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1.

Il ne fait pas de doute que l’état actuel de la recherche sur Kracauer en France est tout à fait florissant. C’est en effet en France qu’est sortie l’une des monographies les plus importantes sur le chercheur allemand, qui en est déjà à sa réimpression (Traverso 2006). De nombreuses oeuvres jusqu’ici inaccessibles au lecteur francophone sont maintenant traduites [1] et d’importants colloques (avec les publications qui s’en sont suivies) ont donné son coup d’envoi ainsi que sa résonance au débat (Perivolaropoulou et Despoix 2001, Despoix et Schöttler 2006) [2]. Les rapports de Kracauer avec la France — où il résida après avoir fui l’Allemagne à un moment important de son activité (qui connut un tournant dramatique dans les derniers mois), entre mars 1933 et février 1941 — ont fait notamment l’objet d’une analyse attentive grâce à l’essai de la germaniste Claudia Krebs (1998). Cet intérêt soutenu s’est manifesté, il est vrai, avec un net retard par rapport à la renaissance de Kracauer dans les autres pays, renaissance qui a suivi la grande exposition du Deutsches Literaturarchiv (les Archives de la littérature allemande) de Marbach a.N. en 1989, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Le processus a été lent et isolé, il reste bien des oeuvres à traduire, mais Kracauer peut désormais être considéré comme une référence assimilée par la culture française [3].

Paradoxalement, au-delà des études et des traductions enthousiastes, c’est la dimension du chercheur de cinéma qui est encore sous-estimée ; la Theory of Film (Kracauer 1960), par exemple, attend encore une édition française [4]. On ne connaît qu’une toute petite partie de l’activité de Kracauer critique de cinéma (de 1921 à 1933, « l’âge d’or » du cinéma de Weimar). Parmi les contributions critiques, celles qui s’intéressent à la pensée de l’auteur dans ce champ demeurent minoritaires. Le silence sur From Caligari to Hitler (Kracauer 1960) est presque total et les références aux oeuvres de Kracauer au sein du discours sur le cinéma extrêmement rares ou absentes. Cette situation est d’autant plus contradictoire qu’à partir de l’époque de son exil français la réflexion de l’auteur sur le cinéma, non seulement ne s’interrompt pas, mais produit les germes de ses développements futurs (c’est à cette époque que remontent aussi bien les projets de From Caligari to Hitler que de Theory of Film) et se prolonge notamment sur le plan critique, en investissant directement le champ du cinéma français (avec des interventions sur les films contemporains de Carné, Renoir, Guitry, Pagnol, L’Herbier, Allégret [5]). Mais tout ceci est resté enfoui dans le livre de Claudia Krebs.

Cependant, la relation entre l’historien et théoricien du cinéma avec la France ne s’arrête pas là, car la France est sans doute le premier pays européen à faire connaître From Caligari to Hitler, l’oeuvre qui condense les premières longues années de travail américaines et à laquelle sont, en général, associées la personnalité et la renommée du chercheur après la guerre. L’introduction du livre, l’une de ses parties les plus importantes et les plus controversées sur le plan théorique et méthodologique — même si elle diverge des développements de l’analyse effective et les déforme, comme nous le verrons —, est proposée en 1948, à quelques mois de la publication américaine du volume, dans le troisième numéro de la Revue internationale de filmologie (RIF) qui vient de naître (Kracauer 1948). La revue est issue du Centre de filmologie, fondé l’année précédente, qui va marquer profondément les développements du discours sur le cinéma et amener la constitution d’une véritable discipline autonome, la filmologie (qui fera justement son entrée à l’université en 1948 avec la création de l’Institut de filmologie).

Les fondements de la recherche de Kracauer entrent donc immédiatement dans le débat cinématographique et culturel français tout en passant par une voie que l’on peut considérer, à première vue, comme occasionnelle, et qui biaisera la circulation de ses idées par la suite. Cependant, la rencontre se produit logiquement entre la « méthode » du chercheur et les buts de la filmologie, et sa diffusion se trouve liée à la capacité de ce nouveau mouvement de pensée à jouer un rôle déterminant, y compris à l’échelle internationale, quant à l’évolution de la réflexion sur le cinéma et à la mise au point de nouveaux modèles théoriques et méthodologiques, entre l’immédiat après-guerre et le milieu des années 1950. Il s’agit d’une histoire peu connue des chercheurs qui s’occupent de filmologie comme de ceux qui travaillent sur Kracauer. Elle mérite pourtant d’être revisitée.

2.

Partons des faits. La RIF a publié l’introduction à From Caligari to Hitler, puis l’essai « National Types as Hollywood Presents Them » (« Les types nationaux vus par Hollywood ») (Kracauer 1950). Issu d’une recherche conduite pour l’Unesco, cet essai fut publié sous forme de tiré à part et fut également publié dans la revue Public Opinion Quarterly (Kracauer 1949). L’introduction est publiée dans le numéro qui suit le 1er Congrès de filmologie et joue un rôle paradigmatique et « directeur » dans le contexte des orientations sociologiques de la nouvelle discipline. L’essai sur les types nationaux est quant à lui proposé comme article d’ouverture du numéro. Dans les deux cas, un accueil marqué est réservé aux textes de Kracauer.

Puis Kracauer est invité à participer aux travaux du 2e Congrès international de filmologie [6] (1955) et l’une de ses propositions figure parmi celles de la première Conférence internationale sur l’information visuelle organisée à Milan en 1961. Sa contribution reprend le titre de son nouveau livre, Theory of Film: The Redemption of Physical Reality (Kracauer 1960). Le chapitre introductif de cet ouvrage avait déjà été proposé (vers 1952) à la RIF, sans succès [7]. Enfin, il est convié par Edgar Morin au 5e Congrès mondial de sociologie (Washington, 1962) et invité à y présenter un rapport [8]. Mais bien que « la rencontre » avec Morin représente un des moments les plus importants de la relation entre Kracauer et l’Institut de filmologie (nous y reviendrons), la dernière invitation se produit en fait en delà des activités de l’Institut.

Les rapports entre Kracauer et la filmologie sont en effet de nature problématique et contradictoire. L’intérêt de Kracauer pour l’entreprise de Cohen-Séat est attesté par la présence de ses textes au sein de l’organe de l’Institut (même si nous ne savons pas qui est à l’origine de cette initiative : Kracauer certainement, comme nous l’avons vu, dans la tentative de publication qui n’aboutit pas). L’appréciation émise par l’auteur à l’égard de la RIF [9] le confirme, et surtout l’attention qu’il porte au livre « fondateur » de Cohen-Séat (1946), Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma, et à de nombreux essais parus dans la RIF, dans Theory of Film [10]. Cohen-Séat l’intéresse pour la dimension phénoménologique dont il crédite le cinéma (Kracauer 1997, p. 45) ; il débat également en détail (en la mettant en question) la conviction de Souriau selon laquelle les possibilités expressives de la littérature narrative sont interdites au cinéma (p. 234-236) [11]. Il accorde une grande importance à un essai de Gabriel Marcel (1954), avec qui il partage l’idée d’un lien fort entre le cinéma et la réalité, notre monde, « this Earth which is our habitat » (citation reprise deux fois dans le livre (Kracauer 1997, p. LI et 304). Tout comme Marcel, il croit à la dimension phénoménologique du cinéma (p. 264-265) et semble partager avec lui la notion de rédemption : pour étayer l’idée de la capacité du cinéma à établir une relation intime avec la matérialité des choses et de la vie quotidienne, il recourt justement à une affirmation de l’auteur français :

To me who has always had a propensity to get tired of what I have the habit of seeing—what in reality, that is, I do not see anymore—this power peculiar to the cinema seems to be literally redeeming.

p. 304

Lucien Sève (qu’il présente comme « un jeune critique français brillant ») est convoqué pour étayer l’idée selon laquelle le cinéma est à même de rendre l’ambiguïté, l’indécidabilité du réel (p. 69) [12] ; il s’en prend cependant à Roland Caillois pour réaffirmer encore une fois le matérialisme du cinéma : « Il n’y a pas de Cosmos sur l’écran, mais une terre, des arbres, le ciel, des rues et des voies de chemin de fer : bref, de la matière » (p. 266) [13]. Et il renvoie notamment à la RIF sur la question des rapports entre film et spectateur en relevant les analogies entre expériences cinématographique et onirique (p. 163) et en redéfinissant le geste de « l’abdication de soi-même » qui caractériserait la condition du spectateur (p. 159) [14].

Mais les premières réactions de Kracauer à l’entreprise filmologique avaient été totalement différentes, voire carrément négatives : « certains mouvements, qui, à la manière allemande, remontent à Adam et Ève pour n’aboutir nulle part (par exemple une nouvelle science du film, une soi-disant “Filmologie”) », sont à ajouter aux « symptômes attristants » de la situation contemporaine française [15]. Réciproquement, après son étroite collaboration aux tout premiers numéros, la RIF ne semble pas très intéressée par le travail du chercheur, laissant dans un tiroir (comme nous l’avons vu), sans jamais la publier, sa contribution tirée de Theory of Film.

3.

On peut considérer l’introduction à From Caligari to Hitler comme un texte assimilé (peut-être trop : comme l’avait déjà noté, il y a plusieurs années déjà, Karsten Witte [1977, p. 339], de nombreux lecteurs du livre semblent s’être arrêtés à ce premier chapitre…). Et l’assimilation de l’étude sur « l’histoire psychologique du cinéma allemand » à cette introduction (au-delà des intentions de Kracauer, qui travailla longuement et avec acharnement à ces pages dans le but d’y mettre au point la structure méthodologique de son propre travail [16]) déforme considérablement la première. Les bases de la méthode « psychologique » utilisée, le sens de notions telles que « mentalité », « disposition » (ou « âme allemande »), le type de sujet collectif auquel Kracauer fait référence (« nation », « peuple » — ou, plus précisément, « classe moyenne ») sont autant d’aspects sur lesquels on risque de se méprendre profondément si on ne les replace pas à l’intérieur de l’exposé. L’introduction esquisse une perspective iconographique, d’inspiration explicitement panofskienne, mais seule la véritable application de l’analyse fait de ce projet de travail un des aspects principaux (et des plus novateurs) de l’oeuvre. Et la classe moyenne, au-delà de l’imprécision ou de l’ambiguïté de la terminologie utilisée pour la désigner, est le groupe social auquel Kracauer fait sans cesse référence au fil de son étude, en droite ligne avec ses recherches des années 1920 : Les employés (Kracauer 2000) ou « Les petites vendeuses vont au cinéma » (Kracauer 2008).

Insistons sur ce point, car seule la lecture du livre dément de la façon la plus nette l’idée (que le chapitre introductif peut effectivement suggérer) selon laquelle l’enquête se fonderait sur une analyse du contenu des films étudiés : c’est là l’un des plus grands malentendus qui ont pesé sur l’évaluation de From Caligari to Hitler et qui la gauchissent aujourd’hui encore. Longtemps, en France, la connaissance de ce seul essai introductif a manifestement infléchi négativement le jugement porté sur le travail de Kracauer. Dans une lettre, Edgar Morin se justifie auprès de Kracauer de n’avoir pas cité l’étude sur le cinéma de Weimar (qu’il juge « capitale ») dans son Cinéma ou l’homme imaginaire, déclarant qu’il a l’intention de se mesurer à celle-ci dans le second volume de son oeuvre, « [consacré] à l’analyse du contenu des films, des structures de l’imaginaire du cinéma [17] ». Mais c’est en 1973 seulement, malgré un intérêt précoce de la Cinémathèque française [18] et de Daniel Halévy (vieil ami de l’auteur) [19], et malgré l’écho suscité par la publication de l’extrait dans la RIF, qu’une traduction française verra effectivement le jour [20].

4.

Le texte sur la représentation des « types nationaux » dans le cinéma américain est beaucoup moins connu. Écrit durant l’été 1948 (et « misérablement pay[é] ») [21], il fut, nous l’avons dit, commandé et publié par l’Unesco ; il fut également publié dans Public Opinion Quarterly au printemps de 1949. La parution de ce texte dans la RIF suit donc de près sa publication aux États-Unis. Dans l’« Étude des images que les films présentent des types nationaux » (RIF, no 6, 1950, p. 115), l’enquête se donne des limites précises : analyser la représentation des personnages anglais et russes présents dans les films américains entre 1933 et le moment d’écriture du texte (1948) en ne prenant en compte que des sujets contemporains — c’est-à-dire en excluant les films historiques ou tirés d’oeuvres littéraires. Sur le plan méthodologique, Kracauer part d’un modèle d’individu et d’un modèle de peuple entendus comme des « organismes vivants qui se développent dans des directions imprévisibles » (p. 116), et postule l’existence de facteurs subjectifs et objectifs qui déterminent la représentation que nous nous faisons de l’autre, conditionnée, en outre, par le moyen d’expression utilisé. Kracauer s’appuie d’abord sur la conviction « qu’à la longue les désirs du public, effectifs ou latents, déterminent la nature des films d’Hollywood » et sont décisifs pour les choix narratifs ou expressifs de l’industrie cinématographique (p. 118) : « les films récréatifs sont fortement influencés par les tendances latentes de l’opinion publique » (p. 132).

Dès lors, si les réactions des spectateurs ont une influence profonde sur le cinéma hollywoodien, la ligne de conduite de l’industrie cinématographique américaine va chercher à éviter de blesser la susceptibilité des couches les plus larges de son public, argumente Kracauer, et « éviter les sujets qui donnent lieu à controverse » (p. 117). Ce qui explique pourquoi les Anglais disparaissent des films américains entre 1945 et 1948 (période durant laquelle le Labour est au pouvoir et se fait le promoteur d’une politique sociale et économique fondée sur des principes opposés à ceux de la « voie » américaine) et pourquoi le même sort touche les Russes (à cause de l’anticommunisme qui domine dans l’opinion publique américaine).

L’analyse isole certains traits au sein des films américains : le « snobisme », par exemple, associé aux personnages anglais, malgré sa « démocratisation » à partir du moment où la guerre éclate. Mais si les figures d’outre-Manche semblent bénéficier, aux yeux de Kracauer, d’une « image fidèle » et correspondre à un « souci d’objectivité » (p. 123), les personnages russes lui apparaissent au contraire toujours sous la coupe de « clichés » et de « préjugés », qu’il s’agisse de « l’intrépide combattante » de la période 1942-1944 ou des « sinistres bureaucrates » de l’après-guerre. « Dans les films de Hollywood, les Russes sont, en comparaison des Anglais, des pures abstractions [….] “projections” concrètes d’images mentales plutôt que des véritables portraits » (p. 127-130).

Convaincu que la situation de l’après-guerre se caractérise de toute façon par de fortes aspirations à la coopération et à la solidarité internationales, Kracauer souhaite que l’industrie cinématographique saisisse cet élan et canalise les ambiguïtés et les contradictions du public, notamment en se servant d’une « technique documentaire », afin de faire ressortir les composantes objectives de la représentation de l’étranger (p. 132-133).

Ce texte présente des faiblesses évidentes. Au-delà des observations (très générales) sur les données objectives et subjectives de la représentation, il ne définit aucun critère sur lequel se fonder pour isoler les caractères nationaux. Quoique partant de l’examen des processus de la représentation ou de l’auto-représentation de l’autre, rien n’est dit sur la façon dont se forment les processus de construction d’une identité. L’étude examine une série d’éléments reconnus comme « nationaux » (pour la façon dont ils sont filtrés par Hollywood), mais Kracauer ne fait aucune enquête sur les critères qui les fixent. Et le discours est fondé cette fois-ci exclusivement sur une analyse de contenu. La complexité des plans de l’enquête propre à From Caligari to Hitler (thématique certes, mais aussi plus proprement historique, iconographique, phénoménologique, psychanalytique, technique) n’est même pas effleurée ici.

5.

On peut situer le travail de Kracauer au sein de l’Institut de filmologie dans la perspective des enquêtes sociologiques entamées par le mouvement et c’est à l’intérieur de ce cadre qu’il faut évaluer son fonctionnement et son influence. La contribution de la sociologie à la création d’une « science du cinéma » est déjà dans les prémisses sur lesquelles se fonde la pensée de Cohen-Séat. Elle est implicite dans la définition du « fait cinématographique » (en opposition au « fait filmique ») et joue également un rôle dans la constitution de la notion « d’institution » (qui vient de l’historien Paul Lacombe). Dans le premier numéro de la RIF, le texte de Jean-Jacques Riniéri (un très jeune chercheur), que Marc Soriano (1947, p. 10) (« secrétaire de rédaction » de la revue) tient en haute estime, se pose comme une synthèse faisant autorité au sein de la nouvelle discipline, et présente le cinéma comme un « prodigieux champ d’expérience sociologique » (Riniéri 1947, p. 87). Dans ce même numéro, l’essai de Raymond Bayer (1947, p. 34) assigne à la recherche sociologique un rôle stratégique : « La méthode sociologique a paru, en art, très nouvelle : s’il est une discipline à quoi elle s’applique avec immédiateté, c’est bien celle du film. » Dans le programme du premier congrès de l’Institut, l’un des cinq cadres de travail est consacré à « Esthétique, sociologie, philosophie générales », et, à l’intérieur, figure une section consacrée à la « Sociologie générale », déclinée de la façon suivante :

  1. Le cinéma comme fait de civilisation […]

  2. Universalité et simultanéité du fait filmique

  3. Action réciproque du cinéma et des groupes sociaux […]

  4. Fonctions sociales du cinéma [22]

Le deuxième congrès, qui se penche sur sept thèmes principaux, en consacre un à la question des « problèmes sociologiques du cinéma », qui se subdivise en deux axes : « études de caractères sociologiques du spectacle cinématographique », coordonné par Georges Friedmann, et « réactions et règles sociales suscitées par le cinéma », coordonné par Otto Klineberg. Le premier axe fait référence entre autres à des « méthodes d’analyse des contenus des films (thèmes latents et manifestes) », l’autre, à la « portée du film comme propagande consciente et inconsciente (présentation des problèmes sociaux, images des étrangers, etc.) » et à « l’importance du film comme reflet du caractère national [23] ».

Ainsi, non seulement le « pôle sociologique » joue un rôle de premier plan à l’intérieur des recherches de l’Institut, mais l’influence des propositions de Kracauer (comme dans le cas de l’organisation des travaux du deuxième congrès) y est manifeste.

6.

Quelles sont les contributions les plus pertinentes produites dans le domaine de la filmologie et pouvant être rapportées à la ligne « sociologique » ? Du numéro 2 de la RIF, on trouve une intervention de Didier Anzieu (1947) directement inspirée par la pensée de Durkheim et qui fait, en particulier, référence à la notion de « conscience collective », que Cohen-Séat (1946, p. 33-34) lui-même avait évoquée. Cependant, il s’agit d’une notion qui, à l’inverse de ce que soutient Edward Lowry (1985, p. 102), ne rapproche pas cet axe de recherche de celle de Kracauer. Quand, dans From Caligari to Hitler, il est question de psyché collective, c’est en référence à la psychologie sociale d’Erich Fromm (1941) ou à l’enquête de l’Institut für Sozialforschung sur « Autorität und Familie » (autorité et famille) [24]. Il s’agit d’une notion que Kracauer n’approfondit pas, même dans son acception freudienne. Les motifs dégagés (les processus de dédoublement, les figures liées à un état d’immaturité) sont toujours fondés sur la situation de groupes sociaux déterminés. Les références marxistes sont en arrière-plan (même si on les sent plus importantes dans l’introduction que dans le cours du livre). Mais la référence qui agit le plus profondément et avec la plus grande efficacité est celle qui dérive de la sociologie de Georg Simmel (intégrée à un modèle psychanalytique) : le cinéma a la capacité de montrer « les mouvements infinitésimaux », « la multitude des actions transitoires » et, plus encore, il est à même de mettre en lumière une sorte de caractère involontaire de la réalité elle-même [25].

Lowry (1985, p. 102) affirme ceci « Kracauer’s method of analyzing the mass psychology of prewar Germany is founded on the Durkheimian notion of a conscience collective », mais ce n’est pas le cas. Durkheim n’est même pas cité dans la bibliographie du livre.

Le numéro 11 de la RIF publie la très courte mais intéressante synthèse d’une conférence donnée par Georges Friedmann (1952) à l’Institut de filmologie au cours de l’année 1951-1952. Les différentes perspectives d’études de nature sociologique y sont passées en revue, et parmi elles, celle de l’analyse de contenu, qui « cherche à appréhender les réalités de caractère collectif incluses dans les films », et expose un triple axe de développement pour la recherche : historique, social, anthropologique. L’auteur, en même temps, imagine une enquête qui puisse « saisir, sur des exemples concrets, comment le film reflète, de façon plus ou moins claire, à travers ses stéréotypes, ses “patterns” de conduite, ses mythes, à la fois le moment et le lieu d’où il est issu » (p. 227). L’influence de la méthode de travail de From Caligari to Hitler est ici évidente, même si Kracauer n’est pas évoqué explicitement.

Dans la présentation d’une bibliographie générale sur les études en communication [26], dans la section réservée à l’analyse du contenu, il est fait autant référence à From Caligari to Hitler qu’à « National Types as Hollywood Presents Them ».

Dans l’introduction aux numéros 14-15 de la RIF, consacrée « aux problèmes controversés qui touchent à la notion de censure au regard du cinéma » (Cohen-Séat 1953, p. 171), l’exposé de Cohen-Séat propose une équivalence entre « mécanismes de défense des individus » et « censure telle que l’exercent les groupes humains » (p. 172), mais sans aucun approfondissement. L’analogie entre l’inconscient individuel et celui d’une communauté est, comme chez Kracauer, à peine évoquée.

C’est l’essai « Sociologie du cinéma » de Friedmann et Morin, publié en préambule au numéro 10 de la RIF en 1952, qui constitue la plus grande avancée pour la caractérisation de cette proposition dans une perspective sociologique et c’est en même temps le lieu où la méthode de Kracauer croise de la façon la plus profonde et la plus ouverte le terrain de la filmologie.

L’étude part de l’opposition entre les procédés de standardisation et les processus d’individuation, vus comme typiques de l’industrie cinématographique (mais qui tirent leur force notamment du jeu entre les archétypes et les « porteurs » toujours différents du mythe, justement [Friedmann et Morin 1952, p. 101]), et se centre sur une conception du film comme expression de « représentations collectives, mentalités ou idéologies régnant à l’intérieur d’une société » (p. 103). « Le film peut porter témoignage, non seulement sur une crise économique ou institutionnelle, mais sur [des] crises collectives de conscience » (p. 107).

La référence fondamentale, on le voit immédiatement, est celle de From Caligari to Hitler, à laquelle, du reste, on est renvoyé ouvertement (même si cela se limite au chapitre publié par la revue). L’essai de Friedmann et Morin oscille cependant continuellement entre, d’une part, un travail à partir de la méthode de Kracauer, dont il dessine notamment d’ultérieurs développements, et, de l’autre, un repli sur des positions plus conventionnelles (derrière lesquelles pointe la conception marxiste du reflet).

Plutôt que de traduire directement des conflits de classes, le film « ressasse sous toutes ses formes le conflit qui oppose l’individu à la société » (p. 105). Le spectateur, pour une grande part, provient de la petite bourgeoisie, et le film se fait donc le porte-voix d’une « idéologie de la classe moyenne » : « Le film touche en chacun la midinette qui sommeille » (p. 104). Le film est à interpréter comme un symptôme : à travers lui peut s’exprimer directement « l’autorité des institutions établies » ; mais son « apolitisme » apparent n’est que la forme à travers laquelle se « manifeste la présence de tabous sociaux » (p. 102). On peut appliquer au cinéma une sorte de « psychanalyse sociale », qui « tenterait d’en déceler les contenus latents sous l’enveloppe des contenus manifestes » (p. 107). Comme on le voit, les modèles du chercheur allemand sont non seulement pleinement assumés, mais ils sont relancés et développés plus avant.

En même temps, ce qui s’éloigne maintenant du cadre de référence de Kracauer, c’est l’idée selon laquelle le cinéma est notamment l’expression de « contenus psychologiques ou, mieux, anthropologiques [qui] sont, par eux-mêmes, communs à tous les hommes » ; l’idée que les films se basent sur des archétypes qui leur donnent des « contenus universels » (p. 109). La perspective sociologique semble être absorbée dans un cadre anthropologique plus large. Et la proposition de suivre des méthodes d’analyse qui puissent mettre en lumière des « contenus aussi bien historiques, sociologiques qu’anthropologiques », vers la fin de l’essai (p. 110), relativise plus encore la formulation de départ.

C’est le même Friedmann, on l’a dit, qui coordonne les travaux du troisième groupe du 2e Congrès international de filmologie et en rédige une synthèse pour la RIF (Friedmann 1955). Il faut souligner, parmi les thèmes débattus, la « représentation de “l’étranger” dans les films », la « représentation du type du méchant », « la représentation de l’histoire dans le film » et « l’adaptation de l’oeuvre romanesque au cinéma, considérée du point de vue psychosociologique » (p. 36). Le lien avec les cadres et les méthodes de travail de Kracauer (qui n’est pourtant jamais mentionné directement) apparaît encore évident. Dans la lettre de Morin de mars 1957 déjà citée, le chercheur français déclare travailler « actuellement à une enquête sur l’étranger dans les films français, polonais, anglais, américains de ces cinq dernières années », et utiliser « avec grand profit vos propres travaux ». Mais au moment où William Douglas Wall (1955, p. 71-72) fait un compte rendu de l’ensemble des travaux du 2e Congrès, il en isole trois grandes lignes directrices : « le film lui-même », « l’effet du film sur le spectateur individuel », « [les] effets du film et du cinéma sur les groupes et sur la société ». Comme on le voit, l’attention principale se porte vers les destinataires individuels ou collectifs, et non sur la recherche des processus amenant le cinéma à matérialiser les tendances des sujets singuliers ou des groupes sociaux. Et c’est sur ce double revirement (le passage d’une optique sociologique à une perspective plus proprement anthropologique, le transfert sur le fonctionnement du cinéma à l’endroit du spectateur) que l’on mesure la distance qui sépare l’évolution de la filmologie des orientations du Kracauer de From Caligari to Hitler.

7.

Le premier des deux essais de Cohen-Séat (1959), Problèmes actuels du cinéma et de l’information visuelle, qui préfigure une nouvelle série de numéros monographiques (Cahiers de filmologie), réaffirme la vocation « interdisciplinaire » du mouvement associé à la filmologie et l’importance des recherches empiriques (qui ont pris de plus en plus de place dans les pages de la RIF et dans les travaux du 2e Congrès), mais l’auteur semble vouloir orienter la barre vers une dimension théorique et une structure authentiquement pluridisciplinaire, en prenant acte du fait qu’une telle convergence « est loin d’être réalisée dans la pratique » (p. 4). L’auteur relance la notion d’institution, posant à sa base un ensemble de catégories sociologiques et psychologiques, mais au moment où il semble se rapprocher à nouveau de la formulation de Kracauer, la proposition débouche sur une conception « sociale » du cinéma profondément différente. Le cinéma et les nouvelles techniques de communication (qui sont à la base de ce que l’auteur appelle une « iconosphère ») seraient, en réalité, responsables d’une sorte de « mutation de la nature de l’homme » (p. 7). « Le cinéma propose une mutation dans l’ordre du discours en même temps qu’il bouleverse […] quelques-unes des modalités principales de la perception et du jugement » (p. 9). En outre : « le cinéma introduit une coupure entre la chose et son contexte traditionnel de représentation, en la déracinant de la biosphère et en opérant sa transplantation dans un milieu nouveau », celui de l’iconosphère (p. 10). Le cinéma est un « facteur de perturbation psychologique, de “déséquilibre” psychosocial et de chaos culturel » (p. 11). La nouvelle société de l’information produit une « limitation de principe de l’intelligence » ; détermine « amputation », « isolement », « aliénation » (p. 17-18). Toutefois le cinéma et la télévision, qui tirent leur origine de la nouvelle culture de masse, n’ont pas une existence uniquement fonctionnelle par rapport à celle-ci. Les « techniques visuelles » ont une vocation « révolutionnaire » : « le mode d’information qui les caractérise transcende les conditions économiques, sociales, culturelles, de leur apparition » (p. 26). Et cela même si, dans l’utilisation des nouveaux moyens de communication, le rapport entre « les masses » et la tradition de la culture humaniste (liée à une tradition essentiellement verbale) reste problématique. En tout cas : « nous ne savons rien du phénomène original et spécifique constitué par la mise en rapport des techniques visuelles et des masses. Cette attraction mutuelle s’exerce dans le champ d’un système de forces qui nous restent inconnues » (p. 26).

L’analyse de Cohen-Séat part donc de la reconnaissance d’une action effective du cinéma, dépassant les effets perceptifs ou cognitifs produits par la séance cinématographique singulière, pour aller au-delà des recherches en psychologie expérimentale (ce qu’attestent de plus en plus la majorité des contributions à la RIF ou des activités de l’Institut). Cohen-Séat va même jusqu’à s’interroger sur « combien » du spectateur se transfère dans le cinéma, mais il le fait sur un mode typiquement anthropologique (sinon essentialiste) et non pas social. Le cinéma cache en son sein un « commun dénominateur de tant d’intérêts divers » qu’il a nécessairement à voir avec « la nature de l’homme » (p. 45) et touche à des besoins « qu’aucun contenu culturel n’aurait nulle part réussi à résorber ». Le cinéma révèle un « monde caché » du spectateur qui, « dans la vie normale […], est tenu à la bride par la conscience critique » (p. 46-47). Mais la perspective se déplace du côté de ce qui se libère de la psyché du spectateur au contact du cinéma, plutôt que du côté de ce qui est transporté de cette même psyché vers le cinéma (perspective de From Caligari to Hitler). « Le thème d’un cinéma réflexe, exprimant à un moment donné l’âme d’un groupe plus ou moins étendu, a déjà fait l’objet de nombreuses variations intéressantes dans la littérature cinématographique », relève Cohen-Séat en se référant, même de façon non déclarée, à Kracauer. Mais une telle affirmation est justement faite pour prendre ses distances par rapport à cette formulation et pour pouvoir la contester (p. 48-50).

La perspective anthropologique sera celle d’Edgar Morin dans ses travaux suivants.

8.

Quoique ayant leur importance, les contributions de nature psychanalytique, publiées par la RIF ou proposées dans les congrès sont rares. Jean Deprun (1947 et 1947a), Serge Lebovici (1949) et Cesare Musatti (1950) se concentrent sur les aspects théoriques de l’analogie entre le dispositif psychique et cinématographique, mais la problématique qui étend à un appareil psychique « collectif » les processus d’élaboration inconsciente individuelle (un des points cruciaux qui sous-tendent l’analyse de Kracauer) leur demeure étrangère.

La direction qui s’impose, nous l’avons dit, est, au contraire, celle des recherches psychologiques [27]. L’orientation prise se concentre sur le rapport film/spectateur. Elle donne lieu à des travaux aujourd’hui encore remarquables pour l’étude des rapports écran/spectateur [28], mais elle se fonde surtout sur des méthodes empirico-expérimentales ; l’aspect privilégié par les enquêtes est celui des effets du film sur le spectateur. Il s’agit d’une direction qui avait déjà été mise au centre de l’action du mouvement naissant de façon programmatique : « l’étude du film cinématographique et des effets, sur les individus et sur les groupes, de sa présentation et de sa communication au public » — nous rappelle le même Cohen-Séat (1949, p. 238) dans l’éditorial des numéros 3-4 de la RIF — c’est ce dont le Centre de filmologie avait fait l’objet central de ses recherches. Mais, au cours de la fondation de cette nouvelle « science du cinéma », les méthodes et les objets de recherche eux-mêmes avaient dessiné un spectre très vaste, mettant à contribution des disciplines diverses (correspondant par là à une autre des intentions originelles du mouvement) et des méthodologies variées (à côté de celle des sciences expérimentales). C’est l’orientation psychologique qui finit cependant par s’imposer et par devenir la caractéristique de référence.

Le « primat de la psychologie » se manifeste ouvertement dans la célèbre opposition qui voit se côtoyer, dans les pages du numéro 25 de la RIF, en 1956, Ernesto Valentini et Luigi Volpicelli. Valentini y affirme d’ailleurs ceci :

Si l’on considère l’intuition de Cohen-Séat et les premiers documents sur le développement de la filmologie, il semble que l’on puisse affirmer comme une donnée de fait et, ajoutons maintenant, comme une hypothèse féconde, l’aspect prééminent en filmologie de la psychologie qui est apte à fonder et à vivifier les autres aspects.

Valentini 1956, p. 7

Luigi Volpicelli (1956, p. 22-23) lui répond en affirmant, au contraire, que la filmologie, « pour poursuivre son chemin, se libère d’une défectueuse perspective de science psychologique et, qu’en tant que doctrine de la communication filmique, elle se précise comme science socio-historique ». Et, pour soutenir ses propres positions, c’est justement l’essai de Friedmann et Morin qu’il prend à témoin, relançant l’idée selon laquelle le cinéma est « une sorte de microcosme, à travers lequel on peut retrouver, certes, déformée, stylisée, l’image d’une civilisation, celle même dont il est le produit » (p. 22-23 ; ce passage est tiré intégralement du texte des deux chercheurs). Enfin, le modèle qui tend à faire coïncider la filmologie avec l’étude des effets du film sur le spectateur est critiqué ouvertement : « Nous préférons parler plutôt de consonance que de simple influence », affirme l’auteur. « Libérer […] la filmologie de ce prééminent scientisme expérimental » est le mot d’ordre proclamé, « considérer le cinéma en lui-même, comme expression de la société industrielle et […] réfléchir sur sa signification et sa valeur en fonction du monde créé et exprimé par l’industrialisme. […] Considérer [le cinéma] non seulement en fonction de la nature de la stimulation filmique, mais aussi en fonction d’une plus complexe analyse de classes et de structures sociales » (Volpicelli 1956, p. 22-23).

C’est une intervention qui semble rouvrir la discussion, relançant, par l’intermédiaire de Friedmann et Morin, la méthode de Kracauer ; mais elle est en même temps l’aveu de la position désormais minoritaire de cette ligne de pensée au sein du mouvement, et tout en provoquant ouvertement la discussion sur cette évolution, elle ne l’infléchit en aucune manière. L’hégémonie de la ligne psychologique-expérimentale est ratifiée de la façon la plus nette par l’intensification des analyses des « Tests Filmiques Thématiques », de brèves séquences soumises au jugement interprétatif des spectateurs, auxquelles sont consacrés en particulier les numéros 30-31 de la RIF (Cohen-Séat, Bremond et Richard 1959) — et d’où partira Roland Barthes [1960] lui-même pour l’étude des problèmes de la signification cinématographique.

Une intervention de Jacques Durand en 1961 est l’une des dernières tentatives pour relancer encore une fois les études sociologiques à l’intérieur de la filmologie. La relation entre cinéma et réalité sociale est fondée sur la notion nullement simpliste de « socialité filmique », qui « ne consiste pas uniquement dans les traits sociaux explicitement proposés par le film », mais dépend de l’instance énonciatrice (comme nous dirions aujourd’hui), et implique notamment le rapport avec le spectateur, qui se considère comme « un témoin ou comme un personnage fictif impliqué dans cette socialité » (Durand 1961, p. 24). Toutefois, les directions de l’enquête exposées par Durand (« analyse du contenu de la socialité filmique et des distorsions qu’elle présente par rapport à la réalité sociale ; analyse du mode de perception de la socialité filmique par le spectateur ») renvoient à un niveau empirico-positiviste, dépassé par rapport à celui de From Caligari to Hitler. Il n’est donc pas étonnant qu’aucun des travaux de Kracauer, pas même ceux publiés dans la RIF, ne soit mentionné dans la liste pourtant très vaste de références.

Ainsi la formulation du résumé de la communication de Camillo Pelizzi (1961, p. 147) à la première conférence internationale sur l’information visuelle (Milan, 1961) apparaît-elle davantage comme une survivance du passé que comme le signe de la continuité d’une direction du travail et de sa fécondité :

Dans l’étude de l’influence des grands moyens visuels sur la formation, la stabilisation et la disposition des attitudes et des idées, il convient de tenir compte de l’influence que la situation structurelle et que la conjoncture d’une société déterminée ainsi que les idées et les attitudes qui y prédominent, exercent, à leur tour, sur la création et sur le produit des techniques visuelles elles-mêmes.

En 1968, Zbigniew Gawrak (1968, p. 116) parle de la « défaite d’un programme hardi » et d’une ligne « minimaliste » inspirée par les méthodes de la recherche empirique américaine, « qui a pratiquement triomphé dans la filmologie européenne ». Christian Metz (1971, p. 9) lui-même sanctionnera quelque temps plus tard d’une manière nette (et qui fait autorité) une telle issue :

Il faut rappeler que […] la discipline appelée filmologie s’employait pour une part notable à analyser le film selon les méthodes propres à la psychologie : psychologie expérimentale et psychologie sociale, en particulier. C’est d’ailleurs sur ce terrain qu’elle a atteint aux résultats les plus précis.

Désormais, c’est de l’extérieur et avec le regard d’un historien du mouvement que Lowry (1985, p. 157-158) s’exprime :

In the years […] which followed [la naissance du mouvement] it was the concept of science and more specifically of empiricism, which decided which ideas were to dominate and which were to be pushed to the fringes of the movement. [Déjà à l’époque du second congrès] filmology had clearly established its central area of concern as an empirically oriented psychology and sociology of the film audience [29].

S’il est vrai que le livre de Kracauer a pour sous-titre « Histoire psychologique du cinéma allemand » — comme nous l’avons vu — l’aspect psychologique du livre doit être compris d’une manière tout à fait particulière, d’autant plus qu’il n’a rien à voir avec les recherches de la psychologie expérimentale américaine dont parle Gawrak. En outre, répétons-le, dans la conception du chercheur allemand, la vie « psychologique » des individus (des groupes sociaux) produit des résultats cinématographiques déterminés (orientations thématiques mais aussi formes symboliques), tandis que dans la conception, vite hégémonique, de la filmologie, ce qui est étudié c’est la façon dont le cinéma entre en contact et influe sur les processus perceptifs et cognitifs de l’individu (les groupes sociaux).

9.

Grâce aux propositions de la filmologie, la France est donc l’un des tout premiers pays où le travail de Kracauer est connu et discuté. Mais cette primauté dure peu et finit par se transformer en son contraire. La France est l’un des derniers pays à introduire From Caligari to Hitler (dans des circonstances particulières et, dans une certaine mesure, par des voies détournées : le retour d’une actualité du marxisme en Occident et le renouveau d’intérêt pour l’Allemagne de Weimar, qui caractérisent les années 1970) dans sa réflexion sur le cinéma (la traduction italienne remonte à 1954, l’allemande, quoique controversée, à 1958, l’espagnole à 1961). Quelle explication donner à un tel changement de cap ?

La traduction de From Caligari to Hitler, qui s’est arrêtée au chapitre introductif, a certainement conditionné la lecture de cette enquête, en l’assimilant à une analyse des contenus qui l’appauvrit et la travestit (et compromet fortement l’efficacité même des choix méthodologiques de fond).

La lecture sociologique de Kracauer faite par la filmologie est devenue à son tour minoritaire et toujours plus marginale à l’intérieur du courant qui avait pourtant ouvert la voie en donnant à Kracauer un écho à ses travaux.

En même temps, toutefois, « l’adoption » de Kracauer par une partie des chercheurs associés à la filmologie a conditionné la réception de son oeuvre dans le panorama plus ample de la culture cinématographique française, en lui attribuant une origine et une appartenance liées à l’entreprise de Cohen-Séat. Au moment où la tradition critique théorique de caractère « cinéphile » engage une confrontation ouverte avec la filmologie, qui se poursuit au moins jusqu’au milieu des années 1950 [30], les positions de Kracauer, qui auraient pu permettre un dialogue profitable avec Bazin (pour ne citer que l’exemple le plus flagrant), restent cependant totalement extérieures (et ignorées) de la formation cinéphile qui sort vainqueur de l’affrontement et assumera, jusqu’à la fin des années 1970, une position hégémonique (le 2e Congrès international de filmologie, qui signe l’apogée du mouvement, notamment au plan international, marque en même temps le début de son déclin rapide).

Si (pour se référer à une oeuvre que le destin finira par lier inextricablement à From Caligari to Hitler) L’écran démoniaque de Lotte Eisner sera adopté par la critique cinéphile, en raison de son point de vue esthético-critique et de son orientation auteuriste, les oeuvres de Kracauer resteront le plus souvent confinées dans le cadre du débat marxiste sur la culture [31].

Mais qui sait ? La fougue avec laquelle la culture française s’est engagée dans le post-structuralisme (jusque dans ses abjurations les plus radicales — et les plus mélancoliques) finira peut-être par permettre la redécouverte de Kracauer l’historien et théoricien du cinéma, et par lui donner la place qui lui revient dans ces domaines.