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Introduction

Au cours des dernières décennies, plusieurs approches ont été développées afin de permettre la participation des femmes au développement (Dagenais et Piché, 2000 ; Nahavandi, 2000). Jusqu’au début des années 1970, l’approche dite « bien-être social » considérait les femmes dans leur rôle domestique et reproductif. Il s’agissait d’aider les femmes à mieux jouer leur rôle de mère en mettant l’accent sur la santé de la mère et de l’enfant, l’assistance à l’enfance et la nutrition. Cette vision a changé au début des années 1970 au profit de l’approche « intégration des femmes au développement » avec le livre de Boserup (1970) qui mit l’accent sur le rôle productif des femmes, et aussi avec l’année internationale de la femme proclamée par l’ONU en 1975. L’objectif de cette approche était d’intégrer les femmes au processus de développement en favorisant leur implication dans les activités économiques. Cependant, ces deux approches, qui considèrent les femmes comme des bénéficiaires et non comme des actrices du développement, ont eu peu d’impact sur la situation de la femme en Afrique. Développée depuis la fin des années 1980, l’approche « genre et développement » vise à réduire les disparités sociales, économiques et politiques entre les femmes et les hommes et à promouvoir un développement équitable. Elle vise entre autres à renforcer le pouvoir de décision (empowerment) des femmes et à transformer les rapports sociaux inégalitaires (Locoh, 2007). Cette dernière approche a contribué à attirer l’attention sur les relations inégales de pouvoir qui empêchent les femmes de prendre part au processus de développement (Calvès, 2009).

Aussi, depuis la conférence internationale sur la population et le développement du Caire en 1994, et surtout depuis la mise en place du programme d’action de Beijing en 1995, la promotion de la femme sur toutes les dimensions de la vie (reproductive, économique, politique, etc.) est une priorité pour les gouvernements et les institutions internationales. L’importance de l’autonomisation des femmes et de leur participation à la croissance économique est reconnue à l’échelle internationale (Banque mondiale, 2012), ce qui en fait un des objectifs du millénaire auxquels ont adhéré les gouvernements et les institutions internationales. Il est désormais bien établi que la participation égale des femmes et des hommes aux programmes de développement, notamment grâce à l’amélioration des rapports de genre, est une condition préalable pour atteindre un développement durable. Dans les pays d’Afrique, les femmes se trouvent de plus en plus au centre des enjeux sociaux, politiques et économiques. Les gouvernements africains ont spécifiquement pris d’importants engagements pour l’égalité des sexes, notamment dans la « Déclaration solennelle sur l’égalité des sexes en Afrique » en 2004 et dans le « Protocole à la Charte africaine des droits des femmes en Afrique ». Le Burkina Faso a ratifié les conventions internationales et régionales en faveur de l’égalité entre les sexes. Depuis 2009, le gouvernement burkinabè a élaboré une Politique nationale du genre (PNG) en vue de réduire les inégalités entre les sexes.

Cependant, au Burkina Faso, comme dans plusieurs pays africains, l’analyse de la situation des femmes révèle que, malgré les efforts déployés ces dernières années en faveur de l’amélioration des conditions des femmes, des inégalités subsistent entre les sexes à leur détriment dans les différents secteurs socioéconomiques et politiques. En effet, le Burkina Faso a un indice[1] d’égalité entre les sexes de 0,65 (Forum économique mondial, 2012). Cette situation est le reflet des constructions sociales et culturelles discriminatoires envers les femmes (Labourie-Racapé et Locoh, 1999). Que ce soit en termes de division des rôles, de pratiques matrimoniales ou de gestion et d’accès aux ressources, les normes sociales affectent généralement à la femme un statut de subordonnée à l’homme, surtout en milieu rural, même si quelques différences existent d’un groupe ethnique à un autre (Kobiané, 2007).

Les relations entre conjoints, notamment la participation des femmes à la prise de décision au sein du ménage, sont d’importants révélateurs des rapports de genre dans la société. La capacité à prendre part aux décisions est un élément essentiel pour l’autonomisation des femmes. Il est donc important de mieux cerner les facteurs qui déterminent la possibilité pour la femme de prendre part à la prise de décision, particulièrement au sein du ménage. Le rapport sur le développement mondial de 2012 révèle une faible participation des femmes à la prise de décision au sein du ménage (même pour les décisions concernant leur propre vie) en Afrique subsaharienne (Banque mondiale, 2012). Les données des Enquêtes démographiques et de santé (EDS) des dernières années montrent également que peu de femmes prennent part aux décisions importantes dans leur ménage. Cette situation constitue un obstacle majeur à leur promotion socioéconomique. Au Burkina Faso comme dans beaucoup de pays africains, l’organisation sociale traditionnelle est à prédominance patriarcale et gérontocratique. Dans cette organisation, les femmes, bien qu’ayant un rôle important dans la production et la reproduction, ont généralement un statut économique et social inférieur à celui des hommes (Elson, 2000). Cependant, pour l’instant, peu de travaux ont examiné de façon spécifique les déterminants de la participation des femmes à la prise de décision au sein de leur ménage.

Les études existantes montrent que l’éducation et la contribution des femmes au revenu du ménage, grâce à leur participation aux activités génératrices de revenus, sont des facteurs favorables à leur participation à la prise de décision concernant leur ménage (Acharya, Bell, Simkhada, Teijlingen et Regmi, 2010 ; Boateng et collab., 2012 ; Brown, 1994 ; Dodoo, 1993 ; Gwako, 1997). L’âge constitue aussi un important facteur du niveau de contribution des femmes aux décisions, notamment en Afrique, les femmes âgées ayant généralement plus de chance d’être consultées pour des décisions dans le ménage et dans la communauté que les jeunes femmes (Sathar et Kazi, 2000).

En Afrique, les changements qui se produisent au sein de la famille ces dernières décennies avec l’éducation féminine, la participation des femmes aux activités économiques et l’urbanisation ont des répercussions sur les rapports de couple, en particulier sur la prise de décision au sein du ménage. Cette étude vise à analyser les facteurs sociodémographiques et économiques qui influencent la participation des femmes à la prise de décision au sein du ménage au Burkina Faso, spécifiquement les décisions concernant leurs soins de santé, l’utilisation de leur revenu, les achats importants du ménage et la visite aux parents et à la famille. Nous supposons que les femmes qui ont un niveau d’instruction élevé, celles qui ont un travail rémunéré, les femmes vivant en milieu urbain et dans les ménages aisés et celles qui ont un âge peu différent de celui de leur conjoint ont plus de chance de participer à la prise de décision au sein de leur ménage que les autres. En outre, compte tenu de la diversité ethnique de la population burkinabè et des spécificités de l’organisation sociale de chaque groupe, nous explorerons les différences qui existent entre groupes ethniques quant à la contribution de la femme à la prise de décision au sein de son ménage.

Contexte de l’étude

Le Burkina Faso est un pays sahélien situé en Afrique de l’Ouest. Sa population, d’environ 14 millions d’habitants (dont 51,7 % de femmes), est essentiellement rurale : 73 % des femmes et 70 % des hommes vivent en milieu rural. Cette population se caractérise par une diversité religieuse (52,4 % de musulmans, 26 % d’animistes, 17,6 % de catholiques et 3 % de protestants) et culturelle. Le Burkina Faso compte une soixantaine d’ethnies regroupées en 12 ensembles selon des critères d’organisation sociopolitique et linguistique : Mossi, Gourmantché, Peul, Bobo/Bwa, Gourounsi, Lobi/Dagara, Bissa, Marka, Sénoufo, Goin, Dioula et Samo. Les Mossi et les Gourmantché sont des groupes très hiérarchisés, à pouvoir centralisé, qui reconnaissent l’autorité d’un chef de village, alors que les Bobo/Bwa, Gourounsi, Marka, Samo et Lobi/Dagara sont des ethnies dites acéphales, c’est-à-dire sans pouvoir centralisé (Yaro, 1995). L’organisation sociale est globalement régie par des codes de relations et de comportements spécifiques à chaque groupe, et le statut de la femme est fonction de cette organisation.

Par ailleurs, comme dans de nombreux pays africains, le mariage ou l’union conjugale est une institution sociale importante qui fonde les relations d’alliances entre groupes et définit l’intégration d’une personne dans un groupe. On distingue trois formes principales de mariage non exclusives : le mariage coutumier, le mariage religieux (chrétien et musulman) et le mariage civil. Mais le mariage civil est peu répandu et concerne essentiellement les populations urbaines et instruites (Thiombiano, 2009). La pratique de la polygamie est très répandue : près de 42 % des femmes en union le sont sous le régime de la polygamie et cette proportion augmente avec l’âge des femmes (Institut national de la statistique [INSD] et ICF International, 2012). La législation burkinabè permet un régime au choix entre la monogamie et la polygamie (Burkina Faso, 1990).

L’école est, en principe, obligatoire pour tous les enfants de 6 à 13 ans, mais, selon le Recensement général de l’habitation et de la population de 2006, moins d’un enfant sur deux est scolarisé. On note de grandes disparités entre les hommes et les femmes quant au niveau d’instruction : plus de sept femmes sur dix (74 % des femmes) sont sans instruction contre 59 % des hommes (INSD et ICF International, 2012). Cependant, les politiques éducatives mises en oeuvre au cours des dernières décennies ont permis d’améliorer les taux de scolarisation et aussi de réduire les inégalités de genre quant à l’accès à l’école primaire aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. Le taux brut de scolarisation au primaire était ainsi de 79,6 % pour l’année scolaire 2011-2012 : 81,1 % chez les garçons et 78,1 % chez les filles (Burkina Faso, 2012). Toutefois, le taux d’achèvement du cycle primaire demeure faible : il est de 55,1 % au niveau national, et les filles sont plus défavorisées que les garçons (53,7 % des filles contre 56,6 % des garçons). De plus, les taux d’accès au cycle secondaire sont très faibles et les inégalités entre filles et garçons sont plus importantes.

Sur le plan économique, le Burkina Faso est classé parmi les pays les moins développés du monde selon l’indicateur de développement humain. Son économie est essentiellement basée sur l’agriculture, qui occupe près de 80 % de la population active et fournit 30 % du produit intérieur brut (PIB). Le secteur informel occupe aussi une grande proportion de la population active urbaine (Calvès et Schoumaker, 2004). Comme plusieurs pays africains, le Burkina Faso, pour faire face à la crise économique, a mis en oeuvre des programmes d’ajustement structurel depuis le début des années 1990. Les restructurations des entreprises dans le cadre de ces programmes d’ajustement structurel ont eu des effets négatifs sur les conditions de vie des populations. La réforme du secteur public, avec une réduction considérable des recrutements, et les nombreuses privatisations des entreprises ont entraîné par exemple l’augmentation du taux de chômage, particulièrement au sein des jeunes générations (Calvès et Schoumaker, 2004).

Selon les résultats du dernier Recensement général de la population et de l’habitat du Burkina Faso (2006), le taux d’activité des femmes et des hommes âgés de 15 à 64 ans était respectivement de 62,7 % et 87,4 %. De plus, les femmes et les hommes se répartissent très différemment selon les secteurs d’activité. En effet, le statut traditionnel des femmes et leur faible scolarisation les confinent dans des secteurs peu rentables. Les femmes actives se répartissaient comme suit selon le secteur d’activité : 81,8 % des femmes dans le secteur primaire, 3,7 % dans le secteur secondaire et 13,5 % dans le secteur tertiaire. Ces proportions étaient respectivement de 76,5 %, 3,6 % et 18,9 % pour les hommes (INSD, 2009). En milieu rural, les femmes apportent une grande contribution aux activités agricoles, mais elles ont un faible accès aux facteurs de production agricole (terres, engrais, accès au crédit, etc.) et elles sont pour la plupart aides familiales. Les femmes urbaines sont surtout actives dans le secteur informel. En général, les revenus générés par ces activités ne permettent pas aux femmes d’être économiquement autonomes. Toutefois, on pourrait s’attendre à ce que les progrès réalisés dans la scolarisation des filles ces dernières années améliorent la qualité de l’activité féminine et contribue au changement des rapports de genre, que ce soit au sein du couple ou dans la société burkinabè en général.

Femme et prise de décision au sein du ménage en Afrique subsaharienne

Plusieurs traités internationaux consacrent le principe de la participation égale des femmes et des hommes dans les structures du pouvoir et dans la prise de décision (Charte des Nations unies, Déclaration universelle des droits de l’Homme, Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, etc.). En effet, la participation de la femme aux prises de décision à tous les niveaux de la vie contribue à son épanouissement. La sphère familiale constitue le premier lieu de participation de la femme à cette prise de décision. Cependant, bien que le droit fondamental des hommes et des femmes à participer à cette prise de décision soit reconnu, dans la pratique, ce droit n’est pas respecté pour les femmes.

Par rapport aux autres régions du monde, en Afrique subsaharienne, les femmes ont un faible pouvoir de décision au sein de leur ménage (Banque mondiale, 2012). Depuis quelques années, afin d’évaluer l’implication des femmes dans la prise de décisions au sein de leur ménage, des questions ont été introduites dans les EDS pour savoir qui prend certaines décisions. Les résultats montrent que dans beaucoup de pays les femmes participent peu à la prise de décision au sein de leur ménage, particulièrement pour les décisions importantes. Par exemple, au Burkina Faso, les résultats de la dernière EDS (2010) montrent que plusieurs décisions sont principalement prises par le conjoint : dans 75 % des cas pour la santé de la femme et dans 79 % des cas pour les achats importants du ménage. Au Ghana, seulement 25 % des femmes en union prennent des décisions concernant leurs soins de santé, 20 % pour les achats importants du ménage et 23 % pour la visite à la famille et aux parents (GSS et ICF International, 2009). En Côte d’Ivoire, les décisions concernant les soins de santé de la femme et les achats importants du ménage sont principalement prises par le conjoint, dans respectivement 64 % et 61 % des cas (INS et ICF International, 2012a). C’est aussi le cas au Cameroun, où le conjoint décide pour les soins de santé de la femme (59 %) et les achats importants du ménage (49 %) (INS et ICF International, 2012b).

Plusieurs facteurs expliquent certainement cette faible participation des femmes à la prise de décision au sein de leur ménage. L’étude de la prise de décisions économique dans le ménage a été beaucoup abordée dans les pays occidentaux et en Asie, particulièrement dans les recherches en marketing. Mais, pour l’instant, relativement peu de travaux ont examiné cette problématique dans les pays africains. Les quelques études réalisées en Afrique subsaharienne suggèrent que la participation des femmes à la prise de décision au sein de leur ménage est associée à leurs caractéristiques et aux contextes sociaux dans lesquels elles vivent. Ces études révèlent notamment que l’éducation et la contribution des femmes au revenu du ménage sont des facteurs qui favorisent leur participation à la prise de décision concernant leur ménage (Boateng et collab., 2012 ; Gwako, 1997 ; Kritz et Makinwa-Adebusoye, 1999). Par exemple, au Ghana, un statut professionnel plus élevé de la femme lui permet de négocier la limitation des naissances avec son conjoint (Dodoo, 1993). L’âge constitue aussi un facteur important du niveau de contribution des femmes aux décisions, les femmes âgées ayant généralement plus de chance d’être consultées pour des décisions dans le ménage et dans la communauté que les jeunes femmes (Acharya et collab., 2010). Des recherches réalisées dans d’autres contextes, notamment en Indonésie, au Pakistan et au Népal aboutissent également aux mêmes résultats (Acharya et collab., 2010 ; Sathar et Kazi, 2000 ; Williams, 1991). L’étude d’Acharya et ses collègues montre aussi que les femmes vivant en milieu rural sont moins susceptibles de contribuer à la prise de décision au sein de leur ménage que celles vivant en milieu urbain. Au Nigéria, on observe des différences entre les femmes selon leur appartenance ethnique. Les femmes Ibo, Ijaw et Yoruba ont plus de chance de participer à la prise de décision concernant leur ménage que les femmes Haousa et Kanuri (Kritz et Makinwa-Adebusoye, 1999). Cette recherche montre que l’origine ethnique des femmes joue un rôle plus important que certaines caractéristiques individuelles telles que l’éducation et l’âge dans leur pouvoir de décision au sein de leur ménage, et que la polygamie est négativement associée à la participation de la femme à la prise de décision. Cependant, en Afrique subsaharienne, à l’exception de l’étude de Boateng et ses collègues (2012) réalisée au Ghana, peu de recherches ont examiné de façon spécifique les déterminants de la participation de la femme à la prise de décision concernant ses soins de santé, les achats importants du ménage, les visites aux parents et à la famille et la gestion de ses revenus.

Données et méthodes d’analyse

Données

Les données proviennent de l’EDS réalisée en 2010 (EDSBF). Cette enquête nationale a été conduite par l’Institut national de statistique et de la démographie (INSD) en collaboration avec le programme mondial des EDS (MEASURE DHS) de ICF International, d’autres institutions gouvernementales et des partenaires internationaux (USAID, UNFPA, UNICEF, Banque mondiale, Coopération néerlandaise).

Le principal objectif de l’EDS est de collecter des données sur la situation socioéconomique, démographique et sanitaire au niveau de l’ensemble de la population et pour certaines sous-populations comme celles des femmes âgées de 15 à 49 ans, des hommes âgés de 15 à 59 ans et des enfants de moins de 5 ans. Ces données permettent de calculer de nombreux indicateurs en vue de guider la formulation et le suivi des politiques et des programmes dans le domaine de la population et de la santé.

L’enquête a été réalisée sur un échantillon national stratifié et tiré à deux degrés. Au premier degré, des grappes ou zones de dénombrement (ZD) ont été tirées sur l’ensemble du territoire national à partir de la liste des ZD établie lors du Recensement général de la population et de l’habitation (RGPH) de 2006. Au second degré, les ménages ont été tirés parmi les ménages dénombrés dans les ZD. Au total, 574 grappes ont été sélectionnées (176 en milieu urbain et 398 en milieu rural) selon un échantillonnage systématique avec probabilité proportionnelle à la taille. Un dénombrement complet des ménages a été réalisé dans toutes les grappes sélectionnées pour fournir une base de sondage pour la seconde étape de sélection des ménages. Les ménages ont été sélectionnés par échantillonnage systématique avec probabilité égale. Une seule grappe n’a pas été interrogée dans la région du Sahel. Les données ont été collectées à l’aide de trois questionnaires : un questionnaire ménage, un questionnaire femme et un questionnaire homme.

Toutes les femmes âgées de 15 à 49 ans vivant habituellement dans les ménages sélectionnés ont été enquêtées individuellement. L’enquête a identifié 17 363 femmes âgées de 15 à 49 ans, dans 14 424 ménages, et parmi elles 17 087 ont été interrogées, soit un taux de réponse de 98 %. De plus, dans un sous-échantillon d’un ménage sur deux, les hommes âgés de 15 à 59 ans ont également été enquêtés, soit 7 307 hommes enquêtés (avec un taux de réponse de 97 %) (INSD et ICF International, 2012). Lors de l’enquête, des questions ont été posées sur la prise de décision au sein du ménage à propos des soins de santé de la femme, des achats importants du ménage, des visites aux parents et à la famille et de la gestion du revenu de la femme. Les questions posées sur ces quatre types de décisions étaient formulées ainsi :

  1. Habituellement, qui prend les décisions en ce qui concerne vos propres soins de santé ?

  2. Qui prend habituellement les décisions concernant les achats importants pour le ménage ?

  3. Qui prend habituellement les décisions concernant les visites à votre famille ou parents ?

  4. Habituellement, qui décide comment l’argent que vous gagnez va être utilisé ?

La présente étude concerne les femmes qui étaient en union (mariées ou vivant avec un partenaire) au moment de l’enquête, soit un échantillon de 13 392 femmes. Toutefois, la question sur la prise de décision concernant l’utilisation du revenu des femmes n’a été posée qu’à celles qui ont exercé un emploi rémunéré au cours des 12 mois ayant précédé l’enquête, soit un sous-échantillon de 5 248 femmes.

Ces données quantitatives sont complétées par des entretiens qualitatifs réalisés en 2011 sur la problématique « genre et décisions économiques » dans le cadre de la rédaction du rapport mondial sur le développement de 2012 de la Banque mondiale portant sur le thème « Égalité de genre et développement » (Banque mondiale, 2012). Cette enquête, conduite par l’Institut supérieur des sciences de la population (ISSP) de l’Université de Ouagadougou, avait pour objectifs d’explorer l’expérience des hommes et des femmes dans la prise de décisions économiques, les évolutions en cours des normes de genre qui entourent les prises de décision et comment ces évolutions s’effectuent au fur et à mesure que les opportunités d’éducation augmentent, que l’économie change, que l’inter-connectivité augmente (Kobiané, Kaboré et Gnoumou Thiombiano, 2012 ; Turk et Petesch, 2010).

Dans le but de faire ressortir non seulement les différences entre milieu urbain et milieu rural, mais aussi à l’intérieur de chaque milieu de résidence (urbain et rural), des entretiens ont été menés dans six communautés : deux secteurs urbains à Ouagadougou (capitale du Burkina Faso), deux villages dans la région du Centre-Nord et deux villages dans la région des Hauts Bassins (à l’ouest du pays). Les quatre premières communautés (celles de Ouagadougou et du Centre Nord) correspondent au groupe ethnique des Mossi (groupe majoritaire au Burkina Faso) alors que les deux villages de la région des Hauts Bassins appartiennent au groupe ethnique des Bobo/Bwa. Dans chaque milieu de résidence, les communautés ont été sélectionnées en tenant compte de la différence du niveau de développement socioéconomique.

La collecte a été menée au moyen d’entretiens de groupe (focus groups). Cinq outils de collecte ont été utilisés : un questionnaire communautaire, un guide d’entretien de groupe avec des adolescents (filles et garçons), un guide d’entretien de groupe avec des jeunes (femmes et hommes), un guide d’entretien de groupe avec des adultes (femmes et hommes) et un guide d’entretien pour une étude de cas. En effet, dans chaque communauté, une étude de cas a été réalisée sur un sujet pertinent pour la communauté qui avait été déterminé lors des entretiens.

Dans chaque communauté, des entretiens de groupe ont été réalisés avec des adolescents (garçons et filles), des jeunes (femmes et hommes) et des adultes (femmes et hommes). Chaque entretien de groupe a été réalisé auprès de 8 à 12 personnes-ressources. La composition du groupe a tenu compte de la diversité socioéconomique et culturelle de la communauté. Au total, 36 entretiens de groupe, 6 entretiens communautaires et 6 études de cas ont été réalisés. Afin de tenir compte du genre, les entretiens de groupe ont été animés par deux équipes, une équipe féminine et une équipe masculine, composée chacune de deux assistants (preneurs de notes) et d’un chercheur.

Le guide d’entretien communautaire a servi à recueillir des informations sur les facteurs qui contribuent aux différences de genre et aux changements des normes basées sur le genre dans la communauté d’une part, et à identifier les facteurs qui ont un effet sur la prise de décisions économiques et sur l’accès aux opportunités d’autre part. Diverses thématiques ont été abordées lors des discussions de groupes : éducation, transition vers la vie adulte, migration, formation des familles, fécondité, coopération et obligations dans les processus de prise de décisions économiques, ruptures d’union, violence domestique, réseaux sociaux, mécanismes de résolution des conflits familiaux, relations de genre, normes sociales, pratiques d’épargne, contrôle des actifs, dépenses du ménage, etc. (pour plus de détails, voir Kobiané, Kaboré et Gnoumou Thiombiano, 2012).

Les données (quantitatives et qualitatives) utilisées comportent quelques limites. Certains facteurs pouvant évoluer, les données conjoncturelles comme celles des EDS ne sont pas appropriées pour cette étude : l’utilisation de données longitudinales permettrait de mieux cerner les facteurs qui favorisent le pouvoir de décision des femmes au sein du ménage. De plus, l’enquête quantitative n’a collecté des données sur la gestion du revenu que pour les femmes qui ont exercé une activité rémunérée au cours des 12 mois ayant précédé l’enquête. Il aurait été plus intéressant d’avoir ces informations pour toutes les femmes, comme dans les entretiens qualitatifs. En ce qui concerne les données qualitatives, les entretiens ont porté sur les décisions économiques au sein du ménage, les autres types de décision n’ayant pas été considérés. Toutefois, malgré ces limites, ces données constituent une source importante pour l’étude du pouvoir de décision des femmes au sein du ménage au Burkina Faso.

Variables de l’analyse

La variable dépendante de l’analyse quantitative est la participation de la femme à la prise de décision. Elle est mesurée par la participation à quatre types de décision au sein du ménage : soins de santé de la femme, achats importants du ménage, gestion du revenu de la femme et visite aux parents et à la famille. Une variable binaire « participation à la prise de décision » a été créée pour chaque type de décision en regroupant les deux réponses dans lesquelles la femme prend part (seule ou avec son conjoint/partenaire) à la prise de décision en une modalité codée 1 et les autres réponses dans lesquelles elle ne participe pas à la prise de décision en une modalité codée 0.

Plusieurs variables indépendantes ont été prises en compte dans l’analyse sur la base d’une revue de la littérature : le niveau de scolarité, le type d’emploi, le milieu de résidence, l’âge, l’ethnie, la religion et le type d’union (monogame, polygame) de la femme, la différence d’âge entre conjoints et le niveau de vie du ménage. Trois niveaux de scolarité sont considérés : aucun, primaire, secondaire et plus (les femmes de niveau secondaire et supérieur ont été regroupées compte tenu des faibles effectifs). Les femmes sont regroupées en trois catégories selon le type d’emploi : celles qui ne travaillent pas, celles qui ont un travail non rémunéré et celles qui exercent un travail rémunéré. La variable milieu de résidence comporte trois modalités : Ouagadougou, autres villes et milieu rural. L’âge de la femme est mesuré par des groupes d’âge quinquennaux. Sept groupes ethniques ont été distingués : Mossi, Peul, Gourmantché, Bobo/Bwa, Gourounsi, Sénoufo, Bissa et Lobi/Dagara, les autres groupes ethniques ayant été rassemblés en une modalité « autres ethnies ». La différence d’âge entre conjoints est mesurée selon les groupes suivants : moins de 5 ans, 5 à 9 ans, 10 à 14 ans, 15 à 19 ans et 20 ans et plus. Le niveau de vie du ménage est mesuré par les quintiles de bien-être économique estimés par les EDS. Ces enquêtes ne collectant pas d’information sur le revenu, ces quintiles de bien-être économique du ménage sont construits en utilisant les données sur les biens possédés par le ménage à l’aide d’une analyse en composantes principales. Cet indice de bien-être du ménage est fortement corrélé au bien-être des femmes (Acharya et collab., 2010).

Méthodes d’analyse

Les données ont été traitées à l’aide d’une analyse descriptive et d’une régression logistique binaire. L’analyse descriptive a porté sur la production de tableaux de distribution des femmes selon leurs caractéristiques sociodémographiques et économiques et selon la proportion de femmes qui participent à la prise de décision au sein de leur ménage. La régression logistique binaire est adaptée lorsque la variable dépendante est dichotomique, comme c’est le cas de la participation à la prise de décision au sein du ménage (Fox, 1999).

La régression logistique permet d’expliquer une variable dépendante dichotomique (prenant les valeurs 1 ou 0) par un ensemble de variables indépendantes. La variable à expliquer ici est la probabilité qu’une femme participe à la prise de décision au sein de son ménage au moment de l’enquête. Ce qui est modélisé dans la régression logistique, c’est le rapport des chances (odds ratio), qui est le rapport de deux probabilités : la probabilité que l’événement survienne (P) et la probabilité que celui-ci ne survienne pas (1-P). Ces rapports s’interprètent en termes d’écart par rapport à une modalité de référence. Afin de tenir compte des spécificités de chaque décision, un modèle de régression a été réalisé pour chacune d’elles. De plus, la commande svy de Stata a été utilisée pour prendre en compte le poids d’échantillonnage des données EDS.

Les entretiens qualitatifs ont été transcrits puis traités à l’aide de la méthode d’analyse de contenu, qui permet de bien rendre compte du discours des personnes enquêtées (Kelly, 1986). L’analyse a été structurée autour des thématiques abordées lors des entretiens. Pour cette étude, ce sont spécifiquement les thématiques portant sur les relations de genre et les processus de prise de décision au sein du ménage qui ont été exploitées.

Résultats

Caractéristiques sociodémographiques des femmes

Le tableau 1 présente les statistiques descriptives des variables indépendantes. Les données montrent que plus de 8 femmes sur 10 n’ont aucun niveau d’instruction et moins de la moitié des femmes (45,4 %) exercent un travail rémunéré. La majorité des femmes sont mossi (51,8 %), musulmanes (63,8 %), elles vivent en milieu rural (78,8 %) et dans des ménages pauvres. La répartition des femmes selon le type d’union montre que plus de 4 femmes sur 10 sont en union polygame et les écarts d’âge entre conjoints sont importants pour beaucoup d’entre elles : elles sont nettement moins âgées que leurs conjoints (10 ans ou plus) dans 48,9 % des cas.

Tableau 1

Répartition des femmes en union selon leurs caractéristiques sociodémographiques et le niveau de vie du ménage, Burkina Faso

Répartition des femmes en union selon leurs caractéristiques sociodémographiques et le niveau de vie du ménage, Burkina Faso
Source : Enquête démographique et de santé (EDS) 2010

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Participation des femmes à la prise de décision au sein du ménage

La figure 1 présente la proportion de femmes qui participent à la prise de décision au sein de leur ménage. Le niveau de participation de la femme à la prise de décision varie selon le type de décision. Beaucoup de femmes participent à la prise de décision concernant la gestion de leurs revenus : plus de 9 femmes sur 10 décident seules de l’utilisation de leurs revenus personnels (87,6 %) ou conjointement avec leur conjoint/partenaire (5,1 %). Mais ce résultat ne concerne que les femmes qui ont exercé un travail rémunéré au cours des 12 derniers mois ayant précédé l’enquête. La situation pourrait être différente si on avait considéré toutes les femmes en union au moment de l’enquête. Par ailleurs, plus de la moitié des femmes (52,3 %) participent aux décisions concernant la visite aux parents et à la famille. En revanche, comme au Ghana (GSS et ICF International, 2009), très peu de femmes participent aux décisions portant sur leurs soins de santé et sur les achats importants du ménage, soit respectivement 23,7 % et 20 % des femmes. Le faible pouvoir économique de la femme pourrait expliquer son faible pouvoir de décision concernant ses soins de santé et les achats importants du ménage, étant donné que ces deux types de décision engendrent des dépenses.

Figure 1

Pourcentage de femmes en union participant à quatre types de prise de décision au sein de leur ménage, Burkina Faso

Pourcentage de femmes en union participant à quatre types de prise de décision au sein de leur ménage, Burkina Faso
Source : Enquête démographique et de santé (EDS) 2010

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Toutefois, si les données quantitatives révèlent que la majorité des femmes qui ont un travail rémunéré décident de l’utilisation de leurs revenus personnels, les entretiens qualitatifs sur la prise de décisions économiques au sein du ménage — entretiens qui ont considéré toutes les femmes — nous invitent à nuancer ce résultat. En effet, dans les communautés urbaines et rurales visitées, les participants aux discussions de groupe, sans distinction de sexe et de génération, affirment que la femme n’est pas libre de dépenser son argent sans l’avis de son mari. Tout en souhaitant que la femme puisse être libre dans la prise de décision concernant l’utilisation de son revenu, ils reconnaissent le rôle prépondérant et déterminant de l’homme dans la prise de décision de la femme. D’ailleurs, selon eux, l’accord du mari est indispensable pour que la femme puisse exercer une activité économique. Ils affirment qu’il est difficile pour une femme de mener une activité économique sans l’accord et l’appui de son conjoint. À l’inverse, tous les participants soutiennent que l’homme est libre d’exercer une activité sans demander l’avis de son épouse. À la question de savoir si l’homme a besoin de l’avis de sa femme pour exercer une activité économique, tous les groupes (hommes et surtout femmes) éclataient de rire. « C’est lui [l’homme] le chef de famille, il n’a pas besoin de l’avis de sa femme », disent-ils. Ces propos traduisent les rapports de genre au sein du couple où l’homme est libre de prendre les décisions, tandis que la femme a besoin de l’approbation de son conjoint pour prendre une décision. Ces rôles et responsabilités des hommes et des femmes sont définis à travers la socialisation qui, conformément aux principes du système patriarcal, apprend à l’homme à incarner la force et la puissance et à la femme à lui être soumise.

De manière générale et dans la plupart des cas, les participants jeunes et adultes reconnaissent que la femme a moins d’indépendance économique que l’homme. La dépendance de la femme vis-à-vis de l’homme dans la prise de décision du choix de son activité expliquerait en partie cette dépendance économique. Cependant, selon les jeunes générations du milieu urbain, la participation des femmes au marché du travail est indispensable pour subvenir aux besoins de la famille de nos jours, comme en témoignent les propos suivants : « Je pense qu’avec l’évolution de la vie, le foyer a besoin de deux salaires. Si la femme doit rester à la maison, ce n’est pas facile, son apport consolide le foyer » (adolescente, 16 ans, élève, Ouagadougou, urbain aisé). « Les conditions de vie ont changé et chacun veut une femme qui travaille. Dans le couple, il faut l’harmonie pour que la femme puisse travailler et apporter sa contribution » (jeune homme, 23 ans, étudiant, Ouagadougou, urbain aisé).

Toutefois, de l’avis de la plupart des adultes (hommes et femmes), les dépenses importantes du ménage doivent être assurées par l’homme afin qu’il conserve son pouvoir de décision et son autorité au sein du ménage. Dans le souci de sauvegarder son statut de chef de famille, l’homme doit aussi contrôler les dépenses de la femme afin de réduire l’influence de cette dernière. Selon les hommes, lorsque la femme contribue au revenu du ménage, elle devient indépendante et moins soumise. À ce propos, un homme déclare : « même si le monsieur accepte la contribution de la femme c’est à contrecoeur, car si une femme contribue à la construction de la maison tu es mort, donc moi je préfère qu’elle garde son argent ». D’ailleurs, la propriété du logement du ménage est un des critères utilisés par les participants aux discussions de groupe pour qualifier un homme puissant. Pour eux, un homme puissant est celui qui arrive à pourvoir aux besoins de sa famille (sa crédibilité dans la communauté en dépend). La participation de la femme aux dépenses du ménage résulterait d’une entente dans le couple, mais l’homme cherche toujours un arrangement qui lui permet de garder sa position de chef, son autorité et surtout de contrôler sa femme.

Facteurs associés à la participation de la femme à la prise de décision

Le tableau 2 présente les résultats de quatre modèles de régression logistique. Chaque modèle évalue l’effet simultané des différentes variables indépendantes sur la participation de la femme à la prise de décision au sein du ménage. Un modèle distinct a été réalisé pour la participation à chacun des types de décision considérés : soins de santé de la femme (modèle 1), achats importants du ménage (modèle 2), visite aux parents et à la famille (modèle 3) et gestion du revenu de la femme (modèle 4). Ce sont les rapports de chance (odds ratios) qui sont présentés dans le tableau.

Les résultats montrent que, globalement, toutes les variables indépendantes sont associées à au moins deux types de décision au sein du ménage. À l’exception de la gestion du revenu personnel de la femme, le niveau de scolarité des femmes est associé à leur participation à la prise de toutes les autres décisions. Comparées aux femmes sans aucune instruction, les femmes instruites sont plus susceptibles de prendre part aux décisions concernant leurs soins de santé, les achats importants du ménage et la visite aux parents et à la famille. Par exemple, les femmes ayant un niveau de scolarité secondaire ou supérieur ont deux fois plus de chance de prendre une décision concernant leurs soins de santé que celles qui n’ont aucune instruction. Les femmes de niveau de scolarité primaire ont aussi plus de chance de participer à la décision concernant leur santé et les achats importants du ménage que leurs homologues qui n’ont pas été à l’école. Ce résultat révèle l’importance de l’instruction dans l’amélioration du statut de la femme au sein du couple. D’ailleurs, dans les entretiens qualitatifs, les femmes de la communauté urbaine aisée considèrent l’instruction comme l’un des facteurs donnant du pouvoir aux femmes.

Le fait pour la femme d’avoir un travail rémunéré est aussi positivement associé à sa participation aux décisions concernant ses soins de santé et les achats importants de son ménage. Comme on l’avait supposé, les femmes qui ont un emploi rémunéré ont plus de chance de contribuer aux décisions concernant leurs soins de santé et les achats importants du ménage. Elles ont en effet des revenus personnels leur permettant de prendre en charge certaines dépenses liées à leurs soins de santé et aussi de contribuer aux achats importants du ménage. Les études de cas réalisées lors de l’enquête qualitative illustrent assez bien cette importance de l’autonomie financière de la femme dans l’amélioration de son statut et de ses rapports avec son conjoint. En effet, les études de cas réalisés révèlent que l’activité économique améliore les rapports de genre au sein du couple. À la question de savoir quel est l’effet de l’exercice de leur activité économique sur leur relation avec leur conjoint, les femmes en milieu rural comme urbain soulignent qu’elles contribuent davantage à la gestion du ménage et à la prise de décision au sein de leur ménage. Les propos suivants témoignent de ces changements dans les rapports de couple.

On [elle et son mari] échange un peu plus qu’avant et il se réjouit du fait que je contribue à la gestion du ménage […] Mon mari me demande mon avis depuis que je donne ma contribution quand je peux. Maintenant, s’il y a quelque chose, il me consulte et je l’aide pour certaines réalisations. Cela a contribué à améliorer nos relations de couple.

femme, culture maraîchère, 30 ans, milieu rural pauvre

Maintenant il y a plus d’entente avec mon mari parce que je le sollicite moins, et lui-même veut de mes biens. Il est plus ouvert et on est plus soudé. On discute, il explique maintenant ses affaires, ce qui n’était pas le cas avant parce je n’avais rien.

femme, vendeuse de poisson, 37 ans, milieu urbain pauvre

Des changements sont perceptibles dans les familles des femmes qui bénéficient des crédits de la caisse car elles arrivent à mener des petites activités. Avec les bénéfices qu’elles gagnent, elles arrivent à renforcer les différentes activités qu’elles mènent et apportent leur contribution dans les charges du ménage et à la scolarisation des enfants.

homme, commerçant, 41 ans, milieu urbain pauvre

Comme on pouvait s’y attendre, globalement, les femmes âgées (35 ans et plus) ont plus de chance de participer à la prise de décision au sein de leur ménage que les jeunes femmes (15 à 19 ans). L’effet de l’âge est remarquable pour les décisions concernant les soins de santé de la femme et pour les achats importants du ménage de la femme. Les femmes âgées de 40 ans ou plus ont deux fois plus de chance que les jeunes femmes (15 à 19 ans) de prendre part aux décisions concernant leur santé. Les femmes âgées pourraient avoir plus de ressources personnelles leur permettant de contribuer aux dépenses du ménage, et par conséquent d’avoir plus de pouvoir de décision que les jeunes femmes. Boateng et ses collègues (2012) expliquent aussi ce résultat par le fait que les femmes sont souvent mariées à des hommes nettement plus âgés qui leur cèdent un pouvoir dans la prise de décision avec le temps. Pourtant, au Burkina Faso, la différence d’âge entre conjoints n’introduit pas de différences significatives entre les femmes quant à leur participation à la prise de décision concernant leurs soins de santé et les visites aux parents. Par contre, pour la gestion de leur revenu, les femmes nettement plus jeunes que leur conjoint sont moins susceptibles de participer à la gestion de leurs revenus personnels que celles qui ont une différence d’âge plus faible avec leur conjoint.

L’effet de l’ethnie est variable selon le type de décision. Les femmes Lobi/Dagara et Gourounsi sont plus susceptibles de participer à la prise de décision concernant leurs soins de santé que les femmes Mossi. Au contraire, les femmes Peul et Sénoufo ont moins de chance que ces dernières pour la même décision. En ce qui concerne les achats importants du ménage, les femmes des groupes ethniques Gourounsi et Sénoufo ont plus de chance d’y participer que les Mossi. Pour la visite aux parents, à l’exception des Peul et des Gourounsi, les femmes des autres groupes ethniques ont plus de chance de participer à la prise de décision que les Mossi. Les Gourounsi Sénoufo et surtout les Bobo/Bwa ont plus de pouvoir de décision concernant la gestion de leurs revenus que les Mossi. Ces résultats semblent refléter l’organisation sociale des groupes ethniques. Globalement, les femmes des groupes ethniques sans pouvoir centralisé et peu hiérarchisés, tels que les Bobo/Bwa, les Lobi/Dagara et les Gourounsi, sont plus susceptibles de participer à la prise de décision au sein de leur ménage que les femmes Mossi. Ce sont des différences entre groupes ethniques similaires à celles observées au Nigéria entre femmes Ibo, Ijaw et Yoruba, qui ont plus de chance de participer à la prise de décision concernant leur ménage, et femmes Haousa et Kanuri (Kritz et Makinwa-Adebusoye, 1999).

Le fait de vivre en union polygame est négativement associé pour les femmes à leur participation aux décisions concernant leurs soins de santé et les achats importants du ménage. Comparées à celles vivant en ménage monogame, les femmes en union polygame ont moins de chance de participer aux décisions concernant leurs soins de santé et les achats importants du ménage. Des résultats similaires ont été observés au Nigéria (Kritz et Makinwa-Adebusoye, 1999). Au contraire, elles ont plus de chance de gérer leurs propres revenus. Ce dernier résultat est confirmé par les entretiens qualitatifs, où il est souligné que les femmes en union polygame sont plus libres d’utiliser leur argent que celles en union monogame.

La religion, le milieu de résidence et le niveau de vie du ménage ont aussi un impact sur les rapports au sein du couple. L’effet de la religion est significatif pour les décisions concernant les soins de santé de la femme et les achats importants du ménage. Les femmes chrétiennes (catholiques et protestantes) ont plus de chance de prendre part à ces deux types de décision que les femmes musulmanes. Par exemple, les protestantes ont respectivement 1,5 fois et 1,4 fois plus de chance pour ces décisions que les musulmanes. L’effet du milieu de résidence est variable selon les types de décision : les femmes vivant à Ouagadougou ont nettement plus de chance de participer à la prise de décision pour leurs soins de santé et la gestion de leurs revenus que celles de milieu rural. En ce qui concerne le niveau de vie du ménage, les femmes vivant dans des ménages riches ont plus de chance de prendre part à la prise de décision au sein de leur ménage que celles des ménages pauvres. À l’opposé de ce qui a été observé au Ghana, les femmes des ménages aisés sont plus susceptibles de prendre part à la décision concernant la visite aux parents (Boateng, 2012).

Tableau 2

Facteurs associés à la participation des femmes en union à quatre types de prise de décision au sein du ménage au Burkina Faso : résultats des régressions logistiques

Facteurs associés à la participation des femmes en union à quatre types de prise de décision au sein du ménage au Burkina Faso : résultats des régressions logistiques

* p<0,05 ; ** p<0,01 ; *** p<0,001. — : sans objet

Source : Enquête démographique et de santé (EDS) 2010

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Discussion et conclusion

Les données de l’EDS de 2010 du Burkina Faso (EDSBF, 2010) et celles d’entretiens qualitatifs ont été utilisées pour examiner les déterminants de la participation de la femme à la prise de décision au sein de son ménage. Les résultats descriptifs révèlent une faible participation de la femme à la prise de décision au sein de son ménage au Burkina Faso. Très peu de femmes participent aux décisions concernant leurs soins de santé et surtout les achats importants du ménage. Dans un contexte où les femmes ont généralement de faibles revenus ne leur permettant pas de prendre en charge les frais liés à leurs soins de santé, en cas de problème de santé, elles ont nécessairement besoin de l’avis de leur conjoint, qui assure généralement la prise en charge de ces frais, avant de demander un service de santé. Par ailleurs, lorsque la femme n’apporte pas de contribution substantielle aux achats importants du ménage, elle est rarement consultée pour ces décisions.

Selon les entretiens qualitatifs, dans le processus de prise de décision, la femme a peu de liberté. Pour entreprendre quoi que ce soit, elle doit consulter son mari. Par contre, l’homme est libre de faire ce qu’il veut, avec ou sans le consentement de la femme, quel que soit le régime de mariage. Pourtant, selon les participants aux discussions de groupe, il y a égalité entre l’homme et la femme lorsqu’ils peuvent prendre les décisions ensemble. Selon les femmes, une femme libre est celle qui a la confiance et le respect de son mari. C’est une femme qui a la liberté d’expression, qui contribue à la prise en charge des besoins de sa famille et aussi à la prise de décisions concernant sa famille. Ce manque de pouvoir de la femme traduit ainsi une inégalité de genre.

Selon le code des personnes et de la famille du Burkina Faso, le mariage confère aux conjoints des droits et des obligations. Ensemble, ils assurent la responsabilité morale et matérielle du ménage et ils ont l’obligation de nourrir et d’éduquer leurs enfants (Articles 292, 293 et 296, Burkina Faso, 1990). Mais cette législation du Code civil est en contradiction avec la pratique couramment admise par le système coutumier. Le statut socialement attribué à la femme est à la fois celui d’épouse et de mère. Comme épouse, elle doit une entière soumission à son conjoint. Par exemple, une femme d’ethnie Bobo décrivant ce que les aînés lui ont conseillé le jour de son mariage dit ceci : « Tu dois obéir à ton mari et à la belle-famille. Tu ne dois pas le critiquer. L’homme a toujours raison. Tu dois te taire quand il parle […] Tu dois manifester un respect total à ton mari. » Ces propos recueillis par Roth (1996, p. 169) traduisent le rapport d’autorité entre mari et femme et la hiérarchie des sexes dans la société. L’homme est socialement reconnu comme le chef de famille, on dit généralement qu’il s’est marié à une femme, le mariage n’est pas perçu comme un engagement réciproque des époux.

À propos de sa perception du statut de la femme dans la société burkinabè, une femme juriste membre d’une association féminine déclare :

On se rend compte que ce sont les femmes qui subissent, ce qui laisse percevoir un problème de statut, un problème de refus en qualité de droit, même les droits les plus fondamentaux […] Ça se compte aux gouttes le fait qu’une femme puisse battre son mari, ça n’existe presque pas. Sur 100 cas de violences physiques conjugales, peut-être 1 ou 2 cas de violences concernent les hommes. Le reste, les 98 %, ce sont les femmes qui sont battues, et le fait de penser qu’on peut battre quelqu’un, c’est en fait lui donner un statut d’inférieur… Toutes les fois qu’on leur demande pourquoi ils battent leur femme, ils ne perçoivent pas cela comme une violation de leurs droits fondamentaux. Ils perçoivent qu’ils ont un rang dans la famille, qu’ils sont chefs et ça doit marcher même si c’est à la chicotte…

Thiombiano, 2009, p. 84

D’ailleurs, pour l’instant, les hommes, même les citadins instruits, rejettent l’idée d’égalité entre les sexes, comme en témoignent les propos suivants, recueillis lors des entretiens :

Je repousserai certaines notions jusqu’à la fin de ma vie, telles que l’égalité entre l’homme et la femme, la laïcité, la démocratie, car ce sont des notions qu’on n’applique pas réellement. Pour moi, l’égalité entre l’homme et la femme n’a pas de sens. Les parents avaient raison, car il n’est pas possible que l’homme et la femme soient égaux. C’est vrai que mes parents se sont basés sur des lois empiriques, mais moi je suis tout à fait d’accord avec eux. J’ai même remarqué chez moi à la maison lorsqu’un problème est posé, la réaction de mes filles et celle de mes garçons ne sont pas les mêmes malgré leur niveau intellectuel élevé.

homme, 53 ans, niveau d’instruction supérieur, Ouagadougou, milieu urbain aisé

Il n’existe pas d’égalité entre l’homme et la femme dans la mesure où vous ne verrez jamais la femme aller creuser une tombe chez nous. C’est Dieu qui nous a conçus de la sorte, donc et il n’y aura pas d’égalité.

homme, 49 ans, commerçant, milieu rural aisé

Dès la conception, Dieu a fait la femme différente de l’homme, donc la femme doit accepter sa place telle qu’elle est.

homme, 49 ans, mécanicien, milieu urbain pauvre

L’homme est le chef de la famille en Afrique, donc, il doit être au-dessus de sa femme… C’est notre société qui le demande.

homme, 54 ans, niveau d’instruction supérieur, urbain aisé

Toutefois, les entretiens révèlent une différence entre générations quant à la perception des rapports de genre. En effet, le discours des jeunes révèle leur aspiration au changement des rapports de genre, alors que les plus âgés présentent encore des réticences quant à ce changement tant en milieu urbain qu’en milieu rural. Si les générations anciennes restent encore attachées aux normes et valeurs traditionnelles sur le rôle des hommes et des femmes, les jeunes générations prônent le dialogue au sein du couple et la complémentarité des conjoints. S’agissant de la prise de décision concernant l’utilisation de l’argent de la femme pour mener une activité économique, une jeune femme déclare « La femme peut l’aider (son mari), elle peut apporter de l’innovation. Il faut la confiance, ils doivent discuter pour prendre la décision ensemble » (jeune femme, 22 ans, étudiante, milieu urbain aisé). D’ailleurs, la majorité des filles voudraient être plus autonomes et plus engagées dans la vie économique que leurs mères. Elles souhaiteraient aussi partager les travaux ménagers avec les garçons et avoir du temps libre et la liberté de sortir comme ces derniers. Ces résultats traduisent l’aspiration des jeunes générations de femmes à bénéficier d’un meilleur statut social au sein des ménages et des communautés. Par ailleurs, les jeunes (garçons et filles) désapprouvent la pratique de la polygamie. « Il n’est pas bon qu’un homme ait plusieurs femmes » déclare l’ensemble d’un groupe d’adolescentes en milieu rural. « On ne peut pas partager son coeur à plusieurs femmes, donc c’est mieux de se marier à une seule femme » affirme un jeune homme (19 ans, élève secondaire, milieu urbain pauvre). Ils considèrent aussi que la participation des femmes au marché du travail est indispensable pour le ménage et que l’activité économique de la femme constitue un facteur de cohésion pour le couple et valorise l’homme.

Les résultats de l’analyse multivariée montrent que, globalement, les facteurs qui favorisent la participation de la femme à la prise de décision au sein de son ménage sont d’ordre sociodémographique et économique. À l’exception de la différence d’âge entre conjoints, qui est seulement négativement associée à la décision concernant la gestion du revenu de la femme, toutes les autres variables indépendantes sont associées à au moins deux types de décision au sein du ménage. L’instruction, l’exercice d’un travail rémunéré, l’âge élevé de la femme, la résidence en milieu urbain et le niveau de vie élevé du ménage sont des facteurs qui favorisent la participation de la femme à la prise de décision au sein de son ménage. Cela concerne particulièrement les deux types de décisions qui engendrent des dépenses, les soins de santé et les achats importants du ménage. Ces résultats vont dans le sens d’autres études réalisées dans d’autres pays africains (Boateng et collab., 2012 ; Gwako, 1997 ; Kritz et Makinwa-Adebusoye, 1999). L’urbanisation et l’éducation sont favorables à l’émergence de nouveaux comportements en matière de rapports de genre. L’instruction et la participation aux activités économiques pourraient permettre aux femmes d’accroître leur capacité de négociation au sein du couple, ce qui constitue un moyen important d’améliorer leur statut au sein de la famille et de la communauté. Des résultats similaires ont été constatés en Afrique du Sud, où la forte contribution de la femme au revenu du ménage accroît sa participation à la prise de décision au sein de son ménage (Banque mondiale, 2012). Toutefois, l’étude de Gates (2002) sur les femmes actives du Mexique révèle que l’emploi rémunéré favorise l’amélioration du statut de la femme au sein du ménage seulement lorsque cette dernière utilise des stratégies de négociation conformes aux rapports de genre. Cela pourrait être le cas au Burkina Faso, puisque les entretiens qualitatifs soulignent que, même lorsque la femme contribue au revenu du ménage, l’homme contrôle cette contribution en vue de conserver son autorité dans le ménage. Les femmes signalent aussi d’autres stratégies, comme ne pas divulguer sa contribution aux ressources du ménage, afin de préserver l’honneur du mari et assurer la cohésion du couple. L’étude de Thorsen (2002), réalisée au sud du Burkina sur les pratiques de genre dans la budgétisation des ménages, révèle aussi que malgré leur importante contribution aux ressources des ménages grâce à leur production agricole, la majorité des femmes affirment qu’elles « aident » leurs maris. Ces femmes n’accordent pas suffisamment d’importance à leur contribution aux ressources du ménage.

Les différences observées entre groupes ethniques quant à la prise de décision au sein du ménage semblent être liées à l’organisation sociale des groupes ethniques, qui détermine en partie le pouvoir de décision de la femme. En effet, les femmes des groupes Bobo/Bwa, Gourounsi et Lobi/Dagara, qui sont des groupes à organisation sociale peu centralisée et peu hiérarchisée, ont nettement plus de chance de prendre part aux décisions au sein de leur ménage que les femmes Mossi. Par ailleurs, contrairement au groupe des Mossi, où le mari couvre généralement tous les besoins alimentaires du ménage avec les produits du champ collectif, les femmes Bobo/Bwa comblent une partie de ces besoins (Thiombiano, 2009), ce qui pourrait expliquer leur pouvoir de décision au sein du ménage. Les entretiens qualitatifs réalisés dans les groupes ethniques Bobo/Bwa et Mossi ont aussi révélé que les femmes Bobo/Bwa sont plus susceptibles de prendre des décisions que les femmes Mossi. Ces résultats sont similaires à ceux de Kobiané (2007), qui dans une classification des ethnies du Burkina Faso selon la nature de leurs rapports de genre montre que les femmes Bobo/Bwa, les Gourounsi et les Lobi/Dagara ont un pouvoir de décision plus élevé que les femmes Mossi. Toutefois, on peut se demander pourquoi les femmes Gourmantché décident davantage de la visite aux parents que les Mossi alors que ces deux groupes ont une organisation sociale semblable. Ce résultat pourrait s’expliquer par l’importance des liens que la femme garde avec sa famille d’origine.

En définitive, les résultats de l’étude indiquent que la progression réalisée ces dernières années dans la scolarisation des filles en Afrique subsaharienne, l’urbanisation et la participation progressive des femmes au marché du travail contribuent à la modification des rapports de genre au sein des couples et de façon générale à l’amélioration du statut social de la femme. La participation des femmes à la prise de décision leur permettrait de faire des choix appropriés pour leur vie. Toutefois, d’autres recherches sont nécessaires pour mieux cerner les déterminants du pouvoir de décision de la femme au sein du ménage, en prenant en compte d’autres facteurs tels que la corésidence avec les parents, notamment la belle-mère, et pour comprendre les différences observées entre les différents groupes ethniques et entre les milieux de résidence.