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Parmi les institutions de l’État, la police est certainement l’une de celles qui ont été le plus touchées par le développement de la science et des techniques. Pourtant, la manière dont s’est faite et continue de se faire cette transformation reste un champ délaissé de la recherche en sciences sociales. De surcroît, les implications de tels changements sur l’organisation du travail policier ont rarement fait l’objet d’une réflexion systématique (Manning, 1992 ; Marx, 1995 ; Ericson et Haggerty, 1997 ; Soullière, 1998 ; Chan et al., 2001). Cette technicisation des pratiques policières n’est pas un phénomène nouveau ; il faut remonter à la fin du xixe siècle pour en observer les premières manifestations. Néanmoins, depuis une vingtaine d’années, avec l’entrée des sociétés post-industrielles dans l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ce mouvement semble connaître une accélération notable. Aujourd’hui, les organisations policières qui en ont les moyens disposent d’outils sans cesse plus perfectionnés, mais ne semblent toutefois pas en mesure d’en retirer une quelconque amélioration de leurs performances. Pour reprendre une distinction chère aux économistes, l’efficience de la police se trouve peut-être améliorée par l’emploi intensif des nouvelles technologies, mais l’efficacité n’en reste pas moins celle d’une institution désemparée face à l’adaptation constante de la délinquance aux nouvelles conditions de son environnement. En effet, rares sont les technologies policières dont l’usage est directement associé à une réduction de certains types de délinquances ou à une augmentation significative des taux d’élucidation. Parmi celles-ci, on relève les radars de vitesse automatisés, qui ont permis de réduire d’environ 25 % le nombre de personnes tuées sur les routes des pays qui ont adopté cette technologie (Blais et Dupont, 2004), ou encore la méthode Compstat, qui repose sur des logiciels d’analyse de la criminalité sophistiqués, mais dont l’impact réel sur la réduction de la criminalité dans la ville de New York fait encore débat (Manning, 2004). Dans ce contexte, l’un des enjeux de l’évaluation des performances objectives des technologies policières est de révéler les mythes associés à la diffusion de ces dernières, et de proposer, toutes choses étant par ailleurs égales, la formule optimale de répartition de capital et de travail nécessaires aux services de police pour l’accomplissement de leurs missions.

Cet exercice est d’autant plus nécessaire que l’enthousiasme apparent avec lequel les services de police adoptent de nouvelles technologies de contrôle social — enthousiasme qui ne semble tempéré que par les limites de leurs ressources financières — contraste fortement avec le conservatisme organisationnel et occupationnel qui les caractérise (Skolnick, 1966 ; Reiner, 1992 ; Chan, 1997). Les organisations policières ont en effet pour particularité de concéder à leurs agents de base un pouvoir discrétionnaire relativement étendu, en dépit de l’image fortement hiérarchisée qu’elles présentent à leurs observateurs (Monjardet, 1996). Cette latitude opérationnelle vient parfois compliquer la tâche de la hiérarchie quand celle-ci souhaite imposer aux membres de l’organisation des changements structurels, culturels ou technologiques, tout particulièrement si ces derniers sont associés à une érosion du pouvoir discrétionnaire des policiers. Dans cette dialectique organisationnelle impliquant les dirigeants et les membres, la technologie joue alors un rôle qui dépasse de loin la simple dimension utilitaire. Il en va de même dans les relations qui lient l’institution policière à ses usagers, où la technologie est investie d’un rôle fonctionnel (l’aide au travail policier), mais également structurel (la régulation de l’accès aux agents et des flux de demandes) et symbolique (la projection d’une image professionnelle et la mise en scène de l’expertise).

C’est donc à un examen critique de la relation complexe et parfois irrationnelle entre police et technique qu’on se livrera, d’abord en retraçant l’évolution historique de la technicisation de l’institution policière, ensuite en dressant un rapide bilan actuel des techniques mises à la disposition des services de police et, enfin, en tentant de dépasser les sophismes habituels associés aux nouvelles techniques ou technologies, pour en proposer une approche plus raisonnée. Il serait vain d’interpréter cette contribution comme une résurgence luddite visant à discréditer la technologie en lui attribuant un caractère inévitablement néfaste. Son ambition est plus modeste et vise à favoriser une réintroduction du discernement comme valeur centrale dans les processus de prise de décision liés à l’adoption d’innovations technologiques par les services publics, en prenant pour exemple le cas de la police. Avant de poursuivre, il est utile d’éclaircir une question de terminologie quant à l’emploi du mot technologie, qui est passé dans l’usage courant et est utilisé dans le même sens que son homologue américain (« technology »), bien qu’en français, il signifie plutôt discours sur la technique, que ce dernier soit de nature philosophique ou sociologique (Ellul, 1988). Cela dit, il semble trop tard pour revenir en arrière et l’on emploiera donc, de manière interchangeable, les termes de technique et de technologie.

Les trois périodes de développement technologique

Trois vagues d’innovations successives ont transformé la police, au cours du xxe siècle, en une organisation à forte concentration de capital, alors qu’elle était jusque-là caractérisée par une forte concentration de main-d’oeuvre. Au début du siècle, il suffisait au policier d’un uniforme, d’une matraque, d’une arme et d’un sifflet pour accomplir sa mission de patrouille à pied. Il lui faut aujourd’hui un véhicule motorisé, une radio portable, un gilet pare-balles, des restreintes, une bombe de gaz incapacitant, un ordinateur portable, des éthylotests et toute une panoplie d’autres équipements, sans lesquels il (ou elle) se sentirait incapable d’accomplir ses tâches quotidiennes.

Bien sûr, comme le souligne Nogala (1995), les différentes facettes du travail policier n’ont pas les mêmes besoins technologiques, de même qu’elles ne font pas appel à la même concentration de technologies. L’enquête criminelle est par exemple un terrain privilégié pour la criminalistique, qui recouvre les applications au travail policier des dernières innovations dans le domaine de la chimie, de la physique, de la biologie, des mathématiques et de l’informatique. Par contraste, les activités préventives sont extrêmement difficiles à automatiser et reposent essentiellement sur les aptitudes des agents à la communication. Les spécialisations fonctionnelles de chaque section ou unité sont à prendre en considération, ainsi que leurs ressources et leur situation stratégique dans l’organigramme policier. Malgré cette hétérogénéité du recours aux solutions technologiques, on peut cependant identifier trois grandes étapes ou ruptures historiques dans le mouvement de technicisation de la police.

Tout d’abord, la première étape, de la fin du xixe siècle au début des années 1950, voit la motorisation des forces de police, qui adoptent l’automobile comme moyen privilégié de déplacement et d’intervention, reléguant la patrouille à pied aux oubliettes. Aux États-Unis, les premiers véhicules de police firent leur apparition au début des années 1900, avant d’être adoptés en France, au Canada et en Australie au début des années 1910, en réponse à l’adoption de ce nouveau moyen de transport par les délinquants (Soullière, 1998 ; Dupont, 2001). Au cours des années 1940, des flottes automobiles sont constituées par les forces de police, dans le but avoué de rendre possible la couverture d’un territoire important par un nombre réduit de policiers. Aucune étude n’a été menée à ce sujet, mais on peut avancer l’hypothèse que les deux guerres mondiales et les diminutions d’effectifs policiers qui ont accompagné chacun des deux conflits ont joué un rôle important dans cette transformation. La diminution du temps d’intervention fut également l’une des considérations principales dans l’adoption de l’automobile par les services de police comme moyen de déplacement. On pensait ainsi que le nombre d’interpellations augmenterait considérablement, les délinquants n’ayant plus le temps de quitter les « lieux du crime ». C’est également l’époque du développement d’une police scientifique qui met la science au service de la découverte de la preuve. Elle se manifeste par la généralisation des laboratoires de police judiciaire, tels ceux qu’August Vollmer ou le FBI développent aux États-Unis dans les années 1930 (Seaskate, 1998).

La démocratisation des moyens de communication du public avec la police constitue la deuxième étape, des années 1950 aux années 1970, se manifestant par la banalisation du téléphone dans les foyers. Simultanément, les outils de communication intra-organisationnelle se technicisent par la miniaturisation et l’installation à bord des véhicules de patrouille de moyens de radiotransmission. C’est le début de l’ère de la police d’urgence, où le public, disposant dorénavant de numéros d’appel mnémotechniques (17 en France, 999 en Grande Bretagne, 911 en Amérique du Nord ou 000 en Australie par exemple), fait appel à la police au moindre incident (parce qu’il le peut) et où les véhicules de police vont d’un incident à un autre sans réelle définition des priorités (Bradley et al., 1986). Le système devient plus sophistiqué avec l’introduction des systèmes CAD (« Computer Assisted Despatch ») qui automatisent la gestion des appels en fonction de la localisation des véhicules de patrouille et qui améliorent encore la rapidité d’intervention (avec l’arrivée sur les lieux avant que la personne ait raccroché son téléphone dans certains cas !). Si on a assisté, en apparence, à une amélioration de l’efficience des services de police, on a aussi vu naître un mode d’organisation du travail policier qui a retiré à la hiérarchie la capacité de décider des activités quotidiennes des agents, pour la remettre entre les mains des centres d’appels. Ce « coup d’état virtuel où l’usurpateur est le téléphone » (Sherman, 1989) a de surcroît considérablement érodé la dimension préventive du travail policier, concentrant indûment l’attention de l’organisation sur la réponse à des incidents perçus isolément les uns des autres, au détriment d’une approche plus proactive de résolution des problèmes. En effet, des études menées aux États-Unis ont révélé l’existence de lieux ou d’individus faisant appel de façon disproportionnée aux ressources policières, phénomène renforcé par la généralisation du téléphone et des centres d’appels d’urgence (Eck et Spelman, 1987). Une attention accrue portée aux problèmes à l’origine de ces appels à répétition permettrait d’aboutir à une diminution notable de leur nombre (Goldstein, 1977 ; 1990). Hélas, la gestion informatisée des appels favorise plutôt des interventions fragmentées qui diminuent les incitations au travail de prévention.

Enfin, la troisième étape est celle de l’arrivée à maturité, depuis le début des années 1980, des techniques policières qui intègrent l’informatique, qu’il s’agisse de la constitution de bases de données de plus en plus puissantes ou de l’accès à ces informations depuis des terminaux mobiles (« Mobile Data Terminals et Computers »). On trouve généralement ceux-ci à bord des véhicules de patrouille, mais les dernières générations tiennent dans la paume de la main et permettent aux agents de consulter les fichiers centraux de la police, où qu’ils se trouvent. De même, un nombre croissant de services disposent de leur propre site sur Internet. Ils s’en servent pour transmettre des informations au public (prévention orientée vers certains groupes vulnérables) ou pour simplifier les relations avec ce dernier (mise en ligne de formulaires et dans certains cas, possibilité de dénonciation en ligne d’actes délictueux sans avoir à se rendre au commissariat) (Dupont, 1998).

Cette dernière vague, qui signale l’entrée des organisations policières dans la société de l’information, ne se limite pas à un seul secteur de l’activité policière, mais touche simultanément l’ensemble des facettes du travail policier. La profonde transformation à l’oeuvre au sein des services de police est certainement le reflet d’une tendance générale observable dans les sociétés modernes, mais elle résulte également d’une logique industrielle et économique qui la dépasse. Avec la fin de la guerre froide, les industries d’armement ont vu leurs commandes rétrécir, ce qu’elles ont compensé en faisant appel à de nouveaux clients. Elles ont alors opéré un repositionnement, du marché de la défense nationale vers celui de la sécurité intérieure. La croissance ininterrompue du nombre d’exposants au Salon international de la sécurité intérieure des États (Milipol) en atteste, ayant connu une progression de 131 % entre 1990 et 2001[1]. Parmi les exposants présents, nombreux sont ceux qui se targuent d’une longue expérience dans les marchés de l’aéronautique et de l’armement. Outre cette réorientation des fournisseurs privés, des centres de recherche se consacrant au développement et à l’évaluation des technologies policières ont vu le jour en Amérique du Nord comme en Europe[2], jouant le rôle de prescripteurs auprès des acheteurs potentiels. Leurs considérations sont essentiellement d’ordre technologique (contrôle de conformité avec les spécifications et les normes requises) et font l’impasse sur les dimensions sociales des technologies recommandées. Cette approche traduit sans aucun doute la croyance largement répandue chez les « techniciens », du caractère neutre de l’innovation sur les pratiques sociales et, dans le cas qui nous concerne, sur le travail policier.

La police dans la société de l’information

Si les exemples cités plus haut des transformations entraînées par la motorisation du travail policier et par l’introduction de nouveaux moyens de communication ne suffisaient pas, un rapide tour d’horizon des technologies les plus récentes ne peut qu’invalider l’argument de la neutralité. On adoptera, pour structurer cet inventaire digne des films de James Bond, la typologie de Nogala sur les technologies policières, qui identifie sept grands secteurs, même s’il faut souligner que des technologies identiques peuvent trouver des applications dans des secteurs différents (Nogala, 1995).

Les technologies de surveillance et de détection sont peut-être celles qui représentent le marché le plus dynamique, à la fois dans les domaines de la sécurité publique et de la sécurité privée. Elles ont bénéficié du « recyclage » des produits développés pour les forces armées et les services de renseignement lors de la guerre froide. Les technologies des réseaux neuronaux et la miniaturisation des composants électroniques ont permis le développement d’une nouvelle génération de micros cachés, qui se présentent sous la forme de robots insectoïdes semi-autonomes. Ces derniers se déplacent vers leur cible à la faveur de la nuit pour se nicher dans des endroits indétectables. Des systèmes d’écoute plus traditionnels sont maintenant produits à grande échelle et disponibles en vente libre sur le marché privé. La transcription et la traduction automatisée des conversations enregistrées a fait également d’énormes progrès, aboutissant à la production de masses de documents qui ne peuvent être interprétés que par un personnel qualifié. L’image n’est pas oubliée : outre l’utilisation croissante de l’imagerie satellite, des appareils photographiques stroboscopiques permettent la prise de plusieurs centaines de photos en quelques secondes. Ils se prêtent tout particulièrement à la collecte du renseignement lors des événements qui rassemblent des foules importantes.

Les technologies d’identification constituent le complément naturel des technologies de surveillance, palliant les capacités réduites de reconnaissance des opérateurs humains. L’emploi de systèmes construits sur la base d’algorithmes mathématiques puissants, couplés à des équipements de vidéosurveillance omniprésents, rend possible l’identification de véhicules (plaques d’immatriculation) ou de visages que l’anonymat de la foule ne protège plus. Encore au stade du perfectionnement, cette technologie produit de nombreuses identifications erronées, en raison des variations d’éclairage, de la qualité des caméras utilisées, de l’angle de prise de vue, des expressions du visage ou de la composition de l’arrière-plan (Stanley et Steinhardt, 2002). Pourtant, son potentiel dans la gestion des populations jugées suspectes est vanté par ses concepteurs comme par ses acheteurs potentiels, qui entendent mettre en oeuvre grâce à elle un nouveau panoptisme électronique. Qui plus est, les technologies d’identification ne sont pas limitées à l’image. Elles recouvrent également la biosurveillance des individus en fonction de leurs empreintes digitales, de leurs odeurs, de leurs gènes, de la forme de leur rétine et de leur signature thermique.

Les technologies de traitement de l’information rendent possible le stockage des produits de la surveillance et de l’identification des personnes, bénéficiant des avancées de la course sans fin à la puissance de calcul. Autrefois réservées aux services de renseignement, des bases de données de plus en plus puissantes, interconnectées par l’intermédiaire de logiciels d’intelligence artificielle ou de réseaux neuronaux, sont dorénavant disponibles dans des versions « police ». Le système Memex, en opération dans plusieurs services britanniques et américains permet ainsi d’intégrer en un profil unique les informations réunies sur un même individu par une multitude de bases de données publiques et privées[3]. Le système Watson, de la société Xanalys[4], permet pour sa part de modéliser automatiquement, à l’aide d’une interface graphique, les réseaux relationnels de personnes suspectées d’infractions ou les liens cachés entre des événements distincts. Il facilite considérablement la mise en oeuvre d’une méthode d’analyse des réseaux sociaux connue sous le nom d’« analyse de trafic » (Van Meter, 2002).

Quittant le secteur du renseignement policier et de la surveillance pour celui des activités de patrouille, on abordera d’abord les technologies de communication. On a évoqué précédemment la troisième vague d’innovations technologiques, qui s’est traduite par le perfectionnement de nouveaux outils et de nouvelles pratiques. La consultation par les agents de terrain des bases de données en amont de toute intervention a imperceptiblement altéré la perception par ceux-ci de leur environnement et de leurs interlocuteurs, donnant lieu à la production de « doubles virtuels » (Haggerty et Ericson, 2000 ; Manning, 2000). La complexification croissante des outils de communication n’influe pas seulement sur la nature des rapports hiérarchiques. Elle transforme aussi la nature des relations entre policiers et usagers. La miniaturisation des enregistreurs et des émetteurs audio et vidéo, par exemple, procure aux policiers la possibilité de conserver une preuve matérielle de leurs actes lorsque des accusations de corruption ou de brutalité sont portées contre eux. Cette pratique routinière en Amérique du Nord et en Australie n’est d’ailleurs pas le monopole de la police. Des enregistrements vidéos amateurs dévoilant des cas manifestes de violences policières ont été diffusés en France et aux États-Unis au cours des dernières années, donnant parfois lieu à la compensation financière de victimes qui auraient auparavant été bien en mal d’obtenir justice.

Les technologies d’intervention, euphémisme technicien servant à désigner les équipements nécessaires à l’exercice de la contrainte physique, constituent, quant à elles, un champ particulièrement fertile pour les industriels de la sécurité. Les armes non létales et les armes « moins létales[5]  » constituent en effet un marché florissant dans lequel opèrent plus de 650 sociétés issues de 47 pays (Omega Foundation, 2000). On inclut dans ce secteur les armes qui émettent des chocs électriques (pistolets, filets, boucliers, etc.), les gaz incapacitants et irritants de toutes natures employés dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre ou mis à la disposition des agents comme solution de rechange à l’usage de leur arme de service et, pour finir, les armes kinésiques telles que les balles en caoutchouc et en plastique ou les « flash-balls » (Chambon, 2002).

Les technologies de déplacement sont quant à elles gagnées par le concept de la furtivité, à l’image des aéronefs et des navires de guerre : les véhicules de police, particulièrement ceux utilisés dans les opérations de maintien de l’ordre, sont conçus pour apparaître au public comme rassurants. On leur fait par exemple adopter des formes qui rappellent celles des ambulances, alors que leurs capacités opérationnelles conservent tout leur potentiel d’agression et de coercition.

En ce qui concerne la gestion et l’administration des services de police, les technologies d’organisation permettent la mise en oeuvre de systèmes-experts qui donnent aux managers policiers une image précise et en temps réel de l’utilisation de leurs ressources, et qui effectuent des projections en fonction des besoins et des demandes prévues. L’intelligence artificielle permet également une meilleure gestion du personnel. Des logiciels d’analyse des risques humains, tels que le RAMS de la Police Foundation ou l’Internal Affairs Traker, de Smith et Wesson, se targuent de pouvoir identifier proactivement les policiers violents ou « à problèmes » (Chen, 2000), évitant ainsi les scandales retentissants liés aux déviances policières.

Deux interprétations de la dilatation des technologies policières

Quel sens donner alors à cette colonisation du champ opérationnel policier par la technologie ? Deux écoles de pensée s’affrontent à ce sujet. La première identifie les technologies policières à l’efficacité et à l’efficience, à une modernisation inéluctable et souhaitable, à une spécialisation croissante de la fonction policière. Cette approche, que l’on peut qualifier de techniciste, connaît un mode maximaliste : les techniques policières sont neutres, constituent une aide à la police dans ses missions et n’affectent aucunement la nature même du travail accompli et du service rendu. Dans son mode minimaliste, elle admet que la technique puisse faire surgir de nouvelles difficultés, mais celles-ci peuvent néanmoins toujours être surmontées ; elles sont le prix à payer pour le progrès. Elle est principalement le fait des industriels de la sécurité et de leurs clients. La seconde école de pensée, d’inspiration foucaldienne (Foucault, 1975) et orwellienne (Orwell, 1992), associe à l’intégration des nouvelles technologies dans les fonctions policières toute une gamme de conséquences néfastes, notamment pour les libertés individuelles. Les nouvelles technologies policières seraient les instruments privilégiés d’une société de surveillance déshumanisée (Haggerty et Ericson, 2000). Les instruments du contrôle social y reposeraient sur des techniques infaillibles, qui changeraient les paramètres de l’exercice du pouvoir sur les conduites.

Ces deux points de vue diamétralement opposés nous semblent toutefois être aussi limités l’un que l’autre, particulièrement dans la mesure où ils attribuent à la technologie une rationalité exagérée qui ne repose sur aucune évaluation sérieuse. Cette présomption s’appuie probablement sur l’étroite association entre la technologie et la science. Pourtant, les bienfaits de la technologie appliquée à la police, comme son potentiel totalitaire, ne traduisent que les voeux pieux de ses tenants ou les peurs de ses détracteurs. Si elle permet aux organisations de travailler à un degré de complexité plus élevé que par le passé, elle est limitée dans sa capacité à en améliorer l’efficacité et l’efficience par des ambivalences irréductibles. De même, si on peut identifier un certain nombre de conséquences néfastes à l’adoption effrénée de la technologie par les institutions policières, à la fois au niveau macro- et micro-sociologique, elles ne sont bien souvent que les conséquences des contradictions internes inhérentes à la technologie elle-même et non le résultat d’une implacable rationalité. Adaptant les outils théoriques de Jacques Ellul et de Gary T. Marx, on montrera comment tout un appareil de techno-sophismes permet aux ambivalences et aux contradictions internes de la technologie de se perpétuer, aux dépends d’une compréhension raisonnée de ces phénomènes (Ellul, 1988 ; Marx et Corbett, 1991).

Ambivalences

Les ambivalences du progrès technique sont masquées par les sophismes de la nouveauté et de la plausibilité apparente. Le premier assume que tout ce qui est nouveau est par définition meilleur que ce qui est plus ancien, et connaît un succès indiscutable dans nos sociétés où l’innovation technique connaît des cycles de plus en plus courts. Les organisations policières sont victimes de ce sophisme qui est accentué par l’information dont disposent désormais les citoyens sur les technologies policières disponibles dans d’autres pays. Dans un environnement international où la compétition est acharnée, il est plus facile pour les décideurs policiers de plaider pour de nouvelles techniques plutôt que de défendre le maintien de techniques éprouvées. Le statu quo technologique est un concept passé de mode. Les constructeurs et les fabricants prennent d’ailleurs une part active à cette construction sociale de la technologie, par l’intermédiaire des grands salons internationaux, des conférences à la périodicité variable qu’ils commanditent, des publications spécialisées qu’ils inondent de publicité, et des centres de recherche axés sur les technologies policières, auxquels ils soumettent leurs produits les plus récents. Le phénomène de « capture bureaucratique » permet de surcroît aux fonctionnaires de police d’exercer un contrôle sur les décisions de leur ministre dans le sens d’une course à la technologie.

De plus, le sophisme de la plausibilité apparente, qui justifie l’adoption inconditionnelle des nouvelles technologies par une appréciation de bon sens quant à leur efficacité, fait le sacrifice d’évaluations rigoureuses et de débats rationnels au profit de la solution miracle, qui tire son infaillibilité de son degré de technologie. Ainsi, malgré l’introduction des véhicules de police, de la radio, des terminaux mobiles installés, du positionnement par satellite et des systèmes d’information géographique, les problèmes de délinquance sont toujours aussi pressants (Dupont et Ratcliffe, 2000) et il est hasardeux d’affirmer que ces techniques ont permis d’y apporter des solutions satisfaisantes, contrairement aux promesses de leurs inventeurs.

Ces deux sophismes tentent de masquer l’ambivalence de toute technique qui s’avère, dans notre cas, s’appliquer à la police. On entend par là que la technique comprend, quel que soit l’usage qu’on en fait, des conséquences positives et négatives qui sont rarement connues de ses inventeurs et ne se révèlent qu’à l’usage (Ellul, 1988). Les nouvelles technologies sont d’abord systématiquement associées à des coûts annexes ou des externalités qui sont rarement pris en compte. Le sophisme de la quantification pousse les organisations à mesurer les coûts et les bénéfices de leurs acquisitions techniques selon une dimension unique centrée sur l’activité elle-même plutôt que sur ses objectifs avérés ou ses conséquences secondaires. Par exemple, la motorisation de la police et l’installation de moyens de communication à bord des véhicules avaient pour objectif initial de diminuer le temps de réponse aux appels du public, variable aisément mesurable. Le problème est que la mesure se concentre dans ce cas sur les extrants (« outputs ») plutôt que sur les résultats (« outcomes »), ce qui est pour le moins réducteur. Il s’est en effet avéré que le temps mis à intervenir, pourvu qu’il reste dans des délais acceptables, importe moins au public que la qualité du service offert pendant l’intervention, qui est bien plus difficile à mesurer. Le prix à payer pour une nouvelle acquisition technique n’est pas seulement monétaire ou humain. Il pourra être culturel, comme dans l’exemple cité plus haut, où la vitesse d’intervention a remplacé la satisfaction des usagers comme critère de mesure de l’efficacité. Il faut alors saisir le phénomène dans son entier pour comprendre toutes les compensations qui s’opèrent, par opposition à la pratique courante qui veut qu’on ne prenne en compte que les faits appartenant à la même catégorie de questionnements.

C’est ainsi que contrairement à ce que prétend nous faire croire le sophisme du repas gratuit, les technologies policières ne se limitent pas à leur seul coût financier, et qu’elles se paient parfois au prix fort. Le cas de l’automobile est symptomatique : dans une juridiction australienne (Queensland), entre 1992 et 1997, les accidents causés par des véhicules de police ont fait 13 morts et 90 blessés. Pendant la même période, 3 personnes sont mortes et 13 ont été blessées du fait de la décharge par des policiers de leur arme de service (Alpert et Fridell, 1992 ; Alley, 1998). Bien sûr, les voitures de police sont utilisées quotidiennement, contrairement aux armes, mais le prix à payer en vies humaines est élevé et doit être pris en compte. Similairement, la productivité négative associée aux nouvelles technologies de l’information est souvent plus répandue qu’on ne veut bien l’admettre : la généralisation des réseaux internes et de l’accès au courrier électronique dans les services de police donne lieu, par exemple, à de volumineux échanges de pornographie entre agents, qui conduisent au gaspillage des ressources de l’organisation. De même, un certain nombre de scandales qui ont émaillé l’actualité ces dernières années en France, en Australie, en Autriche ou au Royaume-Uni ont démontré l’universalité des usages abusifs qui peuvent être faits des bases de données policières et des informations privées qu’elles contiennent, lorsque ces informations sont divulguées à des tiers à des fins commerciales, politiques ou purement personnelles par des policiers à la déontologie douteuse.

Des coûts supplémentaires sont encourus par le simple fait que la technique soulève en général des problèmes plus complexes que ceux qu’elle résout. Dans le cas de la transmission des données vers les véhicules de police par exemple, les services ont dû, afin de protéger l’intégrité de celles-ci, mettre en oeuvre des solutions de chiffrage et de cryptage afin qu’elles demeurent confidentielles et ne tombent pas entre les mains de personnes mal intentionnées. Ils ont ainsi été amenés à devenir de véritables opérateurs de télécommunication et à investir lourdement en ce domaine. Qui plus est, le primat accepté des moyens sur les fins (la question a été posée et résolue depuis longtemps au profit des premiers) rend impensable la remise en cause de la croissance des techniques policières. Il amènera tout juste à rendre inévitables certains arbitrages entre technologies concurrentes, sans que l’opportunité de leur application policière soit mise en doute. Les coûts induits sont de toute façon inséparables des effets positifs de la technique. En effet, si la technique favorise la coordination et la spécialisation des organisations, elle s’accompagne d’un encombrement de décisions, de dépenses, de méthodes, de réglementations qui en atténuent la portée et offrent aux acteurs des opportunités de résistance qu’ont bien montrées Ericson et Haggerty (1997).

Car bien loin d’être neutre, la technique est grosse des valeurs qui lui ont été transmises par ses concepteurs et ceux qui la mettent en oeuvre. L’automobile a irrévocablement changé, pour les policiers, la conceptualisation territoriale de l’environnement qui les entoure : les rues, les intersections, les lieux éclairés ou retirés ont remplacé comme références les connaissances plus intimes qu’avaient les agents des individus rencontrés pendant leurs rondes effectuées à pied dans un espace géographique délimité et familier (Crank, 1998). L’autonomie individuelle des policiers et leurs aptitudes à la négociation pour se tirer des situations difficiles par le biais de la parole ont été remplacées par une théorie de l’escalade graduée de l’usage de la force, rendue opérationnelle par les moyens de communication radio qui permettent l’appel immédiat de renforts (Fielding, 1995). Ainsi, les techniques policières ne sont-elles pas de simples instruments qui répondent infailliblement à des besoins exprimés. Elles participent indirectement à une redéfinition du travail policier, à un changement de la perception qu’ont les agents de leurs « clients » et à un re-paramétrage des modalités de l’intervention.

L’ambivalence qui caractérise les technologies policières tempère donc l’approche exagérément enthousiaste de ceux qui voient en elles une infaillibilité susceptible d’offrir des réponses aux problèmes pressants de la délinquance, qu’elle soit de rue ou transnationale. D’autre part, des contradictions internes importantes nous conduisent à relativiser l’optique orwellienne, bien que la prolifération horizontale et verticale des technologies de sécurité pose un problème bien réel pour les droits de l’homme. Cette diffusion technologique répond plutôt à un mouvement de convergence propre au phénomène de la mondialisation qu’à une tentative délibérée d’étendre les tentacules d’un nouveau type de contrôle social.

Contradictions internes

La technologie est en effet universelle, et ses applications policières ou sécuritaires n’échappent pas à ce constat. La fin de la guerre froide a nécessité la reconversion sur ce marché des grandes sociétés d’armement qui produisent maintenant les équipements destinés aux forces de police. Pour ne prendre qu’un exemple, le système de communication de la gendarmerie française Rubis est identique à celui que la société Matra a vendu aux armées de terre française et américaine. De plus, les coûts de recherche et de développement ne peuvent plus être amortis que par la vente à l’exportation : Sagem a ainsi installé son système d’identification automatique des empreintes digitales dans plus de vingt pays, s’appuyant sur la « vitrine » technologique d’un contrat de fourniture à l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol) passé en 1999[6].

Hélas, tous les pays acheteurs ne disposent pas des mêmes mécanismes de contrôle démocratique que les pays producteurs et de nombreuses dictatures constituent de juteux marchés pour des fournisseurs se livrant à une compétition acharnée. Le mouvement de mondialisation qui frappe les technologies de sécurité participe ainsi directement au renforcement de situations locales d’atteintes aux droits de l’homme. Les armes non létales ou moins létales constituent l’exemple type d’une technologie policière dont l’usage est conditionné par le cadre politique et social au sein duquel il s’effectue : instruments de contrôle des foules qui permettent d’éviter le recours à la violence ultime des armes à feu dans les pays démocratiques, elles peuvent se transformer en instruments de torture à l’efficacité redoutable entre les mains de gouvernements réprimant par la force toute dissidence politique (Amnesty International, 2001). Même les technologies en apparence anodines peuvent être modifiées pour un usage plus sinistre : un système performant d’identification des plaques d’immatriculation destiné à la gestion du trafic routier a été vendu par un pays européen à la Chine, qui l’a mis en oeuvre à Lhassa, capitale du Tibet. Les problèmes de circulation y sont encore minimes, mais ses performances sont mises au service de l’identification des piétons et de leurs mouvements (Wright, 1998). Si les technologies du contrôle social sont universelles, les valeurs démocratiques qui en contrôlent l’usage n’ont pas encore atteint ce statut.

Les menaces que font peser les technologies policières sur les libertés individuelles, si elles sont bien réelles, monopolisent l’attention et sous-estiment les facteurs endogènes qui en limitent la portée. L’hypothèse d’une logique rationnelle et méthodique à l’oeuvre dans la propagation des technologies policières, qui obéirait à un nouveau paradigme du contrôle social et de la gestion des risques (Mary, 2001), sous-estime les contradictions internes de la technologie et leurs effets perturbateurs. Elle fait sienne le sophisme de l’agenda explicite, selon lequel les nouvelles techniques sont adoptées pour des objectifs manifestes, alors que des logiques latentes sont à l’oeuvre. Tout autant que le discours sur l’efficacité et l’efficience policière dans la gestion des populations à risque, c’est la puissance symbolique de la technologie qui est invoquée par les décideurs policiers, à la recherche d’une image de professionnalisme et de modernité. Cela explique qu’un système technique soit parfois moins valorisé pour sa fonction opérationnelle que pour la fonction symbolique qu’il remplit. Manning a ainsi montré comment les outils d’analyse et de cartographie criminelle, malgré les progrès des connaissances sur les phénomènes de localisation et de déplacement de la délinquance, restent sans effets opérationnels notables, en raison de contraintes historiques et organisationnelles (Manning, 2001). De plus, si un contrôle accru par la mise en oeuvre de nouvelles technologies est effectivement l’un des objectifs manifestes recherchés par la hiérarchie policière, il porte autant sur les employés de l’organisation que sur les populations délinquantes. Les syndicats policiers ne s’y trompent pas, qui s’opposent parfois avec virulence à certaines innovations. Tous ces objectifs latents, instables et contradictoires sapent la mise en oeuvre et l’efficacité des nouvelles technologies policières.

Des seuils de retournement viennent de surcroît remettre en cause la rationalité technicienne (Ellul, 1988) : la volonté de rationaliser des comportements humains conduit souvent à un point de retournement où explose l’irrationnel, où le résultat atteint n’a plus qu’une étroite parenté avec celui qui était escompté. L’adoption des balles en caoutchouc par la police d’Irlande du Nord, dans les opérations de guérilla urbaine contre les indépendantistes catholiques, illustre parfaitement ce phénomène. Officiellement adoptée pour réduire le nombre des victimes parmi la population et aboutir à une désescalade dans l’emploi de la force par les deux camps, cette stratégie produisit l’effet inverse. Les blessures extrêmement graves infligées par ces armes, que l’usage à bout portant rendit aussi dangereuses que des armes conventionnelles, ne firent que renforcer la détermination des manifestants qui redoublèrent de violence. Plutôt que de mettre un terme à cette expérimentation visiblement mal conçue, les forces de l’ordre obtinrent alors en dotation des munitions en plastique, nourrissant le cycle interminable violence-répression. L’introduction de cette nouvelle technologie, dont l’emploi était censé minimiser les blessures des manifestants, s’est ici soldée par des conséquences complètement opposées à celles attendues. La rationalité apparente de la technique est ainsi parfois porteuse d’une irrationalité spécifique difficile à prédire.

Enfin, le système des technologies policières est d’autant plus fragile qu’il est complexe, ce qui donne lieu à la multiplication des « parasites » et à l’ouverture de brèches. Le sophisme du système parfait montre ses limites, dans notre vie quotidienne comme dans les cycles d’utilisation des technologies policières. Dans les zones urbaines, les ondes radio de la police se réverbèrent sur les façades des immeubles, créant des « trous noirs » qui empêchent toute communication. Les standards téléphoniques connaissent des pannes dues à des pics d’appels causés par des catastrophes naturelles ou des crises imprévisibles et il en va de même des logiciels sophistiqués employés par la police. Les ingénieurs qui conçoivent les systèmes techniques n’ont pas toujours le confort de leurs usagers à l’esprit et l’ergonomie de leurs produits laisse à désirer. De nombreux défauts peuvent subsister pendant des mois avant d’être identifiés et rectifiés. Ainsi, dans un service de police australien, jusqu’à une période récente, l’accès au fichier des objets volés pouvait prendre plus d’une heure par requête. Le cycle de plus en plus court des innovations techniques signifie qu’une technologie en remplace une autre bien trop rapidement pour que les problèmes de compatibilité puissent être résolus de manière satisfaisante et que la migration d’un système à un autre se fasse sans accrocs.

Les contradictions internes ne sont pas uniquement d’ordre technique ; elles naissent aussi de l’ingénuité et de l’imprédictibilité associées au facteur humain. Comme toutes les autres dimensions organisationnelles, la technologie donne lieu à l’éclosion de comportements de jeu qui visent à maximiser les ressources stratégiques de chacun des acteurs. Les individus identifient et exploitent les faiblesses des systèmes mis à leur disposition afin de se réapproprier une autonomie qu’on cherche à leur arracher par le biais de technologies de contrôle qui y sont enchâssées. La technique est mise à la disposition d’individus ayant déjà leur propre bagage culturel qui amènent sur leur lieu de travail des années d’expérience, des valeurs, des problèmes personnels et des attentes. Ces caractéristiques déterminent au moins autant que les spécifications techniques des appareils employés l’usage qui en est fait. Les logiciels de profilage des délinquants peuvent ainsi être aisément reprogrammés en fonction de critères subjectifs formulés par les utilisateurs.

La croyance en l’infaillibilité du système, malgré l’existence des ambivalences et des contradictions internes exposées précédemment, est du reste aggravée par le sophisme du passé oublié. À l’instar des autres institutions publiques et privées, la police dispose d’une expérience constamment enrichie dans le domaine de l’innovation et du transfert technologique. Pourtant, bien peu de leçons semblent avoir été tirées des échecs ou des succès du passé, particulièrement lorsqu’il s’agit des technologies qui étaient censées révolutionner le travail policier. L’automobile et le téléphone ont permis aux agents de répondre plus rapidement aux appels du public, mais ne peuvent rien faire pour réduire le laps de temps entre la commission d’une infraction et son signalement à la police, qui peut parfois dépasser plusieurs heures, voire plusieurs jours. La rapidité d’intervention est alors neutralisée par des facteurs externes incontrôlables. Par contre, ces technologies ont durablement affaibli le lien entre les policiers et leurs usagers, enfermant les premiers dans un cocon protecteur de verre et d’acier, les privant d’un contact personnel routinier avec les usagers. Les conséquences positives et négatives de ces technologies « anciennes » dans le travail policier sont relativement bien connues et pourtant, aucun lien ne semble être établi avec celles susceptibles de résulter de la généralisation de technologies plus récentes telles que l’informatique.

On peut identifier un cycle de plus en plus rapide alternant apprentissage et oubli dans les organisations, qui n’est pas sans rappeler la courte espérance de vie des innovations technologiques, déjà obsolètes avant même d’avoir pu faire la preuve de leur utilité. La course à la technologie parfaite entraîne une rupture et une perte de continuité avec le passé, qui empêche celui-ci de transmettre son héritage culturel et pratique. Les effets émergents décelés quelques mois ou quelques années après la généralisation de nouveaux systèmes, ainsi que les leçons à en tirer, sont rangés aux oubliettes dès l’introduction d’innovations de nouvelle génération. Les individus qui donnent leur impulsion au changement technologique tendent à être fascinés par leur contribution spécifique et à en oublier toute connexion avec le passé (Blackler et al., 1999). Cette capacité à l’oubli est bien entendu renforcée par les « interférences organisationnelles » qui découlent des ambivalences et des contradictions énumérées plus haut, elles-mêmes parfois entretenues par des conflits intra- et inter-institutionnels. C’est ainsi qu’à moins qu’un système stable et raisonné d’apprentissage organisationnel ne soit mis en place dans les services de police afin de guider les choix relatifs à l’adoption des nouvelles technologies, ces derniers resteront coincés dans un cycle sans fin où le futur sera condamné à répéter le passé.