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[Le cinéma] se confronte aux automates, non pas accidentellement, mais essentiellement.

Gilles Deleuze, L’image-temps

Soulevant le problème de l’ontologie du cinéma, plusieurs auteurs ont fait appel à des analogies entre l’image cinématographique et diverses figures de l’entre-deux — entre la vie et la mort, entre l’humain et l’inhumain — tirées généralement d’une tératologie fantastique : la momie (Bazin 1994), la créature de Frankenstein (Burch 1991), le fantôme (Gorki 1993 et Derrida 2001) ou le vampire (Leutrat 1992). L’image filmique serait, dans son essence, un mort-vivant, un monstre qui littéralement apparaît sur la scène d’une monstration. Cet article voudrait proposer une autre analogie, pas très éloignée, celle des automates mécaniques, pour penser ce choc qu’implique toute image mouvante.

La façon la plus simple d’établir une correspondance entre les automates et le cinéma, pour ainsi sortir par le haut du jeu des métaphores, consiste à souligner l’évidence voilée que le cinéma est un automate — la caméra et le projecteur cinématographiques le sont aussi bien qu’un avion, un androïde, une horloge ou une voiture. Automate vient du grec automatos : ce « qui se meut de soi-même ». L’image mouvante est un automate car elle est générée et restituée par deux automates qui lui correspondent et lui donnent vie et mouvement : la caméra et le projecteur. Si les automates trouvent leurs origines dans l’Antiquité (dans la statuaire mortuaire égyptienne notamment), la tradition dont découlent les automates modernes et le cinématographe dérive de la révolution scientifique du xviie siècle, mise en place par Descartes et Galilée.

Descartes et les mécanistes du xviiisiècle

Grâce à la méthode du doute systématique, la philosophie cartésienne aboutit à un dualisme entre le corps, une pure machine, et l’âme, siège de la faculté de penser, dont seule on ne peut douter. Dans Le traité de l’homme, pour pouvoir réfléchir sur le corps humain, Descartes invente le concept d’homme-machine, sorte de « statue ou machine de terre ». Ailleurs, dans la cinquième partie du Discours de la méthode, il discute de la différence entre l’animal et l’humain en comparant les animaux, dépourvus d’âme, à des « automates, ou machines mouvantes », machines faites de la main de Dieu. Poussant encore plus loin la logique cartésienne, mais dans une perspective radicalement matérialiste, Julien Offroy de La Mettrie aboutit, dans L’homme-machine (1748), à un monisme, puisque chez lui la pensée n’est plus qu’une propriété du corps. L’homme, semblable aux animaux, est une pure machine et l’âme est une chimère, puisque le corps et la pensée sont faits de la même pâte ; de La Mettrie pousse donc à la limite la métaphore du corps comme automate : « Le corps humain est une horloge. » Il décrit aussi le corps métaphoriquement comme une image du mouvement : « Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts : vivante image du mouvement perpétuel. » Il est surprenant de voir ici décrite une image du mouvement, l’image étant par définition fixe à l’époque. Si le maître livre de La Mettrie, fit scandale en heurtant de front les croyances religieuses de son époque, dans un même temps, il s’intégra bien au paradigme mécaniste du xviiisiècle. Depuis Newton, pour les physiciens, l’univers est un mécanisme, et l’horloge (avec ou sans Grand Horloger) est devenu le modèle conceptuel du paradigme dominant — paradigme que les romantiques remettront en question (comme on le verra plus loin).

Si l’on fait état dans la littérature d’automates légendaires (Albert le Grand, Léonard de Vinci et même Descartes passèrent pour en avoir construits), les automates n’entrèrent dans leur âge d’or qu’au xviiie et au xixsiècles, alors qu’ils devinrent de véritables attractions populaires, tant pour les membres de la cour que parmi le peuple, et ce dans l’Europe entière. Selon Engélibert (2000), en séparant radicalement l’âme du corps devenu machine, Descartes a opéré une révolution métaphysique qui a abouti à de nouvelles représentations de l’humain. Ainsi, de célèbres mécaniciens des Lumières construisirent des androïdes (automates à forme humaine) dans le but avéré ou implicite de prouver les théories cartésiennes du corps-machine. Non sans ironie, les célèbres constructeurs d’automates Jaquet-Droz père et fils mirent au point un dessinateur, une musicienne et, surtout, un écrivain qui traçait sur le papier sa propre version du cogito : « Je ne pense pas, ne serais-je donc point ? » Mystifiant toute l’Europe, le baron von Kempelen présenta un Turc joueur d’échecs qui remporta son lot de victoires contre les joueurs qui voulurent s’y mesurer. Vendu à Johann Maelzel, le Turc fascina le xixsiècle jusqu’à ce que Robert Houdin, grand amateur d’automates et démystificateur prosélyte, expliquât son mécanisme en 1868 : un homme s’y cachait grâce à un habile système de tiroirs. Fasciné, Edgar Allen Poe (2000) écrivit quant à lui un article où il essaya de prouver que l’automate était truqué car, expliquait-il, une pure machine, par définition infaillible puisqu’elle ne pense pas, devrait toujours gagner (argument spécieux quant on sait que Deep Blue d’IBM n’a pas gagné au début contre Kasparov). 2001 : A Space Odyssey de Kubrick aura justement comme enjeu la folie d’un automate cybernétique aux prises avec le catch 22 de son infaillibilité.

Quoi qu’il en soit, il semble que l’attraction spectaculaire toute particulière générée par les grands automates des Lumières trouve son efficace dans cette incertitude, ce balancement entre l’illusion et le doute nécessaire ; sorte de réception paradoxale, entre croyance et incroyance, qui caractérise également celles du spectacle de magie et du cinéma naissant — il faut rappeler que Méliès, héritier de la collection d’automates de son maître, présentait alternativement lors de ses programmes des spectacles de magie, d’automates et de vues animées au théâtre Robert-Houdin. Cette incertitude quant à la nature de l’automate, proche de celle concernant le cinématographe, instaure une réception partagée venant de la confrontation entre la conscience de la nature illusoire de l’oeuvre et le ravissement qu’entraîne malgré tout l’illusion.

Le plus célèbre, peut-être, de ces mécanistes du xviiisiècle fut Jacques de Vaucanson. Médecin et inventeur, il créa deux « hommes artificiels » dont on précisait qu’ils étaient de « grandeur naturelle » : le joueur de flûte et le joueur de tambourin. Il les accompagna d’un automate zoomorphe, un canard mécanique dont on pouvait voir les entrailles, faisant tout comme un vrai canard : battant des ailes, avalant du grain et même déféquant [1] ! En voulant actualiser, et si je puis dire donner corps à la théorie mécaniste devenue dominante, Vaucanson construisit des « anatomies mouvantes » pour démontrer expérimentalement le fonctionnement du corps. Avec le soutien de Louis XV, il aurait essayé de construire un automate doté de vaisseaux permettant la circulation du sang pour prouver les considérations cartésiennes sur le sujet (dans la cinquième partie du Discours de la méthode), sans que l’on sache aujourd’hui s’il réussit jamais à créer son androïde. Le but de Vaucanson n’était donc pas de construire seulement un simulacre parfait du corps humain, comme une simple copie pour faire illusion, mais de prouver expérimentalement, au contraire, que le corps est un mécanisme automate et que le mouvement autoreproducteur est au principe de la vie ; non pas de hausser l’automate au niveau du vivant, mais de démontrer du vivant le nécessaire principe mécanique. Ce savoir scientiste n’empêchait pas une croyance en l’illusion, basée paradoxalement sur la réception incertaine de l’attraction évoquée plus haut. Comme le rapporte Poe (2000, p. 311) dans son article : « Le canard de Vaucanson était encore plus remarquable. Il était de grosseur naturelle et imitait si parfaitement l’animal vivant, que tous les spectateurs subissaient l’illusion. Il exécutait, dit Brewster, toutes les attitudes et tous les gestes de la vie […]. » Dans les discours des commentateurs sur les automates, comme on le voit dans cet extrait d’un texte de Poe, on peut facilement remplacer le nom de l’automate décrit par un nom d’appareil cinématographique pour retrouver tels quels les discours de ceux qui commentèrent les débuts du cinéma.

Concernant cette série de correspondances établies entre cinéma et automate, on pourrait objecter qu’il s’agit de simples analogies. Seulement, les nombreux points de rencontre entre les deux démontrent que leur parenté n’est pas que métaphorique. Comme le cinéma, l’automate est à la croisée de plusieurs champs : science, art et spectacle populaire — sa légitimité semblant plus ou moins grande selon qu’on l’envisage comme mécanisme technologique ou objet artistique, tel le cinéma à ses débuts. Dans une nouvelle intitulée « Les automates », Hoffmann (2000, p. 43) décrit un Turc parlant, inspiré du Joueur d’échecs, dans des termes qui rappellent les lieux communs du discours publicitaire sur le cinématographe naissant :

Il est vrai que tout dans cet automate était si bien agencé que chacun, reconnaissant facilement la différence entre un pareil chef-d’oeuvre et les bagatelles ordinaires de ce genre que l’on montre assez souvent dans les kermesses et fêtes foraines, se sentait forcément attiré vers lui.

Bien plus, et c’est le plus important, l’automate est une technè basée en son essence sur le mouvement et l’illusion de la vie, tout comme le cinéma. Comme un film ou une photographie, un automate est une oeuvre mécanique, machinique, que l’on peut juger ou non comme esthétique suivant qu’on l’inscrit dans le champ artistique ou technique. Si l’on définit l’image cinématographique comme une icône visuelle en mouvement produite mécaniquement, il faut bien avouer que cette définition large convient parfaitement à l’automate. Un automate peut être de grandeur naturelle, ce qui lui assure sa qualité de trompe-l’oeil — si tant est que l’on ajoute à cette préoccupation pour la taille, comme chez Vaucanson, un souci de réalisme absolu de la représentation, réalisme que plusieurs androïdes partagent avec ces autres simulacres, certes statiques, que sont les statues de cire — et donc le rapproche du cinéma des premiers temps [2] ; ou alors il peut être de grandeur variable, suivant l’agrandissement ou le rapetissement de sa dimension en tant qu’image — comme la Joueuse de tympanon de Kintzing et Roentgen, automate préféré de Marie-Antoinette, qui ne mesure que quelques centimètres —, ce qui le rapproche du cinéma institutionnel (où l’image, souvent agrandie par les gros plans, n’a que rarement la grandeur naturelle du référent représenté). Il faut aussi distinguer les automates qui n’ont pas en eux-mêmes de fonction représentative (un avion, une montre, une caméra cinématographique) des automates qui sont des images figuratives, plus précisément des représentations de la nature, comme les jacquemarts, les androïdes et les automates zoomorphes.

À cet égard, il est une catégorie particulière d’automates, oubliée aujourd’hui, qui semble bien près du cinéma : les tableaux mécaniques, dits aussi tableaux animés ou mouvants. Sur une toile peinte encadrée, représentant un paysage ou un intérieur, les figures et objets représentés sont animés mécaniquement. D’une grande variété, les tableaux animés ou mouvants — en anglais, n’appelait-on pas les premiers films des animated ou moving pictures ? — furent appréciés des princes au xviiisiècle et se démocratisèrent dans la deuxième moitié du xixsiècle, au moment même où le cinéma s’invente. Avec certains spectacles perfectionnés de lanterne magique, il s’est agi des premiers exemples d’images bidimensionnelles en mouvement, auxquelles il faut ajouter les « images » tridimensionnelles que sont les autres automates, avant que le cinéma ne prenne la relève de ce rêve ancien.

Un autre lien, plus subtil, peut être établi entre le cinéma et l’automate, si l’on se penche sur les conceptions de ces deux inventeurs que sont Vaucanson et Marey. Tous deux sont des physiologistes qui s’inscrivent dans la tradition mécaniste, leur invention respective n’est qu’une tentative pour représenter le corps-machine. À l’analyse du corps, de ses fonctions et de ses mouvements chez Vaucanson, dont les automates ne sont que la synthèse censée démontrer le bien-fondé de la théorie, correspond l’analyse de ce même corps en mouvement chez Marey grâce à la reproduction photographique, analyse à la synthèse de laquelle Marey ne s’est pas vraiment intéressé, comme si apporter une preuve était superfétatoire ; cette synthèse, d’autres auront cependant la bonne idée de la réaliser. Les deux anatomistes ont également peu de goût pour le spectacle et leur invention est avant tout scientifique, aussi laissent-ils à d’autres le soin d’en exploiter les résultats. La principale différence entre les deux hommes est que Vaucanson veut rendre ce mouvement du corps de l’intérieur, alors que Marey n’en capte principalement que le rendu extérieur. Que ces inventeurs aient joué un rôle dans l’avènement de l’automatisation qui caractérise la société moderne n’est certainement pas dû au hasard. En plus de nombreuses machines, Vaucanson est l’un des inventeurs du métier à tisser automatique qui pavera la voie de la révolution industrielle au tournant du xixsiècle, alors que les travaux de Marey sur l’analyse graphique des mouvements humains, en plus de servir de modèles aux artistes attirés par le machinique tels que Marcel Duchamp, « ouvrent la voie au taylorisme » (Burch 1991, p. 18), méthode qui permettra d’analyser, de segmenter et de spécialiser le travail humain, sur l’horizon toujours plus réduit du temps mécanique, pour en décupler le rendement. De la révolution industrielle chez Vaucanson à la révolution tayloriste, en passant par Marey, la conception de l’humain que l’on peut suivre dans l’évolution de la figure mythique de l’automate se transforme : alors que l’androïde aristocratique des xviiie et xixsiècles est rêvé comme une copie singulière du vivant, ce sont les ouvriers du xxe (des Temps modernes, dirait Chaplin) qui seront bientôt transformés en masse de robots standardisés, perdant leur humanité au profit d’une productivité mécanisée. Et le robot-automate Hel de Metropolis, inspiré de miss Hadaly de L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, est justement à la charnière de ces deux conceptions : il aurait dû être dupliqué pour remplacer à plus ou moins long terme les ouvriers, selon le projet humaniste de son inventeur fou, libérant de ce fait l’humanité de l’esclavage, mais il devint un ange du mal brûlé sur le bûcher de la lutte des classes…

L’inquiétante familiarité de l’automate

Nouvelle technologie s’inscrivant dans le paysage médiatique de la fin du xixsiècle, le cinématographe, « art du mouvement et de la vie », suscite chez ses premiers commentateurs un discours particulier que j’ai appelé le mythe de la Mort vaincue :

[…] tout à coup l’image s’anime et devient vivante. C’est la vie même, c’est le mouvement pris sur le vif […]. Lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers non plus dans leur forme immobile mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue.

Anonyme 1965

Ce topos est fréquemment repris jusque dans les années 1910 : « Le jour où [couplé au cinématographe] le phonographe reproduira sans altération les diverses valeurs phoniques, la vie intégrale sera reconstituée. Ce jour-là point ne sera besoin, pour nous, de faire nous-mêmes nos communications : nous pourrons les faire quoique morts. C’est alors que nous serons véritablement immortels » (Coissac 1911). Cette vision du cinématographe comme technè préservant de la mort suscite un autre rapprochement, peut-être plus difficile à percevoir, entre cinéma et automate. L’image de cinéma, comme l’automate, est littéralement un revenant, une figure de l’entre-deux se tenant à la frontière entre vie et mort, entre animé et inanimé.

Dans un article célèbre de 1919, Freud se penche sur un concept intraduisible en français : « das unheimlich » (littéralement : le non-familier). Sa traduction par Marie Bonaparte en « l’inquiétante étrangeté » a le mérite d’en conserver la connotation, teintée d’inquiétude et de peur. Le poète et théoricien Jean-Luc Steinmetz (1990) lui préfère « l’inquiétante familiarité », non sans culot. Selon Freud (1986, p. 215), l’unheimlich est « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, au depuis longtemps familier. » Il ajoute plus loin : « Serait unheimlich tout ce qui devait rester secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » (p. 222). De fait, est étranger ce familier qui fut refoulé jadis : « […] ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure » (p. 7). Après une étude philologique qui concerne surtout l’allemand, Freud se penche sur les cas avérés qui provoquent un sentiment de familiarité inquiétante. Dans sa logique argumentative, il commence par une citation dont il se sert comme d’un levier :

E. Jentsch a mis en avant comme cas privilégié la situation où l’on « doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme » ; et il se réfère à ce propos à l’impression que produisent des personnages de cire, des poupées artificielles et des automates. Il met sur le même plan l’étrangement inquiétant provoqué par la crise épileptique ou les manifestations de la folie, parce qu’elles éveillent chez leur spectateur les pressentiments de processus automatiques — mécaniques —, qui se cachent peut-être derrière l’image habituelle que nous nous faisons d’un être animé.

p. 224

Ces « pressentiments de processus automatiques — mécaniques » qui ne correspondent pas à ce que l’on s’attendrait d’un « être animé », à son « image habituelle », accompagnent le trouble provoqué par la révélation que le corps et, plus perturbant encore, l’âme (l’esprit) relèvent de processus automatiques. Les automates ont justement la possibilité de nous montrer que notre âme n’est pas maîtresse dans sa propre maison, une maison rendue de ce fait unheimlich. Citant Jentsch plus directement, Freud (p. 224) tient à préciser le stratagème utilisé par les écrivains pour créer l’effet recherché :

L’un des stratagèmes les plus sûrs pour provoquer aisément par des récits des effets d’inquiétante étrangeté, écrit Jentsch, consiste donc à laisser le lecteur dans le flou quant à savoir s’il a affaire, à propos d’un personnage déterminé, à une personne ou par exemple à un automate, et ce de telle sorte que cette incertitude ne s’inscrive pas directement au foyer de son attention, afin qu’il ne soit pas amené à examiner et à tirer la chose aussitôt au clair, vu que, comme nous l’avons déjà dit, cela peut aisément compromettre l’effet affectif spécifique. Dans ses pièces fantastiques, E. T. A. Hoffmann a plusieurs fois réussi à tirer parti de cette manoeuvre psychologique.

La référence au maître du romantisme fantastique vaut surtout pour le récit « L’homme au sable », tiré des Contes nocturnes. Non seulement Freud affirme n’être pas pleinement convaincu par le raisonnement de Jentsch, mais en ce qui concerne la poupée-automate Olympia dont le héros Nathanaël tombe éperdument amoureux sans se douter de sa nature, il juge que ce n’est ni le seul ni le principal motif auquel on doit le sentiment d’inquiétante étrangeté du récit. C’est plutôt cet « homme au sable » qui arrache les yeux des enfants, provoquant l’angoisse de castration, qui est pour lui le motif le plus inquiétant.

Malgré ce faux départ rhétorique qui lui permet surtout d’embrayer sur ses propres idées sur la castration, Freud reviendra sur le motif par deux fois pour souligner la nature fortement inquiétante des automates. Plus loin dans l’article, il rappelle que Jentsch voit une condition de l’inquiétante étrangeté dans l’« incertitude intellectuelle quant à savoir si quelque chose est animé ou inanimé, et [le fait] que l’inanimé pousse trop loin sa ressemblance avec le vivant » (Freud 1986, p. 234). Selon Freud, ce sentiment d’unheimlich prendrait sa source dans une croyance infantile, refoulée par l’adulte, puisque « l’enfant ne fait généralement pas de distinction nette entre l’animé et l’inanimé, et qu’il éprouve une prédilection particulière à traiter sa poupée comme un être vivant » (p. 234). Un seul regard suffit à l’enfant pour rendre la poupée vivante. Vers la fin de l’article, Freud y va d’une affirmation qui contredit ses réserves du début : « Nous avons vu qu’il se produit un puissant effet d’inquiétante étrangeté quand des choses, des images, des poupées inanimées s’animent » (p. 254). Bizarrement, il n’est aucunement question d’« images » bidimensionnelles qui s’animent dans le reste de l’article, mais il est possible que Freud eût le cinématographe en tête au moment où il écrivait cette phrase — en effet, quelles autres images que celles générées par le cinématographe s’animent ?

Parmi les autres motifs unheimlich, plusieurs sont assez proches de l’automate en ce qu’ils inquiètent par le fait qu’ils rappellent aux vivants cet entre-deux qui sépare vie et mort, comme si cet entre-deux évoquait le fait d’être enterré en état de léthargie. L’auteur rappelle que ce qui est « au plus haut point étrangement inquiétant à beaucoup de personnes est ce qui se rattache à la mort, aux cadavres et au retour des morts, aux esprits et aux fantômes » (Freud 1986, p. 246). Il y a aussi le motif du double, englobant l’automate et le cinéma, qui n’en sont que des espèces particulières, comme le miroir, les jumeaux, le doppelganger et l’ombre portée. Freud affirme que l’âme immortelle peut être considérée comme la première représentation d’un double du corps ; ce qui expliquerait les pratiques funéraires des anciens Égyptiens.

Il est certain que notre logique cartésienne a tendance à considérer comme fantaisistes les récits littéraires ou mythiques où un personnage, prenant soudain conscience qu’un automate peut être doté d’une vie ou d’une âme, est plongé dans l’horreur. Il suffit cependant d’examiner les réactions des curieux devant un robot actuel (ASIMO de Honda, par exemple) pour voir que l’inanimé devenant animé cause toujours un ébranlement intérieur, sinon de la frayeur. Frayeur occidentale, certes, car selon Machiko Kusahura, professeure à l’Université Waseda, les Japonais et les Asiatiques, en général, souffriraient moins de la nature unheimlich des robots :

La relation entre les êtres humains et les autres créatures est différente principalement à cause du bagage historique religieux. Il n’y a absolument aucune différence entre la vie des êtres humains et des autres animaux dans les théories bouddhistes, qui forment la base de la mentalité japonaise. […] J’ai des étudiants américains. Ils sentent qu’en Amérique, les gens continuent de voir les créatures virtuelles et les robots comme quelque chose d’étrange. Il n’y a pas que le réel et le non-réel. Il y a quelque chose entre les deux.

cité dans Gagnon 2003, p. 7

Peut-être faut-il voir la différence entre, d’une part, les religions animistes asiatiques (pour lesquels les choses et les animaux ont une âme) et, d’autre part, la religion judéo-chrétienne et son avatar cartésien (pour lesquels les animaux-machines n’ont aucune âme), comme la principale raison de la différence dans les réactions que suscitent les automates.

Du rire chez Bergson

On a vu que, pour Freud, est étrangement inquiétant, entre autres, tout ce qui rappelle qu’un être vivant puisse être mécanique (ou le contraire : ce qui se révèle vivant dans une mécanique). Il est curieux que, pour Bergson (1940, p. 22-23), tel qu’il le soutient dans son étude sur Le rire, il s’agisse précisément de la source du comique : « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. » Passant en revue toutes les définitions du comique, il en revient toujours à cette idée : « Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà une croix où il faut s’arrêter, image centrale d’où l’imagination rayonne dans toutes les directions » (p. 29)[3]. Il note qu’un dessin fait rire lorsque celui-ci « nous fait voir dans l’homme un pantin articulé » (p. 23). Il souligne plusieurs fois cette analogie entre le corps et le mécanique : « L’être vivant dont il s’agissait ici était un être humain, une personne. Le dispositif mécanique est au contraire une chose. Ce qui faisait donc rire, c’était la transfiguration momentanée d’une personne en chose, si l’on veut regarder l’image de ce biais » (p. 44). Pour lui, le contraire du rire serait la liberté et la grâce, puisque nous fait rire « une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne » (p. 8) ; « le mécanisme raide que nous surprenons de temps à autre, comme un intrus, dans la vivante continuité des choses humaines, a pour nous un intérêt tout particulier, parce qu’il est comme une distraction de la vie » (p. 66). Cette « distraction » du corps est aussi celle de l’âme, Bergson montrant que celle-ci peut être tout aussi sujette à l’automatisme : « Raideur, automatisme, distraction, insociabilité, tout cela se pénètre, et c’est tout cela qui fait le comique de caractère » (p. 113). Cas de figure, l’idée de réglementer administrativement la vie est fort répandue, et correspond à un comportement de marionnettes :

Leur mobilité se règle sur l’immobilité d’une formule. C’est de l’automatisme. Mais l’automatisme parfait sera, par exemple, celui du fonctionnaire fonctionnant comme une simple machine, ou encore l’inconscience d’un règlement administratif s’appliquant avec une fatalité inexorable et se prenant pour une loi de la nature. […] Un mécanisme inséré dans la nature, une réglementation automatique de la société, voilà, en somme, les deux types d’effets amusants où nous aboutissons.

p. 35-36

Pour le philosophe, le rire a une signification sociale : il s’agit d’un châtiment infligé par la société pour corriger la raideur mécanique et la distraction. Lecteur de Freud, Bergson (1940, p. 32) voit dans le rire un phénomène connexe au rêve et sa définition semble pouvoir s’appliquer au cinéma : « C’est quelque chose comme la logique du rêve, mais d’un rêve qui ne serait pas abandonné au caprice de la fantaisie individuelle, étant le rêve rêvé par la société entière [4]. » Quand le personnage comique agit automatiquement, il agit comme s’il rêvait (p. 149). Si la loi police les comportements, le rire en préviendrait les dérives individuelles en moquant les rigidités et l’automatisme. Dans la vivante continuité des choses, le mécanisme raide est comme une distraction de la vie (le distrait est d’ailleurs l’un des personnages comiques les plus courants), distraction suspecte pour la société. Le rire souligne et réprime cette trop grande distraction du vivant par rapport à ce qui l’entoure (p. 66-67). Il le fait en mettant dans « une espèce de cadre » (p. 135) les comportements comiques qui nuisent à la sociabilité (par exemple, ceux associés aux particularités d’une profession qui crée un cadre distinct, qu’il faut réprimer pour ne pas que l’individu les ayant adoptés s’isole trop). Le rire crée donc de l’ouvert, du hors-champ dans ce qui menace de se refermer, de se distraire de l’ensemble.

La distraction chez Benjamin

Pour Walter Benjamin, c’est précisément cette distraction (au sens d’inattention, d’absence aux événements, d’attention flottante et dispersée, mais aussi au sens de divertissement qu’apporte le spectacle) devant le choc qui serait le propre de la modernité — ce qui fait du cinéma le dispositif le plus apte à traduire cette nouvelle perception distraite ayant remplacé le recueillement et la contemplation propres aux arts cultuels :

Le film est la forme d’art qui correspond à la vie de plus en plus dangereuse à laquelle doit faire face l’homme d’aujourd’hui. Le besoin de s’exposer à des effets de choc est une adaptation des hommes aux périls qui les menacent. Le cinéma correspond à des modifications profondes de l’appareil perceptif, celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue de grande ville, à l’échelle de l’histoire, n’importe quel citoyen d’un État contemporain.

Benjamin 2000, p. 309

Le cinéma répond donc au mal par le mal, habituant les masses à la vie moderne par une série de chocs variés qui les immunisent en quelque sorte. L’homme de la foule, ce passant de la grande ville qui se joint à ses semblables se pressant en masse aux séances de cinéma, Benjamin l’oppose au flâneur baudelairien, dandy oisif et snob qui fuit la foule autant qu’elle l’attire, encore dans la contemplation mais déjà dans la distraction. Cette foule des cités modernes est décrite par Edgar Poe dans le conte « L’homme des foules », prisé par Baudelaire (1951, p. 879), comme une masse d’automates. Selon Benjamin (2000a, p. 363) : « Les passants qu’il décrit se conduisent comme des êtres qui, adaptés aux automatismes, n’ont plus, pour s’exprimer, que des gestes d’automates. Leur conduite n’est qu’une série de réactions à des chocs. » Citant Le capital de Marx, Benjamin affirme que c’est l’automatisation industrielle qui a engendré cet homme nouveau : « Par la fréquentation de la machine, les ouvriers apprennent à adapter “leurs mouvements au mouvement continu et uniforme de l’automate” » (p. 362).

La contradiction entre le concept de distraction chez Bergson et celui de Benjamin n’est qu’apparente. Si, pour Bergson, la société sanctionne la distraction de l’homme automatisé en la châtiant par le rire, pour Benjamin, inspiré par Freud et son écran anti-stimulus, la distraction est le mécanisme de défense que la société prescrit à la foule pour parer aux chocs possiblement mortels de la vie moderne. D’une certaine façon, la distraction fixe les deux bornes que notre perception moderne met en place : les gestes automatiques permettent de se mouvoir au milieu des chocs sans que la conscience ne soit agressée outre mesure (par exemple, de se déplacer dans la foule distraitement, comme un automate, sans réfléchir, ce qui tranche avec la peur panique ressentie par un paysan récemment arrivé en ville), mais ces gestes automatiques ne doivent pas être trop exagérés ou réifiés — sous peine d’être punis par le rire —, puisqu’ils empêcheraient alors la fluidité des relations sociales ; ils ne doivent témoigner ni d’une absence de distraction, ni d’un excès. Le sujet moderne est un sujet clivé, passant constamment de l’inconscience à la conscience, de l’automatisme à la liberté consciente. C’est au fond toute la contradiction du capitalisme moderne, dont les dirigeants essaient de synchroniser les automates-consommateurs avec une offre monopolisée tout en prêchant, à l’inverse, un non-conformisme et une liberté qui permettent l’invention continuelle de nouvelles modes et de nouveaux besoins. Ce sujet moderne, à la fois passif et actif, sera le spectateur modèle du cinéma institutionnel. On pourrait dire qu’il est encore trop actif dans les débuts du cinéma.

Rire et frayeur

Dans un autre ordre d’idées, comment un même motif (le vivant devenu mécanique) peut-il être à la fois ce qui nous effraie (Freud) et ce qui nous fait rire (Bergson) ? Encore là, il n’y a contradiction qu’en apparence. Pour Freud, si le mot d’esprit est le fruit du ça, l’humour serait la contribution du surmoi (autorité parentale de l’inconscient) au comique. Le surmoi traduit par l’humour l’invulnérabilité du moi narcissique devant la souffrance et la peur, de la même façon qu’un parent s’amuse de l’inanité et de la futilité des peurs de son enfant : « Il veut dire : “Regarde, voilà donc le monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie !” » (Freud 1986a, p. 328). Freud donne l’exemple d’un condamné, amené à la potence un lundi matin, qui se dit : « Eh bien, la semaine commence bien. » Cette autorité parentale peut être incarnée par l’auteur face à ses personnages ou par le surmoi dans sa relation au moi. L’humour serait donc, en partie du moins, l’envers de l’inquiétante étrangeté et de l’horreur ; une défense contre celles-ci. L’humour et l’inquiétante étrangeté : les deux faces d’une même médaille. En effet, de quoi rit-on en général, sinon de ce qui fait peur : les puissants, les étrangers, le sexe, l’absurde, la mort — bref, l’Autre en général. Devant un film d’horreur, pour prendre un exemple clair, on voit généralement dans le public les deux attitudes de la peur et du rire. Souvent, subséquemment : les spectateurs crient d’horreur et puis rient de leur peur. Dans la littérature qui met en scène des automates, ce double affect est très souvent décrit, comme c’est le cas dans la nouvelle « Les automates » de Hoffmann (2000, p. 43-69), l’un des premiers exemples de représentation d’automates en littérature : le personnage de Louis est saisi d’horreur et ressent un profond malaise devant les automates et autres figures de cire, alors que ses compagnons n’y voient que matière à plaisanterie, avant que leurs rires s’étranglent à leur tour. Dans « L’homme au sable », Nathanaël raconte une histoire de son enfance liée à l’automate Olympia :

Au moment de commencer, je te vois rire, et j’entends Clara qui dit : — Ce sont de véritables enfantillages ! — Riez, je vous en prie, riez-vous de moi du fond de votre coeur ! — Je vous en supplie ! — Mais, Dieu du ciel !… mes cheveux se hérissent, et il me semble que je vous conjure de vous moquer de moi, dans le délire du désespoir, comme Franz Moor conjurait Daniel.

Hoffmann 2000a, p. 72

N’est-on pas frappé par la ressemblance de ce double affect avec celui qui caractérise la réception des vues du cinéma des premiers temps ? La ressemblance avec cette peur du train qui entre en gare, peur se transformant en rires jaunes après le passage de la locomotive ? La plupart des films attractionnels des premiers temps jouent sur l’un ou l’autre de ses sentiments, la frayeur et le rire, et souvent sur les deux, comme dans les vues magiques de Méliès qui créent un choc ludique grâce à l’horreur transformée en rire (entre autres, avec toutes ces têtes coupées, par exemple dans Le bourreau turc, une vue Méliès, de 1903). C’est ce jeu de l’indécision, du balancement entre la raison, le rire et la frayeur qui définit la réception du fantastique.

Le romantisme fantastique comme épistémè du cinéma

Freud montre que l’inquiétante familiarité n’est effective que dans le paradigme fantastique. Qu’un automate ou une poupée parle dans une fable ou dans un conte merveilleux (Pinocchio, par exemple) ne distille aucune peur, car ces genres sont trop éloignés de la réalité. Pour que l’inquiétude s’installe, il faut la dimension du familier et du quotidien propre au genre fantastique. Devant une vue de Méliès, qui oscille toujours entre la magie (réalisme fantastique) et la féerie (merveilleux), la réception est souvent ambiguë. L’automate comme thème littéraire prend sa source dans la réaction romantique (en Allemagne et en Angleterre) contre le désenchantement du monde insufflé par la Raison des Lumières ainsi que dans le contrecoup de la Terreur (et de son culte de la Raison), qui ont entraîné un désenchantement face aux rêves révolutionnaires. Selon Caillois (cité dans Steinmetz 1990, p. 12), le « fantastique est partout postérieur à l’image d’un monde sans miracle, soumis à une causalité rigoureuse ». Dans un monde raisonnable débarrassé des brumes de l’occultisme, des légendes et de la superstition, le fantastique crée une rupture qui vient ébranler les assises de la Raison. Pour Pierre-Georges Castex (cité dans Steinmetz 1990, p. 11), le fantastique se caractérise par « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ». L’automate, figure emblématique de la philosophie mécaniste des Lumières, est retourné comme un gant par les romantiques (Hoffmann en Allemagne avec l’automate mécanique, Mary Shelley en Angleterre avec l’automate biologique, etc.) : il devient l’incarnation de l’irrationnel, de l’occulte et du Mystère. De ce point de vue, le personnage de l’automate est contemporain des spectacles de fantasmagorie, autre invention hautement fantastique et ancêtre du cinéma. Selon cette filiation romantique, le cinéma se caractérise par son ambiguïté, en ceci qu’il appartient à l’épistémè scientifique tout en étant générateur d’irrationnel. Pour emprunter les termes de Villiers de L’Isle-Adam (1992, p. 23), on pourrait dire qu’il s’inscrit dans un « positivisme énigmatique ». Aussi le cinéma, du moins à son berceau, se rapproche-t-il de l’automate par une même filiation romantique. C’est cette incertitude toute romantique que Gunning (2003, p. 86) pointe dans l’illusion cinématographique :

Dès lors, le pouvoir du cinéma (ou un de ses pouvoirs ; pourquoi n’y en aurait-il qu’un seul ?) ne reposerait-il pas précisément sur cette perte de certitude, sur l’indécidabilité qu’il suscite, sur le caractère ludique, et non pas totalisant, de son illusion, sur le questionnement qu’il soulève à propos de la nature inquiétante de la perception (« ai-je réellement vu ça ? »), plutôt que sur la révélation religieuse ou sur la certitude scientifique ? Bien que le but d’une recherche historique sur le dispositif cinématographique et sur sa relation avec la culture optique ne consiste pas à définir la nature constitutive de ce même dispositif, nous voyons à la fois dans sa généalogie, dans le début de son histoire, dans ses procédés récurrents et — si nous voulions étendre l’analyse au-delà du cinéma des premiers temps — dans ses genres et ses effets spéciaux, une fascination irrépressible et continuelle pour l’incertitude visuelle et l’indécidabilité, pour le vacillement de l’illusion.

Je serais parfaitement d’accord avec la réflexion de Gunning si le caractère ludique du cinéma n’était pas la conséquence d’un dispositif clairement naturalisé, apprivoisé ; au contraire, son caractère nouveau et inquiétant au début a souvent créé une impression de frayeur ou de stupeur chez ses premiers spectateurs.

Les rencontres entre automates et images animées n’ont pas cessé depuis les débuts du cinéma. D’un point de vue figuratif, depuis plus d’un siècle, les films ont fait de l’automate, devenu entre-temps robot ou cyborg, l’une de leurs créatures de prédilection : de la satanique Hel de Metropolis, dont l’iconologie est directement héritée de Hadaly, aux cyborgs des Terminator en passant par les replicans de Blade Runner ; du sympathique robot de Forbidden Planet à ceux tout aussi sympathiques de Star Wars [5]. On peut également penser aux personnages, comme ceux de Rohmer ou les « modèles » de Bresson, qui ont, selon Deleuze, des comportements de marionnettes, d’automates. Par ailleurs, des manières d’automate de la prostituée d’Alphaville jusqu’à la grâce anime de la Major de Ghost in the Shell, en passant par toutes les intelligences artificielles (dont Hal, de 2001, est la plus connue), on peut dire que, figurativement, il se passe toujours quelque chose entre le cinéma, de par sa propension à privilégier les figures en mouvement, et ces corps parfois patauds, le plus souvent cinétiques, que sont les automates. L’une des plus belles scènes à cet égard est peut-être celle de Casanova (Fellini, 1977) où le séducteur danse avec une femme automate, moment où le narcissisme du personnage rejoint celui du jeune lord Ewald de Villiers de L’Isle-Adam et celui du Nathanaël de Hoffman. Il y a là toute une histoire à faire dont l’intertexte est foisonnant : a-t-on remarqué qu’entre les noms de la rebelle Hel, hystérique, et du brutal Hal, paranoïaque, il n’y a qu’une lettre de différence (et que tous deux dérivent de miss Hadaly Hadal, l’automate de L’Ève future) ? A-t-on remarqué qu’il s’agit de deux personnages sans nom de famille — puisque leur souhait est d’être un prénom seul —, en rupture avec leur genèse humaine (la créature de Frankenstein, quant à elle, est sans nom et sans prénom) ?

Fruit, dans sa forme moderne, de la révolution cartésienne — révolution métaphysique et scientifique —, l’automate est au centre d’une définition possible de la modernité. Les grands automates du xviiisiècle sont les figures paradigmatiques du corps-machine remonté par le Grand Horloger. Repris par les romantiques, le motif de l’automate fut détourné et devint la figure du Mystère et de l’irrationnel. Attraction populaire, l’automate crée une incertitude entre illusion et doute nécessaire. Comme l’image de cinéma, il se situe à la croisée de la science, des arts et des spectacles populaires. Le propre du cinéma et de l’automate est de donner, de manière automatique, l’apparence absolue du mouvement et l’illusion de la vie. Comme la magie et la fantasmagorie, le cinéma et l’automate créent une « perte de certitude » (Gunning 2003), qui n’est plus la Vérité de la révélation religieuse ni la certitude scientifique, et qui définit l’épistémè fantastique. Plus largement, ces deux « arts techniques » furent l’un des terrains où s’affrontèrent la Vérité (religieuse), les vérités (scientifiques) et le Mystère (fantastique), dans un combat dont l’enjeu fut la définition même de la modernité en marche.