’on veut être encore plus précis, les quatre arrondissements de Çanakkale riverains des Dardanelles comptaient à la même date 186 394 habitants, dont 60% de citadins, avec une densité moyenne de 60 hab./km2. Les dix arrondissements d’Istanbul riverains de la Corne d’Or et du Bosphore réunissaient quant à eux 3 094 799 habitants, avec un taux de population urbaine de 97% et une densité de 4050 hab./km2. On remarquera que la disproportion des masses de population est quelque peu atténuée par ce second calcul, parce que l’évolution récente de la métropole stambouliote a été caractérisée par une croissance plus rapide de ses deux «ailes» en dehors de l’axe du Bosphore. Mais n’est-il pas artificiel de scinder une agglomération urbaine continue à partir de limites administratives internes? Nous devrons de toute façon revenir plus loin sur les modalités et les effets de l’urbanisation littorale à Istanbul, et pouvons nous contenter de donner ici quelques indications sur les rives des Dardanelles.

Leur paysage n’a pas dû changer considérablement depuis que l’un de nous (M. Bazin) eut le plaisir de les contempler il y a quarante ans depuis le pont du bateau des lignes maritimes turques, au petit matin du cinquième et dernier jour de la traversée de Marseille à Istanbul: de vertes collines couvertes d’olivettes, de champs de blé et de vergers (principalement des pommiers et des pêchers). Sans doute les résidences secondaires de citadins d’Istanbul ou de Bursa s’y sont-elles multipliées depuis, tandis que les agglomérations urbaines ont connu une forte croissance – moins les bourgades de Lapseki et Eceabat que la petite ville de Gallipoli (Gelibolu), proche des champs de bataille de 1915, et surtout la préfecture Çanakkale, ville moyenne de 75 000 habitants qui a récemment ajouté une université à ses activités administratives, commerciales et industrielles (conserveries, céramique).

Un axe majeur de la circulation maritime

La montée du trafic maritime

Le Bosphore et les Dardanelles constituent d’abord une voie maritime internationale dont le trafic croissant est perçu à la fois comme une richesse par les acteurs économiques et comme une menace par les riverains. En fait, plutôt que d’un trafic, il faudrait parler de plusieurs trafics qui interfèrent. Au trafic marchand international de transit – sans parler du trafic militaire –, il faut ajouter le trafic national de cabotage, le trafic de desserte du port d’Istanbul, et aussi le trafic local de traversée des détroits. Ce dernier se limite au ferry Çanakkale - Eceabat dans les Dardanelles mais est, dans le cas du Bosphore, un trafic intra-urbain extrêmement dense, qu’il conviendra d’examiner en même temps que les traits de l’urbanisation littorale.

Le trafic marchand de transit est, quant à lui, de plus en plus dense, surtout depuis l’ouverture en 2001 d’un nouveau terminal russe sur la mer Noire (à Novorossisk): ainsi ce trafic serait-il passé, selon des sources turques, de 28 millions de tonnes en 1960 à 167 millions en 1989 et à plus de 200 millions de tonnes en 2002. Une autre source donne pour 1990 un trafic de transit de 140 millions de tonnes dans le Bosphore (contre, à des fins de comparaison, 157 pour le canal de Panama et 347 pour le canal de Suez, la même année). Pour apprécier l’augmentation du trafic, un autre indicateur est parfois mis en avant, à savoir le nombre de bateaux passant par les Détroits au cours d’une année (Dağcı, 1999, et données de la presse turque): 4500 en 1938, deux ans après les accords de Montreux, 11 800 en 1980, 20 755 en 1982, 24 000 en 1985, 51 000 en 1998… et 80 000 en 2002!

Ces chiffres, qui font apparaître une impressionnante courbe ascendante, restent bien vagues: quelle section des Détroits concernent-ils? quels types de trafic? quelles catégories de navires? La revue Deniz Ticareti / Turkish Shipping World (décembre 1998) donne, pour l’année 1997, des précisions intéressantes: le nombre de passages a été de 50 942 à travers le Bosphore (soit une moyenne de 139 par jour), dont 19 867 navires turcs (39%) et 31 075 navires étrangers (61%), et de 36 543 seulement (soit 100 par jour en moyenne, ce qui reste considérable) dans les Dardanelles, avec 8039 navires turcs et 28 504 navires étrangers. La forte différence entre le trafic des deux détroits tient surtout au nombre très supérieur de bateaux turcs passant par le Bosphore, qui doit probablement réunir deux phénomènes: l’importance du cabotage le long du littoral de la région pontique turque, et l’accroissement du commerce entre la Turquie et les pays riverains de la mer Noire. Ces statistiques de 1997 donnent également le trafic pétrolier, cette fois-ci à l’avantage des Dardanelles, qui ont vu passer 6043 tankers transportant 80 millions de tonnes de brut et de produits pétroliers, tandis que le Bosphore n’a été franchi que par 4303 tankers transportant 63 millions de tonnes de produits pétroliers. La différence correspond à l’approvisionnement du port d’Izmit, annexe d’Istanbul pour les hydrocarbures.

Au reste, un accroissement du nombre d’utilisateurs et une diversification du trafic sont encore prévisibles, sous l’influence de divers facteurs. Il s’agit d’abord du début d’intégration économique régionale autour de la mer Noire, visant à un développement d’échanges commerciaux encore embryonnaires. En outre, il faut mentionner l’ouverture de la voie Main - Danube en septembre 1992 qui, malgré les longs étiages du Danube, a déjà commencé à entraîner un développement du trafic des bateaux de type fluvial. Enfin, et c’est peut-être le plus important, il est sûr que l’indépendance des républiques du Caucase et d’Asie centrale, qui développent leur propre politique d’exploitation et d’exportation de leurs hydrocarbures, joue aussi dans le sens d’une intensification du trafic «sensible».

Une circulation difficile et dangereuse

Cette augmentation notable du trafic et le changement de nature de celui-ci depuis 1936, avec la part prise par les tankers et autres méthaniers (que l’on peut estimer à la moitié du tonnage total), fait de ce trafic une réelle source de menaces pour les riverains. En 2002, le seul trafic sensible dans le Bosphore – en termes de danger en cas d’accident – s’élevait à 124 millions de tonnes; et ces derniers temps, on note que le trafic pétrolier, pour ne parler que de lui, augmente de 10 millions de tonnes par an.

La menace constituée par le trafic de transit «sensible» n’est pas seulement potentielle, elle est effective. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer l’accroissement du nombre annuel d’accidents impliquant le trafic de passage. Pour le seul Bosphore, on passe d’un en 1950 à treize en 1989. Depuis les années soixante, la «série noire» des accidents dans le Bosphore est impressionnante (et inlassablement rappelée à chaque nouvel événement): le 14 décembre 1960, vingt morts suite à une collision; le 1er mars 1966, accident d’un pétrolier soviétique: les «échelles» de Kadıköy et de Karaköy brûlent; le 15 novembre 1979, 43 morts après un accrochage entre un pétrolier roumain (l’Indepedenta) et un navire grec; le 29 mars 1990, un tanker irakien éventré par un bateau chinois répand une marée noire dans le Bosphore; le 13 novembre 1991, nouvel accident: un bateau roumain «lâche» 20 000 moutons vivants dans les eaux du Bosphore; le 13 mars 1994, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase: un tanker grec heurte un navire; quinze marins périssent et 100 000 tonnes de pétrole sont déversées en amont d’Istanbul, alimentant un incendie qui dura quatre jours; en août 2002, un autre bateau en détresse détruit totalement un restaurant de Yeniköy (arrondissement de Sarıyer). Il est vrai que le recours aux bateaux-pilotes turcs du Bosphore reste facultatif.

Dans ce contexte, le gouvernement turc a cherché à édicter des mesures pour renforcer la sécurité. En 1982, il a imposé de nouveaux couloirs de navigation (sur la droite et non plus sur la gauche) et limité la vitesse à dix noeuds. Puis il a annoncé en juillet 1993 son intention d’exercer désormais un contrôle plus strict sur le passage des tankers par les Détroits. Cependant, l’entrée en vigueur un an après (le 1er juillet 1994), du «Nouveau règlement des détroits», unilatéralement édicté, a soulevé un tollé parmi les pays de la région, heurtés par cette entorse à la liberté et à la gratuité du transit par les Détroits qui prévalaient jusqu’alors, conformément aux accords de Montreux. Ces premières mesures ont été suivies, en 1998, de nouvelles mesures restrictives unilatérales – obligeant tous les navires de plus de 200 mètres de long à se signaler à l’avance et à être accompagnés pour leur passage par un remorqueur – qui devaient commencer à être appliquées en juillet 2003, malgré l’opposition de la Russie. À ceci s’ajoute la mise en place, à la fin de l’année 2003, d’un nouveau dispositif de surveillance radar – système VTS, acheté aux Américains et négocié depuis 1991 –, qui se substitue au vieux système de contrôle à vue. Pour cela, plus de 10 tours ont été édifiées au bord du Bosphore, dont l’esthétique n’a pas été appréciée par tous: celle d’Üsküdar, par exemple, semble écraser la si délicate mosquée de Şemsi Paşa.

Parallèlement au souci de réguler la circulation dans les Détroits, la Turquie s’efforce de promouvoir des «voies de substitution» rémunératrices pour l’acheminement sur le marché international des hydrocarbures russes, azerbaïdjanais, turkmènes et kazakhs (figure 2). L’objectif de ces propositions est à la fois d’alléger la circulation dans les Détroits et d’assurer de nouvelles sources de revenus en devises (les considérations environnementales n’étant parfois qu’un alibi). Nous ne retiendrons pas comme sérieuse l’idée de Bülent Ecevit, d’un canal parallèle au Bosphore sur la rive européenne, formulée par l’ancien Premier ministre au lendemain de l’accident spectaculaire de mars 1994. Pour éviter une exportation des hydrocarbures du Caucase, de la Transcaucasie et de l’Asie centrale par les ports russes (Novorossisk, Sotchi) ou géorgiens (Poti, Batoumi) sur la mer Noire, la Turquie oeuvre pour un acheminement par conduites des gisements vers le port méditerranéen turc de Yumurtalık (au fond du golfe d’Iskenderun), via le territoire turc. Situé au débouché de l’oléoduc turco-irakien de Kirkouk (endommagé et encore fermé depuis la guerre du Golfe), le port de Yumurtalık, accessible aux gros tirants d’eau, offre l’avantage d’être praticable tout au long de l’année (contrairement à celui de Novorossisk). Enfin, une autre solution, cumulant les ruptures de charge, a même été suggérée: oléoduc (existant) jusqu’à Batoumi (Géorgie), puis tankers jusqu’à Samsun (littoral turc de la mer Noire), puis nouvel oléoduc vers Yumurtalık à travers l’Anatolie. Dans ce cadre, l’ouverture fin 2002 du gazoduc Blue Stream qui, de Szhugba en Russie, passe dans la mer Noire et aboutit déjà à Samsun, avant de filer ensuite vers Ceyhan, apparaît comme une solution, certes partielle, mais finalement rapidement mise en oeuvre, pour alléger le trafic méthanier dans le Bosphore.

Les conséquences: la migration des sites portuaires

Après l’évacuation progressive des activités maritimes de la Corne d’Or, accélérée depuis la fermeture programmée de l’arsenal de Kasımpaşa, on a cherché à déménager la maximum d’installations portuaires des rives du Bosphore en vue de faciliter la circulation de transit (figure 3). Ce redéploiement portuaire (tableau 1) s’opère, à l’initiative du secteur privé comme du secteur public, de Zeytinburnu, sur la côte européenne de la mer de Marmara, jusqu’à Darıca, assez loin sur la côte asiatique de celle-ci. Tant et si bien qu’aujourd’hui le dispositif portuaire d’Istanbul est éclaté en de multiples sites sur l’ensemble de l’aire urbaine, et même au-delà, avec le développement des ports des départements voisins, Tekirdağ à l’ouest, Yalova au sud-est et surtout Izmit à l’est, spécialisé dans les hydrocarbures, sans que cette recomposition ait fait l’objet d’une planification globale. En effet, l’éclatement est désormais à la fois géographique, sectoriel (avec un début de spécialisation selon le type de navire) et décisionnel, du fait de l’apparition de ports privés ou de la privatisation d’infrastructures jusque-là gérées par l’État.

Figure 2

Les routes du pétrole concernant la Turquie

Les routes du pétrole concernant la Turquie

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Il reste cependant deux zones portuaires importantes vers la sortie méridionale du Bosphore: Haydarpaşa, port de conteneurs sur la rive asiatique, à proximité de la gare du même nom, terminus des lignes de chemin de fer desservant l’Anatolie, et les ports de passagers de la rive européenne.

Figure 3

L’évolution des sites portuaires

L’évolution des sites portuaires

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Tableau 1

Les ports du Grand Istanbul

Les ports du Grand Istanbul

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Comme le suggère le tableau 2, Haydarpaşa est devenu un important port pour les conteneurs et les transports intégrés terre-mer (dits «ro-ro»). Mais la faible capacité de stockage et les problèmes d’accès par la route contraignent ce site, dont le développement ne semble pas possible. La gare routière de Harem, couplée au terminus des liaisons ferry trans-Bosphore pour les trains et voitures, devrait d’ailleurs disparaître dans les années à venir, compte tenu du projet Marmaray, d’une part, et du projet d’ouverture d’une gare routière asiatique – un peu à l’instar de la nouvelle gare routière européenne d’Esenler –, plus en arrière dans les terres. Dès aujourd’hui, Haydarpaşa, sans doute pour les raisons mentionnées plus haut, ne capte qu’une faible part du trafic international qui emprunte le Bosphore. En d’autres termes, Haydarpaşa, grand port turc, n’est pas un grand port international.

Tableau 2

Le trafic de conteneurs dans les ports turcs «méditerranéens» entre 1994 et 1998

Le trafic de conteneurs dans les ports turcs «méditerranéens» entre 1994 et 1998
Source: Deniz Ticaret Odasi (Chambre de Commerce Maritime), p. 112

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Pour le trafic des passagers, Istanbul dispose de plusieurs sites, mal articulés au système local des transports intra-urbains, autrement dit mal desservis. Certains bateaux des lignes maritimes intérieures turques sont même garés le long du Bosphore, de Kuruçeşme à Istiniye. Si Salıpazarı (ou Karaköy) reste le principal port pour les bateaux des navetteurs russes ou ukrainiens, il est peu à peu supplanté par le port privé de Zeytinburnu [Zeyport] sur la mer de Marmara. À cet égard, il faut mentionner le grand projet dénommé «International Galata Port», qui prévoit la transformation radicale du port de Salıpazarı, par l’aménagement d’un vaste complexe touristico-commercial à Karaköy, qui pourrait inclure la rénovation des entrepôts de Tophane abandonnés après le transfert du trafic de marchandises vers la mer de Marmara. Ce complexe, selon le projet, serait articulé au quartier de Galata, que les autorités locales voudraient renforcer dans sa vocation touristique. Ambitieux, ce projet concerne aussi Perşembepazarı, en aval de la Corne d’Or, dont le sort est lié aux travaux du métro (Taksim-Yenikapı), comme à l’évacuation des activités commerciales qu’il abrite (vers Perpa, immense complexe commercial édifié dans les années 1980, entre Beyoğlu et Şişli, pour accueillir les délocalisés de Perşembepazarı, mais avec bien peu de succès jusqu’ici). En tout état de cause, les autorités semblent souhaiter promouvoir Karaköy en tant qu’étape de prestige pour les bateaux de croisière en Méditerranée.

Le plus urbanisé des détroits

L’urbanisation des rives du Bosphore

Jusque vers 1950, les deux rives du Bosphore faisaient figure d’annexe estivale d’Istanbul, égrenant entre des villages de pêcheurs les yalı, résidences de l’aristocratie ottomane, qui avait poussé à son summum l’architecture traditionnelle de maisons de bois. Un processus de pérennisation de l’habitat et d’urbanisation massive a débuté dans les années 1950, appuyé sur l’ouverture de voies routières littorales, et s’est prolongé jusque dans les années 1980. Or cette période, et ce n’est pas un hasard, coïncide avec la phase de croissance démographique la plus soutenue, du fait de l’immigration interne. Mais la population arrivée durant ces années – qui constitue le gros de la population actuelle d’Istanbul – est surtout allée peupler de nouveaux quartiers s’étendant vers l’ouest ou vers l’est de part et d’autre de l’axe du Bosphore, qui a gardé toute son attractivité pour les couches les plus aisées de la population (figure 4).

De ce point de vue, on note une continuité dans la valeur accordée à ce site par les classes aisées, depuis la période ottomane au moins. S’il ne reste plus beaucoup d’anciens yalı (antérieurs au XIXe siècle en tout cas), les demeures au bord du Bosphore comptent parmi les plus prisées dans l’ensemble de l’agglomération. De même, les sites sur les pentes du Bosphore ont été investis par de nombreuses cités privées, de Beşiktaş à Sarıyer côté européen, et d’Üsküdar à Beykoz côté asiatique, construites d’ailleurs pour la plupart au mépris de la Loi sur le Bosphore adoptée en 1983 et qu’une Direction à l’Aménagement, dotée de compétences spécifiques, est chargée de faire appliquer. Celle-ci, en effet, distingue des zones en fonction de leur visibilité à partir du Bosphore (pour une personne en bateau par exemple): zone de première visibilité, où toute construction est interdite et toute restauration soumise à un avis favorable du Conseil de protection des biens culturels et naturels, et zone de deuxième visibilité, théoriquement surveillée de manière stricte. Quand on observe les choses d’un peu plus près, on constate que non seulement la zone de deuxième visibilité a été défigurée par des opérations urbanistiques parfois de grande ampleur (comme autour du Göksu à Beykoz), mais que même la zone de première visibilité a souffert d’entorses multiples au dispositif réglementaire.

Figure 4

Un détroit urbanisé

Un détroit urbanisé

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Paradoxalement, c’est grâce à la Guerre froide que la partie septentrionale du Bosphore est restée protégée de l’urbanisation, à partir de Rumeli Kavak et Anadolu Kavak, sur environ un quart de la longueur du détroit, par de vastes zones militaires. Malgré l’effondrement de l’Union Soviétique, qui a beaucoup diminué l’activité de ces bases, les militaires continuent à exercer par leur simple présence un effet protecteur et dissuasif, qui empêche toute pratique d’appropriation indue.

La Corne d’Or, ancien coeur urbain en recomposition

Depuis une vingtaine d’années, on assiste, à l’instigation de la mairie du Grand Istanbul, à un réinvestissement de la Corne d’Or, dont la valeur physique, historique et patrimoniale semble avoir été réalisée. Ce réinvestissement passe par une reconquête à la fois environnementale, avec l’assainissement de cette ria [1] qui commence à faire sentir ses effets, d’une part, et un certain nombre de grands projets et d’aménagements prestigieux visant à recentrer le coeur d’Istanbul autour de son site originel, d’autre part. La construction d’un gigantesque centre de congrès (et centre culturel et commercial, par ailleurs) à Sütlüce, sur la rive gauche de la Corne d’Or, à la place des anciens abattoirs édifiés au début du XXe siècle, comme celle d’un parc d’attraction (Miniatürk) qui rassemblerait des dizaines de maquettes des principaux monuments et hauts lieux de Turquie un peu plus au nord, participe de ce mouvement de reconquête. L’ouverture du musée des sciences et des techniques de Rahmi Koç (à Hasköy), les projets de restauration à Fener et Balat (officiellement relancés en février 2003), comme le réaménagement de Feshane, en face, ou l’ouverture de l’Université privée Kadir Haş à la place de l’ancienne manufacture des tabacs de Cibali semblent aussi s’inscrire dans le même processus.

En d’autres termes, la Corne d’Or est appelée à reprendre une place dans les pratiques stambouliotes, surtout depuis le dégagement de sa rive droite dans les années 1980. Ce cloaque répulsif pollué par les industries des vallées d’Alibeyköy et Kağıthane, épuré et bordé de vastes jardins (Robert, 1992), est en passe de devenir un des espaces de réconciliation et d’interface des Stambouliotes avec la mer. La mise en place d’une Union des municipalités (d’arrondissement) de la Corne d’Or (Eminönü, Fatih, Beyoğlu, Eyüp et Kağıthane), pour l’instant peu active si ce n’est à travers des symposiums, au même titre que le projet de réaménagement des «Eaux douces d’Europe» de Saadabad (Kağıthane [voir www.kagithane-bld.gov.tr]) porté par la mairie centrale et l’Administration des eaux et des canalisations d’Istanbul (ISKI), constitue un indice supplémentaire du processus en cours, sans parler des grands projets de ré-affectation touristico-commerciale des anciens arsenaux. De même, les polémiques sur l’architecture et la hauteur du pont du métro qui traversera la Corne d’Or de Şişhane à Unkapanı, prouvent la valeur à nouveau dévolue à ce site.

Au total, la désindustrialisation de la Corne d’Or, entamée dès les années Dalan (1984-1989), se poursuit et offre les conditions favorables à une réintégration symbolique et fonctionnelle de la Corne d’Or au coeur d’Istanbul. L’augmentation des valeurs immobilières dans les quartiers de Fener et Balat ces dernières années, en distorsion avec la crise immobilière générale à Istanbul, semblerait corroborer cette renaissance. S’il reste beaucoup à faire, le mouvement est enclenché.

Le Bosphore obstacle et lien: la circulation intra-urbaine

Le site maritime d’Istanbul, tout en apportant une grande attractivité à la métropole, lui impose depuis l’origine des contraintes sévères dans son fonctionnement quotidien. Les coupures de la Corne d’Or et du Bosphore scindaient la ville en trois parties quasiment étanches, reliées entre elles par de fragiles embarcations. Le XIXe siècle a vu à la fois la construction de deux ponts sur la Corne d’Or, le pont de Galata à proximité de son débouché sur le Bosphore et le pont d’Unkapanı un peu plus en arrière, et la création de lignes de bateaux à vapeur intra-urbains, les vapur, qui ont conservé leur nom une fois que le mode de propulsion a changé. Ils sont restés les seuls moyens de franchir le Bosphore, avec les bacs passant les véhicules automobiles (feribot en turc dans le texte) jusqu’en 1973, date de mise en service d’un premier pont suspendu sur le Bosphore, le pont Atatürk, prolongé sur chaque rive par une autoroute urbaine. La construction d’un deuxième pont, le pont Fatih Sultan Mehmet, en 1989, au point le plus étroit du Bosphore, desservi par une deuxième rocade autoroutière, a complété le dispositif, sans pour autant apporter une solution définitive au franchissement du détroit.

Globalement, les transports maritimes assurent encore une part modeste des déplacements collectifs de cette agglomération de dix millions d’habitants. En 2001, selon l’Administration des affaires maritimes de Turquie (TDI), les transports par mer n’assuraient que 4,5% du total des déplacements quotidiens intra-urbains (d’après le quotidien Cumhuriyet, 6 août 2001: 9). Ce faible pourcentage en dit long sur la sous-utilisation de la mer dans l’économie générale des transports à Istanbul et sur le fait que la mer était devenue comme étrangère aux Stambouliotes dans leurs pratiques quotidiennes. Si un pourcentage supérieur, par la force du site, des déplacements quotidiens (environ 850 000) d’une rive à l’autre, se fait par la mer, celui-ci ne dépasse pas les 40%, ce qui demeure très modeste compte tenu de la nature du trajet à réaliser.

Tout en mettant à l’étude de nouveaux projets de liaison «terrestre» entre les deux rives européenne et asiatique (un éventuel troisième pont au niveau d’Arnavutköy, ou surtout un tunnel ferroviaire assurant l’interconnexion entre les lignes d’Europe et d’Asie, le Marmaray mis en chantier au cours de l’année 2003), la municipalité du Grand Istanbul, comme l’Administration des affaires maritimes d’ailleurs, fait des efforts pour accroître l’offre en transport maritime en créant de nouvelles lignes, transcontinentales ou de cabotage. L’ouverture ou la réouverture de plusieurs échelles, délaissées depuis des années – comme celles de Moda, de Bebek, d’Emirgan [2] ou d’Arnavutköy –, sont l’expression de ce mouvement, de même que l’ouverture de nouvelles lignes (comme la ligne de ferry Kabataş - Harem) et la multiplication des lignes express desservies par des vedettes rapides, les «autobus des mers» [deniz otobüsü]. Les réouvertures d’échelle se font d’ailleurs de plus en plus sous la pression d’associations de quartier, ce qui prouve que les citadins, en tout cas les riverains, ont pris conscience du potentiel et de l’intérêt que représente le transport par voie maritime. Ces revendications participent donc d’un timide «retour à l’eau» dans les pratiques urbaines.

Parallèlement, les projets d’interconnexion des réseaux de transport collectif maritime et terrestre se multiplient ces derniers temps – qu’il s’agisse du funiculaire Kabataş - Taksim ou du métro aérien Beşiktaş - Zincirlikuyu –, tendant à prouver que les autorités municipales ont désormais bien saisi l’importance et les potentialités de la mer dans le système global des transports. De même, la rénovation intérieure, progressive, des cinquante vieux vapur qui assurent encore une grande part des liaisons intra-urbaines par la mer semble aller dans le sens de cette lente renaissance du transport maritime.

Les détroits géopolitiques d’Istanbul

L’axe des Détroits met Istanbul en liaison avec le domaine pontique d’un côté et le bassin méditerranéen, via la mer Égée, de l’autre. Les pratiques liées aux échanges, comme les représentations des dirigeants, donnent plutôt la primauté à la première de ces orientations, même si l’amorce d’un «retour à la Méditerranée» se dessine aujourd’hui.

Une mégapole plutôt tournée vers le domaine pontique

Quand on examine les principaux utilisateurs étrangers du Bosphore (tableau 3), on s’aperçoit clairement qu’ils sont pontiques et non pas méditerranéens. En effet, sur les 25 304 bâtiments de commerce internationaux ayant emprunté les Détroits en 1998, la hiérarchie des pavillons était la suivante: en tête le pavillon russe (6061 navires), puis l’ukrainien (5304), le maltais (4666), le syrien (2203), le chypriote (1164), le panaméen (1094) – pavillon de complaisance –, le bulgare (1053), le grec (829) et le roumain (682). On notera, sans s’en étonner, que les premiers pavillons correspondent à des pays s’étant prononcés contre le règlement de juillet 1994. Les cinq États qui se sont opposés à ce règlement soumis à l’Organisation maritime internationale (OMI) sont la Russie, la Bulgarie, la Grèce, la Roumanie et Oman. Les quatre premiers sont pourtant membres, avec la Turquie, de la Zone de coopération économique de la mer noire (KEI en turc) dont les bases ont été jetées en février 1992 (CEMOTI 15, 1993: 3-223). Le tableau montre la part modeste des pavillons méditerranéens qui, si l’on exclut le cas atypique de Malte, pourvoyeur de pavillons de complaisance, se contentent d’emprunter le Bosphore et ne font pas d’escale à Istanbul. Ainsi, seuls 7% des bateaux syriens, quatrièmes utilisateurs non turcs du Bosphore, font une escale à Istanbul en 1998. Le cas le plus extrême est celui des pavillons (sud-)chypriotes, qui, pour des raisons évidentes, évitent l’escale stambouliote.

Tableau 3

Les passages de navires commerciaux par le Bosphore en 1998

Les passages de navires commerciaux par le Bosphore en 1998

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À l’échelle de la Turquie elle-même, les relations maritimes d’Istanbul se font principalement avec les ports de la mer Noire, Zonguldak, Samsun et Trabzon, et sont beaucoup plus limitées avec les villes de la mer Égée et de la Méditerranée: un seul aller et retour par semaine entre Istanbul et Izmir et aucune liaison régulière au-delà. Or les relations terrestres d’Istanbul avec Antalya, Mersin et Adana, les trois grandes agglomérations franchement méditerranéennes de Turquie, sont des plus malcommodes. Il faut au moins douze heures pour aller par la route d’Istanbul à Antalya et dix-huit heures à Adana. L’état très médiocre du réseau ferré – peu développé, peu modernisé et négligé par l’État depuis les années 1940 – ne permet pas de liaisons rapides et sûres entre la capitale économique turque et les principaux ports méditerranéens.

Cette faiblesse du lien d’Istanbul à la Méditerranée apparaît également dans l’origine de sa population. Les chiffres disponibles pour le département d’Istanbul (tableau 4) montrent la prépondérance des habitants nés en dehors du département, ce qui atteste la vigueur et la persistance du flux migratoire en direction de la métropole, mais aussi la place très limitée des régions méditerranéennes de la Turquie dans la constitution de la population stambouliote: les deux régions de la Méditerranée stricto sensu et de la mer Égée arrivent aux deux derniers rangs, ne réunissant ensemble que 6,2% des apports extérieurs. La région pontique vient largement en tête avec 35,7% de cet apport, cette primauté correspondant à l’ancienneté des liens entre Istanbul et la chaîne pontique, qui s’est également exprimée dans l’architecture traditionnelle stambouliote de maisons de bois de type balkano-pontique. Les régions qui viennent ensuite, l’Anatolie du nord-est et l’Anatolie centrale, sont à l’origine de flux migratoires plus récents.

Tableau 4

Population du département d’Istanbul par lieu de naissance en 2000

Population du département d’Istanbul par lieu de naissance en 2000

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Une re-méditerranéisation de la Turquie et d’Istanbul?

Quand on considère le discours des décideurs (politiques ou économiques) d’Istanbul, on note depuis quelques années un souci affirmé de ré-ancrer la métropole turque dans le monde méditerranéen. Cette volonté traduit à notre sens une double stratégie : renouer avec des pays issus de l’Empire ottoman d’une part – c’est clairement le discours des responsables «islamistes» [3] d’Istanbul –, et s’accrocher à l’Union européenne, via la Méditerranée, d’autre part. Se dessine dès lors un consensus entre des postures politiques très différentes par ailleurs, dans le sens d’une réorientation méditerranéenne d’Istanbul et de la Turquie tout entière.

De fait, la Turquie a été amenée à redécouvrir la Méditerranée en tant que vecteur essentiel et incontournable des échanges avec l’Union européenne (plus de 60% du commerce extérieur turc total, en valeur). L’arrimage de l’économie turque à l’économie européenne – confirmé par l’accord d’union douanière en vigueur depuis le 1er janvier 1996, en attendant une intégration constamment retardée – ouvre Istanbul à l’horizon méditerranéen. L’Italie est l’un des principaux partenaires commerciaux de la Turquie, le quatrième après l’Allemagne, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Et l’Espagne [4] paraît depuis quelques années affirmer sa volonté de compter parmi les partenaires privilégiés de la Turquie, en jouant sur une commune méditerranéité [5].

En ce qui concerne le volume des échanges avec la Grèce, s’il demeure très réduit, il ne s’en accroît pas moins rapidement à la suite d’initiatives impensables quelques années auparavant : la visite officielle à Athènes du maire d’Istanbul, en septembre 1999, à la suite des tremblements de terre ayant affecté dans un intervalle de temps rapproché les deux métropoles (Sabah, 23 septembre 1999: 3); la création d’un influent «Conseil d’hommes d’affaires gréco-turcs», impliquant les chambres de commerce des deux métropoles; ou le protocole signé en octobre 2000 entre la Chambre des métiers de Thessalonique et l’Union des chambres d’artisans et de commerçants d’Istanbul. Le renforcement des liens de proximité entre Istanbul et Thessalonique a même été présenté comme une solution aux difficultés rencontrées par les petites entreprises d’Istanbul, suite à la crise russe (Hürriyet, 14 octobre 2000).

Parallèlement, la Turquie a intégré la politique méditerranéenne de l’Europe depuis 1975, et commence à jouer de son identité méditerranéenne, partielle et reconstruite certes, mais incontestable, dans ses relations avec l’Union européenne. Il n’en demeure pas moins que le sommet euro-méditerranéen – dans la série de ceux périodiquement organisés depuis 1995 dans le cadre de la politique méditerranéenne de l’UE – qui s’est déroulé en Turquie en novembre 1999 ne s’est pas tenu à Istanbul, mais à Antalya, dont la méditerranéité paraît plus évidente.

De même, le développement des échanges avec les «pays tiers méditerranéens» concourt aussi à cette réouverture méditerranéenne d’Istanbul. Les hommes d’affaires turcs – et tout particulièrement stambouliotes – ont repris la route vers le sud-ouest et le sud de la Méditerranée, comme l’atteste le développement des échanges officiels avec la Tunisie et l’Algérie notamment (des contrats gaziers on été signés avec cette dernière depuis le milieu des années 1980). La Libye et la Tunisie [6] font figure de principaux partenaires, bien que les échanges avec le premier pays soient sujets à de fortes irrégularités. Si des négociations sont en cours avec l’Égypte [7], le volume du commerce entre l’Égypte et la Turquie, les deux principaux pays du bassin oriental de la Méditerranée, demeure infime. Quant aux échanges avec Israël, s’ils connaissent un essor remarquable depuis les accords de 1995-1996, ils concernent peu Istanbul, mais davantage le sud-est et le centre anatolien. Ceux avec Malte, enfin, se limitent pour l’instant à une volonté de collaboration dans le secteur touristique et dans celui des transports maritimes (Hürriyet, 14 décembre 1999: 8).

En dernier lieu, on peut faire l’hypothèse que le «pari» fait sur le tourisme par les différents gouvernements turcs depuis 1981 a eu pour effet de méditerranéiser Istanbul, tant le discours promotionnel a tendu à associer Istanbul à la Méditerranée, chère à l’imaginaire touristique de la clientèle visée. Depuis cette époque d’ailleurs, les grands hôtels s’ornent de végétation supposée méditerranéenne – palmiers surtout –, comme pour renforcer l’identité paysagère méditerranéenne d’Istanbul. De même, Istanbul est devenu une escale pour les grandes croisières péri-méditerranéennes organisées par de sociétés occidentales: les énormes paquebots qui accostent aux quais de Salıpazarı (Karaköy), à l’articulation entre la Corne d’Or et l’entrée du Bosphore, tendent à mieux intégrer Istanbul dans l’imaginaire et les pratiques touristiques méditerranéens.

Cependant, ces relations renforcées avec les différentes parties du bassin méditerranéen utilisent plutôt d’autres vecteurs que les Détroits. Le rôle de plaque tournante du tourisme méditerranéen n’est pas exclusivement exercé par Istanbul, mais partagé avec Izmir et surtout Antalya, et conduit de toute façon à une redistribution des touristes à travers le territoire turc par voie terrestre ou aérienne. Ces touristes repartiront chez eux sans avoir vu les Dardanelles, et auront apprécié le Bosphore comme le site le plus attractif de la métropole stambouliote et non comme un axe de communication. Et si le volume des échanges commerciaux de la Turquie avec les pays méditerranéens s’est fortement accru, les flux maritimes en direction d’Istanbul via les Dardanelles n’en représentent qu’une partie, à côté des échanges terrestres et de la forte progression des ports méditerranéens de la Turquie.

Un regain d’activité peut-être éphémère

Malgré leur origine disparate et leur caractère discontinu, les données que nous avons pu réunir concordent avec la perception des populations riveraines pour attester un accroissement spectaculaire des flux de circulation traversant les Détroits, particulièrement depuis l’effondrement de l’empire soviétique. Cette progression s’accompagne d’un intérêt croissant des responsables politiques et économiques turcs pour le bassin de la mer Noire, voire de son prolongement à l’Est vers le Caucase et l’Asie centrale. Mais cette orientation pontique est en partie contrebalancée par une ouverture de plus en plus large vers le bassin méditerranéen. Or, cette re-méditerranéisation, comme nous venons de le remarquer, ne profite que très partiellement au trafic le long des Détroits, dont l’accroissement contient en lui-même ses propres limites: les Détroits constituent un milieu fragile menacé par une circulation maritime délicate et qui approche de la saturation, surtout dans le Bosphore densément urbanisé. Voilà un exemple de plus de la difficulté de concilier des impératifs économiques d’augmentation du trafic et des impératifs écologiques de sauvegarde de l’environnement, dans une perspective de développement durable qui paraît ici très problématique.