Corps de l’article

Henri Langlois disait en substance que les films qui n’ont plus l’heur de plaire continuent de vivre, mais dans un tunnel, loin des rayons lumineux. Cependant, dans ce purgatoire cinématographique, voisinent aussi des idées sur le cinéma, en attente d’une éventuelle réhabilitation. À la différence des textes et des livres émanant de la filmologie, les écrits théoriques de Jean Epstein ont quitté depuis quelques années ce tunnel. Mais on n’a peut-être pas assez remarqué que les uns et les autres ont connu exactement au même moment le début de leur processus d’occultation : « l’héritage cinéphilique avec son culte du cinéma américain […] spectaculairement réactivé au début des années cinquante par les jeunes critiques des Cahiers du cinéma » (Burch 1993, p. 9) constitue sans doute tout à la fois le contexte et partiellement la cause de cet effacement. Une lutte s’impose, en effet, à cette époque, entre divers discours sur le cinéma. Elle peut prendre la forme d’anathèmes et d’invectives (le texte de Bazin contre la filmologie [Kirsch 1951, p. 33-38]), ou celle du silence méprisant qui vise à ignorer l’adversaire (rien sur Epstein dans les Cahiers du cinéma jusqu’à sa mort, et l’hommage qui lui est rendu dans les colonnes de la revue à cette occasion provient de rédacteurs extérieurs [1]). Paradoxalement, cette occultation simultanée nous dit surtout que cette cinéphilie, peut-être plus perspicace qu’il n’y paraît, a parfaitement saisi, dès les années 1950, les convergences intellectuelles entre deux pensées (celle d’Epstein et celle associée à la filmologie), qu’elle voyait comme étant ses rivales. Pourtant, à ce jour, l’histoire et l’analyse de ces convergences entre Epstein et la filmologie n’ont pas été effectuées. À défaut de réaliser cet ambitieux programme, le présent article se propose d’en dessiner les contours.

Si l’on s’en tient aux Écrits sur le cinéma de Jean Epstein (1975 et 1975a), les rapports du cinéaste avec la filmologie se limitent à un texte qu’il publia en décembre 1946, sous le titre équivoque de « Naissance d’une académie » (Epstein 1975a, p. 73-75). Saluant la création de l’Association pour la recherche filmologique, Epstein imagine, dans cet article édité par La Technique cinématographique, quelles pourront être les activités de cette nouvelle entité, tout en prenant soin de replacer cet événement dans le contexte de légitimation culturelle du cinéma dans l’après-guerre (Cinémathèque française, Idhec). Si certaines de ses remarques plus ou moins prospectives se révèleront inexactes, d’autres, au contraire, se concrétiseront au sein des recherches filmologiques (l’étude « de l’influence que l’image animée exerce sur la vie de l’esprit » [p. 74], par exemple), ce qui témoigne d’une parfaite compréhension par Epstein, dès le début, des visées et des enjeux scientifiques de cette nouvelle discipline. Cette proximité intellectuelle, dont témoigne autant la publication que le contenu de l’article, ne saurait surprendre le lecteur attentif des textes d’Epstein. L’étonnement naîtrait plutôt du caractère si ponctuel et limité de cette rencontre, car s’il existe un penseur du cinéma susceptible d’incarner idéalement une sorte de compagnon de route de la filmologie, c’est bien Epstein, plus que tout autre. Pourtant, il n’existe presque pas de traces d’Epstein dans les divers textes émanant de la filmologie. Ainsi, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que l’association contactât le cinéaste-théoricien pour participer à son comité directeur, ce sont finalement d’autres, moins attendus, qui s’y retrouvent : René Clair, Louis Daquin, Jean Delannoy, Jean Grémillon. Certes, les réflexions théoriques d’Epstein ont sans doute influé sur quelques articles de filmologues, jusque dans la formulation de certaines idées, comme Jacques Aumont (1998, p. 99) l’a noté au sujet du texte de Jean-Jacques Riniéri (1953) sur « la réversion du temps filmique », qui paraît l’année de la mort du cinéaste. Mais le long chapitre de Souriau — peut-être le seul document de la filmologie mentionnant explicitement Epstein — qui ouvre le volume contenant cet article résonne comme une réfutation globale de l’entreprise philosophique du cinéaste. La première phrase de la conclusion exprime d’ailleurs clairement ce rejet : « “Intelligence d’une machine”, disait J. Epstein. Non ; intelligence de centaines de créateurs, en complicité avec des milliers et des milliers de spectateurs […] [2]. » Les rapports entre Epstein et la filmologie paraissent donc ressembler à un rendez-vous manqué, mais il ne l’est qu’en apparence, car Epstein a probablement constitué moins le protagoniste que le lieu, l’incarnation d’une autre rencontre, celle de la filmologie et d’un mouvement oublié de l’histoire, peut-être parce que disparu trop vite : le cinéisme.

L’intelligence d’une machine et Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma : un rapprochement trop évident ?

Le premier ouvrage écrit par Jean Epstein après la Seconde Guerre mondiale, L’intelligence d’une machine, sort en février 1946. L’examen du titre peut laisser penser que Marcel L’Herbier, qui s’apprête à publier un livre au titre assez similaire, Intelligence du cinématographe, est alors son principal rival éditorial. L’Herbier, par ailleurs président de l’Idhec, au sein de laquelle Epstein a enseigné en 1945, lui écrit une lettre, le 11 février 1946, dans laquelle il revendique l’antériorité de son titre [3]. Mais la véritable concurrence, dans le champ naissant des réflexions philosophiques sur le cinéma, ne vient pas de l’anthologie réunie par L’Herbier : en juin, les PUF éditent l’Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma de Gilbert Cohen-Séat (1946). Epstein ne l’ignore pas, mais n’est guère inquiet. Toutefois, la presse, qui a peut-être mis un peu de temps à lire l’ouvrage d’Epstein, « ardu », qui « réclame un effort de lecture, presque un “travail” [4] », rend compte simultanément des deux livres, dans beaucoup de recensions. Cela suffit d’ailleurs pour affirmer qu’Epstein a donc eu connaissance du contenu du livre de Cohen-Séat, au moins par ces articles, puisque le cinéaste, abonné à une revue de presse, compilait tous les textes publiés sur lui [5]. La parenté entre les deux volumes est accentuée par le libellé du bandeau qui accompagne la première édition de L’intelligence d’une machine : « Un essai de philosophie du cinéma ». Les sorties respectives des deux études n’étant séparées que de quelques mois, rien ne permet d’affirmer, bien sûr, que Cohen-Séat se soit inspiré de ce bandeau pour donner un titre à son propre manuscrit. Si la question de l’influence peut être posée, elle ne se situe clairement pas entre L’intelligence d’une machine et Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma, tant dans le titre que dans le contenu, mais plutôt, peut-être, entre les idées lancées par Cohen-Séat, au moment de la création de la filmologie, et les écrits postérieurs d’Epstein, voire l’inverse.

Néanmoins, cette coïncidence ne manque pas de produire quelques effets : certains journalistes associent les deux ouvrages sous la bannière, nouvelle à leurs yeux, de la « philosophie du cinéma », opérant des variations autour de cette expression pour les titres de leurs articles, comme « La philosophie de l’écran » (Marion 1946), « Les philosophes du cinéma » (Anonyme 1946), en y ajoutant d’ailleurs parfois quelques autres noms (Malraux, Laffay). Mais curieusement, ce rapprochement peut-être trop évident paraît empêcher toute réflexion sur les écarts entre les deux démarches. Dans la presse, Jean Desternes est l’un des seuls chroniqueurs à s’interroger sur ce qui sépare ces deux essais de philosophie du cinéma : « À cette philosophie “à partir” du cinéma [celle de Jean Epstein], M. Cohen-Séat opposerait une philosophie “du” cinéma, une phénoménologie qui, enfin, classerait et étudierait les réalités nouvelles apportées par cet art nouveau, où tout s’est fait jusqu’ici dans un désordre empirique [6]. » En dépit d’une conclusion discutable (L’intelligence d’une machine s’arrête justement sur les « réalités nouvelles » perçues grâce au cinéma), cette analyse, bien que lapidaire, frappe par sa justesse, notamment sur le lien entre filmologie et phénoménologie (même si cette dernière est citée explicitement par Cohen-Séat), mais aussi dans sa volonté d’interroger les significations différentes que les deux auteurs accordent au syntagme « philosophie du cinéma ». Le problème vient du mot le plus court car si le « du » d’Epstein indique en quelque sorte la provenance (une philosophie qui émane du cinéma), Cohen-Séat l’utilise plutôt pour indiquer la prise de possession d’un objet par une discipline. Du côté du cinéaste-théoricien, l’accent est mis logiquement, dans un mouvement centrifuge, sur le cinéma comme machine à penser ; du côté du théoricien-producteur, l’important réside dans la manière dont une discipline tutrice s’approprie un territoire nouveau et le circonscrit pour permettre son exploration par les autres sciences humaines, en un mouvement plutôt centripète. Cohen-Séat (1948, p. 59-60) est parfaitement conscient de cette divergence d’approches, lorsqu’il résume ainsi les travaux des autres penseurs (critiques, théoriciens de cette époque), qui ont le tort, à ses yeux, de réfléchir le cinéma depuis l’intérieur de ce champ : « Se définir, il faut donc entendre que le cinéma cherche à le faire du dedans [7]. » Par opposition, il se positionne comme un théoricien situé à l’extérieur du champ : « Sortir du cinéma, le penser du dehors, autant dire changer de planète [8]. » Il y a donc là deux conceptions finalement très différentes des rapports entre philosophie et cinéma, qui ne trouvent à se rencontrer que ponctuellement, même si cela concerne quelques réflexions essentielles aux raisonnements de l’un et de l’autre auteur. La comparaison entre les deux ouvrages montre en effet que Cohen-Séat et Epstein partagent l’idée de la création d’une « morphologie nouvelle du monde » (Cohen-Séat 1946, p. 27) par le cinéma et sont tous deux convaincus que celle-ci a une incidence décisive sur la vie quotidienne des spectateurs. Mais, sur ces deux points, Epstein s’en tient à une certaine abstraction (comme il le dira plus tard, ce « super-organe sensoriel complexe » [Epstein 1947, p. 220] révolutionne notre rapport au temps puisque « dans la représentation cinématographique, l’espace et le temps sont indissolublement unis pour constituer un cadre d’espace-temps, où coexistence et successions présentent ordres et rythmes variables jusqu’à la réversibilité » [p. 223]), là où Cohen-Séat ne voit pragmatiquement et presque concrètement que des territoires de recherches à venir (« examiner, dans toute leur complexité, les effets individuels et collectifs de l’institution cinématographique, pour tenter de les expliquer, d’en découvrir des déterminants, de préciser des lois assez invariables qui les régissent » [Cohen-Séat 1946, p. 153]). Les deux théoriciens estiment aussi que le cinéma peut et doit beaucoup apporter à d’autres disciplines et notamment à la philosophie. Mais c’est en fait à peu près tout ce que ces deux ouvrages ont vraiment en commun : ces deux mouvements contradictoires (centripète et centrifuge) dans le saisissement philosophique de l’objet cinéma se croisent marginalement mais dessinent des trajectoires fort dissemblables. Ce qui réunit Epstein et Cohen-Séat, en 1946, tient moins, finalement, à la pensée immanente de leurs deux livres qu’au cadre plus large dans lequel ils s’inscrivent presque malgré eux : incontestablement, L’intelligence d’une machine et Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma appartiennent à la même épistémè, qui reste à définir à un niveau global, mais que, concernant plus spécifiquement le cinéma, on peut tenter de nommer « scientifisation », « philosophisation » des discours sur ce médium [9]. Cependant, et malgré les écarts, le parallèle entre ces deux registres théoriques ne peut s’en tenir à cette approximative mise en miroir esquissée par la presse, ne serait-ce que parce que la congruence éditoriale des deux livres a probablement dû engendrer des sortes d’interférences intellectuelles. Celles-ci n’ont pas laissé de traces explicites, notamment dans les fiches de lecture que Jean Epstein rédige à cette époque. Curieusement, alors qu’il lit et annote scrupuleusement l’essentiel des ouvrages scientifiques publiés depuis la fin de la guerre (voire, pour certains, édités dans les années 1930), Jean Epstein ne paraît pas avoir rédigé de fiche sur le livre de Cohen-Séat. En tout cas, ce dernier n’est pas mentionné dans l’ensemble des documents conservés, que ce soit directement (pas de fiche concernant le moindre de ses travaux) ou indirectement (son nom ne figure nulle part dans ce corpus [10]). D’ailleurs, la filmologie n’y apparaît que par la bande, à travers un compte rendu très personnel du livre d’Henri Wallon, intitulé, par approximation, « Psychologie de l’enfance » (il s’agit très vraisemblablement de L’évolution psychologique de l’enfant, 1941), dans lequel il n’est pas fait référence au lien de ce dernier avec cette nouvelle discipline. Mais l’absence de textes et de livres relatifs à la filmologie n’a rien d’anormal lorsque l’on constate que Jean Epstein, dans ces fiches, ne s’intéresse pas au moindre ouvrage sur le cinéma. Pour autant, il n’est pas impossible qu’Epstein ait lu, malgré tout, le livre de Cohen-Séat, peut-être pour préparer l’écriture de « Naissance d’une académie ». En effet, dans ce texte, il affirme que « le cinéma se dresse aussi maintenant en rival du livre, de l’imprimerie » (Epstein 1975a, p. 74), reprenant à son compte « cette analogie évidente » (p. 25) que Cohen-Séat, dans son livre, s’est évertué à préciser, pour éviter qu’elle ne se transforme en topos inopérant, qu’elle ne dégénère en « assimilation trompeuse ». Dans L’intelligence d’une machine, paru avant l’ouvrage de Cohen-Séat, Epstein rangeait plutôt le cinématographe dans la lignée des machines optiques qui ont modifié notre regard (lunette astronomique, microscope), mais n’évoque jamais l’imprimerie, se gardant peut-être de s’approprier ce lieu commun. Or, dans ce texte, il n’est plus question des divers appareils d’optique, mais plutôt de la manière dont le cinéma, comme le livre et l’imprimerie, devient « expression de la pensée »… syntagme qui figure très exactement chez Cohen-Séat, lorsqu’il émet l’hypothèse que l’imprimerie a contribué — comme le cinéma — à libérer une certaine forme de pensée (Epstein 1975a, p. 74 ; Cohen-Séat 1946, p. 26). Concordance troublante, donc, mais qui ne suffit pas à établir l’existence d’une véritable rencontre, fût-elle intellectuelle et non physique. Pourtant, celle-ci a bien eu lieu. Mais elle s’exprime sans doute moins dans les divers textes publiés par ces deux auteurs durant l’année 1946 qu’à travers quelques lieux qui ont contribué à organiser les discours de l’époque sur le cinéma.

Une base commune : l’Idhec

En fait, ce ne sont pas les articles sur L’intelligence d’une machine qui ont appris à Jean Epstein l’existence d’une entreprise proche de la sienne. On peut même dater précisément le moment où Epstein prend connaissance du projet de livre de Cohen-Séat, et il n’est pas anodin que cette démarche soit liée à l’Idhec. Dans une lettre du 6 août 1945 adressée à son éditeur, Jacques Melot, il annonce qu’il va être chargé de faire une série de cours à l’automne, avec un sujet très précis : « Les apports du cinématographe à la pensée philosophique contemporaine [11]. » S’il en fait part à son éditeur, c’est pour l’inciter à accélérer l’édition de son livre, qui porte sur le même thème : selon lui, L’intelligence d’une machine et les cours « s’épauleront réciproquement du point de vue publicitaire ». Mais cette synchronie désirée ne se réalise pas : le livre sort début 1946, alors que la série de cours, prévue pour compter de vingt à vingt-cinq séances, a été interrompue. L’intérêt historique de cette lettre réside moins, par conséquent, dans cet espoir finalement déçu que dans une information donnée par Epstein dans sa conclusion, qu’il conçoit comme l’argument décisif pour sa demande d’une sortie un peu anticipée de L’intelligence d’une machine :

[…] Monsieur Gérin m’a signalé qu’un certain Monsieur Cohincéa [orthographe phonétique ?] avait commencé, l’année dernière, à l’Institut, un cours intitulé « Le fait filmique » qui visait aussi à définir une espèce de philosophie du cinéma, dans un style plutôt scolastique et sorbonnard. Mais ce cours fut interrompu après deux ou trois séances. Ce Monsieur COHINCEA serait, paraît-il, en train d’écrire un ouvrage sur son « fait filmique ». Bien que je ne sois pas autrement inquiet de cette concurrence éventuelle, il vaut mieux cependant veiller à ne pas perdre la priorité de parution d’un ouvrage sur la philosophie du cinéma, priorité qui semble devoir actuellement nous appartenir.

Cette lettre dessine donc une généalogie méconnue de l’enseignement offert par l’Idhec : Cohen-Séat paraît avoir été l’un des premiers à donner des cours sur les « connaissances théoriques [12] » liées au cinéma, avant d’être remplacé l’année suivante — peut-être, comme le suggère ce document, à la suite de l’échec de ce séminaire — par Epstein, avec un résultat ironiquement comparable. Surtout, ce courrier montre que l’Idhec a pu constituer tout à la fois le premier lieu de croisement et de rivalité des deux principaux théoriciens français de l’après-guerre. On sait que Marcel L’Herbier ambitionnait de faire de cette « école du film » le véritable creuset d’une pensée sur le cinéma et il est donc légitime que Gilbert Cohen-Séat et Jean Epstein aient participé à cette aventure. Au point que, malgré l’interruption précoce de leurs séminaires, les liens de l’Idhec avec les deux penseurs ne se sont pas distendus. On peut même postuler qu’au-delà de ces cours avortés, l’Institut n’a jamais cessé de s’irriguer à leurs sources théoriques. À défaut, pour l’instant, de pouvoir analyser les descriptifs précis des divers cours donnés à l’Idhec dans les années qui suivirent la fin de la guerre [13], il est tout de même possible de décrire la manière dont l’Institut a pu contribuer à réunir la pensée d’Epstein et de Cohen-Séat, voire à les mettre en présence l’un de l’autre.

Les deux hommes ont donc en commun d’avoir très probablement tiré leurs ouvrages de réflexions rédigées initialement pour leurs cours. Si cela reste à vérifier pour Cohen-Séat, c’est tout à fait évident pour Epstein : les notes qu’il a dactylographiées pour préparer son enseignement ont, en effet, été conservées et elles esquissent clairement les contours des pensées qui structurent L’intelligence d’une machine et Le cinéma du diable. Ce qui permet d’ailleurs d’affirmer avec certitude que, globalement, le second ouvrage n’a guère pu être influencé par la filmologie, puisque déjà rédigé, au moins dans ses grandes lignes, dès 1945. La fin de ce livre (à partir de « Poésie et morale des “gangsters” »), consacrée à l’influence du cinéma sur les spectateurs, peut paraître rompre avec les parties précédentes de l’ouvrage et donner ainsi l’impression, peut-être, d’un ajout tardif destiné à s’inscrire dans les préoccupations contemporaines de la filmologie. Les notes préparatoires aux cours de l’Idhec infirment cette hypothèse, puisqu’on peut y lire :

Il existe déjà, à n’en pas douter, une mentalité que l’on peut appeler cinématographique, parce qu’elle est plus ou moins fortement orientée par les habitudes sentimentales et intellectuelles que le spectacle cinématographique impose à son public. Cette évolution psychique, qui intéresse une énorme masse d’individus, constitue assurément un fait de la plus grande conséquence culturelle et sociale. […]

Ainsi le livre développe une mentalité raisonnante et contemplative, et le film, une mentalité intuitive, davantage portée à l’action [14].

L’Idhec est donc le lieu où sont affirmées, dès 1944-1945, des idées théoriques essentielles qui vont trouver des développements dans les travaux de la filmologie, mais qui sont alors communes à Epstein et à Cohen-Séat, le lieu où ces deux mouvements épistémologiques contradictoires peuvent se croiser, non par des influences entre les textes mais par l’influence de ces textes, tant sur les enseignants que sur les étudiants. D’autant que la présence des deux hommes ne se limite pas à ces cours avortés : conservés dans les rayons de la bibliothèque de l’Idhec, leurs différents ouvrages sont parfois cités dans Le Bulletin de l’Idhec [15] ; Epstein participe à des stages de la Fédération française des ciné-clubs organisés par l’Idhec [16], où il côtoie Kamenka, un proche de Cohen-Séat [17] ; il se rend à des projections de films réalisés par les étudiants, à l’invitation de Jean Lods [18], dont on sait, par ailleurs, qu’il fut, avec d’autres enseignants de l’école (Moussinac, Sadoul, Damas), membre du comité directeur de l’Association pour la recherche filmologique. Bref, indéniablement, Epstein et Cohen-Séat appartiennent au même réseau intellectuel, dont l’Idhec constitue en quelque sorte le noyau. Et c’est à partir de celui-ci que leurs réflexions théoriques vont rayonner. En effet, les élèves de l’Idhec reçoivent, de la part de Cohen-Séat et d’Epstein, des cours qui entrent en résonance et dont les échos se font très rapidement entendre. Fin 1945 paraît ainsi un numéro de la revue Rond-Point, intitulé « Le cinéma français en l’an 2000 — le cinquantenaire du cinéma français ». Pierre Biro (1945 [19], p. 64), désigné comme « un des animateurs de l’Idhec », y présente l’école en même temps que l’ambition théorique de celle-ci, en empruntant des idées aux deux enseignants, mais sans les nommer :

Mais voici que depuis cinquante ans la preuve est donnée par la pellicule cinématographique qu’il est possible d’exprimer par le langage plastique non plus seulement des faits, des sentiments et des idées séparées mais des suites d’idées, des raisonnements infiniment déduits ; que ces raisonnements ont un caractère très différent de ceux qui prennent les mots pour base, qu’ils risquent de modifier les idées mêmes, la philosophie de l’homme.

Si c’est ici un enseignant qui se fait le relais des idées d’Epstein et de Cohen-Séat, par la suite plusieurs étudiants s’en emparent. Beaucoup rejoignent officiellement la filmologie mais en conservant dans leurs écrits, parfois, les traces de l’influence d’Epstein. Pierre Demarne en est le meilleur exemple. Diplômé de l’Idhec, secrétaire technique de l’Institut de filmologie, il publie un long texte de présentation de la discipline dans la revue de vulgarisation scientifique Atomes (Demarne 1949, p. 193-198). Évoquant les structures cinématographiques invariantes, il affirme qu’elles

peuvent nous guider jusqu’aux domaines les plus réservés et les plus difficiles de la métamathématique dans la mesure même où elles contribuent à l’élaboration d’un espace ou plutôt d’espaces, et même d’espaces-temps tout à fait comparables à ceux que les mathématiciens et physiciens ont déjà définis analytiquement, mais dont jusqu’à présent on ne pouvait obtenir aucun schéma satisfaisant.

p. 194

On peut penser que ces remarques font assez explicitement référence à quelques éléments des cours d’Epstein, que ce dernier a développés en plusieurs endroits de L’intelligence d’une machine et du Cinéma du diable, notamment tout ce qui concerne ses réflexions sur la mécanique quantique d’Heisenberg, et en particulier sur la manière dont elle met en question les rapports entre l’espace et le temps (Epstein 1946, p. 151). Or, la dimension physique de la notion d’espace-temps n’est pas appréhendée en ces termes par les premiers travaux de filmologie et le discours de Demarne s’inscrit donc ici un peu en dehors de la discipline, Demarne adoptant résolument une démarche proche de celle d’Epstein, parce que centrifuge : il s’agit de suggérer ce que le cinéma peut nous permettre de comprendre de la science, voire du monde. Ainsi, l’Idhec, tant comme institution qu’en vertu des programmes d’enseignement offerts à ses étudiants, a constitué un point de rencontre entre la filmologie et la pensée d’Epstein. Et il s’en est même fallu de peu que cette convergence informelle ne prenne un aspect plus officiel. En effet, fin 1949, alors que l’Idhec connaît de gros problèmes financiers consécutifs à une volonté de reprise en main par le ministère — par l’entremise du Centre national de la cinématographie —, Epstein fait le lien entre les responsables du CNC et Jean Benoit-Lévy, pressenti pour assurer la succession de Marcel L’Herbier. La correspondance entre Benoit-Lévy et Epstein [20] montre que ce projet fut très près d’aboutir et qu’il aurait pu permettre au cinéaste-théoricien de travailler plus durablement dans l’enseignement au sein de cet institut [21]. Surtout, compte tenu des liens créés par Moussinac entre l’école et la filmologie, cela aurait nécessairement amené Epstein à collaborer avec les filmologues. Mais, entre-temps, cette collaboration a commencé malgré tout à s’esquisser.

De la collaboration à la concurrence : le cinéisme

Dans la cartographie des idées sur le cinéma qui circulent après-guerre en France, Epstein paraît un individu isolé. Certains sont rattachés à des revues (Auriol, Bazin, etc.), d’autres à des institutions aux formes diverses (Cohen-Séat et Moussinac avec l’Institut de filmologie et l’Idhec) et l’essentiel des discussions sur le cinéma, entre ces différents pôles, s’effectue dans la presse, puisque même les institutions ont créé leurs revues. Les Écrits sur le cinéma d’Epstein donnent l’impression qu’il est alors lié, lui aussi, à une publication régulière. Mais il n’est en fait qu’un pigiste ponctuel de La Technique cinématographique, qui, par ailleurs, ne constitue pas un support éditorial comparable aux grandes et nombreuses revues sur le cinéma. Toutefois, ses Écrits montrent qu’il a également collaboré assez régulièrement à une autre publication : L’Âge nouveau. Ce mensuel, fondé à la fin des années 1930 par Marcello-Fabri et consacré à l’« expression et [l’]étude des arts, des lettres, des idées », s’intéresse alors beaucoup au cinéma. Le lien entre Epstein et cette revue semble s’être effectué grâce à celui qui s’occupe, dans la rédaction, de la rubrique cinéma : Armand J. Cauliez. Mais ce jeune critique est aussi à l’origine d’un mouvement qui s’épanouit à la fois dans les colonnes de L’Âge nouveau et dans celles d’un mensuel au titre changeant (successivement Cinéa-Art, Cinéo, Cinéas, Néo-Art, Philm) et à la parution irrégulière entre octobre 1946 et juillet 1948. Ce mouvement prend lui-même plusieurs noms, selon les périodes : il s’appelle « cinéologie » en février 1948, dans un néologisme faisant écho à celui de « filmologie », puis, se rapprochant plus encore de cette dernière, il prend la forme d’un « centre de cinémologie » en mai 1948, avant de se fixer, en juillet 1948, en « centre du cinéisme ». Or, dès ses débuts, Epstein participe activement à ce mouvement, qui devient très vite une sorte de concurrent de la filmologie. Son entrée en cinéisme est consécutive à l’envoi de son ouvrage à Cauliez, sans doute afin que celui-ci en rende compte dans L’Âge nouveau [22]. Le critique y répond de deux manières. En janvier 1947, il publie une recension élogieuse du livre, dans laquelle il pointe avec un certain flou ce qu’il voit comme une idée commune aux deux ouvrages de philosophie du cinéma du moment :

Dans L’intelligence d’une machine, Jean Epstein, grand théoricien et créateur cinégraphique, parle du talent de la caméra. Et dans l’introduction générale de son Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma, Gilbert Cohen-Séat, philosophe-cinéaste, souligne que la caméra, en dehors de l’intervention directe de l’homme, opère sur la réalité une métamorphose, une transfiguration.

Cauliez 1947 [23]

Au moment de la publication de ce texte, Cauliez a déjà lancé son propre mouvement depuis plusieurs mois, précédant la création de l’Association pour la recherche filmologique, et opéré un rapprochement sur ce point avec Jean Epstein. En effet, cette réponse publique a été précédée d’une réponse privée, par courrier, fin février 1946. Il y dresse les perspectives de son « club », qui sont alors plus orientées vers la pratique que vers la théorie :

Ayant beaucoup de sympathie et d’admiration pour les films de vous que j’ai pu voir et pour vos idées esthétiques, je serais particulièrement honoré si vous acceptiez de faire partie du Comité des aînés du club que j’ai fondé en décembre dernier (pour marquer à ma façon le cinquantenaire). Nos buts essentiels sont de susciter des contacts féconds entre artistes, écrivains et cinéastes ; de créer une espèce de censure officieuse — sur le plan artistique seulement — des films, pièces, etc. ; de réaliser des oeuvres appliquant nos doctrines (d’un assez large éclectisme d’ailleurs) et notamment des films courts ; de créer un prix du film court (et non du documentaire exclusivement), etc. [24]

Le papier à en-tête de cette lettre indique le nom (et la vocation) de ce club, que Cauliez, plus tard, prend soin de mentionner discrètement dans l’introduction de sa recension de L’intelligence d’une machine (« le cinéma est la plaque tournante des sciences et des arts, des techniques et des civilisations » [Cauliez 1947]) :

Plaque tournante — club du cinéma et des arts — un bulletin d’informations critiques — un cercle d’études artistiques — un syndicat des spectateurs — l’Astérie, revue des arts et des jeux — une coopérative d’éditions et de productions littéraires, théâtrales, cinématographiques et artistiques [25].

Les premiers buts de cette « plaque tournante » sont donc très éloignés du champ circonscrit par la filmologie et l’accueil très positif réservé au livre de Cohen-Séat par Cauliez suggère que ce dernier ne se voit pas, à l’origine, en concurrent du fondateur de la nouvelle discipline. Il demande même à Cohen-Séat, adhérent de la première heure à l’association Plaque tournante, comme Epstein [26], de participer à quelques événements et manifestations de la Plaque tournante, ce qui donne sans doute l’occasion à ce dernier de croiser Jean Epstein, qui a accepté rapidement la proposition de Cauliez. Le cinéaste-théoricien publie d’ailleurs dès juillet 1946 un texte louant l’initiative du jeune critique. La volonté de faire de ce groupement un mouvement interartistique (« le cinéma est la plaque tournante des arts mais aussi des sciences, de la philosophie et de la vie [27] ») amène Epstein, dans cet article, à développer déjà l’analogie entre imprimerie et cinéma, là aussi dans des termes très proches de ceux de Cohen-Séat… dont le livre est paru à peine un mois plus tôt [28]. Le propos d’Epstein, dans ce texte, paraît d’ailleurs déplacer l’enjeu de la Plaque tournante de la pratique vers la théorie. Est-ce à dire qu’Epstein serait responsable d’un infléchissement décisif, qui a fini par placer ce mouvement en concurrence avec la filmologie, à l’encontre de la position initiale de son fondateur ? S’il est difficile de l’affirmer avec certitude, quelques indices permettent néanmoins d’étayer cette hypothèse.

En effet, en février 1948, lorsque Cauliez tente de donner une ampleur nouvelle, une tournure plus théorique à son mouvement, il publie un historique de son évolution en plaçant au centre exact du texte une citation de l’article d’Epstein qui insiste justement sur cette dimension :

Ce qui attire l’attention sur Ciné-Arts, a écrit Jean Epstein, c’est que ces jeunes gens, ou tout au moins leur chef de file, semblent riches d’une idée et même d’une idée importante… Le cinéma ne peut plus être considéré seulement comme l’un des beaux-arts. Il est une somme de tous les arts, puisqu’il les utilise tous.

Cauliez 1948a, p. 4 [29]

Plus loin, il revient même sur l’analogie avec l’imprimerie, telle que formulée par Cohen-Séat et par Epstein, avant d’en tirer la conclusion qui s’impose et de confier à son association un nouveau but, plutôt théorique :

L’étude de la synthèse des arts cinégraphiques et des conditions para-esthétiques et des missions culturelles est l’objet d’une nouvelle « science » : la cinéologie (contraction de cinématologie, terme forgé par le Mouvement il y a quelques années). La cinéologie est l’étude du néo-cinéma dont la forme supérieure sera le cinéopéra. Le Cercle de Cinéologie (« Cinéo ») est né.

Cauliez 1948a, p. 4

D’autres éléments sont susceptibles d’éclairer cette amorce de revirement, mais ils demeurent à l’état de questions : Cauliez a-t-il tenté d’intégrer, sans succès, l’Association pour la recherche filmologique ? S’est-il senti lésé par l’exposition médiatique d’un mouvement pourtant postérieur au sien ? Les documents relatifs au club nommé « Plaque tournante » conservés par Epstein témoignent en tout cas d’une proximité croissante avec la filmologie, tant dans le discours que dans les faits, puisque Cohen-Séat est régulièrement sollicité pour participer aux diverses manifestations du mouvement. C’est d’ailleurs une occasion supplémentaire pour ce dernier de rencontrer Epstein, puisque tous deux sont souvent associés dans les travaux de cette Plaque tournante. Parmi les activités de ce club figure un ciné-club (dénommé « Ciné-Arts ») un peu particulier puisque établissant ses séances en fonction de l’actualité éditoriale du cinéma, « qu’il s’agisse d’histoire ou de souvenirs, d’anthologie ou de bréviaires, d’aspects ou d’aperçus, de portraits ou d’études [30] ». Cohen-Séat y fait la première causerie, sur son livre, le 18 octobre 1946, avant de céder sa place, pour la séance suivante (un mois plus tard : le 16 novembre), à Jean Epstein. Contrairement à la chronologie éditoriale, Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma précède donc L’intelligence d’une machine, dans une succession qui rappelle (délibérément ?) l’ordre des cours de l’Idhec. Pour les deux hommes (et comme Cohen-Séat le fera plus tard lors des séances du Ciné-club universitaire, lié à la filmologie, en travaillant notamment sur la réception de L’alibi, en février 1948, après avoir projeté le film [31]), ces séances sont l’occasion de confronter leurs réflexions à des cinéphiles et, partant, au cinéma contemporain, donc d’élargir simultanément la nature et l’audience de leurs discours. Ainsi, Epstein est interrogé sur des questions qui paraissent éloignées de ses préoccupations, mais qui trouvent des échos dans les films de cette époque : « Pourquoi prendre un acteur qui doit s’efforcer de jouer aussi bien que possible le rôle d’un avocat au lieu de s’assurer le concours d’un avocat [32] ? » Si Cohen-Séat et Epstein ne se sont peut-être pas rencontrés lors de ces séances séparées d’un mois, la Plaque tournante les a réunis dans une autre de ses initiatives : le prix Canudo. Dans le jury qu’il constitue en 1948, Cauliez regroupe l’essentiel des penseurs (critiques, théoriciens) français sur le cinéma. Epstein et Cohen-Séat en font donc légitimement partie [33]. La réunion répétée, au sein des activités de la Plaque tournante, de ces deux théoriciens à la fois proches et opposés paraît témoigner de la volonté, de la part de Cauliez, de concilier deux approches : un point de vue depuis l’intérieur du champ (puisqu’il est à l’origine critique de films) qui tente de placer le cinéma au-dessus, presque à l’extérieur, d’un champ plus large (celui de l’ensemble des arts) et d’étayer cette position de manière scientifique. Sa démarche relève donc tout à la fois du mouvement préconisé par Epstein (partir du cinéma pour penser plus largement — ici, les arts plus que le monde, quoique cette aspiration ne soit pas absente des discours de Cauliez [34]) et de celui prôné par Cohen-Séat (saisir les autres arts du dehors — mais d’un dehors nommé « cinéma » — et les analyser avec les outils scientifiques de la philosophie). Toutefois, courant 1948, elle bifurque sensiblement vers la position d’Epstein, en particulier lorsqu’il va s’agir d’affirmer l’existence du cinéisme. Cauliez (1948) publie alors un manifeste dont Epstein est la principale référence. Ses « travaux sont primordiaux », écrit Cauliez, et cette primordialité d’Epstein est à prendre ici dans toute sa polysémie, jusque dans sa dimension polémique : Epstein incarne un point d’origine et une pensée fondamentale. À cette époque, certains voient en Epstein — sans doute à raison — l’un des précurseurs de la filmologie :

On peut les [écrivains de cinéma] ranger en deux groupes : ceux qui considèrent le film comme un moyen de raconter des histoires et qui ne l’imaginent que sous la forme où nous le voyons actuellement. La seconde catégorie est celle des Canudo, Elie Faure, des Abel Gance, des Jean Epstein, et encore de Delluc, Moussinac, Arnoux pour qui le film est un support commode permettant à leur imagination d’aller dans les chemins de la philosophie, de la sociologie, de la poésie, et les anticipations les plus audacieuses ne les effraient pas.

L’aboutissement des rêveries passionnantes et désordonnées pourrait bien se trouver à l’Institut des recherches filmologiques, dont MM. Cohen-Séat et Mario Roques sont les initiateurs et qui vient de publier le premier numéro de sa revue avec une impressionnante collaboration de professeurs de l’enseignement supérieur et d’élèves de l’École normale [35].

Faire d’Epstein une figure majeure et présente du cinéisme alors qu’il est à cette époque renvoyé en quelque sorte au passé de la filmologie (raison de son absence dans les travaux des filmologues ?) constitue donc un choix peu anodin de la part de Cauliez. Surtout à un moment où s’opèrent des rapprochements qui ne peuvent que contribuer à éloigner Epstein de la filmologie. En effet, La Revue du cinéma, qui entretient avec le cinéaste-théoricien une « inimitié apparemment congénitale [36] », s’associe assez explicitement à la filmologie, ouvrant ses colonnes à quelques filmologues et publiant les « documents du centre de filmologie », qui présentent l’Association pour la recherche filmologique, ses buts et le fonctionnement du centre, précédés d’un incipit de la rédaction très élogieux [37]. Dans une sorte de réciprocité, la Revue internationale de filmologie (RIF[38] rend compte avec beaucoup de bienveillance du numéro 12 de La Revue du cinéma, vantant les mérites du texte d’Albert Laffay qui défend une position presque contraire à celle de la plaque tournante : il ne voit pas le cinéma comme une synthèse des arts (idée pourtant proche de la pensée d’Auriol et, plus anciennement, de Canudo) mais s’intéresse plutôt à la façon dont il diffère radicalement du théâtre et de la littérature. Surtout, et de manière assez étonnante, cette recension loue un ouvrage de Laffay non encore édité (que ce texte appelle Ébauche d’une philosophie de l’écran [39]), en des termes qui semblent nier l’existence d’autres réflexions contemporaines sur une philosophie du cinéma. Si Epstein ne peut évidemment avoir connaissance de ce texte au moment du « durcissement » du cinéisme, il a pu lire, en revanche, le premier numéro de la RIF, qui l’ignore superbement. C’est particulièrement flagrant pour l’article de Didier Anzieu, « Filmologie et biologie », dont les thèses sont très proches des idées d’Epstein. Dès l’introduction, cet élève de l’École normale supérieure affirme que « croire au cinéma […] c’est prendre parti […] pour Leibniz contre Descartes » (Anzieu 1947, p. 19), là où Epstein explique que l’intelligence de la machine cinéma prolonge l’expérience de la machine à calculer effectuée par Leibniz à la suite de Pascal (Epstein 1946, p. 123) et entérine en un sens la défaite de Descartes (p. 168) [40]. Il reprend aussi l’hypothèse de la supériorité de l’homme d’après le cinéma sur l’homme d’avant le cinéma, qu’Epstein a développée en plusieurs endroits : par exemple dans Le cinéma du diable, qui sort début 1947, mais aussi dans « Un groupement de jeunes », article publié dans La Technique cinématographique le 3 avril 1947 et consacré justement au club « Ciné-Arts » de Cauliez ou encore… dans son texte consacré à la naissance de la filmologie, où il dessine le passage de l’Homo faber à l’Homo spectator. Or, curieusement, la fin de l’article d’Anzieu postule l’existence d’une autre transformation, qui ressemble étrangement à celle d’Epstein, entre l’Homo oeconomicus et l’Homo cinematographicus. Le tout, sans jamais citer explicitement Epstein. Dans ce même numéro, Jean-Jacques Riniéri, qui s’inspirera plus tard d’Epstein au sujet de la réversibilité du temps filmique, reprend une idée similaire, toujours sans mentionner le cinéaste-théoricien. Un peu plus tard, dans le numéro 6 de la RIF, c’est non plus en tant que théoricien mais en tant que cinéaste qu’Epstein est en quelque sorte occulté. Alors qu’un article y décrit les modes de représentation cinématographique de « visions anormales, celles qui dérivent de perturbations mentales déterminées », sont nommés, à titre d’exemple, Man Ray, Léger, Chomette, Dulac, Deslaw, voire Feyder, L’Herbier, Gance, Dreyer (pour les vues subjectives), mais pas Epstein (Yavez 1949, p. 201). Si cette absence systématique n’explique pas, bien sûr, l’infléchissement du mouvement de la Plaque tournante, elle a pu y contribuer, surtout à un moment où Epstein devient, à la demande de Cauliez, le président honoraire du cinéisme [41]. De fait, on peut discerner une modification dans les ambitions de ce mouvement à partir de l’instant où Epstein en devient, en quelque sorte, la figure de proue. Avant son arrivée à la tête du mouvement, si le cinéisme, effectivement, s’oriente déjà vers la théorie, il paraît néanmoins se limiter sur ce point, et de manière un peu floue, à une volonté de penser surtout « la correspondance des arts [42] » depuis une position à l’intérieur du cinéma. Le manifeste le dit clairement :

Que veut le CINÉISME :

  1. Créer des centres d’études : cinéma-poésie, cinéma-roman, cinéma-plastique, cinéma-musique, cinéma-théâtre ;

  2. Créer des centres d’études cinéma-philosophie, cinéma-science, cinéma-social, cinéma-international ;

  3. Faire du cinéma un art total, un maître à penser, un catalyseur de paix et de progrès.

Cauliez 1948, p. 2

Après l’arrivée d’Epstein à la présidence (et même si le lien de cause à effet n’est pas avéré), l’orientation de l’association se modifie et ses buts se rapprochent des idées émises par le cinéaste-théoricien à la fin du Cinéma du diable, dont on sait qu’elles correspondent à des champs de recherche approfondies par la filmologie. Une lettre envoyée par Cauliez à un ensemble de personnalités, dont Epstein, bien sûr, en témoigne :

Un groupe de cinéastes, critiques et cinéphiles vient de fonder le Cercle du cinéisme, dans le but de montrer les influences du cinéma sur la vie contemporaine. […]

Pouvons-nous vous demander :

  1. Quel est l’apport essentiel du cinéma à la culture moderne ? […] [43]

Il est difficile de concevoir que, lançant ce projet, Cauliez (et Epstein) ignore que, quelques mois auparavant, la filmologie a organisé des journées d’étude à Knokke-le-Zoute sur des thèmes de recherches comparables. Il s’agissait notamment d’étudier les problèmes psychosociaux liés au cinéma, et en particulier les :

faits sociaux simultanés ou postérieurs à la projection :

  1. public réuni dans une salle au cours d’une projection ;

  2. sociétés, au sens usuel et large du mot, sur lesquelles s’exerce l’action du fait filmique.

Anonyme 1949, p. 9

Pour travailler sur ce dernier point, on a même prévu un mode opératoire très précis :

Enquête en profondeur, quant à l’influence d’oeuvres cinématographiques sur la formation d’une représentation et conception générale de la vie. Enquête par questionnaire : nécessité des références comparatives (exemple : quelle oeuvre a exercé le plus d’influence sur notre conduite ou notre conception générale de la vie ou bien une lecture ; ou bien un film ; ou bien des paroles entendues, etc.)

p. 11

Si la proximité entre le cinéisme et la filmologie, dans les recherches à mener, est indéniable, elle ne nous dit rien des buts visés ainsi par le mouvement de Cauliez. Les mêmes questions se posent de nouveau : s’agit-il d’intégrer la filmologie ? Ou espère-t-on lui faire directement concurrence ? Une fois de plus, la réponse n’est guère évidente, même si quelques indices paraissent indiquer un rapprochement institutionnel entre cinéisme et filmologie. Toujours est-il qu’en dépit du passionnant programme que ces documents dressent pour le cinéisme, le mouvement périclite. La publication de la revue s’interrompt, avant de reprendre ponctuellement en 1954 (après la mort d’Epstein), année où Cauliez publie La clé des films, sous-titré « Théorie générale de l’art cinématographique » et « Manifeste du cinéisme ». Derrière cette ambition ronflante se cache en fait un petit document polytypé de quinze feuillets : plus une épitaphe qu’un réel manifeste. Le cinéisme est-il mort de la concurrence de la filmologie ? Possible, mais son esprit a continué à animer, jusqu’au bout, les recherches d’Epstein, qui a donc persévéré dans une forme d’entreprise rivale de la filmologie.

Le cinéma du diable : origine et fin

Après la disparition du cinéisme, Epstein a encore l’occasion de se rapprocher de la filmologie : ses divers projets l’amènent à rencontrer Cohen-Séat. Courant 1950, le cinéaste travaille sur plusieurs dossiers. D’abord sur celui d’un film folklorique, qu’il tournerait avec sa soeur et pour lequel il sollicite Kamenka. Ce dernier lui conseille de s’adresser à la Maîtrise artisanale de l’industrie cinématographique (MAIC), « un machine [sic] officiel dirigé par un type très, très capable : Cohen-Séat [44] ». La remarque d’Epstein sur l’autre grand théoricien du moment témoigne au moins de l’absence d’animosité à son égard. La suite des événements montre aussi que les deux hommes se connaissent en fait assez mal, en tout cas ne sont pas intimes. En effet, à la suite de cette première prise de contact (qui ne débouchera sur rien de concret), Epstein propose à la MAIC un deuxième projet, plus ambitieux et personnel : le tournage d’une version sonore de La chute de la maison Usher. Il s’agit là d’une idée qui lui tient particulièrement à coeur et qui l’a occupé durant toutes ses dernières années, au point que le tournage en a été maintes fois annoncé [45]. Mais c’est probablement avec la MAIC que le film est le plus près d’être réalisé. Le fonds Epstein de la BiFi comporte la transcription d’une conversation téléphonique entre Epstein et (sans doute) le secrétariat de Cohen-Séat, le 17 juin 1950, dans laquelle on apprend que ce dernier réfléchit alors au « schéma de financement » du film et en particulier à la manière de monter une coproduction européenne [46]. Il est probable que ce soit finalement la difficulté à obtenir un partenariat étranger qui ait précipité l’abandon d’un projet sur lequel Epstein aurait pu être entouré de proches de la filmologie : Pierre Bost est envisagé pour le scénario [47], Kamenka comme directeur de la production et Jean Lods comme assistant [48]. Les relations entre Epstein et Cohen-Séat paraissent se dérouler parfaitement, puisque dès le mois de juillet, le cinéaste propose à la MAIC un autre projet, intitulé 3 000 mariages, qu’Epstein est prêt à tourner ou, tout simplement, à vendre. Là encore, ce dossier n’aboutit pas. Dans ces divers échanges, il n’est jamais fait mention de la filmologie et l’on peut même se demander si ce silence n’était pas finalement l’une des conditions de la bonne entente entre les deux hommes. Mais il ne laisse pas de surprendre, lorsque l’on sait qu’Epstein poursuit, à côté de ses projets cinématographiques, ses recherches théoriques, dans une direction de plus en plus proche de celle de la filmologie. En fait, il paraît même reprendre les travaux du cinéisme là où ils se sont interrompus. En effet, au début des années 1950 (sans doute en 1951), Epstein rédige un projet d’enquête qu’il appelle « le Cinéma du diable [49] ?… ». Ce titre, accompagné d’une ponctuation inattendue, dévoile partiellement le sujet de cette enquête à venir : partant de certaines idées développées dans le livre, cette nouvelle recherche se fixe pour but de les interroger en les confrontant à la réalité du terrain. Dans le chapitre intitulé « Poésie et morale des “gangsters” », Epstein voit le cinéma comme un art-médicament capable de calmer les pulsions les plus dangereuses d’une civilisation et constate surtout que la manière dont le monde est représenté à l’écran provoque déjà des changements dans les mentalités : « Le public désapprend à lire et à penser comme il lit ou écrit, mais il s’habitue à ne faire que regarder et à penser comme il voit » (Epstein 1947, p. 232). Probablement conscient de la nécessité d’aller vérifier la validité de cette hypothèse en examinant les réactions des spectateurs et en consultant l’avis des spécialistes en la matière, Epstein élabore donc un projet d’enquête qui vise à analyser concrètement « l’influence du cinéma » (c’est-à-dire la manière dont « le cinéma a modifié notre connaissance du monde, nos façons de penser les plus courantes, notre langue et une masse de pratiques, de coutumes et de modes »), qu’« une science nouvelle, la filmologie, s’attache justement à étudier [50] ». Cette première référence explicite, dans les documents d’Epstein, à la discipline fondée par Cohen-Séat est tout à la fois une marque de respect, de reconnaissance, et une tentative de différenciation. Car si les filmologues s’adonnent à des « analyses psychologiques », Epstein propose une méthode plus pragmatique fondée sur « la simple observation de la vie quotidienne » et sur des entretiens avec « des usagers du cinéma et aussi […] des personnalités qui jugent la question soit d’un point de vue général et moral, soit du point de vue de leur science ou de leur art ou de leur métier ». Il s’agit donc d’une approche plutôt sociologique, dont on sait qu’elle fut assez peu présente au sein de la filmologie (peut-être parce que la sociologie n’était pas encore suffisamment reconnue comme « science »). Le projet se situe donc, une nouvelle fois, entre proximité et rivalité par rapport à la filmologie, d’autant que parmi les personnes destinées à être interrogées figurent quelques filmologues ou apparentés (Cohen-Séat, Bachelard), et des personnalités dont les idées n’en sont pas si éloignées (Sartre). Travailler sur des entretiens de ce type ne constitue pas totalement un saut dans l’inconnu pour Epstein, car il a déjà rencontré et interviewé des personnalités sur des sujets voisins. Ainsi, en 1947, a-t-il publié dans La Technique cinématographique un long entretien avec le Pr Joliot-Curie, auquel il a posé la question suivante : « Ne croyez-vous pas, maître, que cette connaissance extra-rapide que le cinéma réussit, parfois plus, parfois moins, mais qu’il tend toujours à nous donner des choses et des événements, institue progressivement et généralement de nouvelles habitudes mentales [51] ? » Or, Joliot-Curie fait également partie des personnalités pressenties pour répondre aux questions d’Epstein dans cette enquête. Le cinéaste-théoricien imagine que celle-ci pourra être publiée « dans un quotidien tel que France-Soir » et achève sa présentation en précisant que « les conditions pécuniaires sont évidemment aussi à envisager », trace, peut-être, de la situation précaire dans laquelle il vit alors. Finalement, le projet ne semble pas avoir été réalisé. Il paraît constituer, au sein du fonds Epstein, l’ultime tentative de rapprochement entre deux grandes pensées du cinéma, à la fois très proches et opposées.

Si la présente étude a essayé de montrer comment et pourquoi, du point de vue d’Epstein, ce rapprochement n’a pu se concrétiser réellement du vivant de ce dernier, elle laisse une question en suspens : pourquoi la filmologie a-t-elle totalement occulté toute trace de référence au cinéaste, alors que certains des travaux qu’elle a produits en ressentent indéniablement l’influence ? Il y a là, à l’évidence, une autre histoire à écrire, du point de vue de la filmologie, cette fois.

Quant aux raisons de l’occultation simultanée de la théorie epsteinienne et des réflexions filmologiques, à une période où la pensée cinématographique connaît pourtant un moment de « scientifisation », de « philosophisation », peut-être sont-elles à chercher du côté d’une forme de neutralisation entre ces deux mouvements contraires, centripète et centrifuge, surtout à une époque où le discours qui s’impose (incarné notamment par Bazin) tente justement de fusionner ces deux approches apparemment inconciliables, en pensant le cinéma depuis l’intérieur (la question de son ontologie, construite à partir d’une position critique, elle-même basée sur des films qui lui sont contemporains), mais avec des outils extérieurs (l’influence philosophique de Mounier, Sartre, Malraux, etc., que d’autres ont déjà analysée). Il demeure néanmoins un point peut-être plus surprenant : la persistance de cette double occultation, presque jusqu’à maintenant (du moins pour la filmologie), alors que des entreprises théoriques comme celle de Gilles Deleuze auraient pu contribuer à réhabiliter conjointement les thèses d’Epstein et les réflexions issues de la filmologie. Mais si la proximité de Deleuze avec le cinéaste-théoricien paraît parfois évidente, il n’en reste pas moins que son projet ressortit plus d’une position « bazinienne », dans cette conciliation précise de mouvements contradictoires. Les trajectoires presque parallèles d’Epstein et de la filmologie nous rappellent donc qu’au-delà de Bazin, au-delà de Deleuze, peuvent être tissés d’autres liens entre cinéma et philosophie, pourvu qu’on veuille les amener à renouer…