Article body

La théorie deleuzienne du cinéma

Deleuze met en garde contre toute assimilation de ses livres sur le cinéma à une histoire du cinéma (Deleuze 1983 ; Deleuze 1985 [1]). Certes, Deleuze présente une description chronologique des oeuvres cinématographiques, allant d’Eisenstein et de Murnau jusqu’à Straub et Godard. Mais l’essentiel se joue ailleurs, c’est-à-dire dans l’élaboration de ce que Deleuze nomme « une taxinomie des images » (Deleuze 1983, p. 7). Cette tentative de classification des images filmiques se distingue radicalement des approches phénoménologique et sémiologique. En effet, le cinéma n’est pas pour Deleuze un moyen de reconquérir l’unité entre l’homme et le monde (la phénoménologie), pas plus qu’il n’est une nouvelle manière d’organiser le régime de la signification à travers un agencement de photogrammes (la sémiologie). La perspective adoptée par Deleuze est plutôt celle d’un naturaliste qui, à la manière de Linné ou Mendeleïev, tente de recouvrir avec la plus grande exhaustivité une réalité immanente qu’il se donne pour tâche d’étudier.

L’approche phénoménologique du cinéma est mise en échec par Deleuze qui fait du cinéma l’expression même de l’absence de toute relation intentionnelle ou fusionnelle entre le sujet et la grande unité cohérente du monde. Le cinéma supprime « l’ancrage du sujet autant que l’horizon du monde » (Deleuze 1983, p. 84 [2]). Le cinéma n’est donc pas, selon Deleuze, la projection sur écran de la transcendance du monde ou d’un univers du sens préexistant. Au contraire, les choses qui apparaissent conservent leur pure immanence en étant lumineuses par elles-mêmes. Dans l’univers deleuzien, tout est affaire de variations intensives qui prennent place sur un plan d’immanence où le plus déterminant devient affaire de rencontres événementielles dépourvues de tout contexte antérieur d’explication (Deleuze et Guattari 1991, chap. II). Deleuze ne croit donc plus à la transcendance d’un monde compris comme unité de sens supérieure. De plus, le cinéma contraste avec les autres formes d’expression artistique en ce qu’il réussit à faire du monde lui-même une fiction. « Le cinéma, affirme Deleuze, ne se confond pas avec les autres arts qui visent plutôt un irréel à travers le monde, mais il fait du monde lui-même un irréel ou un récit : avec le cinéma, c’est le monde qui devient sa propre image, et non pas une image qui devient monde. » Aux prises avec l’intentionnalité dans le filet de la notion de monde, la phénoménologie « en reste à des conditions précinématographiques » (Deleuze 1983, p. 84).

Les applications de la sémiologie structurelle servant à l’étude du cinéma n’échappent pas non plus aux assauts de Deleuze. Les sémiologues cherchent en vain les structures universelles du langage cinématographique, car le septième art n’exprime toujours qu’une variation continue dont il est impossible d’extraire des unités invariantes de signification.

Les essais d’appliquer la linguistique au cinéma sont catastrophiques, affirme Deleuze. […] La référence au modèle linguistique finit toujours par montrer que le cinéma est autre chose, et que, si c’est un langage, c’est un langage analogique ou de modulation [c’est-à-dire de la variation continue]. On peut dès lors croire que la référence au modèle linguistique est un détour dont il est souhaitable de se passer [3].

Deleuze 1990, p. 76

Deleuze pense donc une alternative aux approches phénoménologique et sémiologique en abordant le septième art sous l’angle d’une classification des images. En développant l’art du montage, les cinéastes de l’avant-guerre ont approché l’univers de la variation continue, un état primitif (bien que non historiquement originaire puisque toujours présent) que Deleuze (1983, p. 93) qualifie également de « soupe prébiotique » dépourvue d’axes et de centres. Ces premiers cinéastes de l’image-mouvement ont ainsi découvert l’image-perception, l’image-action et l’image-affection (les trois catégories de l’image-mouvement) dont chaque film-montage constitue une combinaison singulière. Les dominances propres à chaque assemblage filmique amènent plus précisément Deleuze à parler de montage perceptif chez Vertov (L’Homme à la caméra), de montage actif avec Griffith (Intolérance) et de montage affectif chez Dreyer (La Passion de Jeanne d’Arc).

Le montage constitue une astuce ingénieuse pour produire du mouvement. Mais ces trois types d’images (image-perception, image-action et image-affection), issus du premier mode de construction (le montage), ne demeurent toujours que des avatars de l’image-mouvement en ne parvenant que de manière imparfaite à rejoindre l’état d’universelle variation. D’où la crise de l’image-mouvement illustrée par l’image-action (Deleuze 1983, chap. XII). L’image-action représente une classe d’images intermédiaire qui marque la fin du cinéma classique tout en annonçant une nouvelle manière d’appréhender la variation continue. Dans la taxinomie deleuzienne des images, l’image-action signe l’épuisement des possibilités d’expression de l’image-mouvement, anticipant ainsi l’avènement de la modernité filmique. Deleuze distingue deux grandes formes de l’image-action : SAS’ (situation 1 – action – situation 2) et ASA’ (action 1 – situation – action 2). Dans le premier cas, une situation est forcée par une action à se modifier, et dans le second, une action donne lieu à une situation capable de modifier la première action. C’est tout le cinéma noir américain des années 1930 et 1940 (cinéma de gangstérisme, d’espionnage, d’enquête, etc.). L’image-action atteint ses propres limites lorsque la logique des enchaînements entre les situations et les actions est compromise. On assiste alors à la naissance d’un cinéma confronté aux indéterminations du temps plutôt que soumis à l’expression des mouvements rationnels et logiquement fondés. La crise de l’image-mouvement naît de ce que le cinéma ne cherche plus à traduire le cheminement et les enchaînements allant du point A au point B. L’image semble alors dépourvue d’origine et de finalité. C’est le « règne de ce qui est en train de se faire » (Deleuze 1983, p. 279). Ce cinéma du temps non chronologique parvient alors à « comprendre l’elliptique et l’inorganisé » (Deleuze 1983, p. 285) en se rapprochant encore davantage de la « soupe prébiotique » primitive. Les espaces deviennent quelconques sans obéir aux lois de la géométrie (Pickpocket, de Bresson). Ce qui annonce le cinéma du temps dont le signe distinctif consiste à montrer le caractère hasardeux des rencontres pour lesquelles les intrigues sont de moins en moins déterminantes et où les situations excèdent les facultés motrices des personnages qui « ne réagissent plus comme on pourrait s’y attendre aux actions » (Deleuze 1985, p. 9). Les histoires avec leurs débuts et leurs fins laissent place à une suite d’événements inconditionnés.

L’incapacité du cinéma-montage à présenter l’état de variation continue amène ainsi le cinéma à développer un nouveau paradigme. Il ne s’agit plus de monter pour faire vrai, mais plutôt de montrer le caractère faux et machiné du réel [4]. Une sorte de perversion esthétique de la réalité qui n’est pas sans rappeler le mot de Nietzsche relatif au devenir fable du monde, par-delà l’essence et les apparences (Nietzsche 1974, p. 80-81). La dramaturgie des nouvelles vagues italienne et française met en oeuvre cette nouvelle conception du réel où tout devient affaire d’événements et de faits divers (Le Voleur de bicyclette, de De Sica), d’errances et de fuites (À bout de souffle, de Godard). Au niveau technique, la tâche du nouveau cinéma ne consiste plus à monter ou à enchaîner des images de manière rationnelle, mais plutôt à montrer la puissance du simulacre en générant des bris d’enchaînements, en faisant naître des faux raccords, en introduisant une disjonction dans l’image audiovisuelle et en opérant des « coupures irrationnelles » (Deleuze 1985, p. 236 et suivantes). C’est à la lumière de ces réalisations filmiques que Deleuze analyse les innovations cinématographiques d’après-guerre. D’une manière générale, la modernité cinématographique résulte d’un renversement du rapport de subordination entre le temps et le mouvement. Dans le cinéma du mouvement, le temps demeure la mesure fixe de tout mouvement, c’est-à-dire que le déploiement de la perception, le processus affectif de même que la distance parcourue par une action donnée prennent place à l’intérieur d’une temporalité chronologiquement définie. Mais dans le cinéma d’après-guerre, le mouvement est subordonné à un temps non maîtrisable et sorti de ses gonds. Avec le nouveau cinéma, le temps perd son statut de référent jusqu’à faire jaillir dans l’image (tant au niveau de la narration et des gestes corporels qu’en référence au son et à la lumière) des rapports de vitesse imprévisibles. Dans ce contexte, le faux raccord devient l’expression moderne d’une vitesse infinie impossible à mesurer à partir d’un temps prédéfini.

La place de Godard dans la théorie deleuzienne du cinéma

L’un des traits caractéristiques de la cinématographie moderne du montrage se situe au niveau des expérimentations corporelles. Dans L’Image-temps, Deleuze poursuit son éthologie de la corporéité intensive en compagnie de ceux qu’il désigne comme les cinéastes du corps (Deleuze 1985, p. 246-265). Les cinéastes qui intéressent ici Deleuze parviennent à rendre en images le dépassement des possibilités normales du corps vers l’adoption de postures inédites. Ainsi en va-t-il de Carmelo Bene qui filme l’incapacité d’un Christ à s’autocrucifier ou encore les difficultés rencontrées par une momie qui tente de se faire une piqûre. Il s’agit moins d’épuiser le possible que de montrer jusqu’où la puissance des forces du dehors poussent le corps à dépasser ses capacités vers des tâches dont l’accomplissement ne devient que probable. Les cinéastes du corps en viennent à faire de la monstration des actes corporels un enjeu second par rapport à la captation en images des passages entre deux postures. Le gestus est précisément ce qui unit de manière théâtrale et asignifiante les attitudes du corps. Deleuze se réfère à Cassavetes qui utilise les tics, grimaces et rictus de ses personnages pour faire évoluer l’histoire. Le spectateur assiste alors moins à une succession cohérente d’images, qu’à un enchaînement irrégulier et discontinu de gestus. L’exemple ultime de la secondarité de l’action signifiante par rapport à des attitudes corporelles à la fois insensées et liées par les gestus est donné à Deleuze par le cinéma de Godard. Dans les derniers films de Godard, auxquels se réfère ici l’étude deleuzienne du corps, l’intrigue disparaît pour laisser place à une suite de compositions entre des corps et des effets audiovisuels. L’enchaînement des postures prend une nouvelle dimension en étant rythmé par la musique ou par les effets d’éclairage. Deleuze conjugue cet intérêt porté au corps par Godard à la rupture du lien phénoménologique entre l’homme et le monde. Les dernières oeuvres de Godard deviennent pour Deleuze une présentation paradigmatique et en images de l’épreuve du désenchantement, doublée d’une nouvelle croyance dans les capacités corporelles insoupçonnées et aptes à nous émerveiller. En référence à Passions et à Prénom Carmen, Deleuze affirme : « Ce qui est sûr, c’est que croire n’est plus croire en un autre monde, ni en un monde transformé. C’est seulement, c’est simplement croire au corps. C’est rendre le discours au corps, et, pour cela, atteindre le corps avant le discours » (Deleuze 1985, p. 225 ; voir aussi Deleuze et Guattari 1991, p. 72-73).

Godard est non seulement pour Deleuze un cinéaste du corps, mais il est également un véritable pédagogue de l’image et l’un des cinéastes qui parvient le mieux à penser avec les images (Deleuze 1985, p. 35 ; voir aussi François et Thomas 1997). En créant le dispositif consistant à superposer du texte sur les images, Godard ne cherche pas à rendre visible des mots d’ordre, mais il vise plutôt à développer un regard critique sur les images qui affluent de toute part dans nos sociétés de consommation (Deleuze 1985, p. 242). L’un des traits de la modernité de Godard (une modernité qui inclut également le travail de Straub, Duras, Resnais et Syberberg) consiste à montrer, en la dénonçant, notre actualité dominée par la propagande de consommation. La critique de l’exploitation économique des images est établie au nom d’un présent frappé d’incertitudes, privé de repères fixes, et libre de tout enchaînement rationnel.

Une autre grande avancée de Godard consiste à nier la distinction entre la réalité et la fiction (Deleuze 1985, p. 202). « J’ai toujours essayé, commente lui-même Godard, que ce qu’on appelle le documentaire et ce qu’on appelle la fiction soient pour moi les deux aspects d’un même mouvement, et c’est leur liaison qui fait le vrai mouvement » (Godard 1980, p. 168 ; cité dans Deleuze 1985, p. 201, note 36). Godard réalise des films sur les événements « en train de se faire » : il annonce Mai 68 de manière prophétique (La Chinoise et Week-end, 1967), il filme la résistance de la jeunesse palestinienne au moment de l’intifada (Jusqu’à la victoire, 1970), il réalise des films sur l’Allemagne réunifiée (Allemagne 90, 1991) et sur le conflit dans les Balkans (For ever Mozart, 1996), etc. Deleuze fonde sa conception de la narration falsifiante sur cette indistinction entre le documentaire et la fiction, entre le réel et l’imaginaire. « Une puissance du faux, écrit Deleuze, que Godard a su imposer comme un nouveau style, et qui va des descriptions pures à la narration falsifiante, sous le rapport d’une image-temps directe » (Deleuze 1985, p. 173). Le souci porté aux capacités insoupçonnées du corps s’offre, en outre, comme une réponse à l’absence de narration totalisante qui s’inscrirait à l’intérieur d’un temps linéaire. Ce qui s’oppose radicalement à la conception de l’identité narrative défendue, en phénoménologie, par Paul Ricoeur. Dans Temps et récit, Ricoeur souhaite en effet maintenir la relation à un sens raconté dans un monde qui n’est fragmenté qu’en apparence. La possibilité de retrouver la transcendance du monde demeure toujours ouverte, selon Ricoeur, même pour l’homme désorienté [5].

Les balades et les errances des personnages de Godard (Poicard dans À bout de souffle, Pierrot dans Pierrot le fou, etc.) montrent à quel point, selon Deleuze, le monde conçu comme unité ordonnée est devenu un « mauvais film » (Deleuze 1985, p. 223) qui n’intéresse plus le cinéma moderne. Abondant dans le même sens, Godard affirme à propos de Bande à part : « Ce sont des gens qui sont réels et c’est le monde qui fait bande à part. C’est le monde qui se fait du cinéma. C’est le monde qui n’est pas synchrone, eux sont justes, sont vrais, ils représentent la vie. Ils vivent une histoire simple, c’est le monde autour d’eux qui vit un mauvais scénario [6]. » Ce qui fait dire à Deleuze (1985, p. 224) : « Chez Godard, l’idéal du savoir, l’idéal socratique […] s’écroule. » La disparition du monde unitaire et ordonné laisse place, selon le lexique deleuzien, au régime de la disjonction. La plus fameuse des disjonctions mise en images par le cinéma se joue entre les éléments visuels et sonores. Encore une fois, Godard demeure pour Deleuze celui qui tire les plus ultimes conséquences de cette nouvelle relation. Godard ne cesse de recouvrir musicalement les voix, de faire d’une voix hors champ l’élément d’une présence spécifique, etc. (Deleuze 1985, p. 305). Le cinéma moderne du temps fait éclater l’unité classique entre les personnages et leur environnement, entre la parole des acteurs et ce que voient les spectateurs. Deleuze exprime l’éclatement de l’unité entre ce qui est vu et ce qui est entendu en écrivant : « Le cinéma devient vraiment audiovisuel » (Deleuze 1985, p. 316). Tous ces moyens mis en oeuvre par le cinéma moderne du temps contribuent à donner une représentation directe aux vitesses variables et imprévisibles du mouvement. L’Année dernière à Marienbad, de Resnais (sur un scénario de Robbe-Grillet) a fait oeuvre de pionnier dans l’expression de cette « faillite des schèmes sensori-moteurs » (Deleuze 1985, p. 135). On y voit des personnages qui tentent en vain de recomposer un passé perdu par un jeu d’essais et d’erreurs. Les voyages dans le temps (flash-back, projection) et dans l’espace (les personnages, pour une même phrase, se retrouvent en des lieux différents) ne parviennent jamais à constituer une unité d’ensemble ou, plus précisément, à reconstituer la scène originaire d’une rencontre. Cette discontinuité spatio-temporelle vidée de son contexte est marquée avec une insistance particulière et grandissante dans le cinéma de Godard où l’on assiste à une secondarisation progressive de l’intrigue à la faveur de la monstration d’une série d’événements aux circonstances incertaines.

Les fonctions du cinéma selon Godard

L’interprétation de l’oeuvre de Godard par Deleuze, qui y voit un cinéma désenchanté de la monstration disjonctive, correspond-elle à la façon dont Godard conçoit lui-même le travail cinématographique ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir sur les fonctions philosophique, historique, critique et spirituelle attribuées par Godard au cinéma [7].

À l’instar de Deleuze et de Bergson, plus précisément celui du premier chapitre de Matière et mémoire (Bergson 1993), Godard pense le réel comme une succession soutenue d’images. Le cinéma présente la réalité en composant un mouvement d’images. Godard a l’habitude d’exposer sa conception du mouvement naturel en l’introduisant directement dans l’image. Ainsi, dans Le Petit Soldat, il place dans la bouche même du protagoniste la célèbre réplique : « […] la vérité c’est une image, et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde ». Au-delà de l’image, point de réalité. La vérité suspendue dans le ciel des idées perd toute valeur d’existence. Mais qu’est-ce qu’une image ? Appartient-elle d’une quelconque manière à l’universalité ? N’est-elle qu’une apparence transitoire ? Godard rejette ces deux hypothèses qui renvoient naïvement l’art cinématographique à une simple idolâtrie ou à une nouvelle forme sophistique. Il opte plutôt pour une vérité conçue, de façon toute nietzschéenne, comme un jeu. C’est pourquoi Godard se permet d’intercaler un carton dans Vent d’est sur lequel il inscrit : « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image [8]. » Le mensonge des vendeurs d’images consiste précisément à faire croire en la réalité de l’image juste.

La critique de l’impérialisme américain comme vulgaire production d’images marchandes parcourt toute l’oeuvre godardienne. Godard rejoint ainsi les positions de Benjamin qui dénonçait la perte de l’« aura » des créations artistiques dominées par la technique (Benjamin 1971). Il prend toutefois ses distances par rapport à la critique benjaminienne en actualisant une nouvelle possibilité offerte au cinéma qui devient maintenant rien de moins qu’un agent antipropagandiste de contestation [9]. À Alphaville, les dirigeants contrôlent le comportement des populations en retirant du vocabulaire certains mots susceptibles de mettre en péril le pouvoir en place. Un soldat en guerre dans Les Carabiniers, pris de panique à l’arrivée d’un train en gare projetée sur écran dans une salle de cinéma, s’enfonce dans son siège comme pour tenter de se protéger. L’une des leçons de Godard consiste à dénoncer la présomption des mots et des images qui se croient justes et pures au profit du jeu naturel de la vérité. Cette illusion correspond pour Godard au système de valeurs véhiculé par les sociétés de consommation où les promoteurs et les publicitaires, à l’instar des dictateurs idéologiques, ensorcellent les masses en établissant de fausses associations entre un produit et un état de bien-être. Le travail accomplit par Godard au cours des années 1970 dénonce de manière particulièrement virulente cette fonction marchande de l’image. Durant cette période (du Gai Savoir à France sans détour) où il travaille principalement la vidéo au sein du groupe « Dziga-Vertov », Godard milite auprès de groupes révolutionnaires dans l’espoir de participer à la création d’une nouvelle communauté. Dans les oeuvres de cette période (malheureusement mal diffusées), Godard entremêle les entrevues avec des travailleurs, des ouvriers et des étudiants en faisant état de leur situation de désoeuvrement, et en cherchant une alternative à ce monde corrompu par une mauvaise utilisation et une méconnaissance du pouvoir des images. Godard considère comme particulièrement navrante la situation des speakerines dans les journaux télévisés qui non seulement parlent d’une actualité sans y avoir pris part directement, mais qui en plus font défiler, loin derrière elles et sans les voir, des images considérées comme représentatives du monde actuel…

Godard attribue une responsabilité immense à la communauté de cinéastes à qui revient la tâche de développer de nouveaux moyens didactiques visant à favoriser, pour l’esprit des collectivités, le développement d’une conscience critique [10]. Les cinéastes doivent demeurer aux aguets de leur actualité, être collés sur elle, et dénoncer par l’image toute autre image qui chercherait à s’imposer comme universellement juste et véridique. Mais cette ambition constitue également un rêve brisé pour Godard qui entrevoit l’histoire et la culture occidentale avec pessimisme. L’invention du cinéma portait en elle la possibilité de rediriger l’humanité sur la bonne voie, c’est-à-dire celle d’un devenir privé d’images justes. Mais voilà que les cinéastes se sont mis à raconter des histoires qui n’avaient qu’un rapport indirect avec leur actualité. Dans ses textes et entretiens, Godard fait de Spielberg le symbole de tous ces « faux sauveurs » de l’humanité, l’incarnation même de la déchéance de notre culture négatrice du présent (Bergala 1985 ; Bergala 1998). Spielberg réalise un film sur la Seconde Guerre mondiale (La Liste de Schindler) alors que les problèmes actuels sont depuis longtemps ailleurs (mondialisation, économie de marché, impérialisme américain, etc.). Il rappelle de vieilles histoires dont il est nécessaire de se souvenir, mais il refuse aussi de considérer les problèmes les plus urgents à résoudre. Spielberg est pour Godard l’exemple même du réalisateur pour qui le cinéma a perdu toute fonction critique pour devenir une marchandise dont le succès ne se mesure plus qu’aux entrées au box office. Mais, en réalité, Godard ne croit plus en l’émergence de cette communauté de cinéastes éclaireurs. Ils avaient un devoir et ils ont failli à leur tâche. Le cinéma est devenu impuissant à influencer positivement le cours des choses. Ce rêve de voir le septième art devenir le moteur critique du déroulement de l’histoire s’est écroulé depuis que le cinéma s’est montré incapable de porter un regard critique en temps réel sur la triste réalité des camps de concentration. « Il y a eu des films de résistance, précise Godard, mais pas de cinéma de résistance. » Si bien que « le cinéma n’a pas su remplir son rôle [11]  ». Griffith est parvenu à montrer la nation américaine en train de naître (Naissance d’une nation), Eisenstein filmait la révolution soviétique en train de se faire (Le Cuirassé Potemkine), le cinéma de l’expressionnisme allemand préparait les populations aux horreurs à venir, etc. Mais aujourd’hui, le cinéma a déserté son présent. À ses débuts, il coïncidait avec le destin de la culture occidentale, puis il a échoué dans sa tâche première visant à prendre en main le destin de l’humanité. Le Mépris de Godard indique cette déviation autodestructrice et sans retour d’une culture déracinée. L’art du montage a fait place à une simple technique de l’assemblage (Godard 2001, p. 239). C’est le récit de toutes ces responsabilités non assumées par le cinéma que relatent les Histoire(s) du cinéma, une oeuvre colossale d’une durée de près de cinq heures que Godard a mis une quinzaine d’années à réaliser [12].

Cette épreuve de la désillusion en face d’une humanité perdue dans le règne des mauvaises images a amené le dernier Godard à se tourner vers des thèmes à caractère résolument plus spirituels [13]. Le dernier Godard se préoccupe maintenant des mystères de la virginité de Marie (Je vous salue Marie), de l’épreuve de la résurrection (Nouvelle Vague) et de celle de la réincarnation (Hélas pour moi [14]). À défaut de pouvoir contribuer à la réalisation d’une véritable communauté éclairée par la lanterne des cinéastes, Godard s’en remet à une communauté spirituelle. À la suite de saint Paul qui pensait la venue de l’image au moment de la résurrection (une référence constante dans l’auto-analyse des dernières oeuvres godardiennes), Godard transporte son espoir vers un monde suprahumain en associant le montage cinématographique à la possibilité mystique d’une « résurrection de la vie [15]  ».

Esthétique godardienne de la rédemption et machination deleuzienne

Deleuze cherche à faire sortir la philosophie vers le cinéma, c’est-à-dire vers le seul art apte à montrer l’irréalité du monde comme unité organisée. Dès Différence et répétition, il élaborait déjà un modèle cinématographique de la philosophie en donnant à la pensée une « nouvelle image » où les oppositions sont énoncées de manière conjointe (Deleuze 1968, chap. III). Lorsque la pensée entre en contact avec l’universelle variation des images, sans chercher à former un monde, alors la pensée accomplit ses tâches les plus hautes. Et le cinéma est le moyen le plus efficace pour accéder à cet état. « L’essence du cinéma, soutient Deleuze, […] a pour objectif plus élevé la pensée, rien d’autre que la pensée et son fonctionnement » (Deleuze 1985, p. 219). L’univers deleuzien de la variation continue et dépourvue de toute prétention à la « vérité juste » s’apparente à la production d’images inexactes chez Godard. Dans les deux cas, le cinéma accède à un plan unique sans aucun rapport hiérarchisé entre les images. En ce sens, il y a bien une rupture de Godard avec la conception dominante de l’unité « capitaliste » du monde fondée sur l’exploitation marchande des images. Et Deleuze détruit lui aussi toutes les images qui prétendent être justes, c’est-à-dire celles qui croient être en mesure de former un monde du sens cohérent et totalisant. Il souhaite ainsi mieux correspondre avec l’univers de la variation continue, lui-même contenu dans une temporalité indéterminée. D’un côté comme de l’autre, on reconnaît au cinéma le pouvoir de se connecter avec la nature même des choses, à savoir l’état de variation universelle chez Deleuze et le caractère indécidable du réel (à la fois documentaire et fiction) chez Godard, sans avoir à conquérir l’origine essentielle d’un monde transcendant organisé par un ensemble d’images justes. Dans les deux cas, le langage cinématographique est au plus près de l’attitude intempestive décrite par Nietzsche dans la seconde des Considérations inactuelles (Nietzsche 1990, p. 91-169) où le courant vital du présent s’exprime à la faveur d’une sortie hors de tout horizon interprétatif dominant.

Ces similitudes métaphysiques au sujet de la crise de la vérité ne trouvent toutefois pas leur équivalent au niveau de la fonction attribuée au cinéma. Pour Godard, le septième art trouve sa raison d’être dans une capacité à indiquer le chemin d’une délivrance pour l’humanité. Le cinéma est investi d’une mission spécifique qui en fait le seul médium apte à sauver les hommes de la perdition. Il y a quelque chose comme une quête du salut typiquement godardienne qui passe par l’entreprise cinématographique délivrée du règne de la consommation en général, et plus particulièrement de l’emprise hollywoodienne. Godard dénonce l’état actuel du cinéma en se tournant de manière de plus en plus marquée vers une cinématographie à caractère spirituel. Il fait ainsi jouer un idéal de communion spirituelle contre l’esprit de « marchandisation ». Cette manière si particulière de racheter le salut des hommes par des voies cinématographiques place l’esthétique godardienne sous le signe de la rédemption. Il y a pour Godard une beauté cinématographique appréciable uniquement sous le mode de la rédemption qui est seule en mesure de surmonter les conditions historiques d’achèvement du cinéma. Lorsque Godard détermine l’ambition suprême du montage cinématographique « en détruisant la notion d’espace au profit de celle du temps » (Bergala 1985, p. 93), ce n’est jamais dans le sens deleuzien où il s’agirait de donner une représentation directe et machinée du temps. En effet, le sauvetage de l’humanité par de nouveaux moyens cinématographiques s’effectue toujours chez Godard dans le but de « faire ressortir l’âme sous l’esprit, la passion derrière la machination » (Bergala 1985, p. 93). Cette orientation spiritualiste, particulièrement marquée dans les dernières productions de Godard, et dont les signes demeurent toutefois visibles dans toute l’oeuvre, se distingue essentiellement de la correspondance établie par Deleuze entre, d’une part, l’état primitif de variation continue et, d’autre part, une complexification grandissante de la machination cinématographique. L’adoption par Deleuze d’une approche naturaliste ou taxinomique, dont le seul objectif consiste à classifier des images d’après leur degré de correspondance avec la variation primitive, permet précisément de contourner l’option spiritualiste adoptée par Godard qui souhaite se reconnecter avec le sens originaire et oublié de la création cinématographique. La position de Godard est non seulement chargée d’une triste mélancolie incompatible avec les convictions joyeusement spinozistes de Deleuze, mais elle demeure également nouée à une conscience historique avec laquelle Deleuze souhaite rompre de manière définitive.

À l’instar de Godard, Deleuze reconnaît les incapacités et les lacunes du cinéma actuel largement dominé par la volonté de séduire des collectivités en produisant un sens totalisant. Ce qui va à l’encontre de l’art filmique lui-même dont la tâche consiste plutôt à montrer l’absence de tels univers invariants. Mais Deleuze demeure optimiste en considérant que le cinéma conserve la capacité de développer des procédés de machination toujours plus adéquats à l’expression de la « soupe prébiotique ». Ceci de manière indépendante par rapport à tout système de valeurs spirituelles invariablement lié à une nouvelle quête de transcendance. En passant du paradigme de l’image-mouvement à celui de l’image-temps, le cinéma du montage linéaire a ainsi pu se métamorphoser, selon le modèle proposé par Deleuze, en une monstration de la faillite des schèmes sensori-moteurs. Et cette machination semble pouvoir se renouveler à l’infini sans jamais avoir à s’en remettre à la triste nostalgie pour les productions antérieures, tout en évitant d’annoncer avec amertume une supposée « fin du cinéma », pour ensuite mieux tenter de la dépasser dans un geste hégélien de conquête dialectique. Pour Deleuze, le cinéma n’est porteur, ni en acte ni en puissance, d’un pouvoir de délivrance. Son unique fonction consiste à penser des états de variations pour les présenter en les machinant de manière toujours plus adéquate et élaborée. L’opposition fondamentale entre les conceptions godardienne et deleuzienne du cinéma réside ultimement en ceci que l’on a, d’un côté, la mission godardienne visant à racheter l’humanité par des voies cinématographiques, et de l’autre, la démission deleuzienne face à un sauvetage dont l’impossibilité est assumée au profit d’une correspondance cinématographique toujours plus grande à la machination universelle [16].