Corps de l’article

Préambule sur l’« usure » et le souvenir affectif

Les deux derniers longs métrages de Wong Kar-Wai reposent sur une disjonction entre le passé et le présent qui s’articule de manière surprenante sur une disjonction entre les sens de la vue et du toucher. Le passé, nous dit l’auteur à la fin de In the Mood for Love (2000), est ce qui peut être vu mais ne peut pas être touché. Le corollaire de cette affirmation est décliné tout au long de 2046 (2004) dans la façon dont M. Chow (le personnage interprété par Tony Leung) vit ses relations amoureuses : le présent est ce qui peut être touché mais ne peut pas être vu ou considéré dans sa réalité propre. Pour faire fonctionner ce paradoxe, cette étrange synthèse disjonctive, Wong Kar-Wai n’a pas imaginé la série des hallucinations qui entraîneraient son héros jusqu’au seuil de la maladie mentale, il a tracé un plan de cohérence sur lequel les personnages ne sont jamais que des doubles de fiction d’autres personnages et les relations entre ceux-ci des mises en scène qui redoublent des événements antérieurs. Il appert ainsi que pour Wong Kar-Wai, voir, c’est concevoir le présent à travers le prisme du souvenir, et toucher, c’est mettre à l’épreuve du jeu des corps la solidité de cette surface de verre. Mais — constat qui soulève de nombreuses questions — la disjonction demeure irréductible chez le réalisateur chinois, comme si ce qui est vu ne pouvait jamais plus être touché, comme si ce qui est touché ne pouvait être vu ou conçu que dans la distance qui sépare le passé du présent. Ce phénomène porte le nom d’une maladie bizarre affectant les fins automates dans le train qui part de 2046. Les belles hôtesses androïdes sont atteintes d’« usure ». Chez elles, la relation qui est vécue dans son actualité est toujours celle qui a été expérimentée auparavant. L’expérience ne devient affectivement effective qu’à la suite d’un décalage plus ou moins long. Elle est alors d’ores et déjà un souvenir : lui seul a le pouvoir d’affecter le présent et toujours en l’absence des parties jadis impliquées dans la situation — conséquence de la disjonction, l’automate qui vit l’affection passée est toujours un double fictif de ce qui a été.

Et pourtant, par l’intermédiaire du souvenir, le présent ne rencontre pas les modèles relationnels qui peuvent être abstraits du passé que pour se plier à leurs formes ; il y a bel et bien un événement, quelque chose se passe qui ne peut être réduit à la reproduction de figures immuables. Dans In the Mood for Love, M. Chow et Mme Chan (alias Su Li Zhen, interprétée par Maggie Cheung) « créent » leur propre amour en mettant en scène un flirt qui n’est pas le leur. C’est en tant que doubles de fiction de leurs conjoints amants, selon le modèle dont ils imaginent le souvenir et dans le creux laissé par leur absence, qu’ils vivent les premiers temps de leur relation. Mais à la fin, cette dernière ne se déploie pas selon le même motif que celle qui a été reproduite, une autre forme se fait jour. Sauf que celle-ci ne peut pas être vécue dans l’instant, en présence de l’un et l’autre qui s’aiment. Il faut l’établissement d’une distance dans le temps et l’espace, le gouffre de l’absence, pour que le motif fonctionne et que l’affect soit produit effectivement. Les androïdes de 2046 sont bel et bien les doubles de fiction de M. Chow et Mme Chan, ils sont atteints de la même affection : les deux amoureux ne sont jamais eux-mêmes que les doubles des motifs gravés sur la surface du souvenir. Tout est toujours fiction chez Wong Kar-Wai, tous ses personnages sont des doubles, toutes leurs aventures sont des mises en scène, et tout est toujours profondément réel — c’est que du point de vue des affects, la réalité du monde consiste dans la nature des effets produits sur les corps.

Le souvenir a donc pour fonction de rendre possible une articulation, il opère la rencontre des plans disjoints du passé et du présent, des sens de la vue et du toucher. Et le souvenir, chez Wong Kar-Wai comme ailleurs, c’est toujours ce qui fonctionne à partir de l’absence. La réalité a ainsi pour condition d’effectivité un vide, qui ne peut ni ne doit être comblé, que les personnages cherchent pourtant à remplir avec obstination, sinon à recouvrir au moyen des figures et des motifs du passé — c’est, semble-t-il, le sens même de leur vie. Pour dire les choses autrement, il y a un jeu entre deux termes qui sont le passé de l’être dans sa forme affective et effective, soit l’existence du double, et l’absence de l’être dans le présent, soit le vide intérieur qui est la condition de réalisation du double — alors même que s’inventent pour demain les formes nouvelles de l’affection. Le troisième terme, qui permet le jeu, c’est encore le souvenir. En retour du passage que celui-ci opère par-delà la fracture du temps, c’est dans ce mince mais irréductible décalage entre l’instant passé et le moment présent que le souvenir trouve la valeur inéchangeable que lui accorde M. Chow. En tant que trace autonome d’une chose qui ne sera jamais plus, d’un composé de relations impossibles à reproduire dans son intégralité, le souvenir (qui — ne l’oublions pas — est seul capable d’affecter l’existence et de donner forme au présent) acquiert la valeur de ce qui ne peut être échangé par l’être sans que celui-ci ne risque de se perdre. L’actualité du souvenir au moment de l’affection, son effectivité, qui affecte les corps, consiste dans la production de fantasmes dont les personnages cherchent des équivalents parmi les autres corps — ainsi M. Chow, dans 2046, n’accorde-t-il d’attention profonde qu’à des femmes qui lui rappellent Mme Chan, d’une manière ou d’une autre. Le souvenir est incessible. Il est conséquemment l’étalon de la valeur accordée aux fantasmes qu’il produit et qui le redoublent, ainsi que celui de la valeur accordée par un personnage aux corps des autres personnages. Ainsi la valeur de la Mygale de Singapour tient-elle pour M. Chow à sa « ressemblance » avec Mme Chan, ou à la perversion de sa propre identité que la première accepte de subir pour se rapprocher de la forme du souvenir de la seconde [1].

Il faut voir que chez Wong Kar-Wai, la relation affective est en soi une forme esthétique. Peut-être dirions-nous plus justement que l’affection, amoureuse par exemple, se compose de plusieurs formes sensibles qui sont autant de motifs esthétiques (d’où l’utilisation de ce terme plus avant dans le texte) se déposant dans la mémoire des personnages. Les souvenirs prennent à leur tour la forme de motifs simples ou complexes qui peuvent être décomposés pour la production de fantasmes : ce qu’on a pu appeler le « fétichisme » de Wong Kar-Wai n’a pas d’autre sens. L’incessant retour du passé qui efface le présent de M. Chow trouve sans doute son expression la plus claire dans 2046 avec l’intercalation des images de Maggie Cheung interprétant Mme Chan. Il n’en demeure pas moins que c’est toute l’économie du long métrage qui fonctionne selon le principe de l’itération incessante des motifs de l’affection. L’attention sensuelle avec laquelle Wong Kar-Wai filme le corps des femmes en accompagnant leur mouvement de musique, souvent la même, cette façon qu’il a de les vêtir de robes lourdes de dessins colorés auxquels font écho les murs couverts de papier peint, ce composé de manières procède de l’inscription en nombre indéfini, sur de multiples et différentes surfaces, de formes esthétiques dans lesquelles les personnages cherchent le double de leurs fantasmes. D’où — peut-être — l’apparente difficulté de saisir la cohérence magnifique et bouleversante du diptyque maniériste formé par In the Mood for Love et 2046 [2].

Le concept de motif permet ici une double articulation : il est à la fois ce qui motive l’être à l’action et le modèle relationnel qui, par abstraction, peut être réinscrit dans l’événement sur un plan plus vaste. La forme du souvenir affecte le corps en produisant le fantasme (affection psychique) et elle affecte les corps en proposant une manière d’être ensemble (affection éthique). Mais chez Wong Kar-Wai, la réalité est difficile à réinventer et les motifs rudes à composer ; le présent est toujours absent à lui-même, il comporte ce vice de forme qui fait que la proposition est un impératif. Le motif que l’un invente, il ne peut le faire fonctionner qu’en l’absence de lui-même, de celui qu’il était au moment de le produire ; l’être est différé, ce qu’il est n’est pas ce qui est produit dans l’instant, mais bien ce qui fut fait, ailleurs et autrefois. C’est cette évanescence, cette impossible superposition d’identités qui se chassent l’une l’autre dans un mouvement qui rappelle la fuite du temps, que M. Chow cherche à conjurer en s’attachant à un seul souvenir, à la résurgence duquel il s’abandonne. N’est-ce pas cela qui suscite, pendant les projections des deux longs métrages, l’impression d’une déchirure irréparable, d’une tristesse délicate mais qui blesse : pour l’auteur et cinéaste chinois, un homme n’a qu’une seule chance…

Donc, le souvenir chez Wong Kar-Wai est affectif, il est la mémoire d’une affection qui a sur le présent des personnages un effet de fiction : il ouvre un espace qui est aussi un temps où les êtres évoluent en tant que doubles non pareils des figures du souvenir.

« Manuel du voyageur » dans l’esthétique-fiction

Assez peu adroitement, ou du moins de façon très imprécise, certains ont évoqué la science-fiction en parlant de 2046 [3]. L’oeuvre semble pourtant répondre à des règles de construction distinctes et relativement nouvelles. La distance prise par rapport à cette manière de cinéma était d’ailleurs clairement marquée, explicitement énoncée dans la narration même du film. À propos d’un livre écrit par M. Chow et qui porte aussi le titre « 2046 », le narrateur explique : « Some didn’t take the science-fiction angle. But all “2046” meant to me was a number of a hotel room [4]. » 2046, la ville, n’est aucunement le lieu rêvé où s’incarnent les avancées d’une science possible, la réalité d’un avenir probable ou improbable (probable et improbable). Elle est la métaphore verbale et visuelle qui donne à voir ce qui est là mais n’est pas évident pour les yeux : cette dimension de l’être qui est celle de l’affection esthétique, dont les motifs se déposent dans la mémoire, donnant leurs formes aux souvenirs. Il s’agit du voyage dans un monde fait de souvenirs affectifs qui fonctionnent comme des promesses d’avenir impossibles à réaliser, si bien que l’être s’extirpe de son passé dans le mouvement même qui l’y enfonce ; en témoigne le déplacement de ce train qui, partant de 2046, y arrive finalement (« […] I left 2046 […] »… « […] nobody has ever come back [from 2046] »).

Dans ce monde un peu étrange (où un décalage inhabituel règle les relations et fait l’être différé), nous l’avons vu, les personnages ne sont jamais que des doubles du souvenir, soit des êtres de fiction (des êtres qui jouent) qui sont autant de formes esthétiques prises au jeu de la mise en scène fantasmatique. Le voyage que propose Wong Kar-Wai n’en est pas un de science-fiction, mais d’esthétique-fiction : c’est une plongée exploratoire dans un régime de fiction affective, où les motifs de l’affection se déclinent au fil des rencontres et dans un mouvement de cascade. Ce qui est ou a été une fiction, ce n’est pas le passé de M. Chow, mais bien l’amorce d’une relation amoureuse. Et ce qui est esthétique dans cet événement, c’est la forme de l’affection (un amour) qui se fixe dans le souvenir et sert de matrice pour la déclinaison des motifs.

Le texte qui suit n’est pas qu’une analyse. Il consiste pour une large part dans la description des deux films qui nous intéressent. Il s’agit d’abord de rencontrer et de faire se rencontrer sur la page In the Mood for Love et 2046, de manière à dévoiler les liens d’intimité qu’ils entretiennent (ce rapport entre la mise en scène d’un amour, la production d’une affection réelle et la création d’un souvenir qui affecte le présent). Une telle description devrait se présenter comme une humble tentative de ressaisir dans le mouvement d’une écriture ce qui est pressenti de la démarche de l’auteur. Se laisser prendre au jeu du film jusqu’à trouver dans l’expérience qu’il propose une méthode et les outils qui permettront de tracer un plan de cohérence conceptuelle à sa surface, n’est-ce pas ce qu’impose, pour peu que nous voulions le comprendre, le complexe ouvrage de Wong Kar-Wai [5] ? Cette façon qu’a le cinéaste de produire le récit à partir de la forme esthétique, du motif fixé dans la mémoire, ne suggère-t-elle pas de suivre le fil des réminiscences et d’accorder un pouvoir d’interprétation à la résurgence ? Dans 2046, chaque souvenir ouvre sur une série indéfinie de motifs esthétiques qui peuvent devenir des personnages ou objets participant d’une mise en scène fantasmatique ; le travail de la description peut mettre au jour la cohérence silencieuse d’un ou plusieurs dispositifs réglant un régime de fiction affective.

2046 (In the Mood for Love)

Tout au fond d’un couloir profond et discret comme une arrière-pensée, une porte affiche le numéro 2046. Dans quel hôtel se trouve cette adresse ? Nous ne le savons pas. Pour les personnages mêmes de l’histoire, l’endroit ne semble avoir d’autre réalité que la sienne propre. Comme ce que nous appelons une « fiction », il a son propre temps, il est son propre espace. Il existe quelque part dans la ville (Hong Kong, mais ça n’a pas d’importance) ainsi qu’il perdurera en quelque lieu indéfini de la mémoire.

La porte s’ouvre sur une chambre meublée dans laquelle s’est retiré M. Chow pour inventer des histoires de sabre. Mme Chan affectionne ces récits d’aventures et, après les heures de bureau, quand le jour s’achève, le travail se prolonge tard dans la nuit aux côtés de l’écrivain qu’elle accompagne dans l’écriture. Par la même occasion, ils poursuivent le jeu qu’ils ont entrepris de vivre ensemble, la mise en scène de l’amour naissant de leurs conjoints respectifs devenus amants, projet d’une étrange fiction qui tend à prendre consistance dans la réalité du quotidien ou, pour le moins, à rétroagir et transformer l’existence des comédiens. C’est ainsi que dans la chambre 2046, les corps n’ont pas de réalité simple : ils sont démultipliés, répétés deux fois dans un miroir qui est fait de plusieurs panneaux. La naissance des doubles dans le travail de la fiction et les reflets, les effets de la réflexion dans l’espace ouvert de la glace, se correspondent et se prolongent, ceci et cela exprimant le fait d’une incessante mise hors de soi en fonction de laquelle l’identité est toujours celle d’un autre soi-même.

De telles expériences se superposent comme des lignes musicales. La conjugaison des deux trames fait naître une autre musique, un mouvement irréductible aux éléments, jusqu’alors séparés, qui le composent : c’est l’air trouble, le souffle hésitant de leur propre amour. Les corps de l’homme et de la femme se rapprochent au moment d’écrire ; leurs pensées se rencontrent à la faveur des mises en scène ; tout leur être expérimente dans sa fibre même et comme une condition de l’existence la réalité de cette fiction affective. « We won’t be like them », affirme Mme Chan. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’ils ne s’aimeront jamais comme leurs conjoints amants qui se voient en pays nippon ? Ou que l’amour qu’ils se vouent leur appartient désormais et dépasse en grandeur celui qu’ils avaient cru imiter ? L’un et l’autre, en fait : ils s’aiment en tant que doubles de leurs mari et femme, et ce jeu donne naissance à une nouvelle affection — qui ne pourra être effective que lorsqu’elle sera passée du côté du souvenir.

2046, la chambre, est clairement le lieu de fictions et un espace de fiction : elle est un endroit propice au développement, au déploiement d’aventures fictionnelles (les histoires de sabre, le mime de l’amour des autres) et est en tant que tel, et est tout à la fois l’espace de l’un et de l’autre, une pièce et son double (la chambre de l’écrivain, là où l’homme et la femme créent, là où ils jouent ; la chambre des comédiens, l’espace joué). Chambre de jeu, donc, au sens fort, en ce qu’elle permet une sortie hors de l’espace régulé du quotidien. Il est vrai que dans les appartements loués par les couples Chan et Chow, la surveillance attentive et les attentions prévenantes des propriétaires font peser sur l’existence des locataires le poids d’une morale normative condamnant ce qui a l’apparence d’une relation extraconjugale. Deux espaces alternatifs s’ouvrent en réponse à ces contraintes : au Japon se lève un jour lointain qui suspend pour les conjoints amants les lois d’une moralité de convenance ; dans la chambre 2046 se déploie la nuit indéfinie qui cache les jeux transgressifs de M. Chow et Mme Chan. La chambre, le pays nippon, ce sont dans In the Mood for Love des espaces où la règle ordinaire ne prend son sens que dans l’acte qui la brise plutôt que dans celui qui se plie à sa loi. Mais 2046 présente ceci de particulier qu’elle est la chambre des doubles de fiction, le lieu dans lequel naissent les doubles et l’espace qui se dédouble dans de multiples jeux. C’est ainsi que le travail s’y opérant produit l’intensification de la tension vécue à l’extérieur de cet espace. L’expérience de M. Chow et de Mme Chan n’a de sens qu’en regard de cette réalité qu’elle décompose et recompose au moyen de mises en scène. Ce pourquoi la chambre ne cesse de se refermer derrière eux comme un souvenir coupable dès qu’ils reprennent leurs anciens rôles.

Il n’y a qu’une porte connue à la chambre 2046, celle qui porte ce numéro comme un cadenas. Le verrou conserve intact le secret recelé dans cet endroit et l’empêche de voir le jour ailleurs qu’à l’ombre de ses murs — une telle ouverture sur le monde trahirait bien sûr le secret mais permettrait à la relation de s’épanouir. M. Chow avait conçu quelque chose comme une autre sortie, ou du moins proposa-t-il de rompre le verrou pour que les fruits du jardin brillent au dehors d’un éclat unique. Su Li Zhen déçoit cette attente de lumière. Peur d’affronter le démon de la médisance ? Volonté de respecter la convention ? Incapacité de mettre fin à un premier mariage qu’elle avait cru être d’amour ? Faiblesse face à la force de ses rêves ? — ce sont des formes possibles de cette affection bizarre qu’est l’« usure ». Apparemment, le corps de M. Chow est moins « usé » que celui de Mme Chan. À moins que ce ne soit elle qui lui ait finalement transmis la maladie à laquelle le chef de gare de 2046 donnera un nom… ? Toujours est-il que le flux de l’émotion envahit M. Chow avant celle qu’il aime et qu’il ne peut plus supporter son indifférence. L’écrivain décide de quitter Hong Kong pour Singapour. Il fait part de sa décision à sa compagne d’écriture. À l’occasion d’une nouvelle mise en scène qui reprend par avance le moment d’un départ, Mme Chan pleure — c’est qu’elle incarne alors le double dans la forme duquel s’est développé son amour. Elle ne suivra pas M. Chow. Elle ne sait pas choisir et choisit pourtant, malgré elle semble-t-il. Il pleut. Une pluie qui tombe sur la fin d’une histoire comme un rideau de théâtre.

Le temps a passé. En l’absence de M. Chow, Mme Chan visite le logement qu’il habite à Singapour. Elle lui téléphone tandis qu’il travaille, pour entendre sa voix, mais demeure elle-même silencieuse. L’amour qui les tient continue bel et bien d’exister… Oui. Mais dans la distance même qui ne cesse de les tenir éloignés l’un de l’autre. Si bien que plus tard, dans une autre vie (dans un autre film), le doute assaillira l’amoureux éconduit. Incapable de se défaire de cette peine qui l’habite (« All memories are traces of tears »), il se demandera si elle en aimait un autre.

Ce secret que garde M. Chow depuis qu’il a quitté la chambre 2046 (« I once fell in love with a woman »), en 1966, il le confie à la pierre dans les ruines d’un monastère au Cambodge. Il s’agit d’une vieille pratique qui doit lui permettre d’oublier, d’avoir l’esprit tranquille. À la fin, c’est tout ce que souhaite l’homme prisonnier du souvenir : être libéré de cet amour irréalisé, de cette fiction des sens qui garde son coeur fermé. Car le couloir drapé de rouge qui mène à la chambre 2046 est désormais vide et s’étire comme une blessure.

À la façon de Camille Claudel exprimant l’échec de son amour avec Rodin dans une statue de bronze (qu’elle commit, aux yeux du sculpteur, ainsi qu’un outrage à la pudeur que commandait de respecter l’intimité de leur relation), M. Chow écrira un roman, « 2046 », une manière d’autobiographie, une tentative d’exorciser cette affection qui, un jour née de la fiction, ne cesse de l’emporter. Mais alors que pour Claudel, le geste a pu en être un de désespoir et d’imploration, M. Chow poursuivra l’écriture de son livre avec une désinvolture qui trahit la décision qu’il semble avoir prise de ne plus être blessé que par le passé.

2046

Une musique magistrale entraîne le spectateur à travers les images d’une ville dont le dessin semble inspiré d’une ancienne vision futuriste. Mais cet enchevêtrement de buildings traversé de rails vertigineux échappe à l’attention qu’on lui porte. La cité n’a pas de sol visible et toutes les lignes, et toutes les formes qui la composent sont dédoublées, exténuées, semblent se perdre dans un flou qui a quelque chose de l’imprécise lueur du souvenir. Des vues sur la cité se succèdent, évanescentes. Le nom de cet endroit étrange, qui est aussi bien une époque : 2046, le lieu et le temps dont personne n’a jamais entendu parler puisque personne n’en est jamais revenu. D’où vient que nous ayons la possibilité de le connaître aujourd’hui ? M. Chow est parvenu à le quitter. Du moins le croit-il en cet instant, fugace à l’instar des images de la ville, où il commente son départ dans un train qui a les allures d’une imagination fantasmatique, de la transposition numérique d’une fiction des sens — 2046 n’est peut-être qu’une autre de ces cités invisibles qu’a pu décrire, si bien et comme par enchantement, Italo Calvino.

Pour provoquer le destin, M. Chow a une fois quitté Hong Kong pour Singapour. Sous les traits d’une autre femme portant le même nom, Su Li Zhen (Gong Li), il a retrouvé là le fantôme de l’amour dont il pensait se libérer. L’écrivain revient donc à Hong Kong. Il a quitté la mystérieuse joueuse, cette Mygale vêtue de noir telle une veuve, sur ces mots qu’il sait être adressés à lui-même : « Maybe one day you’ll escape your past. If you do, look for me. » Quelque part dans la nuit, le grondement sourd d’un train semblait indiquer que les amants se séparaient dans une gare — mais c’est aussi bien la façon qu’a M. Chow de passer dans la vie des femmes qu’il séduit qui est exprimée par cette image sonore. La tristesse de la Mygale porte à croire qu’elle était amoureuse. Savait-elle que l’écrivain cherchait à retrouver en elle le souvenir d’une autre femme alors qu’elle refusait de le suivre ? Le fait est que M. Chow part seul, avec la pensée de se dégager enfin de la toile de ses souvenirs.

Un livre semble naître de ce transit : M. Chow écrit « 2046 ». Il y est question d’une ville d’où personne ne revient, que personne ne veut quitter, d’où le héros a été seul à s’échapper. Effort de s’extirper d’un passé envahissant par le travail de l’imagination, oeuvre d’esthétique-fiction ?

À Hong Kong, le voyageur entreprend une vie de séduction et subsiste de l’écriture d’histoires d’amour osées que lui inspirent ses rencontres d’une nuit. Une ancienne amante le mène dans une chambre marquée du sceau du souvenir [6] : elle loge à l’adresse 2046. M. Chow se laisse séduire par la coïncidence. Le logement s’étant libéré, il veut l’habiter. Il ne trouve place que dans la pièce adjacente, la 2047, où il se plaît finalement. Depuis celle-ci, M. Chow a un contact tout à fait singulier avec la chambre 2046. Un treillis ouvragé servant à l’aération lui permet d’entrapercevoir les femmes qui y séjournent. Des paroles prononcées en japonais attirent d’ailleurs bientôt son attention du côté de 2046 : « Let’s go !…. I’ll go with you… Can I go ? » Dans la chambre, il aperçoit un visage de fable, des traits doux comme de l’eau : Jing (Faye Wong), la fille aînée du propriétaire de l’hôtel, rêvasse en pensant à son petit ami japonais. Plus tard, alors que le père de la jeune femme, un Chinois traditionaliste, se montrera fermement en désaccord avec cette union, M. Chow aidera l’amoureuse en détresse en rendant possible une communication épistolaire entre les deux amants.

Bai (Zhang Ziyi), une nouvelle locataire, habite maintenant la chambre 2046. Corps effilé, défilé des robes colorées, plénitude des formes, cascade des moulages, galbe fin des hanches. Une nuit de Noël, M. Chow invite Bai à réveillonner en sa compagnie, Bai qui rêve de Singapour, qu’un ancien amant avait promis de lui faire connaître. Ils égrènent ensemble le chapelet des heures. « A man like me has nothing much, except free time », dit M. Chow sans ironie, avant de suggérer à la jeune femme de s’emprunter mutuellement leur temps libre. À la suite de cette soirée, les corps commencent de jouer. Un attachement véritable, détaché des figures obsessionnelles du passé, semble se développer entre M. Chow et Bai. Si bien que pendant un temps, la succession des scènes, l’agencement des images et la poursuite des dialogues se font plus narratifs. C’est une histoire radicalement nouvelle qui naîtra peut-être. C’est un autre motif qui est en voie d’apparaître dans la vie de l’écrivain. Jusqu’au moment où Bai tente un rapprochement important que M. Chow repousse, armé d’un sourire aiguisé — dont la pointe s’enfonce aussi bien en son propre coeur que dans celui de son amante éconduite. Par quel retournement de son sentiment ? Sous l’influence de quelle résurgence du passé ? À partir de ce point, force est de constater que cette légèreté amoureuse qui pesait sur leur relation, c’était le poids inversé du passé de M. Chow.

L’homme poursuit sa course, fuyant cette « ville » qu’il ne cesse de redécouvrir au-devant de lui tel le mirage incandescent d’un souvenir renaissant de ses cendres. Pour avoir laissé derrière lui, par un jour de tristesse, son aventure dans la chambre 2046, il s’est enfermé dans le lieu du passage. La métaphore veut qu’il ne parvienne pas à quitter ce transport qu’il a pris (de Hong Kong à Singapour) pour mettre fin à une situation impossible, à une relation d’amour verrouillée. Pour jamais, il a quitté 2046 ; pour toujours, il cherche ce passé qui lui a échappé. L’aventure qu’il a vécue avec Su Li Zhen (dans In the Mood for Love), l’écrivain s’en sert comme d’un prisme pour diffracter un présent auquel il ne reconnaît plus d’autre unité que celle du passé. Partout il retrouve les éclats de son amour brisé pour cette femme disparue. Chaque fois il use de cette lumière pour relancer son désir qui est dès lors contraint de fonctionner à l’intérieur de la relation qu’il a vécue avec Su Li Zhen : ce motif d’un amour irréalisé, impossible, blessant parce que traversé par le doute — un doute qui va grandissant tandis que le temps épuise les corps, érode les sentiments. La substance du passé s’est décomposée, n’a laissé de trace que cet étrange et obscur artéfact : le souvenir. Dans une atmosphère de soleil couchant, M. Chow laisse s’étendre sur sa vie l’ombre de son passé, accordant à cette projection le pouvoir de donner une forme à son présent, de dessiner la géométrie de ses relations. M. Chow ne reverra Bai qu’une seule fois, une Bai perdue dans le drame à la veille de son propre départ pour Singapour.

Un jour, Jing demande à M. Chow s’il existe quelque chose d’immuable dans le monde. M. Chow comprend qu’elle pense aux sentiments du jeune Japonais dont elle est éprise (ses sentiments pour elle seront-ils éternels ?). L’écrivain dissèque l’amour du jeune homme et entreprend d’écrire une histoire avec l’aide de Jing — comme il le fit un jour avec une certaine Su Li Zhen, mais à la blague cette fois. Ils choisissent, par dérision, d’appeler le roman « 2047 ». Avec le temps, M. Chow prend l’écriture de ce livre trop à coeur et s’identifie au jeune Japonais. C’est sa propre histoire qu’il transpose sur le papier, ce sont les figures de ses femmes qu’il maquille et fait miroiter à la surface de la fiction, ce sont des hommes qu’il a connus qu’il laisse apparaître au fil du récit et jouer des rôles semblables à ceux qu’ils occupaient dans une autre réalité. L’été d’écriture avec Jing sera le plus beau de sa vie, mais aussi le plus court.

« 2047 » raconte l’histoire d’un jeune homme qui cherche à quitter une ville, obscur objet d’un souvenir qu’il désire profondément retrouver. Le personnage s’est embarqué sur un train dont on ne sait où et quand il s’arrêtera. Il porte avec lui un secret qui fonctionne comme un doute, qui laisse en lui une trace ayant la forme d’un creux à remplir (à l’image de ce trou dans un mur de pierres en ruine, dans lequel un homme tenta un jour de se délivrer de son passé). Il s’agit d’un secret qui se poursuit dans une question : « I once fell in love with someone… I couldn’t stop wondering whether she loved me or not… » Dans les wagons tubulaires, des hôtesses prennent soin des passagers. Ce sont des automates d’une grande finesse, qui parcourent les couloirs comme des apparitions fantasmatiques dans lesquelles s’engouffre la pulsion. Mais les rouages intérieurs de ces femmes, un peu usés, entraînent un délai dans la réponse aux affects qu’elles subissent. De cette hôtesse qui a le visage de Jing, on sait qu’elle répond exactement au souvenir qu’a le personnage d’un amour perdu auquel il est encore en proie. « 2047 » est la mise en abîme du film entier dans une fiction portée par la métaphore du train (la figure du passage, le signe d’un transport physique qui est un transport affectif — ainsi M. Chow quitta-t-il Hong Kong pour Singapour, Singapour pour Hong Kong, tentant d’échapper à une affection qui continue de marquer son existence par la reproduction d’un motif auquel il ne se résout pas à mettre fin). Du même coup, « 2047 » est la poursuite du roman « 2046 ». L’histoire de l’un tend à s’amalgamer et se fondre dans celle de l’autre — tout comme 2046 et In the Mood for Love sont indissolublement liés, sur le mode d’une réflexion poétique qui ramène sans cesse l’artiste aux figures qu’il a un jour créées.

Une nuit de Noël, M. Chow propose à Jing de réveillonner en sa compagnie. La jeune femme ouvre une porte qu’elle propose implicitement à l’écrivain de franchir : il est clair qu’elle est sur le point de renoncer à son amour japonais pour s’offrir à son compagnon d’écriture. Mais celui-ci repousse l’avance avec tact, donnant le moyen à la jeune femme de parler de vive voix à son amant au cours de cette nuit froide de solitude — en cet instant, il la contemple, nostalgique, à travers une paroi de verre.

« Why do you write all that stuff about sex ? » demande Jing à M. Chow. « So I won’t starve ! » répond-il. Entendre : pourquoi toutes ces amourettes d’un soir, ces inventions superficielles, sans substance ? Il faut bien vivre… C’est le constat d’une absence impossible à combler et une manière de renoncement à briser le motif qui enferme ce secret en forme de creux. « 2047 » est maintenant achevé. Une copie du manuscrit est envoyée à Jing qui a quitté Hong Kong pour le Japon. Elle adore le récit, mais garde un doute à propos de la chute : « She finds the ending too sad », rapporte le père à M. Chow. Elle propose à son compagnon d’écriture de la changer. 1 heure… 10 heures… 100 heures s’écoulent sans qu’un seul terme de la finale puisse être retouché. « I had a happy ending in my grasp, dira M. Chow à propos de sa relation avec Su Li Zhen, but I let it slip away. »

2047

À l’instar de 2046, 2047 est d’abord un simple numéro de porte. Mais c’est aussitôt et aussi bien la mince cloison qui exprime l’impossibilité d’habiter la chambre voisine, celle qui porte comme une enseigne le numéro 2046, ce signe jailli d’un passé qui ne cesse de rappeler à lui M. Chow. Le passage d’une adresse à l’autre incarne l’irréductible différence du présent, la fracture infime et infranchissable qui sépare ce qui est de ce qui fut (la disjonction entre l’instant présent et celui qui le précède). 2047 possède donc une ouverture sur la réalité qui ne doit pas être réduite à son rapport avec la pièce attenante. Mais les liens d’intimité qui existent entre les deux chambres sont tels que M. Chow ne cesse d’être attiré par ce qui se passe de ce côté de l’appartement. Le présent de 2047 jaillit de 2046. En sortent autant de variations autour d’un même souvenir dont le dessin a été fixé dans une histoire passée. Toutes les femmes qu’aime M. Chow passent par 2046. Et toutes sont prises au piège de son passé : elles incarnent tour à tour la figure d’un amour impossible.

2046 s’est fixé, figé dans l’ambre [7] du souvenir et demeure un espace-temps lié par un composé d’affects inaccessible mais toujours près de soi. Là a commencé une relation d’amour qui, ne s’étant pas réalisée, n’a pas eu de fin dans la mémoire de M. Chow ; la limite qui la ferme est une béance que rien ne suffit à remplir. Le temps de la chambre 2046 surgit, s’impose, s’intercale, ouvre des brèches dans le temps de la chambre 2047. Ce qui a changé consiste dans cette distance spatiale et temporelle prise face à un passé que M. Chow a le désir de retrouver, qu’il voudrait oublier. Toutes les femmes de M. Chow (Bai en premier lieu) se battent pour la reconnaissance d’une singularité, reconnaissance qu’elles ne parviennent pas à obtenir de sa part. Mais il faut voir que l’identité qui leur est accordée n’est pas celle de la multitude. C’est la figure de Su Li Zhen, le motif de l’amour impossible qui surplombe le cours des événements. 2046 n’est pas la chambre hantée par le passé, elle est la chambre passée qui hante le présent. 2047 n’est pas la chambre habitée pour ce qu’elle a en propre, elle est le lieu de la limite sur laquelle le passé entre en contact avec le présent, l’espace de transition perpétuelle dans lequel se manifeste la différence entre le souvenir et les formes de l’actualité, les courbes minces des femmes. C’est pourquoi réside en 2047 un potentiel de transformation que chacune d’entre ces dernières exprime à sa manière. 2047 est l’espace et le temps de tous les possibles sauf un : il demeure impossible de retrouver la réalité de la chambre 2046 de l’année 1963. Étrange retournement : c’est ce souvenir marqué du signe 2046 qui est porteur d’espoir pour M. Chow. Comme une ancienne promesse de bonheur qui fonctionnerait de manière à empêcher de nouvelles promesses de se faire jour.

Quel destin pour l’homme nostalgique ? M. Chow s’enferme dans cette chambre de passe, ce lieu de passage qui porte le numéro 2047, pour toucher un présent qu’il ne regarde pas, pour regarder un passé qu’il ne touche pas. In the Mood for Love s’achevait sur cette phrase écrite sur fond rouge : « He remembers those vanished years. As though looking through a dusty window pane, the past is something he could see, but not touch. And everything he sees is blur and indistinct. »

Le dispositif esthétique d’ouverture et de fermeture

2046 participe d’un défi proprement humain : celui qui consiste, en délaissant les béquilles traditionnelles (une réalité conventionnelle, un sens apparemment éprouvé, des clichés familiers et réconfortants), à jeter au-dessus d’une brèche ouverte sur le chaos du monde — le néant, l’absence de langage — le mince filin d’une technique de création. Véritable esthétique de l’existence, cette technique a pour fonction principale d’engager l’être dans un mouvement destinal susceptible de le transformer : elle vise littéralement sa mise en forme. Abandonnant l’ordre offert par la tradition pour faire la part du sentiment d’inquiétante étrangeté qui accompagne toute vie, la pensée risque une plongée dans l’inconnu et saisit, en retour, l’opportunité d’un aménagement novateur.

Cette performance funambulesque ne va pas de soi. Afin d’être tendu au-dessus du gouffre, le filin de la fiction créatrice exige un dispositif d’arrimage. Pour tendre 2046, Wong Kar-Wai a choisi un dispositif esthétique curieux : une ponctuation en forme de mouvement graphique à laquelle échoit la lourde tâche d’ouvrir et de fermer sa proposition cinématographique. Juxtaposée aux tout premiers et tout derniers plans du film, une forme esthétique pure, sans référent connu, est donnée à voir. Sous l’effet d’un lent travelling arrière, le spectateur semble d’abord s’extraire d’un vide obscur pour découvrir une structure fascinante, étrangère et lumineuse, puis l’oeuvre qui, pendant un peu plus de deux heures, paraît en jaillir. Or cette oeuvre, une fois déployée, se résorbe enfin dans ce dispositif lorsqu’un lent travelling avant y enfonce le regard, conduisant au générique final.

Comment décrire cette « forme esthétique pure » ? D’un centre noir émanent des rayons d’ombre ondulant sur la surface dorée et chatoyante d’une forme ovoïde. S’agit-il de reflets cuivrés s’abîmant dans l’ouverture d’un instrument à vent imaginaire ? Du motif hypnotique recouvrant un improbable lit circulaire ? Peut-être est-ce simplement la déclinaison futuriste d’une fable antique, relative à une technique discursive singulière dont le film offrirait le récit ? Auparavant, lorsque quelqu’un voulait se soulager d’un secret trop lourd sans pour autant désirer — ou savoir — le partager, il lui était possible de creuser une cavité dans le tronc d’un arbre, d’y chuchoter sa confession pour la recouvrir ensuite de terre. Le dispositif esthétique qui ouvre et clôt 2046 se donne à voir comme l’illustration effective de cette fable, comme sa conjugaison sur le mode cinématographique. Le film, en effet, paraît prendre vie sur les écrans comme l’herbe au creux du jardin de confidences aménagé dans le tronc d’arbre. 2046 peut ainsi être lu comme le rayonnement de la séquence finale de In the Mood for Love, dans laquelle le protagoniste, appuyant sa bouche contre la pierre d’un temple cambodgien en ruine, souffle le drame d’un amour qui lui a échappé. Si la séquence montre bien, au moyen d’une ellipse délicate, une touffe de végétation trissant de la pierre, elle préfigure également, par analogie, l’éclosion luxuriante de l’oeuvre artistique qui allait suivre. 2046 annonce sa propre floraison à l’aide de cette amorce, alors que jaillissent du vide les frises radiantes d’un discours scriptural tracé en lettres de néon bleutées. Ainsi rayonne cette fiction d’affects réunis autour d’un vide créatif : celui d’un secret silencieux, d’un amour irréalisé, d’une femme absente.

Comme l’usage du vide chez Lao Tseu [8], le régime effectif de cette étrange oeuvre cinématographique se développe à partir d’une absence autour de laquelle tournoient et se déploient les rayons d’inquiétantes séries de motifs affectifs. Cette perspective permet d’envisager l’absence à la fois comme obstacle et amorce au processus de création. Wong Kar-Wai propose ainsi de passer de la conception d’un dispositif esthétique assujetti au référent d’une réalité normalisée écrasant les possibilités de son déploiement, à un dispositif esthétique capable de générer de nouvelles réalités.

Esthétique-fiction

Le réalisme, dans la vie courante comme en philosophie, ce peut être une façon d’envisager un plan de référence unique, absolu et définitif, en regard duquel toute chose trouve à être classée selon les catégories du vrai et du faux, du concret et de l’abstrait, du besoin et du fantasme, de la réalité et de la fiction. Pour soutenir cette conception du monde, il n’existe sans doute pas un grand discours qui aurait l’unité et la puissance de travestissement d’une idéologie. Il n’en demeure pas moins qu’une telle logique du réel est d’usage ponctuel mais courant dans nos sociétés occidentales. Dans ce sens, le réalisme est une discrète mais terrible machinerie politico-philosophique au moyen de laquelle nous ordonnons et coordonnons idées, gestes et paroles ; dans les faits, c’est une manière d’être. Toute la structure de l’industrie du divertissement a par exemple reposé jusqu’à aujourd’hui sur un principe qui est le corollaire de cette définition du monde : l’individu exténué par un travail qui est le degré zéro de la fiction doit trouver à se détendre dans des jeux futiles et sans conséquences. Ainsi déposons-nous les armes de la création au pied d’une réalité considérée souveraine — mais qui, en dernière instance, nous dira en quoi celle-ci consiste ? « Il y a une identité de nous à nous-même » : cette formule que nous a légué l’homme de théâtre Louis Jouvet peut servir aujourd’hui à mettre en scène le piège d’un certain réalisme qui fonctionne de manière à nous assujettir à ce que nous sommes devenus. Le cinéma atteint peut-être à sa plus haute et efficace expression quand le dispositif qui lui est propre rend caduque une telle notion de « réel » et absurdes les pratiques qui se justifient en fonction d’elle et, à la fois, lui servent de fondement.

Les deux derniers longs métrages de Wong Kar-Wai tirent entre autres leur force impressionnante (impressionniste) d’une proposition radicalement différente concernant la réalité humaine. Dans l’articulation entre In the Mood for Love et 2046, et partout dans 2046, à de multiples niveaux de lecture, un paradoxe est au principe de toute réalité : c’est le double constat de la vaste continuité de la vie et de la multiplicité des ruptures irréductibles dont l’être fait l’expérience au quotidien ; c’est la contrainte existentielle de la persistance et de l’effondrement des formes qui s’inventent et se réinventent dans le feu des événements. Deux énoncés sont la marque très nette de ce fonctionnement dans le diptyque : 1) « […] nothing change in 2046 » ; 2) « Something must change » (la phrase est répétée à plusieurs reprises). Le premier énoncé concerne un souvenir qui ne se laisse pas oublier et qui assure une continuité dans la vie de M. Chow ; le second exprime la volonté du personnage de s’accorder avec la fuite d’un temps présent en rupture avec un passé dont il ne maîtrise pas la résurgence. Autrement dit, M. Chow veut oublier un amour perdu que d’un même mouvement il désire retrouver, et les visages rencontrés deviennent les doubles de fiction de la femme un jour aimée.

Il est vrai qu’avec 2046, Wong Kar-Wai ne donne pas une simple suite à In the Mood for Love, ce qu’il a d’ailleurs nié avoir fait. Si dans la description, mêlée d’analyses, d’une partie du développement narratif des deux longs métrages, nous avons pu passer de l’un à l’autre sans problème, c’est bien sûr parce que les deux récits s’emboîtent parfaitement. Les séjours à Hong Kong et à Singapour coïncident, ainsi que les années au cours desquelles ils sont effectués (selon cette progression, bouleversée par le cinéaste : 1962, 1963, 1964, 1966…). Les noms des personnages, leurs visages sont les mêmes. Certains souvenirs de M. Chow dans 2046, des images de la Su Li Zhen interprétée par Maggie Cheung, appartiennent à In the Mood for Love. Mais toutes ces correspondances et identités seraient anecdotiques si elles ne servaient que le prolongement d’une histoire dans une autre ; elles sont nécessaires dans la mesure où elles rendent possible un travail beaucoup plus élaboré qui porte l’oeuvre aux limites de l’expérience cinématographique, alors qu’elle se déroule au plus près de la complexité de l’expérience humaine. Il s’agit d’un autre réalisme, mais plus beau, plus sincère et plus juste dans le ton, plus universel aussi que ce que le sens commun de notre époque désigne par ce terme, soit cette manière de calque de la quotidienneté logé dans le cadre d’un temps linéaire et intégrant toutes les grossièretés banales de l’existence auxquelles est accordée une importance démesurée.

Dans 2046, l’espace de la chambre 2047 offre une perspective unique sur le film, celle qui se déploie à partir du paradoxe de la rupture et de la continuité : l’irréductible différence créée par le passage du temps entre l’événement d’aujourd’hui et celui d’hier, et le récurrent, le perpétuel surgissement d’éléments passés dans l’événement présent (M. Chow ne peut louer la chambre 2046, mais ne peut s’affranchir de sa proximité ; ce qu’il trouve dans la chambre 2046 n’est jamais 2046 ; ce qu’il envisage et désire depuis la chambre 2047 est toujours 2046). Mais Wong Kar-Wai ne se contente pas de faire fonctionner son histoire sur le fond constitué par ce paradoxe, il propose l’expérience de la manière dont ces occurrences trouvent place dans un ballet plus ou moins ordonné de figures dont le seul hasard ne saurait rendre compte. Les affects produits dans l’expérience (ce que le corps subit et fait subir) se transposent et composent sur le plan du souvenir une série de doubles dont l’existence effective pèse en retour sur les événements à venir.

Ainsi pouvons-nous voir fonctionner dans les deux longs métrages le concept d’esthétique-fiction à différents niveaux. In the Mood for Love constitue une série de motifs dans la conjonction des plans d’énonciation sonore et visuelle. Ces vastes surfaces sont décomposables en de multiples facettes : la voix off, les énoncés qui apparaissent à l’écran sur fonds noirs ou colorés, le dialogue entre les personnages (les échanges en chinois mais aussi les sous-titres français), la musique extradiégétique qui accompagne le mouvement des corps, la trame sonore propre aux événements narrés (dont la sonorité, étrange pour une oreille occidentale, du chinois, du japonais et du mandarin), les différents types d’énoncés picturaux (image filmée, synthèse numérique). Des personnages (M. Chow, Su Li Zhen), des artéfacts de lumière (un plan de nuit à l’intérieur d’un taxi), des fragments de langage verbal ou visuel (l’énoncé d’un secret, le mouvement d’une main sur une cuisse, la coloration florissante d’une robe) peuvent être extraits de cette matrice comme autant de motifs qui seront réintroduits, reproduits, réinterprétés à l’intérieur d’un nouvel ensemble dans lequel ils entrent en composition avec d’autres artéfacts, d’autres fragments. Des motifs relationnels prennent aussi forme : une certaine façon de terminer une relation, chaque fois dans le drame (Loulou), chaque fois dans la fuite (M. Chow) [9]. C’est de cette manière que 2046 est traversé de part en part par les motifs en décomposition de In the Mood for Love [10].

À un certain niveau, la mémoire n’est peut-être que le mouvement rappelant sous le jour de la conscience les motifs de l’affection, par bribes, par fragments… autant de souvenirs, autant d’éclats de verre de fictions esthétiques sur lesquelles l’être se blesse, se façonne. 2046 est une fresque ornementale mettant en scène l’incessant travail d’interprétation, de cisèlement de la vie affective que tout homme et toute femme mènent avec les motifs qu’ils ont un jour créés, à l’aide de ceux-ci et contre eux, traçant peu à peu le dessin de leur destinée. Mais chez Wong Kar-Wai, les êtres souffrent d’« usure » et l’affection est différée, elle devient effective toujours trop tard. Toutes les relations ne fonctionnent qu’à partir de l’absence ; la réalité de l’être procède du souvenir et sa vérité est celle du double. Le dispositif esthétique ouvrant et terminant 2046, qui se déploie à partir d’un centre vide, n’a pas d’autre sens dans ces conditions : il rend compte du régime d’esthétique-fiction à l’oeuvre dans les deux longs métrages, de cette circularité de la mémoire qui, déployant les motifs du souvenir, compose la réalité de M. Chow et le renvoie à sa propre absence.

Pour celui qui tombe dans In the Mood for Love et 2046 « comme dans un trou » (selon la formule de Bataille [1978]), l’acte de spectature, le fait d’aller assister à une représentation, n’a plus de réalité propre. Il n’est plus question pour un individu de « suspendre son incrédulité » afin de croire dans les événements faux auxquels il assiste, mais de l’expérience, vécue pour elle-même, d’une affection : cette façon d’être pris au jeu de la fiction selon une modalité d’investissement physique et psychique — en un mot, affective — tout à fait singulière. Au même titre que les personnages du film, le spectateur entre dans cet espace-temps de l’esthétique-fiction ; il conçoit alors n’être peut-être jamais qu’un double profondément réel des motifs du passé dans le jeu desquels il entraperçoit le mince et lointain horizon d’une liberté possible.