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La parution d’un nouvel ouvrage d’André Gaudreault ne peut manquer de faire événement, tant l’auteur s’est imposé comme l’un des plus importants chercheurs parmi ceux qui ont proposé, dans le sillage du colloque de Brighton de 1978, d’envisager différemment le cinéma dit « des premiers temps », notamment en croisant de façon productive la théorie (d’obédience narratologique chez Gaudreault) et l’histoire (inaugurant par exemple une collaboration féconde avec les archivistes). Cette démarche, qui consiste à instaurer un dialogue productif entre différents champs disciplinaires, Gaudreault ne se contente pas de l’appliquer dans son récent opus [1], regroupement synthétique d’articles jusqu’ici disséminés dans diverses publications, mais il s’emploie à l’articuler en des termes qui s’avèrent aujourd’hui d’autant plus pertinents que, dans l’espace (francophone) de l’étude théorique du cinéma, on peut observer une tendance certaine au cloisonnement des deux grands axes que sont l’histoire et la théorie. Or, bien que ce partage s’opère généralement, dans le champ des études sur le cinéma des premiers temps, au détriment du second, Cinéma et attraction témoigne de l’ambition opportune de son auteur (mais sans opportunisme aucun, dans la mesure où cette démarche implique d’aller à contre-courant de la « mode ») de faire primer la dimension théorique. L’objectif visé par Gaudreault est d’offrir un cadre permettant de gérer les informations dégagées des sources, de les organiser avec profit pour améliorer la connaissance de l’objet (le cinéma dit « des premiers temps ») et, au-delà, de fournir des outils méthodologiques utiles à tout historien du cinéma.

Pensé comme le lieu d’un questionnement sur l’historicité même du regard de l’historien, l’ouvrage de Gaudreault construit son objet en passant par une discussion des principes méthodologiques qui le sous-tendent. Tout comme dans Du littéraire au filmique, paru il y a deux décennies, il fait preuve d’un souci de clarté et de pédagogie exemplaire : chaque hypothèse, d’abord formulée au conditionnel, se voit ultérieurement confirmée par la démonstration, l’ouvrage entraînant son lecteur dans la mise en place progressive d’une argumentation dont l’auteur prend soin de motiver chaque composante, sur le plan tant de la cohérence argumentative que du lexique utilisé. D’aucuns pourraient dire que Gaudreault joue sur les mots (car on sait combien il se plaît à jouer avec eux), mais son souci d’opter pour le « bon » terme témoigne de l’acuité avec laquelle il appréhende les phénomènes étudiés, et de sa conscience de la nécessité d’une historicisation des termes eux-mêmes pour saisir la réalité qu’ils recouvr(ai)ent. Parler de « cinématographistes » et non de « cinéastes », d’« exhibiteurs » et non d’« exploitants [2] », c’est à la fois prendre en compte la terminologie d’époque et saisir les implications des usages actuels appliqués au cinéma des premiers temps. Recourant fréquemment à des exemples éclairants, Gaudreault offre dans un premier chapitre, qui se présente comme une sorte de « manuel », un ensemble d’instruments méthodologiques destinés à appréhender les discours sur le cinéma dans une perspective historiographique. L’intérêt didactique de cette démarche ne doit pas être sous-estimé, car on constate dans les écrits sur le cinéma à fonction pédagogique une carence notable d’exposés de ce type. Il semble toutefois un peu paradoxal que Gaudreault, soulignant le fait que tout historien développe un discours « à partir de son hic et nunc à lui » (p. 50), mette constamment en évidence la deixis des discours étudiés — il semble que les théories de l’énonciation sous-tendent chez lui l’approche historiographique —, alors que son ouvrage procède d’une démarche inverse visant à effacer les indications renvoyant à quand et par qui les propositions ont été émises, puisqu’il fusionne en une nouvelle linéarité argumentative des articles rédigés durant deux décennies, qui plus est souvent en collaboration avec certains auteurs dont le nom disparaît parfois au profit du « méga-énonciateur » qui en est le signataire. On peut comprendre le souci de conférer ainsi force et cohérence aux thèses défendues — en cela, cette somme que constitue l’ouvrage permet de prendre la mesure de l’importance des recherches de Gaudreault —, mais cette homogénéisation rétrospective escamote l’évolution de la pensée de l’auteur et crée parfois une cohésion de surface (ainsi en va-t-il peut-être par endroits de la notion de « paradigme ») [3].

L’aspect programmatique de l’énoncé « Pour une nouvelle histoire du cinématographe », qui donne son sous-titre à l’ouvrage, est lié au terme même utilisé pour qualifier l’objet d’étude. En passant du « cinéma » au « cinématographe », Gaudreault opère un déplacement qui constitue la pierre angulaire de sa démonstration, comme il l’explique dans son introduction : « L’avènement du cinéma, au sens où nous entendons le mot, daterait en effet plutôt des années 1910… C’est notamment à la validation de cette hypothèse que le présent ouvrage sera dévolu » (p. 14). L’originalité des propositions de Gaudreault découle par conséquent de la conceptualisation de deux paradigmes successifs : la « cinématographie-attraction », puis le « cinéma-institution ». La détermination de cette césure le conduit à postuler que « l’origine » du « cinéma » — terme qui est associé ici à une forme institutionnalisée du médium (on retrouve là un critère qui remonte, on le sait, à La lucarne de l’infini de Noël Burch (1991), pour qui cependant le « cinéma » débutait avant) — ne doit pas être située en 1895, mais vers 1910, et que la période qui précède cette date, radicalement séparée de la suivante par une rupture indépassable, doit être considérée en fonction de critères fort différents. Cette proposition stimulante permet, dans des discussions de détail (notamment d’ordre lexicologique), de reconfigurer certains aspects de l’approche du cinéma dit « des premiers temps ». D’ailleurs, Gaudreault conteste précisément cette expression, aujourd’hui consacrée, parce que cette période n’est pas « première » en regard du « cinéma », mais constitue en quelque sorte un « autre temps », foncièrement coupé de l’institutionnalisation (p. 85-88). Les explications relatives à ce découpage épistémologique permettent à l’auteur de glisser au passage certaines diatribes contre l’évolutionnisme et le téléologisme décriés par les « nouveaux historiens », dont les principes méthodologiques nous sont rappelés de façon limpide dans Cinéma et attraction. Le déplacement de « l’origine » permet d’autonomiser la période des débuts pour l’étudier de façon plus spécifique dans les « séries culturelles » qui la traversent, pour y voir « non seulement un point de départ », mais « aussi un point d’arrivée » (p. 65). Si la justification des « seuils » retenus ne présentait pas en elle-même l’intérêt que lui donnent la réflexion de l’auteur et le recours qu’il fait à des sources d’époque (notamment un texte de Méliès de 1907 édité en annexe par Jacques Malthête), on pourrait regretter que ce déplacement n’entraîne pas plus fondamentalement une remise en cause de l’idée même « d’origine » et un questionnement sur la pertinence, pour le discours historique, de l’existence (voire de la préséance) d’une opposition entre un avant et un après. Parfois, l’application des principes méthodologiques à l’analyse des phénomènes historiques semble en effet buter sur la nécessité de créer in fine une périodisation à partir de ruptures. La détermination d’un « avènement » — quand bien même « un média naît toujours deux fois [4] » — menace de soumettre la réflexion à une perspective généalogique, en dépit des remparts qui sont constamment érigés par l’auteur contre ce type d’approche. Pour éviter cet écueil, la notion de « série culturelle », que l’on trouve appliquée dans le champ du cinéma par d’autres historiens également sensibles aux contextes d’intermédialité, comme Édouard Arnoldy (ou Rick Altman, qui n’utilise pas le terme mais propose une méthodologie similaire [5]), est toutefois d’un grand secours lorsqu’il s’agit de proposer des axes pour une analyse synchronique de ce que Gaudreault considère à juste titre comme le « maillage intermédial » caractéristique du « tournant du vingtième siècle » (p. 113).

À travers le nouveau découpage historique qu’il propose, Gaudreault nous invite plus que jamais à penser que « Mitry et Sadoul avaient peut-être raison d’avoir tort » (pour reprendre le titre de son article dans Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle ? [Gaudreault 1997]) ; et peut-être même, à lire Cinéma et attraction, avaient-ils tout simplement raison sur le fond (en dépit des dérives d’une conception linéaire dont Gaudreault se plaît à commenter certains symptômes), mais se trompaient « d’origine ». Si une parenté inattendue semble se dessiner entre ses propositions et celles des historiens traditionnels, c’est parce que nous passons parfois subrepticement dans Cinéma et attraction de la conceptualisation des discours à celle des objets sur lesquels ils portent, la périodisation renvoyant dès lors à des ruptures « réelles » qui seraient repérables dans l’histoire elle-même au lieu d’être pensées comme résultant exclusivement de l’explication historique. Sur le principe toutefois, Gaudreault est soucieux de ne pas mélanger les deux niveaux, ainsi qu’il l’affirme dès son introduction : « Quand on souscrit à pareil principe de segmentation périodique, il faut garder en tête que, comme l’avance Jonathan Crary, “les continuités et discontinuités n’existent que dans l’explication historique, et non pas dans l’histoire” » (p. 11).

Cette « explication historique », Gaudreault l’aborde notamment en commentant les discours des historiens « classiques » du cinéma dont il examine les découpages. Dans la section de l’ouvrage consacrée à Georges Sadoul, Gaudreault illustre son propos en recourant à l’étude d’un cas qu’il connaît bien, celui du « bonimenteur », dont il constate la relative occultation dans l’Histoire générale du cinéma : non que Sadoul n’en fasse aucune mention — Gaudreault en repère six, et nous pourrions en trouver d’autres (il ne prétend d’ailleurs pas à l’exhaustivité) [6] —, « mais plutôt qu’il en soit fait mention dans une si petite mesure » (p. 56). Ce constat fort éclairant d’une tendance, chez les historiens du cinéma, à minoriser l’importance de la dimension orale, Gaudreault l’avait déjà posé lorsqu’il abordait le cas du « bonimenteur refoulé » (Gaudreault 1996) et l’« escamotage du bonimenteur dans l’historiographie française du cinéma » (Albera et Gaudreault 2005). L’interprétation qu’il propose me paraît fort éclairante : si les pratiques labiles sont évincées du discours historiographique, c’est non seulement parce qu’elles laissent peu de traces, mais aussi parce qu’elles sont associées à « la vulgarité de la voix vive » (Albera et Gaudreault 2005, p. 187-193) et à une « carence constitutive du cinématographe » (p. 56) incompatibles avec la spécificité du médium dont se targueront les partisans de la légitimation artistique de ce dernier. Bien sûr, cette interprétation porte elle-même le sceau de « l’historicité » du regard de Gaudreault lui-même, informé par une époque où le foisonnement des « nouvelles technologies » et l’hégémonie du « machinique » semblent inciter les commentateurs à mettre l’accent sur la composante humaine des spectacles audiovisuels [7].

Il va de soi que Gaudreault a conscience de l’inscription de sa propre perspective dans un contexte contemporain, mais, se référant aux recherches sur le bonimenteur en général, il ne les rapporte qu’au champ de la narratologie qui le concerne en particulier, évoquant « l’inflation verbale sur cet adjuvant narratif qu’était le bonimenteur » (p. 59). Le terme « inflation », qui fait écho à la mention antérieure d’une « relative hypertrophie du bonimenteur dans le discours d’aujourd’hui » (p. 59), a de quoi surprendre chez cet auteur qui plaide depuis plus de vingt ans pour une prise en compte historico-théorique accrue du bonimenteur, et qui déclarait encore récemment que même « les nouveaux historiens […] excipent de la rareté des sources pour affirmer le caractère négligeable de sa présence » (Albera et Gaudreault 2005, p. 174) [8]. Alors qu’il suggère que la place accordée à cette figure du cinéma des premiers temps dans les études théoriques est excessive, Gaudreault ne se réfère qu’aux travaux de Germain Lacasse, son confrère de l’Université de Montréal. Peut-être ce constat d’une inflation résulte-t-il d’une préséance accordée à la théorie sur l’histoire, puisque les recherches en archives nécessaires pour avancer dans la connaissance de l’accompagnement verbal (et plus généralement sonore) des films « muets » n’en sont qu’au stade des prémices.

Il faut noter que ces considérations narratologiques participent d’une volonté d’inscrire le propos dans la continuation de la théorie de l’énonciation narrative dont Du littéraire au filmique avait posé les bases de façon novatrice et fructueuse. Par conséquent, Gaudreault aborde dans Cinéma et attraction des enjeux de nature historiographique à travers une grille de lecture narratologique. Cette démarche est notamment mise en oeuvre pour affiner la périodisation proposée, Gaudreault distinguant trois paradigmes : celui de la captation/restitution, qui « suppose un seuil minimal d’intervention, près de zéro, de la part du filmeur » (p. 102) ; celui de la monstration, où l’intervention se situe au seul niveau de la mise en cadre ; enfin, celui de la narration, défini par un travail effectué au niveau de la mise en chaîne. Ces deux derniers niveaux sont issus de la différenciation productive déjà opérée dans Du littéraire au filmique, mais se voient précisés ici dans la mesure où le couple attraction/narration est envisagé, à raison, de façon plus souple. En effet, l’opposition stricte qui sous-tendait certains textes antérieurs de Gaudreault fait place ici à une conception d’ordre bipolaire (voir par exemple p. 95). En outre, le découpage de ces notions définies de façon réciproque a évolué, la monstration occupant désormais une place nouvelle dans la mesure où elle peut, selon les cas, accueillir en son sein une tendance à l’intégration narrative (p. 108).

Lorsqu’il est question du paradigme de la « captation », Gaudreault prend à son compte l’adhésion à une possible « restitution pure ». Pour illustrer son propos, il en passe notamment par une comparaison avec le gramophone, faisant fi des réflexions avancées par Williams, Altman, Lastra, Kittler et d’autres à ce propos : « On ne saurait en effet soutenir que l’enregistrement d’un opéra sur cylindre de cire, par exemple, soit susceptible de doter l’oeuvre originale de quelque supplément d’art que ce soit » (p. 150). Il ne s’agit pas (seulement) ici de l’opinion des intervenants de l’époque, mais d’une vérité générale — que plus d’un ont pourtant contestée [9] — qui fait abstraction de la nécessaire part représentationnelle de toute reproduction, aussi mécanique soit-elle. Récurrent sous la plume de Gaudreault, l’épithète « littéral » se fait l’emblème de cette conception : il est par exemple question de « restituer sur l’écran, de façon littérale, les propriétés visuelles du profilmique », ou de faire primer « la littéralité du rendu photographique » (p. 150-151). Sans confiner au bazinisme, cette conception d’une restitution du réel dans son intégr(al)ité paraît néanmoins quelque peu incongrue chez Gaudreault, qui a précisément mis en évidence les manipulations effectuées à l’époque des Lumière par les opérateurs eux-mêmes (Gaudreault 2002), et cela non seulement en ce qui a trait à l’arrêt-manivelle (auquel il se réfère brièvement dans Cinéma et attraction, p. 105 et note 29), mais aussi à ce qu’il appelait « l’aboutage » (dont il n’est plus explicitement question ici). La concision et la clarté du propos interdisent, dans Cinéma et attraction, d’entrer dans de tels détails, mais les lecteurs de l’ouvrage pourront approfondir ou nuancer certains points en revenant à des textes antérieurs de l’auteur qui leur sont spécifiquement consacrés. Car le rôle principal de cet opus (qui se présente sous la forme d’un bilan mais n’exclut pas les ouvertures) est de permettre au lecteur d’accéder au cadre méthodologique et théorique que Gaudreault a progressivement élaboré avec une exigence et une capacité d’innovation qui lui sont propres. À cet égard, cet ouvrage, qui regorge de postulats théoriques et d’incitations stimulantes à (re)penser le « cinéma » des débuts, s’avère une lecture indispensable à une époque où « la théorie du cinéma » serait « enfin en crise [10] ».