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Introduction

En Afrique subsaharienne en général et en Afrique de l’Ouest en particulier, les formes d’union se sont diversifiées de manière accélérée dès les années 1950. Les travaux qui rendent comptent de ces modifications sont nombreux, particulièrement ceux des démographes (Garenne, 2004 ; Hertrich et Pilon, 1997 ; Shapiro et Gebreselassie, 2014). Les anthropologues africanistes se sont pour leur part essentiellement attachés à décrire la diversité des rituels de mariage selon les sociétés étudiées, à rendre compte des droits et des obligations qui régissaient et régissent encore l’alliance et à mesurer les enjeux économiques et sociaux que recouvraient les formes de mariage arrangé selon les contextes socioculturels et économiques. Les travaux de Meillassoux (1975) illustrent les potentialités des analyses anthropologiques dès lors qu’elles cherchent à saisir l’articulation entre un système d’organisation intrafamiliale, les enjeux qui régissent l’économie domestique et les contraintes d’un système macro-économique.

Une approche classique en démographie consiste à analyser les changements de nuptialité en lien avec la fécondité, le mariage étant considéré comme le cadre socialement prescrit de la sexualité et de la reproduction biologique (Antoine, 2002 ; Antoine et collab., 2006 ; Delaunay, 1994 ; Hertrich, 2007 et 2013 ; Locoh, 1989 ; Mondain, Delaunay et Adjamagbo, 2009). D’autres décrivent les mutations qui affectent les procédures d’entrée en union et leurs effets sur le devenir même de l’union (Adjamagbo, Antoine, Toudéka et Kpadonou, 2014 ; Legrand et Younoussi, 2012). Les travaux anthropologiques rendant compte des enjeux socioéconomiques liés à la formation des unions en milieu rural (Chauveau et Dozon, 1985) ont été déterminants pour comprendre la constitution d’unités sociales importantes en démographie telles que le ménage et l’exploitation agricole (Bledsoe et Pison, 1994 ; Piché et Poirier, 2005 ; Quesnel et Vimard, 1989). Les études anthropologiques qui analysent les dynamiques matrimoniales contemporaines dans leur diversité et leur complexité, en milieu urbain cette fois, sont en revanche peu nombreuses (Attané, 2003, 2007a, 2007b et 2009a ; Dial, 2008 ; Fainzang et Journet, 1988 ; Parkin et Nyamwaya, 1987). Celles-ci sont néanmoins d’un apport considérable pour la compréhension des mutations des systèmes matrimoniaux et plus généralement des nouvelles dynamiques familiales et de leur signification dans l’organisation des rapports entre les sexes et les générations (Attané, 2007b, 2009b ; Gomez-Perez et Leblanc, 2012 ; Lewis et Calvès, 2012). Ces dynamiques familiales ont suscité l’attention de plusieurs anthropologues (Dia, à paraître ; Dozon, 1986 ; Lallemand, 1977 ; Marie, 1997) mais sans que ces travaux n’ouvrent de champ spécifique dans les recherches africanistes sur la famille. En anthropologie, l’étude des cérémonies familiales est devenue un objet privilégié pour saisir les relations effectives entre les sexes, les âges et les générations sous trois dimensions : dans le cadre de la parenté, hors du cadre de la parenté et dans leurs dimensions matérielles. Ces travaux ont essentiellement pris pour objet des terrains mélanésiens (Alès, Barraud et collab., 2001 ; Bonnemaire et Théry, 2008 ; Weiner, 1983), beaucoup plus rarement des terrains africains (Attané, 2003, 2007a, 2007c et 2009a ; Cooper, 1997 ; Henry, 1994 ; Moya, 2004). Retracer l’histoire des cérémonies familiales comme le déroulement de chacune d’elles éclaire les relations entre les sexes, les âges et les générations tant dans la synchronie que dans la diachronie. Décrire des pratiques rituelles et oblatives sur la longue durée — en l’occurrence sur près d’un siècle (Attané, 2003, 2007a et 2007c) — questionne tant les dimensions symboliques que pratiques des jeux d’acteurs. Les rituels familiaux, à chacune des étapes de la vie, donnent à voir la dimension symbolique qu’une société déploie dans le traitement de l’âge : naissance, mariage et décès. L’analyse des rituels qu’une société met en place donne accès à la temporalité de ces relations et, également, à la manière dont la société institue, par le biais de ces rituels, la distinction entre les sexes, les âges et les générations (Déchaux, 2010). La pluralité des cérémoniels en présence comme le fait qu’ils puissent rentrer en concurrence témoigne de la coexistence de multiples valeurs, qui se côtoient et parfois entrent en concurrence. Dans cette perspective, le genre est pensé comme une modalité des relations sociales qui, pour être saisie, doit se rapporter à l’analyse systématique de multiples relations à étudier entre les hommes et les femmes d’âges et de générations identiques et différents.

Cette contribution se propose de rendre compte d’une méthodologie de recherche qui éclaire tant les itinéraires féminins que masculins et qui permet de les analyser conjointement. L’alliance d’une sociologie de la famille et du genre à l’anthropologie de la parenté offre en effet des outils méthodologiques particulièrement efficaces pour appréhender conjointement les mutations de l’organisation quotidienne des familles ouest-africaines et les formes conjugales et familiales contemporaines qui émergent dans cette partie du monde. Cette démarche prend en compte à la fois les situations individuelles et les relations entre les sexes, les âges et les générations ainsi que l’interdépendance de ces relations. Elle permet également d’allier, à chaque moment de l’analyse, une perspective diachronique et une perspective synchronique dans la saisie comme dans la lecture des données.

Trois objectifs principaux guident cette contribution. Après avoir explicité les fondements théoriques qui ont permis de concevoir cette méthodologie, on rendra compte de la spécificité et de la diversité des itinéraires féminins en Afrique urbaine contemporaine. Dans un troisième temps, ces itinéraires féminins seront articulés aux relations intrafamiliales et aux pratiques conjugales et matrimoniales. La dimension matérielle des liens est essentielle car elle rend compte de leur nature comme de leurs motifs (Attané et Ouédraogo, 2008 et 2011 ; Martial, 2005 et 2009). L’ambition est de favoriser un dialogue étroit entre une ethnographie rigoureuse et une perspective théorique portée par une conception du lien social qui s’attache à penser dans la synchronie et la diachronie l’interdépendance entre les individus d’âges, de sexes, de générations identiques ou différents, tout en considérant les individus eux-mêmes dans leurs multiples dimensions ou, pour le dire de manière plus littéraire, en considérant « l’individu singulier comme volume d’être » (Piette, 2014, p. 18).

Fondements théoriques au croisement des études de la parenté et du genre

Tout système de parenté est amené à traiter les mêmes données biologiques universelles : la succession des générations, la différence des sexes, la distinction entre aîné(e)s et cadets(tes) au sein des fratries. C’est la manipulation de ce matériau qui produit les différents systèmes terminologiques de parenté (voir à ce propos les travaux de Héritier, en particulier 1996). L’étude des relations de parenté devient le cadre idéal pour penser une constellation de relations. Dans le monde francophone, une littérature anthropologique a lié des réflexions sur le genre et des réflexions sur la parenté, mais elle reste peu abondante et porte principalement son regard sur les sociétés européennes et nord-américaines. Les apports de la sociologie de la famille sont liés à ceux d’une anthropologie de la parenté (Fine, 2012 ; Fine, Klapisch-Zuber et Lett, 2011 ; Martial, 2003 ; Ségalen et Martial, 2013 ; Théry, 2000 et 2007).

À la lumière de ces travaux, la distinction de sexe apparaît davantage se fonder sur la relation et les différentes modalités des relations homme/femme que sur une opposition essentialiste des genres. L’ouvrage collectif dirigé par Alès et Barraud (2001), sans remettre en cause de façon frontale la notion de genre, se détache de l’opposition binaire des genres et refuse de se focaliser sur les formes conflictuelles des modes de relation hommes/femmes. Les études ethnographiques qui le composent portent sur les sociétés mélanésiennes. Elles analysent conjointement les manifestations de la distinction de sexe dans la parenté et l’ensemble des rituels accomplis dans cette même société. De manière générale et transversale à toutes les sociétés, on observe que la terminologie de parenté comprend des termes de sexe absolu (père, oncle, mère…), de sexe indifférencié (cousin, grand-parent) ou de sexe relatif (conjoint). Dans la terminologie de l’Occident contemporain, on retrouve une majorité de termes de sexe absolu et seulement un terme de sexe relatif, celui de conjoint. Ceci est loin d’être le cas partout. Les exemples retenus dans l’ouvrage d’Alès et Barraud (2001) témoignent du fait que, dans certains systèmes de parenté, il existe des mots qui désignent l’autre en fonction du sexe du locuteur. Cette distinction de sexe est relationnelle, elle n’est pas donnée en tant que telle et elle suit des modalités différentes selon les contextes.

Il est donc possible d’affirmer qu’il existe de multiples formes de la relation sexuée. « L’étude des systèmes de parenté permet de montrer que “la distinction masculin/féminin” constitue à elle seule, non pas une, ou même deux, mais quatre formes de la relation sexuée : les relations de sexe opposé (frère/soeur, époux/épouse, mère/fils, etc.), les relations de même sexe (frère/frère, mère/fille, père/fils, etc.), les relations de sexe indifférencié (grand-parent/petit-enfant par exemple), les relations de sexe combiné (oncle maternel/neveu utérin par exemple) » (Théry, 2007, p. 233-234). Le genre est bien pensé comme une modalité des relations et non un attribut des personnes.

Ainsi « un individu, homme ou femme, n’est jamais astreint à la dichotomie des rapports hommes/femmes puisqu’il se trouve à la croisée de nombreuses relations de sexe opposé, de même sexe, de sexe indifférencié et de sexe combiné, elles-mêmes déclinées de multiples façons selon les contextes » (Théry, 2007, p. 238). Une telle perspective incite à développer une approche méthodologique susceptible de saisir tant les contextes dans lesquels se décline la combinaison de ces relations que la nature des combinaisons relationnelles considérées.

L’étude présentée ici analyse les modalités des relations entre les personnes liées par la filiation, l’alliance ou la germanité, la dimension matérielle de ces relations étant systématiquement recueillie et décryptée. Par ce processus, il s’agit d’analyser les relations de parenté dans leurs expressions pratiques au quotidien. Cette notion de parenté pratique est, en particulier, issue des travaux de Weber (2005, 2013), où la parenté n’est pas analysée de manière structurale, à la manière d’un certain nombre de travaux de l’anthropologie se réclamant d’une approche classique ou néo-classique (Déchaux, 2006)[1]. L’étude de la parenté pratique est plutôt un essai de modélisation alternative « fondée non pas sur une cohérence locale puis universelle des systèmes de parenté, mais sur des études de cas qui permettent de comprendre les expériences individuelles en portant attention à leurs cadres sociohistoriques, locaux, nationaux ou internationaux » (Weber, 2013, p. 7). La parenté est fondée sur les relations de filiation et d’alliance, l’une et l’autre modelées par les liens biologiques retravaillés par la loi. À ces deux dimensions (le sang, le nom), Weber ajoute une troisième, celle de la parenté quotidienne[2] qui toutes ensemble forment la parenté pratique. « La parenté quotidienne n’est qu’un des aspects de la parenté pratique. Elle a comme principale caractéristique de transcender la distinction entre filiation et alliance, puisque le partage du quotidien crée une parenté qui ne relève ni de la filiation ni de l’alliance, mais de l’aide sans contre partie de la poursuite d’une cause commune et de la mutualisation des ressources et qui peut éventuellement mais non nécessairement se couler dans des relations de filiation ou d’alliance » (Weber, 2013, p. 8). Pour ce qui est des sociétés ouest-africaines, l’idée que la poursuite d’une cause commune puisse contribuer à « faire famille » est vraisemblablement à reconsidérer et à questionner de manière systématique.

Mais, à n’en pas douter, en Afrique comme ailleurs, le sang, le nom, le quotidien fondent ce qu’est la parenté : réfléchir à l’agencement de ces trois principes permet de reconstituer la parenté pratique. Étudier l’économie domestique éclaire les actes qui élaborent le quotidien de la parenté (Weber, 2005). L’analyse de la prise en charge des dépendants constitue un moyen privilégié afin d’analyser l’économie domestique (Weber et Gramain, 2003). Notre démarche a ainsi consisté à recueillir systématiquement des mutations des pratiques matrimoniales et des formes conjugales dans trois villes d’Afrique de l’Ouest (Ouagadougou, Lomé et Cotonou) et de voir en quoi ces changements peuvent influencer différentiellement les trajectoires sociales, économiques et affectives des femmes ainsi que celles des hommes. Pour ce faire, nous avons tenté en particulier de saisir la dimension matérielle de leur relation.

Une recherche anthropologique systématisée

Une ethnographie minutieuse des relations familiales est menée depuis 2011[3] auprès de 36 familles rencontrées tour à tour dans les villes de Cotonou[4], Ouagadougou et Lomé[5]. Au total 95 entretiens de type qualitatif ont été réalisés à ce jour dans les trois capitales[6]. À Cotonou, l’histoire de 14 familles représentatives de la diversité culturelle des populations vivant dans la capitale[7] a été systématiquement dressée sur quatre générations. À Ouagadougou, même si la ville est sous dominance mossi (culturellement et quantitativement), nous avons pu dresser, outre l’histoire de familles mossi, celle de familles d’origine peul, gourounsi et samo. Ces trajectoires familiales ont été systématiquement reconstituées sur quatre générations, parfois cinq, dans chacune de ces villes. L’histoire conjugale et matrimoniale de chaque membre de la famille élargie a été dressée le plus systématiquement possible, en articulant cette histoire à l’étude des budgets familiaux et en analysant plus spécifiquement les nouvelles positions des femmes dans la sphère des échanges domestiques.

D’un point de vue méthodologique, l’objectif est de recueillir l’ensemble des données nécessaires à la reconstitution du schéma de parenté de chaque famille rencontrée, schéma qui réponde aux normes classiques de l’anthropologie de la parenté. Une fois reconstitués, ces schémas de parenté permettent de recueillir non pas des termes d’adresse ou des formes d’alliance, mais plutôt la nature des relations entre les individus et les itinéraires de ces derniers. Ainsi, les schémas de parenté deviennent le support des entretiens et visent à documenter l’histoire de chaque individu, homme ou femme. Cette histoire individuelle nous est racontée dans le cadre d’entretien individuel avec un, deux ou trois membres de la famille. Le contenu de chaque entretien reste totalement confidentiel et n’est jamais divulgué aux autres membres de la famille. De plus, nous ne cherchons jamais à recueillir des informations intimes : notre interlocuteur est laissé seul juge du niveau de « confidences » qu’il souhaite nous faire. Lors des entretiens, les paroles de nos interlocuteurs sont recueillies — aussi intimes soient-elles — sans jamais induire de position qui puisse paraître intrusive. Accepter de renoncer à l’information est un préalable indispensable à la passation des entretiens dès lors que le chercheur se propose de recueillir des histoires de vie. L’analyse peut donc parfois reposer sur des informations parcellaires sur tel ou tel individu ou sur tel et tel aspect de sa vie, mais l’absence de données est considérée comme une donnée à part entière et ne fait pas l’objet de surinterprétation.

L’histoire de chaque individu est analysée en lien avec celle de ses frères et soeurs, de même père et même mère ou de mère différente, des cousins germains ou encore de ses parents, ses enfants ou ses grands-parents. J’ai pu déployer cette méthodologie de manière systématique dans le cadre d’un programme de recherche collectif[8]. Les trajectoires féminines sont donc recontextualisées dans un ensemble familial plus large. Cette démarche rend compte conjointement des situations individuelles et des relations entre les sexes, les âges et les générations, ainsi que de l’interdépendance de ces relations. Elle permet de restituer la diversité des situations sociales que les hommes et les femmes peuvent connaître respectivement au sein d’une même société.

Les familles rencontrées sont musulmanes, catholiques ou protestantes. Au fur et à mesure de ces récits familiaux, une attention particulière a été portée aux trajectoires de femmes chefs de ménage qui ont connu une rupture biographique, c’est-à-dire de femmes veuves, divorcées ou séparées (Bessin, Bidard et Grossetti, 2010). Quelle est la fonction assurantielle des unions conjugales ? En quoi cette fonction est-elle différente selon la nature des unions ? Une fois un schéma de parenté dressé dans sa totalité et toutes les informations relatives à chacun des individus apposées (scolarité ou non, résidence rurale ou urbaine, mouvement migratoire national ou international, forme de mariage pour chacune des unions conjugales, descendants, ascendants, activité économique agricole ou non agricole, confession, etc.), il est possible de visualiser la diversité des situations conjugales et matrimoniales au sein d’un groupe familial, mais aussi la diversité des niveaux de scolarisation, de l’appartenance religieuse, des activités économiques… Parallèlement, les schémas comportent l’ensemble des liens matériels qui ont pu être saisis auprès des personnes rencontrées (paiement de la scolarisation de l’enfant d’un tiers, entraide matérielle quotidienne, don de vivres ou d’argent, accueil d’un enfant ou d’un adulte). Nous nous sommes attachée à dessiner les liens matériels entre les individus qui composent la parenté pour cerner les contours pratiques de cette parenté. Saisir l’importance de la circulation des enfants au sein du groupe de parenté a par exemple permis d’évaluer la permanence de cette pratique comme sa récurrence dans les trois villes. L’accueil des adultes (femmes divorcées ou séparées, homme en rupture d’emploi, etc.) est aussi une modalité importante des entraides intrafamiliales. La prégnance du phénomène migratoire au niveau national, sous-régional ou international et des liens matériels entre migrants et non migrants est visible sur les schémas de parenté. Ces derniers donnent également à voir l’articulation entre branche villageoise et urbaine de la famille élargie. Que nous apprennent les itinéraires individuels sur l’effectivité de ces liens et l’influence des liens sur ces itinéraires ?

Figures singulières de citadines

Victorine est commerçante au grand marché de Lomé, elle est née en 1968 à Aklakou dans la région maritime du Togo. Quand elle était enfant, lorsque ses parents sont partis en Côte d’Ivoire, elle a été confiée à sa grand-mère paternelle qui résidait également à Aklakou. Un frère plus jeune et direct de son père — un oncle de Victorine —, instituteur, l’a finalement accueillie lorsqu’elle avait 6 ans afin qu’elle puisse poursuivre sa scolarité. Elle est restée chez cet oncle jusqu’à son mariage. Elle est issue d’une famille polygame, son père a eu trois épouses, qui ont eu respectivement 8, 3 et 1 enfant. Victorine, elle, n’a jamais pu avoir d’enfant. Elle est mariée religieusement et civilement depuis plusieurs années avec le même homme. Elle n’a pas connu de précédente union. Malgré cette difficile position, d’un point de vue social, de femme n’ayant pas enfanté, Victorine jouit d’une véritable considération auprès des commerçantes qui l’entourent comme auprès de sa famille et de son époux. Elle accueille et élève chez elle aux côtés de son mari plusieurs enfants : un enfant et un petit-enfant d’une de ses soeurs aînées de même père et même mère, soeur qui connaît un parcours conjugal fait de plusieurs unions plus ou moins stables et n’ayant pas nécessairement entraîné de cohabitation. Cette position d’accueillante et d’éducatrice confère à Victorine une certaine autorité qui, adjointe à son indépendance économique, la place dans une position d’aînée dans sa propre famille. Victorine participe donc pleinement aux décisions prises parmi ses frères et soeurs comme dans son ménage et elle a également élevé une nièce de son mari. Cette enfant, issue de la famille de son époux résidant au village, ne lui a pas été imposée. C’est en totale concertation avec son époux qu’elle a décidé de l’accueillir afin de lui garantir une formation professionnelle.

Accéder au mariage a été pour Victorine l’occasion de créer son propre foyer. Avoir pu venir en soutien à sa soeur aînée en accueillant un de ses enfants et un de ses petits-enfants chez elle participe à ses yeux au fait qu’elle ait pu véritablement construire un foyer qui soit le sien, et ce, avec l’aval et le soutien de son mari. Les femmes — et plus particulièrement celles issues de grandes familles polygames — qui ont eu l’occasion de pouvoir fonder leur propre foyer et de rester la seule épouse de leur mari dans un contexte où la polygamie reste prégnante considèrent leur situation comme une forme de réussite d’un point de vue conjugal et personnel.

L’exemple de Rosine témoigne à ce titre d’une capacité à s’éloigner économiquement de la grande famille et de moins dépendre d’elle d’un point de vue matériel, ce qui est perçu comme un fort marqueur d’autonomisation. Ainsi, aux yeux de la plupart des femmes, continuer à dépendre de la grande famille une fois devenue adulte est perçue négativement, mais dépendre économiquement d’un mari ne l’est pas nécessairement. Rosine considère par exemple qu’elle vit une ascension sociale.

Rosine est née en 1985, elle est originaire d’une ville du centre du Burkina Faso située à 80 km au nord de la capitale. Elle vient à Ouagadougou en 2000 pour des congés, puis s’installe chez son frère aîné qui y réside entre 2002 et 2004. Là, en même temps qu’elle gère un « télécentre »[9], elle poursuit des cours du soir, où elle fait la connaissance de son futur conjoint et, face aux difficultés financières qu’elle rencontre, elle décide d’aller vivre avec lui. Ils célèbrent en 2004 la cérémonie de « fiançailles » (couramment dénommée PPS, abréviation du mot moore de pug pusum qui désigne la cérémonie de salutations à la famille de la future épouse). Ils sont installés jusqu’en 2014 dans une cour collective comptant 8 ménages. Elle donne naissance à son premier enfant en 2005 — à l’âge de 20 ans — puis à son deuxième en 2007 et à son troisième enfant en 2010. Depuis la naissance de leur troisième enfant, elle presse son conjoint de louer un logement de deux chambres et salon, le leur ne comptant qu’une chambre. Elle insiste également pour que son conjoint fasse un « prêt scolaire » afin de pouvoir acquérir en mai 2014 une « parcelle non lotie » par l’intermédiaire des relations qu’elle possède. Son conjoint accède au prêt scolaire[10], et elle lui demande alors de conserver elle-même l’argent jusqu’à l’achat de la parcelle car elle n’a pas « confiance » dit-elle, dans les capacités de gestion de son conjoint. Ce dernier accepte et ils logent dans leur maison, construite à leurs frais sur la parcelle acquise en mai 2014. Depuis la naissance de leur premier enfant, Rosine demande à son conjoint d’organiser leur mariage religieux puis civil, mais ce dernier n’accède toujours pas à sa demande.

La situation de Rosine témoigne du fait qu’accéder à la vie conjugale a été pour elle plutôt un facteur d’amélioration de sa situation économique mais aussi de ses conditions quotidiennes d’existence. Toutefois, de sa position, elle cherche à sortir de ce qu’elle perçoit comme une forme de précarité : habiter un logement exigu dont ils seraient simples locataires et ne pas avoir de statut matrimonial « suffisamment solide ». Parallèlement, elle met tout en oeuvre pour que son mari puisse accéder à la propriété : elle mobilise ses relations, fait pression sur lui pour qu’il accède au prêt possible en tant que salarié, garde l’argent auprès d’elle pour être sûre qu’il puisse être utilisé pour l’achat de la parcelle. N’étant pas mariée, elle n’a aucun droit sur cette nouvelle propriété, mais elle souhaite ainsi « sécuriser » le ménage. Il est difficile de savoir pour quelles raisons son conjoint refuse encore d’organiser une cérémonie de mariage qui, aux yeux de Rosine, serait une véritable reconnaissance de leur union. Elle en tirerait un sentiment personnel d’accomplissement, provenant d’un surcroît de reconnaissance de leur union par leur entourage familial mais aussi amical et de voisinage. Le refus ou du moins le report du mariage décidé par le conjoint de Rosine est une attitude relativement fréquente de la part des jeunes citadins de sa génération. Il répond généralement à la volonté — clairement explicitée — de décaler dans le temps des dépenses jugées trop importantes. Toutefois, on ne peut exclure que d’autres motivations, plus affectives ou existentielles, sous-tendent ce choix. En reconstituant l’histoire familiale de Rosine, parallèlement à son histoire personnelle, il est aisé de constater qu’elle peut s’enorgueillir par rapport à sa soeur aînée d’avoir pu elle-même choisir son conjoint, et sa situation économique et sociale est à ses yeux bien meilleure que celle qu’elle pouvait connaître en « grande famille ».

Salimatou est la sixième de sa fratrie. Elle est née en 1972 à Cotonou, elle est mariée et son unique fille Sara est née en 1999 et rentre en classe de première au lycée en septembre 2014. Salamatou est issue d’une grande famille musulmane du quartier de Zongo Ehuzu de Cotonou, quartier peuplé essentiellement de musulmans, en particulier de familles d’origine haussa arrivant depuis plusieurs générations du Nigéria voisin. Elle habite à Calavi, mais a ses bureaux dans le quartier très commerçant de Zongo Ehuzu. Elle travaille dans le transit au port de Cotonou. Elle a obtenu son baccalauréat. Musulmane pratiquante, Salamatou est aussi une grande commerçante. Aujourd’hui, elle joue un rôle prépondérant dans sa grande famille et on peut dire qu’elle jouit d’un statut économique et social particulièrement considéré. Son histoire familiale nous renseigne sur ce qui fait d’elle une jeune femme dynamique, entreprenante et respectable aux yeux de tous. Élevée par un oncle maternel dès l’âge de 5 ans, elle est restée chez lui jusqu’à l’âge de 18 ans. C’est selon ses propres mots grâce à lui qu’elle a pu être scolarisée. Elle s’est mariée avec un avocat en 1998, avec lequel elle a eu sa fille mais elle raconte : « j’étais mariée en 1998, juste après que j’ai fait ma fille en 1999, je m’entendais pas du tout avec mon mari, j’ai quitté. En fait, la souffrance était tellement énorme que j’ai préféré partir. Je suis partie… je suis partie… ma fille devait avoir 5 mois quand je suis partie. Et j’ai commencé par travailler et c’est comme ça que j’ai pris la relève de mon grand frère Ali qui était décédé, donc jusqu’à ce jour je gère beaucoup de choses dans la grande famille » (Salimata, août 2013).

Salimata peu à peu se confie à nous. Son mari avait une première compagne avec laquelle il avait rompu, mais il a renoué avec cette femme quand Salimatou a commencé à vivre avec lui et cela sans qu’elle n’en sache rien. Salimatou a eu une première grossesse, mais l’enfant est mort-né, et cette femme, elle, venait de donner naissance à un petit garçon. Salimatou a été mise au courant de la relation que son époux entretenait avec cette femme lors de la présentation de l’enfant à la famille de son époux. Sa fille Sara est née quelques mois après. Son mari la frappait et la malmenait, elle a donc demandé à sa famille d’intervenir et de venir la chercher pour qu’elle puisse quitter le foyer de son époux. Sa famille est d’abord restée sourde à ses demandes répétées, puis quand elle a menacé de s’ôter la vie, son choix a été pris au sérieux et plusieurs membres parmi les plus âgés sont venus la retirer officiellement de son foyer.

Ces itinéraires singuliers gagnent, pour être analysés, à être reconsidérés dans le contexte des situations familiales dans lesquelles ces femmes ont évolué. Elles sont toutes les trois issues de familles polygames. La maman de Salimatou comme celle de Rosine se sont vues imposer leur conjoint par leur famille respective. La mère de Salimatou a quitté son mari après la première union, a rencontré un autre homme avec lequel elle a eu un enfant puis, après conciliation des familles, est revenue auprès de son premier époux avec lequel elle a eu encore 7 enfants. Toutes les trois, à l’exception de Salimatou, ont arrêté l’école en primaire ou au début du secondaire. Salimatou comme Victorine ont été scolarisées car elles ont vécu chez des oncles (maternel pour Salimatou, paternel pour Victorine), leurs soeurs n’ayant pas nécessairement bénéficié de ces possibilités d’accéder à l’école. Aujourd’hui, elles vivent toutes les trois en couple, mais deux d’entre elles seulement ont célébré des mariages religieux (l’un catholique et l’autre musulman), Rosine espère une union officielle tant religieuse qu’à la mairie. En effet, cumuler plusieurs cérémonies de mariage accorde un surcroît de légitimité à l’union ; rester dans une forme d’« union conjugale intermédiaire » (Attané, 2014) est perçu comme une forme d’inachèvement de l’union, ce qui peut, en cas de conflit au sein du couple, fragiliser son maintien. Salimatou était mariée officiellement, ce qui explique que, malgré les difficultés qu’elle rencontrait, il ait fallu qu’elle fasse pression sur sa propre famille pour qu’ils viennent la chercher chez son époux et qu’ainsi la rupture de l’union soit officialisée, reconnue et légitime socialement.

L’exemple de Salimata et secondairement ceux de Rosine et de Victorine témoignent des transformations qui affectent les relations entre les familles alliées. Les reconfigurations des alliances et les conséquences de ces reconfigurations sur l’ensemble des relations de parenté de genre et de germanité, si elles ont été étudiées en Europe et en Amérique du Nord tant par des anthropologues que des sociologues, n’ont pas fait l’objet d’études spécifiques en Afrique de l’Ouest.

Les histoires singulières de ces femmes rencontrées à Cotonou, Lomé et Ouagadougou éclairent les contraintes spécifiques et les opportunités qu’elles peuvent rencontrer. Nous avons vu que leurs trajectoires individuelles témoignent de l’importance de leur vie conjugale et matrimoniale sur leur quotidien. Nous allons envisager maintenant comment ces trajectoires individuelles peuvent être recontextualisées et analysées au prisme des mutations qui affectent les pratiques matrimoniales et les formes conjugales dans les sociétés ouest-africaines contemporaines.

Reconfigurations des formes conjugales et matrimoniales

La juxtaposition des schémas de parenté pratique élaborés dans les trois villes illustre la diversité des formes conjugales au sein d’une même famille. Les formes de mariages arrangés demeurent à Ouagadougou, mais sont presque absentes des autres villes. À Ouagadougou, dans les 4 familles et les 65 unions dénombrées dans ces familles, 25 unions ont été arrangées par les familles respectives des conjoints, mais ces formes de mariage concernent des femmes nées entre 1940 et 1965. À Lomé, aucun cas de mariage arrangé n’est à noter sur les 107 cas d’unions relevées au sein de 6 familles. À Cotonou, 2 cas de mariages arrangés nous ont été relatés sur 143 unions dénombrées dans 12 familles. Plusieurs cas de lévirat ont été recueillis à Ouagadougou (5 sur les 65 unions), aucun à Lomé et à Cotonou. Dans les trois villes, on observe, à partir de la génération née dans les années 1980, une nette progression de l’union libre. Aucun cas d’union libre n’a été relevé pour les personnes nées avant 1980 à Ouagadougou et Cotonou, et un seul cas à Lomé.

La prégnance de la polygamie est un fait commun aux trois villes. Toutefois, sa présence est beaucoup plus significative à Lomé et à Ouagadougou qu’à Cotonou. Ainsi, sur les 65 unions documentées à Ouagadougou, 10 concernent des femmes en union polygame, alors qu’à Lomé cela concerne 30 des 107 unions documentées, qui sont toutes dans des familles catholiques ou protestantes évangéliques, et à Cotonou 17 unions sur les 143 documentées. Une polygamie réunissant de trois à sept épouses selon les cas a pu être observée, à Lomé en particulier, le maintien de la polygamie dans les villes de Cotonou et de Lomé étant rendu possible car les femmes continuent à résider dans la cour de leur père. Voici un exemple emblématique d’une famille à Lomé.

La famille de Kossi est catholique. Son père, de confession catholique, est né vers 1929. Il a eu 7 épouses. Avec la première de ses épouses, il a célébré un mariage civil, religieux catholique, et un mariage dit coutumier avec versement de dot. Les six autres épouses ont été unies à leur mari par le mariage dit coutumier, c’est-à-dire avec versement d’une dot. Six des fils du père, nés entre 1955 et 1970, ont constitué des foyers polygamiques avec des épouses, chacun d’eux ayant eu entre deux et six épouses. Aucun cas de lévirat n’a été pratiqué au sein de cette famille. Trois couples sont en union libre, l’un d’entre eux concerne un homme né en 1968 et deux autres des hommes nés dans les années 1980. Pour les autres cas d’union, c’est le mariage traditionnel qui a surtout légitimé les unions. Seulement six couples ont célébré un mariage civil ou religieux catholique sur les 22 unions conjugales. Aucun mariage n’a été considéré par nos interlocuteurs comme étant un mariage arrangé : les hommes comme les femmes de cette famille semblent avoir tous choisi leur conjoint.

À l’exception des familles catholiques pour Ouagadougou, les personnes de plus de 30 ans sont issues de couples polygames : la polygamie a été le cadre de socialisation de la plupart des individus nés avant 1980. À Lomé, même dans les familles catholiques, les individus sont socialisés dans le cadre de la polygamie. En d’autres termes, à Lomé, le fait d’être de confession catholique n’a pas empêché les unions polygames des chefs de famille.

La mobilité matrimoniale des femmes est observée dès le début du 20e siècle (génération des grands-parents et arrières grands-parents) dans les trois pays. Cette mobilité semble moins fréquente pour les femmes nées à partir de 1970 à Ouagadougou, et la mobilité conjugale touche un plus grand nombre de soeurs au sein d’une même fratrie pour celles nées à partir des années 1980 à Lomé et Cotonou. La pluralité des unions, pour une femme encore plus que pour un homme, n’est pas toujours dicible. Aussi, à Cotonou, c’est le fait de nommer les prénoms et surtout les noms de familles des enfants qui peut mettre en évidence le fait que quelques-unes de nos interlocutrices ont eu plusieurs conjoints au fil de leur vie. En revanche, la pluralité des unions a été évoquée très librement à Lomé pour les hommes et pour les femmes que nous avons rencontrés. Les raisons d’un tel écart dans les possibilités ou non d’énoncer son parcours matrimonial pour une femme entre Cotonou, Ouagadougou et Lomé mérite d’être davantage documenté. En effet, il peut informer des spécificités autour des normes qui président à la vie sexuelle et affective des femmes. À n’en pas douter, l’autonomie matrimoniale des femmes comme les degrés d’acceptation pour les femmes d’une vie sexuelle hors union paraît différente dans les trois villes.

Le libre choix du conjoint se généralise dans les trois villes, mais à Cotonou et à Lomé la prégnance d’une « polygamie officieuse » soutenue par l’entourage de la famille de l’homme est un fait marquant des dynamiques familiales contemporaines. Cette prégnance de la « polygamie officieuse » n’est possible qu’avec l’aide de la famille de la femme qui « héberge » l’épouse. Cette dernière réside en effet dans sa propre famille, alors que celui qu’elle considère être son époux réside dans une autre maison, parfois en compagnie d’une ou deux autres épouses. Par « polygamie officieuse », il faut entendre une forme d’union conjugale reconnue par les membres de la famille des deux conjoints : chacun parle du conjoint comme du « mari » ou de « l’épouse », mais parfois une seule étape du cycle cérémoniel de l’union a été accomplie, ce qui fait que la plupart de ces couples sont dans « une forme d’union intermédiaire » ou sont en union libre. Pourtant, au regard de l’entourage familial de l’homme et de la femme, le terme de référence consacré pour désigner les relations qui unissent chacun des membres du couple est bien celui de « mari » ou « femme » (au sens d’épouse). L’exemple de Salimatou l’illustre parfaitement. Parallèlement, il convient de rappeler que si la loi permet le mariage polygamique dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (en particulier le Sénégal, le Mali et le Burkina Faso), il est interdit depuis peu dans certains pays, dont le Bénin. Ainsi, ces formes de polygamie, si elles peuvent s’officialiser par l’organisation d’une cérémonie familiale (remise de la dot au Bénin et au Togo) ou musulmane (le protestantisme et le catholicisme imposant le mariage à la mairie à leurs adeptes avant qu’un mariage à l’église ou au temple ne soit possible), ne pourront en aucun cas être rendues officielles aux yeux de la loi.

Plusieurs cas de « grossesse sur les bancs » ont été relatés à Lomé, expression qui décrit les conditions dans lesquelles certaines jeunes filles de la famille ont accédé à la maternité : ces jeunes filles scolarisées sont tombées enceintes alors qu’elles poursuivaient leur cursus scolaire. Ces grossesses précoces ont été repérées par les pouvoirs publics. Bien souvent, ces situations signent l’entrée dans une conjugalité erratique. Dans la plupart des cas qui nous ont été contés, les hommes concernés ont reconnu être les auteurs des grossesses, mais peu nombreux sont ceux qui ont décidé d’assumer les charges relatives à l’éducation de l’enfant ou à la prise en charge de sa mère. La jeune fille devenue mère — souvent déscolarisée du fait de la grossesse — continue à vivre durablement dans la cour de son père ou de sa mère si cette dernière est en rupture de lien conjugal.

Les fonctions assurantielles des formes matrimoniales et conjugales

Le mariage civil est un élément déterminant de protection des femmes âgées (à Cotonou nous avons observé plusieurs cas où les femmes touchent la pension de leur mari défunt). Il les rétablit dans leur position d’épouse légitime, position qu’elles peuvent parfois avoir perdue. L’exemple d’Honorine, rencontrée à Cotonou, est emblématique. Elle est institutrice à la retraite, elle a épousé son mari plus de trente ans auparavant. Nous l’avons rencontrée trois fois entre 2011 et 2013. Elle nous a annoncé seulement lors du deuxième entretien que son mari avait quitté le foyer conjugal pour vivre aux côtés d’une deuxième épouse. Si Honorine est une femme âgée dynamique et entreprenante, elle évoque son histoire personnelle douloureusement en 2011 et ne parle que très rapidement de son époux. En 2013, quand nous la retrouvons, elle nous annonce immédiatement qu’elle est veuve, elle endosse avec fierté son statut de veuve et accomplit les obligations rituelles qui y sont liées, et ceci alors que personne dans la famille de son époux défunt ne semble lui demander. En effet, le décès du père de ses enfants l’a immédiatement et officiellement placée socialement dans cette position : elle est en effet la seule femme avec laquelle le défunt a célébré une cérémonie de mariage à la mairie. Honorine est donc la seule à pouvoir bénéficier légalement de la pension de retraite du défunt, ancien fonctionnaire. Au-delà de cela, il est patent de constater qu’elle « utilise » cette situation pour recouvrer un statut qui lui semble beaucoup plus respectable socialement.

L’union libre fragilise — dans les différents cas observés — la position des femmes vis-à-vis de leur belle-famille et vis-à-vis de leurs coépouses. À Ouagadougou, les femmes en union libre se retrouvent plus souvent seules à élever les enfants nés de leur union, sans l’aide du géniteur. À Cotonou, c’est avec l’aide de leur propre père que les jeunes femmes rencontrées assurent l’éducation de leurs enfants : ce dernier les héberge, prend en charge leur nourriture et les frais liés à leur scolarisation comme à leur soin ou leur habillement. L’implication de la famille maternelle à Cotonou et à Lomé constitue un soutien réel pour la femme et, dans les sociétés côtières et plus particulièrement dans ces deux villes, le fait que le père soit propriétaire d’une maison familiale assure la sécurité des garçons et des filles sur le long terme. En effet, dans chaque famille considérée, à Lomé comme à Cotonou, plusieurs membres adultes — mariés ou non, hommes ou femmes — sont hébergés dans la maison paternelle. L’accession à la propriété est donc un enjeu de premier ordre : il assure une sécurité à l’ensemble de la maisonnée et aux apparentés du propriétaire. À Ouagadougou, en revanche, le retour d’une fille dans la maison de son père après une première union peut être considéré comme honteux, les familles ayant souvent tendance à voiler la présence dans la cour familiale d’une jeune fille déjà mère ou d’une jeune femme séparée après une union libre. Les pères, de manière générale, ne constituent pas à Ouagadougou un rempart aussi efficace contre le déclassement économique de leurs filles. Les relations père-fille sont bien différentes. Il est par exemple impensable pour une jeune femme d’origine mossi d’accoucher dans la cour de son père, et ce, quelle que soit leur relation affective. Si une jeune femme devient mère sans être mariée ou sans cohabiter avec son conjoint en union libre, elle doit aller accoucher chez l’une de ses tantes paternelles.

L’ensemble des témoignages des pères recueillis à Lomé et Cotonou permet de mettre en évidence un nouvel intérêt des pères pour leurs filles. Un désir de « protection matrimoniale » des pères vis-à-vis de leurs filles a été exprimé clairement par des pères à Cotonou. L’un achète une parcelle pour sa fille, un autre se soucie d’assurer l’avenir professionnel répétant « aujourd’hui les hommes ne sont pas toujours sérieux, il faut que nos filles le sachent ».

Les femmes qui ont été rejetées par la famille de leur conjoint sont dans des unions dites intermédiaires (Attané, 2014), c’est-à-dire que toutes les étapes du mariage n’ont pas été accomplies. Avoir accompli l’ensemble du cycle cérémoniel représente donc pour les épouses un surcroît de légitimation de l’union, reconnue tant par les instances religieuses que familiales. Cumuler pour une femme une cérémonie dite coutumière de mariage (avec versement de dot pour les sociétés côtières, « amenée de la valise » et « conduite de la mariée » ritualisée pour les sociétés sahéliennes), mariage à la mairie et mariage religieux construit une union pleine et entière des conjoints aux yeux de leur entourage. En cas de conflit entre les conjoints, les témoins des mariages, les oncles et tantes de chacun des époux et leurs parents eux-mêmes seront autant de médiateurs potentiels et de pacificateurs. Tous conduiront les époux à s’entendre et les exhorteront à « faire des efforts », « être compréhensif », « à calmer les excès » qui déplaisent au conjoint. Ces personnes occupent des positions de régulation des conflits conjugaux qui conduisent bien souvent au maintien de l’union et qui rappellent à chacun des conjoints ses devoirs vis-à-vis de l’autre comme vis-à-vis des enfants.

Hétérogénéité des situations

Le recueil systématique de l’histoire conjugale et matrimoniale des membres d’un même groupe de parenté apporte des informations concernant un nombre conséquent de personnes, soit de 80 à 100 personnes par groupe familial. Pour autant, ce travail ne peut prétendre à une visée représentative au sens strict du terme, la démarche anthropologique visant davantage à rendre compte des interactions entre des phénomènes hétérogènes complexes. Toutefois, cette méthodologie recèle la possibilité de systématiser le traitement des données et de les articuler de manière spécifique aux résultats de certaines enquêtes sociodémographiques, par exemple ceux de l’enquête sur l’Activité économique dans les ménages urbains qui a été réalisée dans le cadre du programme Famille, Genre et Activité en Afrique de l’Ouest (FAGEAC).

Un des objectifs de ce programme de recherche est de dresser les contours des mutations matrimoniales que connaissent les sociétés urbaines d’Afrique de l’Ouest. Les premiers résultats des analyses quantitatives (Adjamagbo et collab., 2014 ; Boly et Gnoumou Thiombiano, 2014) témoignent des spécificités propres à chacune des capitales, récusant le fait qu’il puisse exister au sens strict un modèle côtier de relations familiales et plus largement de couple. Toutefois, il est patent de constater des tendances similaires à Ouagadougou, Lomé et Cotonou : une baisse de la formalisation des unions pour les jeunes générations et une moins grande possibilité pour les femmes de voir leur union se formaliser dès lors qu’elles ont connu la rupture de leur première union. On observe une moins grande stabilité des unions non formalisées pour les femmes. Ces transformations influencent immanquablement la vie des femmes, tant dans leur accession à la maternité que dans leur vie conjugale ou leurs conditions matérielles d’existence. Les changements matrimoniaux observés depuis un siècle témoignent d’une redéfinition des aspirations individuelles, des valeurs et des normes attachées au mariage comme des mutations des relations intergénérationnelles influençant les relations de germanité, d’alliance et plus spécifiquement celles de couple. Ici, l’analyse des mutations des pratiques matrimoniales permet de rendre compte des nouveaux statuts féminins et masculins. La nature de l’union détermine largement les conditions socioéconomiques d’existence des femmes en Afrique de l’Ouest (Calvès et N’Bouké, 2011 ; Locoh, 1996 ; Ouattara, Bationo et Gruénais, 2009). La situation est plus contrastée du côté masculin : les conditions socioéconomiques d’existence des hommes ne dépendent pas dans la même proportion que pour les femmes de la nature de l’union conjugale dans laquelle ils sont engagés. En revanche, la nature de la relation affective au sein du couple est un facteur qui influence largement l’effectivité de l’entraide des hommes envers les femmes et, aussi et peut-être surtout, des femmes envers les hommes. Étudier les multiples modalités de mise en couple, leur diversité comme leurs transformations apparaît comme l’un des moyens de réfléchir aux processus d’individualisation en cours dans cette partie du monde (Calvès et Marcoux, 2007). Plus précisément, travailler sur les pratiques matrimoniales et sur les conjugalités contemporaines éclaire les rapports de genre et la nature des mutations des modalités d’interdépendance des rapports entre les sexes, les âges et les générations.

La disparité des itinéraires conjugaux des femmes invite à la prudence avant toute généralisation qui tendrait à dresser des caractéristiques sociologiques féminines des citadines d’Afrique de l’Ouest. L’ensemble des résultats souligne que la forme conjugale la plus officielle est aussi celle qui est la plus protectrice pour les femmes, mais aussi pour les enfants nés de l’union. Ainsi, une épouse qui accomplit toutes les étapes du cycle cérémoniel est a priori susceptible de bénéficier du recours d’un plus grand nombre de personnes en cas de difficultés au sein de son couple. Un tel constat invite à nuancer les effets positifs d’une législation qui interdit le mariage polygamique. Les formes polygamiques d’union existent et perdurent, et le fait qu’elles ne soient plus reconnues légalement fragilise incontestablement les femmes — et secondairement les enfants — qui sont dans ces formes conjugales. Il apparaît donc souhaitable d’envisager des réformes des codes de la famille qui prennent pleinement en compte les conditions sociales effectives qui régissent les formes conjugales effectivement présentes dans chacune des sociétés considérées. Protéger les femmes — toutes les femmes, quels que soient leurs itinéraires socioéconomiques et matrimoniaux — nécessite d’élaborer un cadre législatif plus protecteur vis-à-vis d’elles, et d’autant plus si elles sont mères.

Du point de vue théorique, l’étude des relations de parenté est un cadre idéal pour penser une constellation de relations. Cela permet par exemple de recueillir et d’analyser la dimension matérielle de ces relations. Toutefois, il existe des écueils. L’un des plus importants réside dans les modalités d’articulation des multiples dimensions qui font la relation : comment penser la dimension matérielle de la relation en l’articulant à l’analyse des catégories morales et affectives ? En effet, des catégories morales telles que la honte, la reconnaissance et le respect sont de puissants moteurs de l’action individuelle dans les sociétés contemporaines ouest-africaines. Ainsi, l’acceptation ou le refus du don à un tiers repose le plus souvent sur le degré de reconnaissance (des difficultés, du mérite, de l’attachement et du respect) que le donateur reconnaît au donataire. Ces questions sont vécues de manière exacerbée dans l’ensemble des relations sociales, et ce, d’autant plus que ces relations sont proches dans l’espace (le voisinage, les collègues de travail) dans le lien de parenté ou d’alliance. Les relations avec les beaux-parents et par ricochet avec son conjoint semblent être des lieux privilégiés dans lesquels ces questions de reconnaissance (de la valeur personnelle, de l’attachement affectif, etc.) et de honte sont particulièrement en jeu. Il convient donc de documenter ces catégories morales et affectives et leurs traductions contemporaines dans les sociétés urbaines telles que Lomé, Ouagadougou ou Cotonou. L’étude d’une relation ne prend son sens qu’en analysant les trois dimensions qui la fondent : à la fois chacun de ses pôles et la relation elle-même dans ses multiples dimensions. La méthodologie consistant à recueillir les relations de parenté pratique ne peut donc être efficiente qu’associée à une connaissance approfondie des contextes sociologiques considérés. Il existe un autre impératif méthodologique : le récit des relations familiales doit être recueilli auprès d’au moins trois membres du même groupe familial.

Pour conclure

La démarche anthropologique présentée ici paraît particulièrement adaptée au dialogue avec les études démographiques. Cette méthode de recueil des données est en effet intéressante à plusieurs titres pour les démographes. Elle favorise tout d’abord une visualisation qualitative du ménage tel que l’entendent les démographes africanistes, en proposant une analyse des relations matérielles familiales qui vont au-delà de ce ménage ou de l’unité de résidence, et les données qui peuvent être recueillies par le biais de cette anthropologie pratique de la parenté éclairent les contraintes et les effets des relations avec les membres de la famille élargie sur le ménage (entendu au sens démographique du terme). La capacité de contextualisation de données complexes rendue possible par une telle méthodologie permet alors un dialogue riche avec les données issues des enquêtes démographiques. De plus, la profondeur historique favorise le recueil des itinéraires familiaux et des pratiques matrimoniales sur près de cent ans. Elle rend compte des diversités des pratiques matrimoniales pour chaque génération dans chacune des villes considérées et permet d’envisager les spécificités comme les similitudes des contextes culturels les uns par rapport aux autres. La puissance de cette démarche comparative se trouve décuplée par l’inscription des différents contextes matrimoniaux et résidentiels dans différentes échelles de temps (la génération), d’espace (Ouagadougou, Lomé, Cotonou mais aussi la comparaison entre zones urbaines et rurales) et de situations économiques et sociales (scolarisation, profession, migration, etc.). De ce fait, de multiples niveaux d’articulation sont possibles avec les résultats des enquêtes démographiques. Ainsi, des données se rapportant à la nuptialité, à la fécondité, à la scolarisation ou aux conditions d’existence économiques et sociales des enfants ou des membres d’une autre classe d’âge peuvent être croisées avec les résultats anthropologiques d’études menées sur des individus de différentes générations pour lesquels l’histoire matrimoniale, professionnelle et relationnelle a été saisie. En d’autres termes, cette méthodologie permet d’adjoindre, à la représentation d’un phénomène parmi les individus considérés, « l’épaisseur relationnelle » qui caractérise la vie en société, et ce, avec une profondeur temporelle.

Des changements matrimoniaux et conjugaux sont à l’oeuvre en Afrique de l’Ouest depuis plusieurs décennies. Ils dénotent une mutation des valeurs, des normes et des aspirations qui président aux unions. Les sociétés ouest-africaines connaissent aujourd’hui une accélération de ces transformations profondes, qui ont des incidences très fortes sur les itinéraires individuels tant féminins que masculins et également, par ricochet, sur le quotidien des enfants et des adolescents. Ces mutations méritent d’être analysées en tenant compte de celles qui surviennent dans les sociétés occidentales. En effet, les femmes sont de plus en plus confrontées à la nécessité de faire face seule à l’éducation des enfants, en ne pouvant recourir que très diversement au père, à la famille du père comme à leur propre famille paternelle. Cette éducation « en solitaire » des enfants et des adolescents est une conséquence directe des reconfigurations matrimoniales. Elle prend un visage spécifique et différencié en Afrique de l’Ouest en fonction des contextes socioéconomiques et selon le type de milieu (zones rurales ou urbaines). Ainsi, les mutations des relations conjugales impliquent d’investir un nouveau champ de recherche en anthropologie de la parenté en Afrique de l’Ouest, celui des reconfigurations différenciées des relations de maternité et de paternité en fonction des relations effectives de genre.