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De la littérature portant sur le veuvage et sur le remariage au xixe siècle en Occident émerge un constat général : les hommes se remariaient davantage que les femmes. Rares sont néanmoins les études analysant les facteurs déterminant cette disparité observée entre les genres[2]. Qui plus est, jusqu’à présent, aucune étude n’a porté conjointement et essentiellement sur le veuvage et sur le remariage au Québec au xixe siècle. Cet article vise à présenter une analyse du veuvage et du remariage à Québec à la fin du xixe siècle, période au cours de laquelle la ville connaît d’importantes transformations, dont notamment le passage d’une économie de type artisanal à une économie de type industriel, qui se répercutent sur les différentes sphères de la vie quotidienne de ses habitants et habitantes. Plus précisément, l’objectif en est de présenter une analyse différentielle du veuvage et du remariage selon le genre entre 1891 et 1901, et ce, en portant une attention toute particulière aux stratégies de subsistance des ménages. Remariage, travail salarié, travail des enfants, tant salarié que domestique, et cohabitation avec d’autres membres apparentés ou non sont des exemples de stratégies utilisées en situation de veuvage afin de rétablir le fragile équilibre des ménages brisé lors du décès de l’un des deux époux. Concrètement, il s’agit de mettre en évidence les différences de comportements entre les hommes et les femmes en ce qui a trait aux façons dont ceux-ci remodelaient l’organisation sociale et matérielle de leur ménage à la suite du décès de leur conjoint.

Concepts théoriques

Notre analyse du veuvage et du remariage à Québec à la fin du xixe siècle s’inspire des approches institutionnelles telles que décrites par Piché et Poirier (1995). Selon ces derniers, l’objectif des approches institutionnelles est de se concentrer « non pas sur les caractéristiques les plus globales de la société et sur les attributs des individus, mais plutôt sur les structures intermédiaires ou les différents contextes dans lesquels ces derniers sont placés » (Piché et Poirier, 1995 : 125). En clair, la structure familiale, le système de parenté, les classes sociales, le marché du travail sont des exemples de structures intermédiaires.

Ces structures intermédiaires, loin d’être immuables ou partout les mêmes, sont modelées par le mode de production et le mode de reproduction dominants. D’un point de vue individuel, tout un chacun façonne son quotidien de manière stratégique à la lumière des options et des contraintes qui s’offrent à lui dans un contexte donné. Toujours selon Piché et Poirier (1995), ces stratégies individuelles relèvent tant du contexte global que du contexte propre à chaque individu et ne peuvent être mises en évidence que par l’étude des institutions sociales.

Dans une perspective institutionnelle, notre objectif est donc de lier les différences de comportements en matière de veuvage et de remariage entre les hommes et les femmes aux institutions que sont le marché du travail et la structure du ménage en contexte d’industrialisation.

Portant une attention toute particulière à l’influence des conditions matérielles sur l’organisation des ménages et sur l’impact qu’elle peuvent avoir sur les comportements en matière de veuvage et de remariage, notre analyse s’inscrit au sein des paradigmes d’économie politique et d’économie familiale. Selon Kertzer (1991) de même que selon Tolnay (1995), les forces de l’économie politique, sous l’influence du mode de production dominant, exercent une pression sur le quotidien des individus qui adoptent ou délaissent certains comportements en matière de reproduction. Certes orientées par les schèmes culturels desquels sont issus les individus, ces décisions et stratégies en matière de reproduction sont de prime abord le produit des conditions matérielles portées par le mode de production dominant. L’objectif du paradigme d’économie politique n’est néanmoins pas de faire abstraction de la culture en tant que déterminant proche des stratégies familiales, mais d’accorder une importance accrue aux conditions matérielles portées par le mode de production dominant ainsi qu’à la manière dont s’exerce l’influence jusqu’au pouvoir décisionnel et stratégique s’opérant au sein du noyau familial (Kertzer, 1991). Étudier les décisions et les stratégies prises en matière de veuvage et de remariage requiert que l’on s’intéresse à la structure et à l’organisation matérielle du ménage, entre autres, tout en gardant en tête qu’elles sont le résultat de l’évaluation des contraintes et des opportunités auxquelles font face les individus en état de viduité (Hareven, 1994; Uhlenberg et Chew, 1986).

Tel que l’entend Bradbury (1995), le concept d’économie familiale est une notion centrale à toute étude visant « à mieux comprendre le travail des femmes et les modèles de reproduction » dans un contexte où la division sexuelle du travail est omniprésente tout en étant à la fois complémentaire et inégalement répartie au sein du noyau familial (Bradbury, 1995 : 17). Cette mise en évidence de la différenciation des rôles et des fonctions entre les hommes et les femmes revêt une importance toute particulière lorsque l’on s’intéresse à la manière dont les veufs et les veuves remodelaient, de façon distincte, l’organisation matérielle et sociale de leur ménage après le décès de leur conjoint. Les pressions exercées par le mode de production sur la division sexuelle du travail qui s’opère au sein du ménage – que Tilly et Scott (1978) identifient comme étant la « communauté de travail la plus simple [...] [où] la contribution de chaque conjoint à la création et à la survie de la famille était vitale » (1978 : 62) –, contribuent à l’édification des rôles et des fonctions performés par les individus en fonction de leur genre. Ainsi, c’est en accordant une attention spéciale à ces rôles et à ces fonctions au sein du ménage et du marché du travail que nous tentons de mettre en lumière les différences de comportements entre les hommes et les femmes en matière de veuvage et de remariage.

Population étudiée et contexte historique

S’intéressant à la population montréalaise de la fin du xixe siècle, Olson et Thornton (2001) ont mis en évidence qu’à chacune des trois grandes communautés culturelles correspond un régime démographique particulier. St-Hilaire et Marcoux (2001) ont également démontré qu’à Québec au cours de la seconde moitié du xixe siècle Irlandais catholiques, Anglo-protestants et Franco-catholiques s’implantent, habitent et quittent le territoire de la ville distinctement. Afin d’accorder une attention toute particulière aux conditions matérielles portées par l’industrialisation et à l’influence qu’elles exercent sur les comportements en matière de veuvage et de remariage, nous avons retenu une population fortement homogène du point de vue de la culture, soit les Franco-catholiques de la ville de Québec. Ceux-ci constituent la majorité de la population de la ville, majorité croissant au fil des dernières décennies du xixe siècle. Entre 1871 et 1901, la proportion de Franco-catholiques passe de 66,4 % à 82,4 %.

À Québec, au cours des trois dernières décennies du xixe siècle se met en place une économie de type industriel à Québec menant à l’abandon des méthodes de production artisanale qui, pendant de nombreuses décennies, avaient été la pierre angulaire de l’économie de la ville. À partir de 1871, la ville adopte le rythme de la manufacture (Courville, 2001).

Quelques grands événements politiques et économiques conditionnent cette transition de l’artisanat vers l’industrie. L’abolition des tarifs préférentiels de la Grande-Bretagne ainsi que le développement de nouvelles techniques de construction des navires (à vapeur plutôt qu’en bois) tracent les grandes lignes de la vague de changements qui déferlent sur la ville au cours de la période. Qui plus est, l’ouverture de la voie navigable du St-Laurent jusqu’à Montréal en 1853 fait perdre à Québec son monopole des activités portuaires (Drouin, 2001). À ces bouleversements économiques s’ajoutent des décisions politiques de grande envergure. Québec perd alors son statut de capitale au détriment d’Ottawa. Conséquence directe de ce changement politique, la garnison britannique quitte Québec en 1871, ce qui a pour effet d’entraîner une réduction des effectifs de la population anglophone de Québec (Deschênes, 2001) tout en aggravant considérablement le ralentissement économique que connaît la ville à cette époque (Hare et al., 1987).

Au cours des années 1860 et 1870, ce sont principalement les industries de la chaussure et du textile qui deviennent la pierre angulaire de l’économie de la ville[3]. De plus en plus nombreux à travailler à la manufacture, les habitants et les habitantes de la ville de Québec dépendent désormais en grande partie du salaire qui leur est versé quotidiennement. Hare et al. (1987) soulignent qu’à cette époque les salaires et les conditions de travail font en sorte que la subsistance des ménages ouvriers est généralement des plus précaires. Pour les femmes, cette réalité est d’autant plus accablante puisque celles-ci ne retirent de leur labeur qu’une maigre fraction du salaire d’un homme[4].

Bien que l’expansion démographique de la ville soit quantitativement assez faible durant cette période (de 60 000 à 68 800 habitants entre 1860 et 1900), celle-ci se concentre de plus en plus en de relativement petits espaces (St-Hilaire et Marcoux, 2001). Ainsi se développent les principaux quartiers industriels et ouvriers de la ville, soit les quartiers St-Roch, St-Jean et St-Sauveur. À titre d’exemple, les quartiers St-Roch et St-Sauveur à eux seuls abritent près de 60 % de la population de la ville (St-Hilaire et Drouin, 2001). Dès lors, la segmentation géographique marquée entre la haute et la basse ville devient tout autant palpable d’un point de vue économique et culturel.

Cette expansion démographique concentrée en de relativement petits espaces accentue les problèmes urbains liés notamment à l’accroissement des densités et à l’insuffisance des infrastructures sanitaires (St-Hilaire et Drouin, 2001). Dans ce contexte, le taux de mortalité augmente et passe de 28,4 ‰ à 33,7 ‰ au cours des trois dernières décennies du siècle (St-Hilaire et Marcoux, 2001).

L’ensemble de ces transformations touchant notamment au marché de l’emploi et aux conditions de vie auxquelles étaient quotidiennement confrontés les citadins et les citadines de Québec exercent certaines pressions sur les opportunités et les contraintes en ce qui a trait aux décisions prises en matière de veuvage et de remariage. À celles-ci s’ajoutent les différentes prescriptions et orientations issues du contexte idéologique forgé par les institutions religieuses, sociales et légales. Soulignons, entre autres, l’attitude plus ou moins favorable du clergé catholique face au remariage – et particulière envers celui des femmes – (Bradbury, 1997; Gagnon, 1993; Burguière, 1991; Gauvreau et Bourque, 1990), les remontrances sociales dont les charivaris sont le principal exemple (Coontz, 2006; Gagnon, 1993, Burguière, 1981; Corsini, 1981) ainsi que les dispositions légales issues du Code civil et leurs mutations qui s’opèrent au xixe siècle (Bradbury, 1989 et 1997).

Sources de données et limites du corpus

Notre étude du veuvage et du remariage s’inscrit dans un contexte, tant géographique que culturel et temporel, lequel fut consigné dans plusieurs séries documentaires. Deux sources sont ici mises à profit : les recensements (1871 à 1901) ainsi que les registres de mariages (1890-1899) de la ville de Québec[5].

Les sources de données que sont les recensements et les registres de mariages rendent possible l’étude du veuvage, dans le cas des premières, et du remariage, dans le cas des secondes. L’exploitation séparée de chacune de ces sources ne permet néanmoins pas de mettre en relation les deux phénomènes que sont le veuvage et le remariage. Loin d’être uniquement le cas au Québec, les analyses portant sur le veuvage et le remariage demeurent généralement descriptives et analysées parallèlement. Comme le soulignent Elman et London (2002), bien peu d’études analysent conjointement le veuvage et le remariage dans le passé. Qui plus est, Gauvreau (1991) souligne l’importance de prendre en compte les stratégies des veufs et des veuves, tâche qui s’avère très souvent entravée par les limites inhérentes aux différents corpus de données. Dans ses mots, elle indique que

L’étude des diverses stratégies élaborées à la suite d’une rupture d’union est cruciale, mais très difficile à mettre en oeuvre, à moins de disposer d’une bonne reconstitution des familles ainsi que d’une série de recensements très rapprochés dans le temps, qui permettent d’effectuer un couplage très précis d’individus.

Gauvreau, 1991 : 109

Disposant de données, d’une part, nominatives, et d’autre part, permettant de lier les individus d’un même ménage, nous avons donc jumelé les données des recensements avec celles des registres de mariages dans le but d’analyser conjointement le veuvage et le remariage à Québec. Dans un premier temps, le jumelage de ces données permet, et c’est là l’objectif principal de l’opération, de distinguer les individus qui se sont remariés de ceux qui sont demeurés en situation de veuvage entre 1891 et 1901. Dès lors, nous sommes en mesure de mettre en lumière certains facteurs qui déterminent et orientent les stratégies des individus en état de viduité en matière de veuvage et de remariage. Dans un second temps, le jumelage permet de tirer profit de toutes les informations disponibles à partir des recensements et des registres de mariages. Cela nous permet de combiner les informations ayant trait au remariage (registres) avec celles ayant trait aux caractéristiques des veufs et des veuves, dont l’âge, le métier ou l’occupation et le statut au sein du ménage, ainsi qu’aux caractéristiques des individus composant les ménages au sein desquels furent recensé(e)s les veufs et les veuves (recensements).

Le jumelage de données a été réalisé pour l’intervalle intercensitaire de 1891 et 1901. Cela signifie que nous avons retenu tous les individus s’étant déclarés « veuf » ou « veuve » lors du recensement de 1891 et avons cherché, dans un premier temps, dans les registres de mariages des années 1891 à 1899[6] si ceux-ci se sont remariés à Québec[7] au cours de cette période et, dans un second temps, si nous les retrouvions en 1901 remariés ou en état de viduité[8].

Des 2 543 individus franco-catholiques en état de viduité vivant à Québec en 1891, nous n’avons retenu que ceux âgés entre 20 et 49 ans. Ce choix fut motivé par le fait que l’âge est très souvent relaté comme étant l’un des déterminants ayant le plus d’impact sur la propension au remariage (Van Poppel, 1995; Pressat, 1956) ainsi que par l’ampleur de la tâche inhérente au jumelage de données. Au total, 761 veufs et veuves ont constitué notre corpus de départ. De ceux-ci et celles-ci, ce sont 330 individus, soit 204 femmes et 126 hommes, qui ont pu être retracés au sein de plus d’une source de données et ainsi être l’objet de notre jumelage.

Tableau 1

Quelques caractéristiques des veufs et des veuves constitutifs de notre corpus de données

Quelques caractéristiques des veufs et des veuves constitutifs de notre corpus de données
a

Seuls les veufs et les veuves avec enfants ont été retenu(e)s pour le calcul.

Sources : Exploitation des données des recensements de 1891 et 1901 (PHSVQ/CIEQ) et des données des registres de mariages de 1891 à 1900 (BALSAC)

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Résultats

Confirmant les constats étayés par maints auteurs ayant étudié le veuvage et le remariage, le genre influence considérablement la propension au remariage[9]. Le fait d’être un homme ou une femme est fortement associé au fait de demeurer veuf ou de se remarier chez les habitants et habitantes de la ville de Québec à la fin du xixe siècle. Des 204 femmes constituant notre corpus de données, 64 d’entre elles se sont remariées, totalisant tout juste en deçà d’une veuve sur trois. Chez les hommes, les proportions de remariés sont deux fois plus importantes : 77 des 126 hommes ont convolé de nouveau en justes noces, soit tout près de deux veufs sur trois. Dit autrement, ce sont 68,6 % des femmes qui sont demeurées en état de viduité, comparativement à 38,9 % des hommes, entre 1891 et 1901 à Québec (tableau 2).

Tableau 2

Proportions d’hommes et de femmes demeuré(e)s en état de viduité ou remarié(e)s entre 1891 et 1901, Ville de Québec

Proportions d’hommes et de femmes demeuré(e)s en état de viduité ou remarié(e)s entre 1891 et 1901, Ville de Québec

N Hommes = 126; N Femmes = 204

*** p < 0,01; ** p < 0,05; * p < 0,1

Sources : Exploitation des données des recensements de 1891 et 1901 (PHSVQ/CIEQ) et des données des registres de mariages de 1891 à 1900 (BALSAC)

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Bien que cette différence d’intensité du veuvage et du remariage entre les genres soit abondamment mentionnée dans la littérature, les interprétations foisonnent quant à la nature même de cette polarisation entre les deux sexes. Lecture démographique, économique ou culturelle, chacune d’entre elles permet d’avancer quelques hypothèses relatives au fait que les hommes se remarient davantage que les femmes. Déséquilibre des sexes, fonctionnement du marché matrimonial (Hajnal, 1965), division sexuelle du travail et rôles économiques différenciés des hommes et des femmes (Bradbury, 1989 et 1995; Segalen, 1981), obstacles juridiques, réticence populaire et attitude ambivalente du clergé (Bradbury, 1997; Gauvreau et Bourque, 1990; Burguière, 1981; Gagnon, 1993) sont des exemples de facteurs fréquemment mis de l’avant afin de rendre compte de cette différenciation associée au genre quant à la pratique du remariage. Néanmoins, bien peu de ces hypothèses ont été testées empiriquement.

Trois ordres d’indicateurs ont été retenus aux fins de notre analyse. Nous testons ainsi l’impact que peuvent avoir les caractéristiques des veufs et des veuves (genre, âge[10], occupation[11], statut au sein du ménage et présence d’une descendance[12]), celles de leur descendance (genre, âge et occupation des enfants) ainsi que celles des ménages (genre et âge des autres membres) au sein desquels ils habitent en 1891 sur la probabilité de se remarier. Cinq modèles différents ont donc été élaborés à la lumière des prémisses théoriques et conceptuelles sur lesquelles s’appuie notre étude.

Notre premier modèle met en évidence quelles sont les caractéristiques intrinsèques aux veufs et aux veuves qui influencent la propension au remariage. Ensuite, puisque nous nous intéressons tout particulièrement à la division travail au sein du ménage, division du travail qui, selon Bradbury (1995) et Tilly et Scott (1978), repose sur une double polarisation qui s’opère, d’une part, entre les genres et, d’autre part, entre les générations, nous avons élaboré un modèle reposant sur les caractéristiques des veufs et des veuves ainsi que sur la structure démographique selon l’âge et le genre de leur descendance. En clair, cela signifie que la variable « présence d’enfant(s) », intégrée au premier modèle, fut subdivisée afin de permettre une analyse plus fine des rapports d’âge et de genre au sein du noyau familial dans le but de rendre compte de leur influence sur les comportements en matière de veuvage et de remariage du parent veuf (modèle 2). Notre troisième modèle quant à lui tient compte de la présence d’au moins un enfant ayant déclaré une activité économique à l’agent recenseur. Deux autres modèles d’analyse, l’un tenant compte des rapports de genre (modèle 4), et l’autre, des rapports économiques de l’ensemble des membres composant les ménages des veufs et des veuves (modèle 5) ont également été élaborés.

Chacun de ces cinq modèles est composé de trois variantes. La première tient compte de l’ensemble des individus de notre corpus de données, ce qui nous permet de tester l’influence de la variable genre sur la probabilité de se remarier. Dans la mesure où nous avançons que les décisions prises en matière de veuvage et de remariage peuvent s’interpréter dans une logique d’économie familiale, dont le concept clé est celui de division sexuelle du travail, nous supposons que les facteurs associés au remariage des hommes et à celui des femmes sont différents. Ainsi, les deux autres variantes constituent deux modèles distincts, soit un pour les hommes et un pour les femmes.

Tableau 3

Modèles de régression logistique prédisant la propension au remariage des veufs et des veuves âgé(e)s entre 20 et 49 ans en 1891, Ville de Québec

Modèles de régression logistique prédisant la propension au remariage des veufs et des veuves âgé(e)s entre 20 et 49 ans en 1891, Ville de Québec

*** p < 0,01; ** p < 0,05; * p < 0,1

Sources : Exploitation des données des recensements de 1891 et 1901 (PHSVQ/CIEQ) et des données des registres de mariages de 1891 à 1900 (BALSAC)

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Des résultats pour l’ensemble des individus

Le principal constat que nous puissions étayer de ces cinq modèles d’analyse multivariée portant sur l’ensemble des individus de notre corpus de données est que le genre et l’âge des individus en état de viduité sont des déterminants proches du remariage. Plus précisément, être une femme et être âgé(e) soit dans la trentaine ou dans la quarantaine, plutôt que dans la vingtaine, demeurent constamment significativement associés à une plus faible propension au remariage. Par ailleurs, nos modèles 4 et 5 mettent en évidence que la présence de certains membres au sein du ménage influence la propension au remariage. Habiter avec une femme de plus de 20 ans sans emploi déclaré, et qui n’est pas embauchée comme domestique, ou encore avec un garçon âgé entre 13 et 15 ans permet sans doute à certaines veuves et à certains veufs de rétablir le fragile équilibre du maintien de leur ménage au sein duquel, pour la grande majorité des citadins et citadines de Québec, doit être maintenu l’équilibre entre les tâches domestiques et le travail salarié.

Des résultats distincts pour les hommes et pour les femmes

L’âge et la présence d’enfant(s) sont, chez les femmes, associés à de plus faibles probabilités de prendre un nouvel époux (modèle 1). Être âgée dans la trentaine et, d’une façon encore plus marquée dans la quarantaine diminue considérablement les probabilités de se remarier chez les femmes.

Contrairement aux résultats issus de notre analyse précédente, la création de deux modèles distincts pour les hommes et pour les femmes fait apparaître certaines associations liant la structure démographique par âge et par genre de la descendance et les probabilités de se remarier (modèle 2). Chez les hommes, la présence de très jeune(s) enfant(s) (0-5 ans) est négativement associée au remariage. Chez les femmes, la présence d’enfant(s) âgés entre 6 et 12 ans ainsi que celle d’au moins un garçon âgé entre 13 et 19 ans diminuent les probabilités de remariage alors qu’elles ont tendance à davantage opter pour le remariage lorsqu’elles ont au moins un très jeune enfant (0-5 ans). Par ailleurs, l’âge demeure, chez ces dernières, toujours associé à de plus faibles probabilités de remariage.

La présence d’au moins un enfant déclarant une activité économique au recensement de 1891 (modèle 3) n’est pas significative ni chez les hommes ni chez les femmes. Néanmoins, l’intégration de cette variable au sein du modèle fait apparaître, du côté des veufs, une association négative entre le fait d’être âgé entre 40 et 49 ans et le remariage. Du côté des veuves, l’intégration de cette variable ne modifie en rien la constance observée quant à l’influence qu’exerce l’âge sur la propension au remariage.

L’examen des rapports de genre au sein des ménages des veufs et des veuves (modèle 4) permet d’ajouter quelques précisions à ces quelques constats. Lorsque l’on contrôle pour l’ensemble des caractéristiques des veufs et la structure selon l’âge et le genre des autres membres de leur ménage, nous observons que le fait d’être âgé entre 40 et 49 ans ainsi que la présence d’une femme âgée de plus de 20 ans, apparentée ou non et qui n’est pas une domestique, sont associés à de plus faibles probabilités de remariage chez les hommes. Les rapports de genre au sein des ménages des femmes semblent quant à eux davantage influencer la propension au remariage. En somme, bien que nous remarquions que l’âge et la présence d’enfant(s) âgé(s) entre 6 et 12 ans ont tous deux encore une fois une influence négative sur la propension au remariage, l’examen de ce modèle nous révèle que la présence de garçon(s) âgé(s) entre 13 et 19 ans ainsi que la présence d’une autre femme âgée de plus de 20 ans, apparentée ou non et qui n’est pas une domestique, diminuent également les chances qu’ont ces veuves de trouver à nouveau un époux. Seule la présence d’enfant(s) âgé(s) entre 0 et 5 ans agit dans le sens contraire.

Quant aux rapports économiques au sein des ménages (modèle 5), leur influence sur la propension au remariage est davantage marquée chez les femmes que chez les hommes. Chez ces derniers, ce sont toujours les mêmes facteurs qui demeurent associés à une plus faible propension au remariage, soit le fait d’être âgé entre 40 et 49 ans et la présence de garçon(s) âgé(s) entre 13 et 15 ans. Chez les femmes, le modèle s’avère beaucoup plus signifiant. Bien que l’âge demeure toujours déterminant proche du remariage, nous observons que le fait d’occuper un emploi réduit les probabilités de remariage. La présence d’autres femmes au sein du ménage influence également les décisions prises en matière de remariage chez les veuves. Ainsi, on constate que la présence d’au moins un membre féminin âgé entre 16 et 19 ans ou de 20 ans et plus, apparenté ou non sans être une domestique, et sans activité économique déclarée, fait en sorte que les veuves choisissent moins de se remarier. L’association entre la présence d’au moins un enfant, apparenté ou non, âgé entre 6 et 12 ans joue également en défaveur du remariage. Enfin, nous observons par ailleurs que ces veuves qui habitent avec au moins une autre femme âgée de 20 ans ou plus, apparentée ou non sans être une domestique et qui déclare une activité économique, se remarient davantage.

Tableau 4

Modèles de régression logistique prédisant la propension au remariage des VEUFS âgés entre 20 et 49 ans en 1891, Ville de Québec

Modèles de régression logistique prédisant la propension au remariage des VEUFS âgés entre 20 et 49 ans en 1891, Ville de Québec

*** p < 0,01; ** p < 0,05; * p < 0,1

Sources : Exploitation des données des recensements de 1891 et 1901 (PHSVQ/CIEQ) et des données des registres de mariages de 1891 à 1900 (BALSAC)

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Tableau 5

Modèles de régression logistique prédisant la propension au remariage des VEUVES âgées entre 20 et 49 ans en 1891, Ville de Québec

Modèles de régression logistique prédisant la propension au remariage des VEUVES âgées entre 20 et 49 ans en 1891, Ville de Québec

*** p < 0,01; ** p < 0,05; * p < 0,1

Sources : Exploitation des données des recensements de 1891 et 1901 (PHSVQ/CIEQ) et des données des registres de mariages de 1891 à 1900 (BALSAC)

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Discussion et interprétation des résultats

Tous nos modèles mettent en évidence le fait que l’âge est un déterminant proche du remariage chez les femmes. Nous avons observé que les probabilités de se remarier diminuent considérablement dès 30 ans, et de façon encore plus marquée à partir de 40 ans. Cette fameuse barrière des 40 ans que l’on observe du côté des femmes est très souvent mentionnée dans la littérature (Elman et London, 2002; Segalen, 1981; Hareven, 1987). Or, ce que note Hareven (1987) à ce propos est que ce n’est sans doute pas l’effet de l’âge, c’est-à-dire de compter 40 années d’existence, mais que ce sont les rôles et les perceptions qui sont accolés aux femmes ayant, entre autres, passé l’âge de procréer, qui régulent ainsi les tendances en matière de remariage. En outre, Hareven (1994) mentionne que de façon générale toute transition impliquant un changement de statut, de structure et de rôle au sein du ménage détermine de manière plus significative les stratégies et les décisions prises concernant la réorganisation du noyau familial que ne le fait sans doute l’âge. D’après Bradbury (1989), ces rôles et ces perceptions du statut de la femme prennent ancrage au sein de la division sexuelle du travail sur laquelle reposent les lois, les rôles économiques ainsi que les normes socialement partagées. Qui plus est, la manière dont fonctionne le marché matrimonial, c’est-à-dire notamment par le fait que les hommes se marient généralement à des âges plus avancés et avec des femmes plus jeunes qu’eux, provoque une surpopulation féminine disponible sur le marché matrimonial, faisant ainsi émerger certaines réticences quant au remariage des femmes âgées (Henry, 1981).

Corroborant les constats étayés par Elman et London (2002) dans leur étude portant sur le remariage aux États-Unis au tout début du xxe siècle, nos résultats démontrent qu’avec l’âge croît l’écart observé entre les hommes et les femmes quant à la propension au remariage. Nous pouvons ainsi penser que les rôles et les perceptions accolés aux femmes étaient, dans un premier temps, fortement associés à leur fonction de procréation, mais également qu’en matière de remariage, et c’est l’un des points que soulignent Uhlenberg et Chew (1986), les opportunités et les motivations dépendent entre autres des alternatives qui s’offrent aux individus en état de viduité. En d’autres termes, ce que nous avançons est qu’avec l’âge, la diversité des alternatives au remariage s’accroît, principalement par la présence d’enfant(s) assez âgé(s) pour contribuer activement aux efforts de subsistance du ménage. Étudiant le veuvage à Québec et à Louisbourg au temps de la Nouvelle-France, J. Brun (2006) souligne par ailleurs que la présence d’enfant(s) assez vieux pour exprimer leur opinion à l’égard du remariage de leur parent veuf peut également agir comme un frein au remariage. Ces alternatives et l’influence que peuvent exercer certains enfants sur la propension au remariage auraient donc une plus grande influence chez les veuves que chez les veufs. Rôles, perceptions, opportunités, motivations et alternatives peuvent ainsi constituer quelques éléments d’explication quant à la baisse de la pratique du remariage au fil des âges, éléments qui, selon nous, dans un contexte d’industrialisation ont un impact beaucoup plus déterminant chez les femmes que chez les hommes.

Bien que notre observation selon laquelle le fait d’avoir au moins un enfant diminue la propension au remariage s’accorde avec un certain nombre d’écrits sur le sujet (Elman et London, 2002; Koo et Suchindran, 1980), l’effet de l’âge des enfants est beaucoup plus mitigé dans la littérature. Effet positif, effet négatif ou absence d’effet, il est difficile de tirer des conclusions générales s’appliquant en tout temps et en tous lieux[13]. Dans son étude portant sur le veuvage et le remariage dans les Pays-Bas au xixe siècle, Van Poppel (1995) affirme qu’avoir de très jeunes enfants ou des enfants rendus à l’âge adulte facilite le remariage. Il semble que ceux-ci aient davantage de facilité à s’adapter à une nouvelle situation familiale impliquant notamment la cohabitation avec un beau-parent et éventuellement avec les enfants de ce dernier. À Québec, entre 1891 et 1900, nous constatons que chez les veuves la présence de très jeunes enfants (0-5 ans) agit effectivement positivement sur les probabilités de remariage alors que la présence d’enfant(s) d’âge adulte quant à elle ne favorise pas le remariage. L’hypothèse faite par Van Poppel (1995) en ce qui a trait à l’adaptation des enfants à une nouvelle configuration familiale peut donc s’appliquer au fait d’avoir de très jeunes enfants alors que la présence d’enfant(s) âgés de 6 ans et plus, chez les femmes, semble davantage s’inscrire dans une logique d’économie familiale où la participation à la reproduction matérielle et sociale du ménage des enfants agit en quelque sorte en tant qu’alternative au remariage. Comme le souligne Marcoux (2003), loin d’être inactifs, les enfants qui habitent la ville Québec au début du xxe siècle contribuent généralement, selon leur capacité, au bien-être du ménage en dépit de ce qui fut déclaré lors du passage de l’agent recenseur. L’approvisionnement en eau potable, la garde des jeunes enfants et les courses sont des exemples de tâches quotidiennes auxquelles pouvaient s’adonner les enfants qui, officiellement, sont inactifs, mais qui, dans les faits, participent activement à la production et à la reproduction du ménage (Marcoux, 2003). Par ailleurs, sous l’égide du Code civil, le contexte légal en vigueur à l’époque rendait nécessaire la clarification du statut des enfants des veuves en ce qui a trait à la succession des biens. N’étant pas les héritiers naturels du second mari, ceux-ci étaient investis d’un statut nettement moins privilégié que les enfants nés du mariage antérieur de l’homme ou des enfants à naître de cette nouvelle alliance (Bradbury, 1997; Brun 2006). Tant et si bien que certains enfants, assez âgés pour comprendre quels étaient leurs droits en matière d’héritage, veillaient probablement à ce que leur mère ne se remarie pas afin de ne pas perdre leur prérogative sur la succession à venir.

Du côté des hommes, contrairement au constat de Van Poppel (1995), la présence de très jeunes enfants (0-5 ans) diminue la propension au remariage. Constat original et peu discuté, nous avançons deux hypothèses à titre d’explication. Dans un premier temps, il est possible de croire qu’un certain nombre de très jeunes enfants furent recensés hors des foyers de leurs pères. Les hommes avaient davantage recours au placement de leur(s) enfant(s), de façon définitive ou temporaire, au sein de ménages apparentés ou d’institutions à la suite du décès de leur femme (Daigle et Turmel, 2006; Bradbury, 1989, 2006). Ainsi, cet éventuel sous-enregistrement des jeunes enfants au sein des ménages des veufs peut laisser paraître une fausse association entre les pères veufs avec de très jeunes enfants et la propension au remariage. Dans un second temps, lorsque l’on contrôle pour la structure par âge et par genre de l’ensemble des membres du ménage (modèles 4 et 5), cette association disparaît, laissant croire que les veufs ayant de jeunes enfants ont davantage recours à de l’aide, généralement féminine – que l’on pense à la prise sous toit d’une jeune femme apparentée – ou encore à l’embauche d’une domestique, et que c’est cette présence féminine, significative dans le modèle 4, qui agit alors comme un frein au remariage. En clair, nous supposons que ce n’est pas tant la présence de très jeunes enfants mais la présence ou l’absence d’autre(s) membre(s) au sein du ménage pour s’en occuper qui a davantage un effet sur la propension au remariage des veufs.

Cette hypothèse peut également s’appliquer à l’interprétation des résultats issus des modèles construits pour les femmes. Lorsque l’on tient compte de la structure démographique de l’ensemble du ménage et des rapports économiques qui s’y opèrent, la relation entre la présence de très jeune(s) enfant(s) et le remariage des veuves s’estompe. Puisque nous observons que la présence de femmes non économiquement actives, âgées entre 16 et 19 ans ou de 20 ans et plus, diminue la propension au remariage, nous pouvons également affirmer que leur absence agit en sens inverse. Dès lors, ce n’est pas, tout comme du côté des hommes, la présence de très jeunes enfants qui influence les décisions en matière de remariage, mais bien la présence ou l’absence de membre(s) capable(s) d’en prendre soin. Cette aide relative au soin des enfants permet à la veuve de vaquer à d’autres occupations complémentaires, dont certaines économiquement productives. Tant et si bien que tout comme la disparition de l’effet de la présence de très jeune(s) enfant(s), le fait d’être en emploi apparaît comme un facteur diminuant la propension au remariage chez les femmes lorsque l’on contrôle pour la structure démographique et les rapports économiques de l’ensemble des membres du ménage. C’est, selon nous, encore une fois la présence d’autres membres féminins sans activité économique qui libère partiellement ou totalement les veuves de la charge des tâches domestiques et du coup rend possible l’occupation d’un emploi salarié.

Ce même modèle nous dévoile également que les veuves ont davantage tendance à se remarier lorsqu’une autre femme âgée de plus de 20 ans économiquement active, sans être une domestique, est présente au sein du ménage. Il nous est néanmoins impossible de fournir quelque élément d’explication que ce soit en ce qui a trait à ce résultat. Ces veuves étaient-elles des logeuses? Quel était le lien qui unissait la veuve et cette autre femme? Une analyse plus approfondie de ces cas permettrait sans doute de jeter davantage d’éclairage sur ce constat.

Tout comme pour l’âge, ce n’est donc pas tant la structure du ménage, c’est-à-dire la présence ou l’absence en tant que telle de certains membres, qui influence la propension au remariage, mais bien les rôles, les statuts et les fonctions qu’occupe chacun de ces membres au sein du ménage. Nous constatons que les rapports qu’entretiennent les membres d’un même ménage entre eux sont davantage déterminants que la structure en elle-même. Cette analyse différentielle du remariage en fonction du genre met en évidence le fait que la logique d’économie familiale rend davantage compte des stratégies déployées par les femmes en matière de veuvage et de remariage. Ainsi, nous croyons, à l’instar de Bernard (1956) et de Farkas et England (1986), que le remariage constitue deux institutions différentes, l’une pour les hommes et l’autre pour les femmes.

À la lumière de ces résultats, nous croyons que nos prémisses conceptuelles nous ont permis de mettre en lumière les stratégies orientant les prises de décisions en matière de veuvage et de remariage des veuves, mais que d’autres avenues théoriques devront être explorées dans le futur afin de mieux rendre compte des comportements en matière de veuvage et de remariage chez les hommes.