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Le paradoxe de l’étalement urbain

La ville s’étale. Québec, exemple parmi tant d’autres, en témoigne éloquemment. La superficie de sa zone d’habitat urbain continu [1] a augmenté de 630  % (de 36,9 km2 à 269,3 km2) entre 1950 et 2000, période pendant laquelle sa population n’a crû que de 35 % (figure 1) [2]. On a pris l’habitude de qualifier le phénomène d’étalement urbain, urban sprawl en anglais. Si l’expansion spatiale des villes est une évidence, il n’est pas pour autant aisé de décrire ou de mesurer avec exactitude le phénomène, encore moins d’en déterminer les causes, tant s’y mélangent les facteurs culturels, politiques et économiques. Lorsqu’on tente l’exercice, il apparaît même difficile de définir ce qu’est précisément l’étalement urbain, tout autant d’ailleurs que de fixer le sens des mots « ville » et « urbanisation ». Il est néanmoins établi que le phénomène, bien que particulièrement marqué à notre époque, n’est pas une nouveauté historique. En Occident, la révolution industrielle fut le théâtre d’un épisode tout particulièrement marquant à ce titre (Bairoch, 1985 : 337 et suiv.). Les faubourgs se gonflèrent alors d’usines et d’ouvriers. Pas très loin, mais à l’écart des manufactures et du petit peuple, de beaux quartiers nouvellement construits offrirent aux mieux nantis des résidences cossues, des avenues aux façades élégantes, des parcs verdoyants et des places où il était de bon aloi de célébrer les héros et la patrie. Une ville nouvelle, populeuse, lourdement outillée et soucieuse – par endroits – de ses charmes, s’accola ainsi à l’ancienne, lui donnant du coup plus de corps (Mumford, 1964 : 559 et suiv.). Rien de comparable cependant à ce qui advint au XXe siècle, quand la banlieue pavillonnaire, aiguillonnée par l’automobile et l’autoroute (Gutfreund, 2004 et 2006 ; Fortin et al., 2011), prit d’assaut les périphéries où régnaient jusque-là, si l’on s’en tient au Québec, la ferme, le village et la forêt (Vachon et al., 2011). Aux nombreux lotissements résidentiels s’accrochant au pourtour de la ville se joignait tout un cortège d’équipements de grand format : parcs industriels, ensembles de logements locatifs, zones commerciales, infrastructures de loisir, etc. (Fishman, 1987 ; Hayden, 2003 ; Harris, 2004). Sous cette impulsion, l’urbanisation devint dévoreuse d’espace, au point où la ville actuelle, dont Los Angeles serait l’archétype, y aurait trouvé son caractère le plus fondamental (Scott et Soja, 1996 ; Hise, 1997 et 2006).

À l’évidence d’un étalement urbain qui s’emballe depuis que le pavillon domine le champ résidentiel (Pinson et Thomann, 2002 ; Le Couédic, 2004 ; Ghorra-Gobin, 2006 ; Jaillet, 2008 ; Maumi, 2008 : 139), se greffe la conviction, de plus en plus acquise, de ses méfaits (Mercier, 2006 ; Berque, 2011). Constatant ses nombreuses conséquences néfastes, des spécialistes s’en alarment (Brueckner, 2000 ; Maret, 2003 ; Jacobs, 2005 ; Berque et al., 2006 ; Berque, 2010a et 2010b ; Djellouli et al., 2010 ; Després et al., 2011). Selon eux, l’étalement urbain menacerait d’abord l’agriculture en s’accaparant des terroirs d’autant plus précieux qu’ils sont près du marché urbain (Slak, 1999). Cause fréquente de la disparition de milieux humides ou forestiers, il compromettrait de plus l’équilibre écologique et la biodiversité (Gonzalez, 2005). Dans cette foulée, il détruirait des paysages historiquement bien ancrés pour leur substituer des paysages banalisés ou fantaisistes qui, en aucun cas, ne favorisent l’expression d’une véritable identité locale (Kunstler, 1994 ; Paquette et Poullaouec-Gonidec, 2005). Par ailleurs, donnant la priorité à la maison individuelle et à l’automobile, l'étalement urbain favoriserait des pratiques de transport et d’habitation énergivores, polluantes et dommageables pour la santé (Kay, 1997 ; Filion, 2003 ; Ewing et al., 2008). Il générerait de plus des métropoles tellement distendues que leur gouvernance serait compromise (Rusk, 2003). Pis, il encouragerait une mentalité individualiste qui fragiliserait le lien social et qui, du coup, minerait la sociabilité (Lussault, 2003 ; Maret, 2003 ; Wuthnow, 2005). Enfin, il exposerait les ménages, qui pour la plupart achètent maison et automobile à crédit, aux dangers du surendettement (Manning, 2000 ; Duhaime, 2003 ; Harris, 2006 : 285). Cette inquiétude multiforme a peu à peu pénétré l’opinion publique, de même qu’elle a gagné les autorités. Ainsi, à une dénonciation devenue générale, ou presque, s’est ajoutée une action politique et administrative afin de contrer l’étalement urbain (Brueckner, 2000). Commencée timidement il y a quelques décennies, cette action s’est rapidement imposée comme une priorité urbanistique [3].

Figure 1

L'étalement urbain à Québec

L'étalement urbain à Québec
Source: Atlas de Québec et de Chaudière-Appalaches, 2005, Département de géographie, Université Laval, http://atlascnca.geographie.ulaval.ca. Information tirée des cartes topographiques au 1/50 000 du ministère canadien des Ressources naturelles.

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S’il est aujourd’hui entendu que l’étalement urbain doit être combattu [4], l’issue de ce combat laisse néanmoins perplexe. Malgré la forte critique qu’il essuie et les mesures prises à son encontre, l’étalement urbain, selon toute vraisemblance, n’a pas perdu sa vigueur (Smith, 2006 : 229 et suiv. ; Djellouli et al., 2010 ; Després et al., 2011) [5]. Devant une telle situation, deux attitudes, qui ne sont pas incompatibles, peuvent être adoptées. La première consiste à afficher une déception tempérée par la conviction que, sans la lutte à l’étalement urbain, le résultat serait encore bien pire [6]. Avec cet apaisement, il devient justifié d’espérer qu’en persévérant et en s’améliorant, on saura bien un jour en venir à bout. Bien qu’elle invite à l’espoir, cette attribution de l’échec relatif de la lutte à l’étalement urbain à l’insuffisance des moyens pris pour le contrer n’entretient pas moins une certaine méfiance. Il faut en effet se garder, dans cette optique, des opportunistes qui, au mépris de l’intérêt général, auraient tendance à tirer profit de la difficulté actuelle à contrer l’étalement urbain. De même à l’égard des autorités publiques, encore passablement démunies face à l’appétit de ceux pour qui l’étalement urbain demeure une bonne affaire. La deuxième attitude substitue le doute à la déception. L’ampleur de l’étalement urbain et la difficulté à le juguler laissent alors pressentir que ce qui est en cause échappe peut-être à notre entendement et à notre capacité, au point de remettre en question évidences et convictions. On peut, dans un tel état d’esprit, succomber au pessimisme, au cynisme ou à l’indifférence. Le douteur n’est toutefois pas condamné au désespoir et à la défaite. Certes, il peut y incliner, par choix, voire par goût. Mais dans ce cas, on pourrait le croire disposé à douter de tout, ou presque, ce qui le discrédite. En revanche, une pensée dubitative qui ne cultive pas l’impuissance voit dans sa propre incompréhension un simple paradoxe qu’il suffit de résoudre. Aussi, face à l’étalement urbain, face à sa vigueur et à sa résistance, elle peut avancer que les actions entreprises à son encontre ont pu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, lui être favorables. En effet, en cherchant de la sorte à contrer l’étalement urbain, ne lui aurait-on pas plutôt fourni un moyen d’exister ? L’hypothèse, qui inverse l’habituelle polarité explicative, n’a rien d’ironique. Elle assume simplement le paradoxe d’un étalement urbain qui se perpétue alors même qu’on le combat. Elle force du coup la réflexion sur les catégories conceptuelles (la ville et la campagne, l’urbain et le rural) qui fondent notre compréhension du phénomène. En suivant cette piste, on peut remarquer, comme nous le faisons à partir du cas québécois, que la critique de l’étalement urbain propage une conception dichotomique de la ville et de la campagne, alors que les moyens mis en oeuvre pour le contrer agissent selon d’autres critères. Or ces critères, qui s’appliquent, comme nous allons le voir, à travers la gestion du périmètre d’urbanisation et de la zone agricole institués par le législateur, autorisent ce qu’il faut bien appeler une « urbanisation de la campagne ». On peut certes disqualifier cette urbanisation. Berque, par exemple, fustige cette forme d’habitat qui contredit tout autant son caractère urbain originel que le caractère rural du milieu qu’il colonise. Selon lui, cette ville-campagne, née des abus d’un système économique où règnent sans partage l’individualisme et l’automobile, ne serait en fait qu’une « anti-ville »[7] – puisqu’il y manque l’occupation collective, et du coup concentrée, d’un espace commun propre à la ville – constituant une campagne en contradiction avec sa substance agricole (Berque, 2010a : 128-129). S’il y a assurément des raisons de s’inquiéter des effets de l’actuelle urbanisation de la campagne, il reste que cette manière de poser le problème ne vaut que si l’on adhère à deux axiomes : le premier voulant que la vocation exclusive de la ville et de la campagne soit urbaine pour l’une et rurale pour l’autre ; le second posant que l’occupation urbaine, concentrée et non agricole, se distingue de l’occupation rurale, diffuse et agricole. Si, en revanche, on s’interroge sur ces axiomes, il faut bien envisager la possibilité, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse : (1) que l’agriculture et l’occupation concentrée ne soient pas les facteurs premiers différenciant l’urbain du rural ; (2) que la ville et la campagne soient deux entités géographiques partageant un champ où se déploient et se combinent, selon des modalités propres à chacune, des caractères à la fois urbains et ruraux. Bien qu’elle semble à contre-courant d’une opinion générale préférant distinguer nettement et simplement ville et campagne, cette hypothèse n’en rejoint pas moins la réflexion en cours, amorcée par Gottmann (1961) il y a quelques décennies, sur la métropolisation (Bassand, 1997 ; Sénécal, 2011). Or cette réflexion rend aujourd’hui nécessaire l’exploration des fondements conceptuels de ce que nous désignons « ville » et « campagne » [8]. Si l’exercice s’avère infécond, on saura au moins pourquoi. Si, au contraire, il est un tant soit peu pertinent, on pourrait espérer en tirer quelque profit en matière d’aménagement du territoire.

La lutte à l’étalement urbain au Québec

Au Québec comme ailleurs en Occident, les condamnations de l’étalement urbain se sont multipliées au cours des quatre dernières décennies. Journalistes, politiciens, écologistes, agriculteurs, universitaires ont été nombreux à manifester leur désapprobation. L’État québécois n’a pas tardé à entendre l’alerte. Ainsi, dès les années 1960 et 1970, plusieurs rapports officiels dressèrent le constat et affirmèrent la nécessité de combattre ce mode d’urbanisation. Parmi les premiers, le rapport de la Commission provinciale d’urbanisme souligna en 1968 que l’étalement urbain, alors en plein boum, n’avait pu se produire qu’en l’absence d’un développement rationnellement planifié. Le jugement était sévère : « C’est ainsi que la prolifération des panneaux publicitaires, des motels, des stations-services, les caprices dévorants du lotissement défigurent le paysage traditionnel à l’équilibre naturel duquel n’est pas substituée la rationalité d’un développement d’ensemble, que cet envahissement non contrôlé compromet » (cité dans LeChasseur, 2009 : 108). On suivait en cela la Commission royale d’enquête sur l’agriculture qui, l’année précédente, avait recommandé la mise en place d’un zonage agricole, destiné à préserver les meilleures terres agricoles de la spéculation à des fins de développement urbain. Huit ans plus tard, en 1976, le Groupe de travail sur l’urbanisation, lui aussi mandaté par le gouvernement provincial, réitéra la critique et exigea une vigoureuse intervention de l’État afin de remédier à la situation. Ces avis, et d’autres encore, menèrent à l’institution de lois et de divers mécanismes visant à faire blocage à l’étalement urbain, sinon à le contenir et à le diriger. Au coeur de ce dispositif, deux lois, toujours en vigueur : la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme de 1979 et la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles de 1978 [9]. En soumettant l’urbanisation à des restrictions précises et des interdictions strictes, ces deux législations ont défini les termes et les conditions de la lutte à l’étalement urbain menée au Québec depuis 30 ans (Simard et Mercier, 2010).

La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU) oblige chaque municipalité régionale de comté (MRC), l’instance responsable de l’aménagement du territoire, à adopter et à réviser périodiquement un schéma d’aménagement et de développement où sont déterminés (emplacement et superficie) les endroits réservés à ce qu’elle nomme, sans jamais la définir, l’urbanisation. Le territoire ciblé recouvre à la fois les secteurs déjà urbanisés et ceux destinés à l’être. On désigne ainsi une zone devant accueillir et confiner la ville et son expansion, d’où son nom : périmètre d’urbanisation (LAU, art. 5) [10]. Constatant que les schémas d’aménagement et de développement n’avaient pas jusque-là réussi à endiguer l’étalement urbain, le gouvernement prit la peine en 1994 de rappeler aux MRC, dans ses orientations en matière d’aménagement du territoire, la nécessité de « favoriser des formes de développement plus compactes » (Pour un aménagement concerté du territoire, 1994 : 15). L’inquiétude subsistant encore aujourd’hui, cet objectif de confinement est toujours d’actualité, comme le précisait le premier ministre Jean Charest en annonçant en 2009 que la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme serait révisée « notamment pour freiner l’étalement urbain et densifier les villes » [11].

Alors que la LAU tente de circonscrire l’urbanisation à l’intérieur d’un périmètre soigneusement délimité, la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA) vise à préserver l’agriculture et les activités qui y sont directement liées en leur réservant un territoire propre (LPTAA, art. 1.1). Il ne s’agit plus dès lors d’enserrer l’urbanisation, mais de l’interdire là où l’agriculture est ou peut être pratiquée. Au regard de l’urbanisation, la LPTAA fonctionne en effet sur le mode d’une opposition aux usages estimés incompatibles, l’agriculture devant être protégée contre « l’implantation d’une nouvelle utilisation à des fins institutionnelles, commerciales ou industrielles ou l’implantation de plusieurs nouvelles utilisations résidentielles » (LPTAA, art. 61.2) [12]. Ces derniers usages doivent être maintenus, stipule la LPTAA, dans le périmètre d’urbanisation ou en dehors de la zone agricole (LPTAA, art. 26). Même si elle prévoit la possibilité de modifier, à la suite d’une demande soumise à cet effet, les limites de la zone agricole, notamment pour y accroître un périmètre d’urbanisation (LPTAA, art. 65), ou y permettre à titre exceptionnel des usages non agricoles (LPTAA, art. 58), il reste que la loi conçoit deux entités géographiques distinctes et incompatibles, l’une réservée à l’agriculture et une autre qui ne l’est pas. La préservation de l’agriculture est un enjeu tel, aux yeux du législateur, qu’il confie à l’État provincial, au nom d’un intérêt public supérieur, le soin de réguler le territoire qui lui est consacré. En effet, le pouvoir de contrôler la zone agricole (figure 2) est exercé par une commission centralisée, la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ), privant ainsi les autorités locales et régionales (municipalités et MRC) d’un pouvoir important sur ce qui, pour plusieurs d’entre elles, constitue pourtant une large part de leur territoire. Notons toutefois que la révision de la LPTAA en 1996 (L.Q., 1996 c. 26) a atténué cette prérogative de la CPTAQ. En vertu de l’article 59 de la loi, il est maintenant possible à la MRC de formuler une demande dite « à portée collective » [13] visant la planification de l’implantation dans la zone agricole de résidences non liées à l’agriculture. Lorsque sanctionnée par la CPTAQ, il en résulte un zonage permettant « de déterminer les cas et les conditions auxquels de nouvelles utilisations résidentielles pourront, en application du règlement de zonage municipal, être implantées en zone agricole, aux endroits visés » (CPTAQ, 2006 : 4). Bref, il s’agit d’un zonage de la zone agricole, zonage négocié entre la MRC et la CPTAQ [14]. Ce zonage de deuxième niveau ne peut porter que sur des îlots dits « déstructurés » [15] de la zone agricole et sur « des lots d’une superficie suffisante pour ne pas déstructurer la zone agricole ». Cette mesure, qui confère à la MRC un pouvoir sur le zonage de sa zone agricole, a été mise en application afin d’harmoniser davantage la LAU et la LPTAA [16]. Or cette harmonisation ne consiste pas seulement à partager entre deux institutions – ainsi appelées à collaborer – le pouvoir sur la zone agricole. Elle consiste plus encore à planifier l’implantation résidentielle en zone agricole, ce qui est en substance une urbanisation en dehors du périmètre d’urbanisation. Avec cette nouvelle mesure, la LPTAA fait-elle une entorse au principe d’une zone agricole n’ayant d’autres fins qu’agricoles ? À moins que cette mesure soit, comme celles prévoyant des demandes individuelles d’autorisation, une simple exception confirmant la règle ?

Figure 2

La zone agricole du Québec en 2011

La zone agricole du Québec en 2011
Source: Commission de protection du territoire agricole du Québec

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La coexistence de l’urbain et du rural

La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme et la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, grâce aux institutions et aux politiques qu’elles mettent en oeuvre, forment un vaste et complexe appareil normatif régulant l’urbanisation au Québec. Trente ans après sa mise en oeuvre, quelle efficacité peut-on reconnaître à ce complexe législatif dans la lutte à l’étalement urbain ? Pour répondre à cette question, il faut disposer d’informations sûres et pertinentes, qu’il reste par la suite à interpréter judicieusement. L’entreprise n’est pas simple. Les informations témoignant de l’étalement urbain sont aussi nombreuses que les facteurs qui y concourent et que les conséquences qui en découlent. Puisqu’une population est en cause, on décrit souvent le phénomène à partir de données démographiques, au premier chef celles qui mesurent la densité d’occupation (Fortin et Cournoyer-Boutin, 2011) [17]. Cette population ayant une mobilité particulière, dominée par le mouvement pendulaire des navetteurs, on utilise également des données sur le transport (Miller, 2006 ; Vandersmissen, 2006) [18]. On considère par ailleurs que l’étalement urbain se dévoile à travers l’occupation du sol, le marché foncier, la morphologie du cadre bâti et bien d’autres choses encore (Vachon et al., 2011). Toutes ces options sont pertinentes et chacune à sa manière contribue à brosser un portrait plus précis du phénomène. Mais comme la question qui nous occupe ici concerne l’efficacité de la LAU et de LPTTA à contrer l’étalement urbain, il semble pertinent de nous en tenir à la dimension du périmètre d’urbanisation [19] et à celle de la zone agricole, en ajoutant pour cette dernière les usages non agricoles qui y ont été autorisés. Si ce périmètre s’accroît en même temps que la zone agricole s’amenuise tout en accueillant un plus grand nombre d’usages non agricoles, on pourrait conclure que l’étalement urbain est plus puissant que les moyens mis en oeuvre pour y résister. Il se peut toutefois que ces chiffres, soumis à l’interprétation, révèlent une réalité plus complexe dont la compréhension exige une inflexion conceptuelle.

Les données les plus fiables sur la superficie du périmètre d’urbanisation et de la zone agricole proviennent des rapports annuels de la Commission de protection du territoire agricole du Québec. Si on retient les dix dernières années écoulées, trois constats se dégagent relativement à la question qui nous occupe. Premièrement, le périmètre d’urbanisation, au regard de la zone agricole, ne s’est pas accru de manière notable, grugeant très faiblement cette dernière [20]. En effet, de 2001 à 2010, plus de 1200 décisions relatives à l’exclusion de superficies à des fins d’augmentation de périmètres d’urbanisation ont été rendues par la CPTAQ. Ces décisions, favorables dans une proportion de 74 %, ont permis le dézonage de 8406 hectares à des fins d’urbanisation (tableau 1). Deuxièmement, la zone agricole a conservé la même superficie ou presque. En défalquant des 8406 hectares exclus de la zone agricole les 6859 hectares qui, pendant la même période, y ont été inclus par décision de la CPTAQ (tableau 1), la perte nette s’élève à 1547 hectares. Considérant que la zone agricole québécoise couvrait 6 305 724 hectares le 31 mars 2010, cela représente une diminution d’à peine 0,024 %. Troisièmement, l’autorisation d’usages non agricoles en zone agricole, à l’issue de demandes individuelles ou collectives, témoigne d’une large ouverture aux usages non agricoles. Les demandes individuelles sont de nature résidentielle, commerciale, institutionnelle ou d’utilité publique. Les plus fréquentes sont les demandes pour l’implantation de résidences. Entre 2001 et 2010, plus de 6700 demandes à visée résidentielle ont été adressées à la CPTAQ. Bien que 49 % d’entre elles aient été refusées, des autorisations ont été accordées pour plus de 2400 hectares où l’usage résidentiel a été autorisé (tableau 2). Les demandes pour des usages industriels et commerciaux sont moins nombreuses, mais plus de 1200 hectares de la zone agricole ont tout de même été convertis à cette fin (tableau 3). Les demandes de nature institutionnelle et publique sont les plus dévoreuses d’espace. De 2001 à 2010, elles ont été accordées pour plus de 6000 hectares (tableau 4). Au total, pour ces trois catégories de demandes individuelles, nous comptons 8676 décisions (867 par an) par lesquelles 9641 hectares (964 par an) ont été affectés à l’établissement résidentiel, commercial, industriel, institutionnel ou public, ce qui représente 0,015 % de la zone agricole. Quant aux demandes à portée collective, dont l’existence remonte à 2005, elles ont conduit jusqu’à présent à l’autorisation de plus de 13 000 nouvelles résidences – seul usage pouvant faire l’objet de ces demandes – en zone agricole. Cela couvre au total 679 198 hectares, soit 10,7 % de la superficie de la zone agricole (tableau 5). Comme ces chiffres ne concernent que le tiers des MRC et que d’autres demandes collectives ont depuis été soumises ou acceptées et que d’autres s’ajouteront dans un proche avenir, on peut estimer qu’à terme une grande portion du territoire agricole du Québec, peut-être 20 % voire davantage, sera disponible à l’occupation résidentielle.

Tableau 1

Évolution des demandes pour des modifications aux limites de la zone agricole

Évolution des demandes pour des modifications aux limites de la zone agricole
Source: CPTAQ, 2010

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Tableau 2

Évolution des demandes pour développement résidentiel (nouveaux usages)

Évolution des demandes pour développement résidentiel (nouveaux usages)
Source: CPTAQ, 2010

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Tableau 3

Évolution des demandes pour l'industrie et du commerce (nouveaux usages)

Évolution des demandes pour l'industrie et du commerce (nouveaux usages)
Source: CPTAQ, 2010

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Tableau 4

Évolution des demandes pour projets institutionnels, d'utilité publique, d'énergie, de transport et de communication (nouveaux usages)

Évolution des demandes pour projets institutionnels, d'utilité publique, d'énergie, de transport et de communication (nouveaux usages)
Source: CPTAQ, 2010

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Tableau 5

Bilan des décisions rendues en vertu de l'article 59 de la LPTAA

Bilan des décisions rendues en vertu de l'article 59 de la LPTAA
Source: CPTAQ, 2010

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Les chiffres qui précèdent attestent que l’étalement urbain ayant eu cours au Québec entre 2000 et 2010 n’a généré, à l’échelle de la province, ni une augmentation du périmètre d’urbanisation, ni une diminution de la zone agricole, qui, en revanche, s’est avérée assez perméable à l’implantation résidentielle. Or, que peut-on en conclure relativement à l’efficacité de la LAU et de la LPTAA en matière de lutte à l’étalement urbain? D’une manière aussi fondamentale que banale, cela signifie qu’il ne suffit pas, pour contrer l’étalement urbain, de fixer un périmètre d’urbanisation et une zone agricole. Encore faut-il s’assurer que le premier n’est pas trop grand et que la seconde est suffisamment imperméable. Or, pourquoi en a-t-il été ainsi au Québec ? Cette question commande une vaste et minutieuse étude historique, sociologique et géographique du zonage agricole et urbain, étude qui devrait s’attarder tout particulièrement aux motifs ayant présidé à l’établissement de la zone agricole et à sa révision générale [21]. Une telle étude pourrait sans doute aider à rendre le périmètre d’urbanisation et la zone agricole plus efficaces, à condition toutefois de ne pas être dupe du véritable caractère de ces instruments de contrôle du territoire. Car il se pourrait que le problème réside non pas dans leur déficience, mais dans leur nature même. Or, vu sous cet angle, le problème n’est pas de savoir comment diminuer le périmètre d’urbanisation ou de rendre moins poreuse la zone agricole, mais de comprendre pourquoi, en raison de l’existence même de ces instruments de contrôle du territoire, l’étalement urbain se perpétue. Autrement dit, il importe de distinguer les moyens mis en oeuvre pour lutter contre l’étalement urbain au Québec et la critique de l’étalement urbain justifiant leur mise en oeuvre. D’un côté, la critique crée une dichotomie entre la ville et la campagne, tandis que la législation – en l’occurrence la LAU et la LPTAA – et les décisions qui en découlent autorisent, en ville comme à la campagne, une coexistence de l’urbain et du rural [22]. Or cette pratique, qui nous occupe davantage pour le moment, commande une réflexion d’ordre théorique remettant en cause les idées reçues à propos de l’étalement urbain. C’est notre conception de la ville et de la campagne qui est, en la circonstance, mise au défi. En effet, comment ne pas supputer, dans le cas québécois que nous venons d’illustrer, qu’un périmètre d’urbanisation ne correspond pas nécessairement à ce qu’on peut appeler la ville, et que la zone agricole n’absorbe pas l’entièreté de ce qu’on peut appeler la campagne ?

Ville versus campagne

L’examen de la lutte à l’étalement urbain au Québec soulève la question de la définition même de la ville et de la campagne. Ce problème tient plus spécifiquement au sens respectif de ces deux termes. Or, deux options s’offrent à cet égard : 1) ville et campagne désignent des entités géographiques distinctes et complémentaires ayant, en exclusivité, un caractère propre, ce qui ferait que la ville serait urbaine, et pas autrement, et que la campagne serait, sans compromis, rurale ; 2) ville et campagne signifient des entités géographiques distinctes et complémentaires partageant, selon des modalités propres à chacune, des caractères à la fois urbains et ruraux.

Les deux options méritent d’être considérées. Commençons par la première, qui a l’avantage d’être confortée par les innombrables images qui se sont constituées autour de chacune de ces entités (figure 3). Elle rend de plus possible une première définition de l’étalement urbain comme une action de la ville sur la campagne ou, inversement, comme une réaction de la campagne à l’action de la ville [23]. Cette définition, il faut le remarquer, est lourde de sous-entendus. D’une part, elle suppose que la ville est l’élément actif de l’étalement urbain et que la campagne en est l’élément passif. D’autre part, elle suggère que, pour lutter contre l’étalement urbain, il faille stopper la ville et protéger la campagne. Il n’est toutefois pas assuré que la réalité soit aussi simple. Cette définition heuristique, qu’on pourra éventuellement récuser, a néanmoins l’avantage de poser la question de l’étalement urbain en termes clairs, notamment en distinguant deux formes d’urbanisation qui seraient responsables de l’étalement urbain : la périurbanisation et l’urbanisation diffuse [24]. Bien qu’il ne soit pas toujours aisé, empiriquement, de départager ces deux formes d’urbanisation, il est possible, au plan conceptuel, de les distinguer en considérant leur effet respectif sur la campagne. L’effet en cause revêt évidemment bien des aspects, comme il en a été fait rapidement mention plus haut. Considérons pour l’instant la seule disparition ou non de la campagne sous le coup de l’étalement urbain. À ce titre, la périurbanisation remplace, là où elle se manifeste, la campagne par la ville, tandis que l’urbanisation diffuse – également nommée « rurbanisation » et « exurbanisation » [25] – ne commande pas la disparition de la campagne, mais une insertion en son sein. Certes, il peut résulter de cette insertion des incompatibilités et des conflits pouvant par exemple nuire à l’agriculture, au point parfois qu’elle en disparaisse [26]. Ces tensions et les menaces qu’elles font peser sur la campagne sont en vérité légion, et loin de nous l’intention de les minimiser. Il demeure néanmoins qu’il s’agit uniquement d’une conséquence et que l’urbanisation diffuse, au contraire, consiste en l’implantation d’un habitat urbain – qualificatif sur lequel il faudra revenir – à la campagne. En examinant uniquement la question sous l’angle de la compatibilité a priori (remplacement ou insertion), il apparaît donc que la périurbanisation diffère radicalement de l’urbanisation diffuse : la première est incompatible avec la campagne ; la seconde, qui n’existe qu’à la campagne, est incompatible avec la ville.

Figure 3

Représentations habituelles de la campagne et de la ville

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Ainsi présenté, l’effet de l’urbanisation diffuse sur la campagne introduit un brouillage sémantique, dans la mesure où elle fragilise la conception de la ville et de la campagne comme des catégories mutuellement exclusives et qui, de surcroît, n’ont d’autres conditions spatiales que la juxtaposition. Dans cette optique, en effet, la ville et la campagne ont besoin d’une limite pour exister, une limite derrière laquelle l’urbain ou le rural, selon le cas, est rejeté. Bien que commune, cette manière de penser perd son assurance face à l’étalement urbain, qui en dévoile l’aporie. Si, devant l’étalement urbain, on pose la question que Charrier (1970 : 104) soulevait naguère – « où finit la ville, où commence la campagne ? » –, sa réponse – « il est bien difficile de le préciser » – est en effet la seule qui s’impose. Mais est-ce là une question pertinente ? Ne serait-ce pas plutôt que ces deux entités perdent leurs attributs fondamentaux là où elles se côtoient ou s’interpénètrent ? C’est ce que George, à la même époque, suggérait : « à l’extrême limite du processus d’urbanisation, il n’y a plus ni ville ni campagne » (1976 : 128). Mais, alors, comment qualifier et expliquer cette urbanisation marginale – car littéralement en marge de la ville – qui n’appartiendrait à aucune de ces deux catégories ? Serait-ce, comme le soutiennent Berque et al. (2006 : 9), que « l’ancienne relation ville-campagne », où la différence entre les deux se constatait de visu, a maintenant laissé place à « un habitat d’un genre nouveau », un habitat « ruraliforme », pour reprendre l’expression de Berque (2010a : 134), dont l’apparence, par conséquent, est trompeuse ? Que l’urbanisation diffuse soit représentative d’un nouvel habitat, distinct de la ville et de la campagne, son ampleur et sa persistance pourraient en attester. Encore faut-il bien cerner sa spécificité et, si possible, en comprendre l’origine (Clavel, 2006). On entre du coup dans l’étude de la deuxième option, énoncée précédemment, posant l’existence d’une campagne et d’une ville qui seraient toutes les deux à la fois rurales et urbaines.

Usage urbain de la campagne et usage rural de la ville

Qu’est-ce qu’une ville ? Qu’est-ce qu’une campagne ? Il est tentant, dans le contexte québécois, d’associer la zone agricole à la campagne et le périmètre d’urbanisation à la ville. L’examen de la situation a toutefois montré que la réalité n’est pas aussi simple. Dans les faits, le périmètre d’urbanisation comprend des espaces non construits, certains étant occupés par la forêt, d’autres pouvant même être utilisés à des fins agricoles ; la zone agricole accueille des usages non agricoles et des habitants qui ne sont pas en lien direct ou indirect avec la pratique agricole. Or il ne s’agit pas d’anomalies au regard de Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles et de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme. Le législateur y assume pleinement que la campagne est aussi urbaine, de même qu’il pressent que la ville intègre sa propre ruralité. Il y a là une invitation à départager d’une part ville et campagne et d’autre part urbain et rural, même si la tendance naturelle serait de faire simplement d’« urbain » un qualificatif équivalent du substantif « ville », et de rural un qualificatif équivalent du substantif « campagne ».

Analysons la question en considérant, à partir de l’exemple québécois, le problème spécifique de la campagne. Comme mentionné, la LPTAA institue une zone agricole afin de préserver un territoire cultivé ou cultivable et les activités liées à sa mise en culture. De prime abord, l’institution d’une zone réservée à l’agriculture sied à une vision impressive d’une campagne distincte de la ville. Le tableau, pour deux raisons, doit toutefois être nuancé. La première raison, déjà évoquée, est que la LPTAA prévoit d’autoriser à la campagne, si la pratique de l’agriculture n’en est pas menacée, des usages non agricoles, notamment des usages résidentiels. Ces usages sont localisés à la faveur d’îlots déstructurés ou de lots dont la superficie est suffisante pour ne pas nuire à l’agriculture. Il en résulte une urbanisation diffuse. La seconde est que ladite zone agricole coexiste avec des milieux d’habitat concentré, le plus souvent des villages qui, eux, bien qu’exclus de la zone agricole, ne participent pas moins à l’image qu’on se fait de la campagne (figure 4). Or ces milieux, tout campagnards soient-ils, ont, au regard même de la LAU, un caractère urbain. Au même titre que ceux qui constituent une ville voire une métropole, ces milieux sont en effet inclus dans un périmètre d’urbanisation comprenant non seulement le village lui-même, avec ses résidences, ses institutions, ses commerces, ses industries et ses équipements déjà en place, mais aussi l’espace contigu prévu pour son expansion. Ainsi, aux yeux du législateur québécois, l’urbain n’est pas une catégorie exclusive à la ville. L’urbain n’est pas non plus statique. Il est au contraire susceptible de croître, d’où le recours au substantif « urbanisation », qui désigne un processus [27]. Cette qualité lui est reconnue non seulement par la LAU, mais aussi par la LPTAA qui, à sa manière, veille à ce que l’urbanisation puisse satisfaire ses besoins d’expansion. En effet, cette loi considère légitime un projet de réduction de la zone agricole – c’est-à-dire, a contrario, l’extension du périmètre d’urbanisation – s’il est « démontr[é] qu’il n’y a pas ailleurs dans le territoire de la municipalité locale et hors de la zone agricole un espace approprié disponible aux fins visées par la demande d’exclusion » (art. 65.1) [28].

Figure 4

Un village québécois (Deschaillons-sur-Saint-Laurent)

Un village québécois (Deschaillons-sur-Saint-Laurent)
Source: MRC de Bécancour

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Un tel constat appelle une hypothèse qui relance le questionnement : la campagne serait, par définition, à la fois rurale et urbaine. En n’associant pas exclusivement campagne et rural, on se donne ainsi le moyen d’explorer l’idée que la campagne possède en propre une dynamique urbaine s’exprimant autant dans le monde concret et actuel (un domaine construit) que dans une potentialité (un domaine constructible) susceptible, du coup, de favoriser la formation ou la consolidation d’un habitat urbain, qu’il soit concentré ou diffus. Faut-il, par symétrie, faire l’hypothèse que la ville serait elle aussi à la fois urbaine et rurale ? Cette question appelle une vaste étude qu’il est impossible de mener ici. Retenons-en toutefois la possibilité de mieux définir le qualificatif « rural ». Car si la ville a un caractère rural, du moins en partie, cela ne tient peut-être pas nécessairement à la seule existence en son sein de territoires réservés à la pratique agricole. Pourquoi, en effet, ne pas considérer que la pratique agricole appartient à une catégorie plus large formant l’entière substance de ce qui est rural ? Or quelle serait cette catégorie qui, englobant la pratique agricole, définirait le caractère rural d’une entité géographique ? On peut analyser la question sous différents angles : politique, en lien avec la nature du pouvoir exercé sur l’espace géographique (Suberchicot, 2006) ; culturel, en considérant les désirs qui animent les individus et les groupes en cause (Forest et Després, 2011) ; ou économique, en lien avec l’usage, la valeur et la rentabilité de l’espace géographique (Leriche, 2006). En se limitant à la seule dimension économique, on peut avancer que le caractère rural ou urbain d’un lieu tient peut-être au fait qu’on y produit un bien consommé ailleurs ou qu’on le consomme pour ce qu’il est lui-même. Si sa fonction première est d’y produire un bien destiné à être consommé dans un autre lieu, l’occupation serait rurale. Cela serait typique non seulement de l’agriculture, mais aussi de l’extraction minière et de l’exploitation forestière – activités, surtout la seconde, qui s’accordent aisément avec l’image qu’on se fait généralement de la campagne –, de même que de l’activité industrielle et commerciale qui, elle, peut s’accommoder autant d’une localisation à la campagne que d’une localisation en ville. À l’inverse, si la fonction première du lieu est d’être consommé pour ce qu’il procure à celui qui y réside ou y séjourne, l’occupation serait urbaine.

La campagne non urbanisée : une chimère ?

Toute cohérente soit-elle, l’idée que la ville et la campagne soient toutes les deux des établissements humains où se combinent l’urbain et le rural peut heurter l’esprit. Il est en effet difficile de se défaire de l’habitude d’associer en exclusivité rural et campagne, d’une part, et urbain et ville, d’autre part. Aussi, il est certainement utile de reformuler cette hypothèse, même s’il faut éventuellement manier le paradoxe. En conservant la tonalité économique, on peut, pour ce faire, considérer que la ville et la campagne – comprises ici selon leur sens habituel – forment un marché [29] où l’une offre ce que l’autre n’a pas. L’histoire atteste largement cette complémentarité fondamentale. On peut même avancer que les civilisations qui s’y sont succédé ont dû leur grandeur à cet art de conjuguer ville et campagne, faisant de la puissance de l’une la raison même de la puissance de l’autre. L’art, en la circonstance, consiste d’abord à mobiliser l’agriculture afin de produire à la campagne les vivres que la ville lui réclame. S’y ajoute le commerce qui procure à la ville les denrées dont sa proche campagne est peu prodigue et qui achemine vers des régions lointaines celles qui, au contraire, y abondent. Si la complémentarité de la ville et de la campagne se noue généralement autour de la production agricole, elle n’y est toutefois pas réduite. Car la nourriture ne suffit pas à la civilisation. Il lui faut aussi, en restant toujours dans l’ordre économique, d’autres ressources – énergie, matériaux, outils, équipements, ameublements, vêtements, accessoires, etc. – extraites ou fabriquées en des lieux qui, s’ils n’ont pas la vocation agricole de la campagne, n’en sont pas moins comparables à elle en fournissant ce que la ville consomme et exporte. C’est pourquoi, à la campagne, quitte à heurter l’habituelle vision agricole que l’on s’en fait, il convient d’associer la forêt dont on exploite le bois ou le gibier, la mine d’où proviennent le métal ou la pierre précieuse, la carrière d’où l’on tire la pierre, le gravier ou le sable, l’usine où l’on fabrique des articles ou assemble des machines, etc. Parfois d’ailleurs, la campagne, bien qu’agricole, accueille ces autres activités productives en son sein, mais pas nécessairement, d’où la difficulté de définir le domaine géographique qu’elles occupent. Difficulté d’autant plus grande que certaines d’entre elles, les manufactures notamment, s’infiltrent souvent en ville. Mais qu’elles soient localisées à la campagne ou en ville, elles participent, comme l’agriculture, de cet art de susciter en un lieu la production de biens destinés à être consommés ailleurs.

Si, comme on vient de le postuler, la campagne et la ville forment un marché, on ne peut pas, pour comprendre la relation qui les unit, se limiter aux biens meubles que la première envoie vers la seconde, ou inversement. Car parmi les biens que la campagne et la ville s’échangent, il n’y a pas seulement ceux que l’on envoie, mais aussi ceux que l’on consomme sur place. Et parmi les biens immobiliers que la campagne offre à la ville, il y a au premier chef des lieux de résidence ou de villégiature. Dans ce cas, ce sont des consommateurs qui se déplacent vers la campagne. Et ce déplacement n’est pas motivé par la consommation des denrées qu’on y produit, car ce qui est consommé, en l’occurrence, c’est la campagne elle-même. Ainsi, la campagne accueille des résidants, permanents ou non, qui, s’ils n’habitent pas la ville, ne sont pas pour autant – du moins quand ils sont en ce lieu – des producteurs de biens meubles ou des agents de ces derniers. Et il en est de même de la forêt, de la montagne et de la mer où résident des gens qui ne tirent pas, directement ou non, leur subsistance d’une activité productrice qu’on y pratique, par exemple, la coupe de bois, la chasse, l’extraction minière, la pêche, voire le tourisme. Cette consommation résidentielle de la campagne, de la montagne ou du bord de mer est très ancienne. L’antiquité romaine, déjà, s’en délectait, du moins parmi les gens de bien (Gruet, 2006). Au Québec, l’élite, au lendemain de la conquête anglaise, s’y employa avec ferveur (Gagnon-Pratte, 1980). Plusieurs l’ont par la suite imitée, des bourgeois argentés (Gagnon-Pratte, 1987) jusqu’aux plus modestes citoyens qui, aujourd’hui, passent l’été dans une roulotte [30] installée sur un terrain de camping (Allen, 2007). Pendant longtemps, cette consommation résidentielle ne paraissait pas incompatible avec la campagne. Au contraire, elle contribuait même à son identité et à son dynamisme. Notre époque, nous l’avons constaté, s’en accommode plus difficilement : la campagne, soumise à une consommation résidentielle exagérée, en serait menacée.

Pour parer à cette menace, il paraît aujourd’hui nécessaire de protéger la campagne contre ce qu’on appelle l’étalement urbain, qui sévit autant sous l’espèce de la périurbanisation que sous celle de l’urbanisation diffuse. Ce faisant, c’est cette consommation résidentielle de la campagne qui est prise à partie, alors qu’elle participe pourtant depuis toujours à la définition même de la campagne, du moins quand on la conçoit sous l’angle de sa relation économique avec la ville. Or faut-il, pour contrer les méfaits de l’étalement urbain, nier un pan entier de l’histoire de la campagne ? À la vérité, la campagne, au-delà de la richesse – agricole ou non – qu’elle produit et exporte, inspire un légitime désir d’y habiter ou d’y séjourner pour le simple plaisir d’y être. Nier cette réalité ne résout pas le problème ; cela le complique plutôt. Reconnaître cette situation n’est cependant pas, avouons-le, sans lancer un sérieux défi à l’aménagement du territoire.

L’aménagement au défi de l’urbanisation de la campagne

Enfermée dans un cadre conceptuel où ville et campagne sont deux entités irréductiblement distinctes, dont les usages respectifs sont pour une large part incompatibles, la critique de l’étalement urbain prêche contre l’empiètement de la première sur la seconde, empiètement vécu comme une véritable perte (de terres agricoles, de milieux naturels, de l’identité des territoires, de la lisibilité des paysages, de solidarité sociale, etc.). L’aménagement du territoire – c’est du moins ce que l’exemple québécois indique – comprend toutefois qu’une telle vision dichotomique, voire manichéenne, contredit la nature même de la ville et celle de la campagne. Dans cette perspective, le problème consiste moins à lutter contre l’étalement urbain qu’à assurer la meilleure urbanisation possible de la campagne et, par symétrie, la meilleure ruralisation de la ville. Si l’on s’en tient au premier volet de ce programme, cela pousse à imaginer comment, sans s’abandonner à un laisser-faire qui contredirait le principe même de l’aménagement, une urbanisation des campagnes répondrait au mieux aux aspirations de notre temps en termes d’habitat et d’établissement humain, tout en limitant le plus possible ses effets néfastes. Mais alors, quel serait le modèle à suivre et quelles en seraient, au Québec, les conditions favorables ? Encore là, vaste question dont la présente conclusion se contentera de limiter les contours.

L’enseignement de la géographie confrontée à l’urbanisation massive des campagnes depuis la Deuxième Guerre mondiale peut à cet égard s’avérer pertinent. Si la perception générale de ce phénomène est aujourd’hui largement négative chez les géographes, il n’en fut pas toujours ainsi. Au cours des années 1950 et 1960, certains y perçurent un potentiel qui, s’il n’était pas dévoyé, pourrait porter quelque espoir. Pour Étienne Juillard (1961 et 1973), par exemple, l’un des premiers géographes à avoir posé le problème de l’urbanisation des campagnes – il utilisait cette expression même –, il importait de distinguer deux scénarios d’évolution possible. Le premier décrit l’urbanisation des campagnes comme « l’emprise des villes sur les campagnes, l’intégration par la ville de l’ensemble de l’espace humanisé » (1973 : 6). La ville, dans cette perspective, phagocyte la campagne. Le second scénario est l’association des citadins et des ruraux pour créer ensemble un nouveau contexte où la différence entre la ville et la campagne ne joue pas seulement sur un mode dichotomique. L’urbanisation des campagnes, dans ce sens, procède à une double intégration : sociale, par égalisation des chances et parité devant les possibilités d’ascension sociale et de mobilité géographique ; économique, en définissant une armature urbaine hiérarchisée offrant des services, sur laquelle s’appuie l’agriculture. Optant pour une urbanisation des campagnes capable d’engendrer une société plus juste et égalitaire, Juillard proposait une vigoureuse politique économique incluant principalement l’injection de crédits dans les campagnes, une politique douanière et fiscale en faveur des productions nationales, une péréquation des recettes entre lieux d’emplois et lieux de résidence et une meilleure formation professionnelle pour les ruraux. Cette politique économique devait s’accompagner, soutenait-il, d’une ambitieuse politique d’aménagement du territoire, comprenant notamment de grands travaux d’infrastructures, une décentralisation industrielle et une armature urbaine constituée d’un réseau de centres hiérarchisés relayant la métropole régionale.

La campagne d’aujourd’hui n’est évidemment plus celle que Juillard avait sous les yeux dans les années 1960. Son hétérogénéité s’est accrue et l’empreinte de l’étalement urbain y est beaucoup plus marquée. Demeure toutefois la nécessité – plus intense peut-être à notre époque – d’une meilleure intégration et d’une meilleure complémentarité entre la ville et la campagne. Au Québec, cette recherche inspire aujourd’hui les travaux du Groupe de recherche sur la complémentarité rurale-urbaine constitué par le ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, dont l’un des mandats est d’identifier « les enjeux liés aux différents types de territoire et les formes de complémentarité qu’ils peuvent générer » et à établir « les avenues nouvelles à explorer » (MAMROT, 2010). Il faudra voir comment, dans les propositions qui en sortiront, on concevra l’harmonisation des usages urbains et ruraux à l’intérieur de chacun des territoires de la ville et de la campagne. Car cette complémentarité recherchée doit rompre l’habitude prise d’isoler l’agriculture dans un système de zonage où l’urbanisation de la campagne apparaît trop rapidement comme une incongruité, voire une déviation fautive. Certes, l’article 59 de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, en vigueur depuis 1996, constitue une première étape vers une urbanisation responsable de la campagne. Acceptant l’insertion d’usages non liés à l’agriculture à l’intérieur des limites de la zone agricole, son objectif demeure néanmoins la préservation des terres propices au développement des activités agricoles. Il y a là un inspirant exemple de compromis. L’instigateur de ce mode de planification, Bernard Ouimet, président de la CPTAQ de 1986 à 2004, qualifie d’ailleurs cette planification de « pragmatique et efficace », puisqu’elle « est le résultat d’une démarche basée sur une connaissance précise du territoire, sur une concertation exemplaire, et qui débouche sur un consensus de toutes les instances concernées » (Ouimet, 2009 : 13-14).

L’élargissement de ce type de planification à d’autres usages non agricoles, mesure récemment proposée par le même Bernard Ouimet (2009), serait un pas supplémentaire dans cette direction. Mais là n’est pas la panacée. Les demandes à portée collective, issues d’une loi de protection des terres agricoles, sont en effet limitées par leur contexte législatif d’origine. L’implantation d’usages résidentiels est autorisée dans la mesure où « elle s’inscrit dans une perspective de développement durable des activités agricoles » (LPTAA, art. 59.2). Or l’urbanisation des campagnes pose des problèmes qui ne se résument pas aux effets sur les terres et sur les activités agricoles. Une urbanisation responsable – répondant notamment aux exigences d’une agriculture dynamique (Bryant, 2011) et offrant une réelle alternative à la domination automobile (Wiel, 2008) [31] – doit bien évidemment en tenir compte, mais ne doit pas pour autant négliger ce qui constitue le caractère urbain de la campagne. La tâche, on le conçoit, n’est pas aisée. Elle n’est pas non plus l’affaire des seuls spécialistes. Si des solutions pertinentes peuvent être trouvées, elles seront le fruit d’une large collaboration des spécialistes, des élus et des populations concernées. Nous espérons simplement que la modeste réflexion qui se referme maintenant soit en ce sens de quelque utilité.